Clotilde Martory - Hector Malot - E-Book

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Hector Malot

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Extrait: Si comme toi, cher ami, j'avais le culte de la science ; si comme toi je m'étais juré de mener à bonne fin la triangulation de l'Algérie ; si comme toi j'avais parcouru pendant plusieurs années l'Atlas dans l'espérance d'apercevoir les montagnes de l'Espagne, afin de reprendre et d'achever ainsi les travaux de Biot et d'Arago sur la mesure du méridien, sans doute je serais désolé d'abandonner l'Afrique. Quand on a un pareil but il n'y a plus de solitude, plus de déserts, on marche porté par son idée et perdu en elle. Qu'importe que les villages qu'on traverse soient habités par des guenons ou par des nymphes, ce n'est ni des nymphes ni des guenons qu'on a souci. Est-ce que dans notre expédition de Sidi-Brahim tu avais d'autre préoccupation que de savoir si l'atmosphère serait assez pure pour te permettre de reconnaître la sierra de Grenade ? Et cependant je crois que nous n'avons jamais été en plus sérieux danger. Mais tu ne pensais ni au danger, ni à la faim, ni à la soif, ni au chaud ; et quand nous nous demandions avec une certaine inquiétude si nous reverrions jamais Oran, tu te demandais, toi, si la brume se dissiperait.

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Clotilde Martory

titreIIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXIXIIXIIIXIVXVXVIXVIIXVIIIXIXXXXXIXXIIXXIIIXXIVXXVXXVIXXVIIXXVIIIXXIXXXXXXXIXXXIIXXXIIIXXXIVXXXVXXXVIXXXVIIXXXVIIIXLXLIXLIIXLIIIXLIVXLVXLVIXLVIIXLVIIIXLIXLLILIILIIILIVLVLVILVIILVIIILIXLXNotice sur Clotilde MartoryPage de copyright

Clotilde Martory

Hector Malot

I

Quand on a passé six années en Algérie à courir après les Arabes, les Kabyles et les Marocains, on éprouve une véritable béatitude à se retrouver au milieu du monde civilisé.

C’est ce qui m’est arrivé en débarquant à Marseille. Parti de France en juin 1845, je revenais en juillet 1851. Il y avait donc six années que j’étais absent ; et ces années-là, prises de vingt-trois à vingt-neuf ans, peuvent, il me semble, compter double. Je ne mets pas en doute la légende des anachorètes, mais je me figure que ces sages avaient dépassé la trentaine, quand ils allaient chercher la solitude dans les déserts de la Thébaïde. S’il est un âge où l’on éprouve le besoin de s’ensevelir dans la continuelle admiration des œuvres divines, il en est un aussi où l’on préfère les distractions du monde aux pratiques de la pénitence. Je suis précisément dans celui-là.

À peine à terre je courus à la Cannebière. Il soufflait un mistral à décorner les bœufs, et des nuages de poussière passaient en tourbillons pour aller se perdre dans le vieux port. Je ne m’en assis pas moins devant un café et je restai plus de trois heures accoudé sur ma table, regardant, avec la joie du prisonnier échappé de sa cage, le mouvement des passants qui défilaient devant mes yeux émerveillés. Le va-et-vient des voitures très intéressant ; l’accent provençal harmonieux et doux ; les femmes, oh ! toutes ravissantes ; plus de visages voilés ; des pieds chaussés de bottines souples, des mains finement gantées, des chignons, c’était charmant.

Je ne connais pas de sentiment plus misérable que l’injustice, et j’aurais vraiment honte d’oublier ce que je dois à l’Algérie ; ma croix d’abord et mon grade de capitaine, puis l’expérience de la guerre avec les émotions de la poursuite et de la bataille.

Mais enfin tout n’est pas dit quand on est capitaine de chasseurs et décoré, et l’on n’a pas épuisé toutes les émotions de la vie quand on a eu le plaisir d’échanger quelques beaux coups de sabre avec les Arabes. Oui, les nuits lumineuses du désert sont admirables. Oui, le rapport est intéressant... quelquefois. Mais il y a encore autre chose au monde.

Si comme toi, cher ami, j’avais le culte de la science ; si comme toi je m’étais juré de mener à bonne fin la triangulation de l’Algérie ; si comme toi j’avais parcouru pendant plusieurs années l’Atlas dans l’espérance d’apercevoir les montagnes de l’Espagne, afin de reprendre et d’achever ainsi les travaux de Biot et d’Arago sur la mesure du méridien, sans doute je serais désolé d’abandonner l’Afrique.

Quand on a un pareil but il n’y a plus de solitude, plus de déserts, on marche porté par son idée et perdu en elle. Qu’importe que les villages qu’on traverse soient habités par des guenons ou par des nymphes, ce n’est ni des nymphes ni des guenons qu’on a souci. Est-ce que dans notre expédition de Sidi-Brahim tu avais d’autre préoccupation que de savoir si l’atmosphère serait assez pure pour te permettre de reconnaître la sierra de Grenade ? Et cependant je crois que nous n’avons jamais été en plus sérieux danger. Mais tu ne pensais ni au danger, ni à la faim, ni à la soif, ni au chaud ; et quand nous nous demandions avec une certaine inquiétude si nous reverrions jamais Oran, tu te demandais, toi, si la brume se dissiperait.

Malheureusement, tous les officiers de l’armée française, même ceux de l’état-major, n’ont pas cette passion de la science, et au risque de t’indigner j’avoue que j’ignore absolument les entraînements et les délices de la triangulation ; la mesure elle-même du méridien me laisse froid ; et j’aurais pu, en restant deux jours de plus en Afrique, prolonger l’arc français jusqu’au grand désert que cela ne m’eût pas retenu.

– Cela est inepte, vas-tu dire, grossier et stupide.

– Je ne m’en défends pas, mais que veux-tu, je suis ainsi.

– Qu’es-tu alors ? une exception, un monstre ?

– J’espère que non.

– Si la guerre ne te suffit pas, si la science ne t’occupe pas, que te faut-il ?

– Peu de chose.

– Mais encore ?

La réponse à cet interrogatoire serait difficile à risquer en tête-à-tête, et me causerait un certain embarras, peut-être même me ferait-elle rougir, mais la plume en main est comme le sabre, elle donne du courage aux timides.

– Je suis... je suis un animal sentimental.

Voilà le grand mot lâché, à lui seul il explique pourquoi j’ai été si heureux de quitter l’Afrique et de revenir en France.

De là, il ne faut pas conclure que je vais me marier et que j’ai déjà fait choix d’une femme, dont le portrait va suivre.

Ce serait aller beaucoup trop vite et beaucoup trop loin. Jusqu’à présent, je n’ai pensé ni au mariage ni à la paternité, ni à la famille, et ce n’est ni d’un enfant, ni d’un intérieur que j’ai besoin pour me sentir vivre.

Le mariage, je n’en ai jamais eu souci ; il en est de cette fatalité comme de la mort, on y pense pour les autres et non pour soi ; les autres doivent mourir, les autres doivent se marier, nous, jamais.

Les enfants n’ont été jusqu’à ce jour, pour moi, que de jolies petites bêtes roses et blondes, surtout les petites filles, qui sont vraiment charmantes avec une robe blanche et une ceinture écossaise : ça remplace supérieurement les cacatoès et les perruches.

Quant à la famille, je ne l’accepterais que sans belle-mère, sans beau-père, sans beau-frère ou belle-sœur, sans cousin ni cousine, et alors ces exclusions la réduisent si bien, qu’il n’en reste rien.

Non, ce que je veux est beaucoup plus simple, ou tout au moins beaucoup plus primitif, – je veux aimer, et, si cela est possible, je veux être aimé.

Je t’entends dire que pour cela je n’avais pas besoin de quitter l’Afrique et que l’amour est de tous les pays, mais par hasard il se trouve que cette vérité, peut-être générale, ne m’est pas applicable puisque je suis un animal sentimental. Or, pour les animaux de cette espèce, l’amour n’est point une simple sensation d’épiderme, c’est au contraire la grande affaire de leur vie, quelque chose comme la métamorphose que subissent certains insectes pour arriver à leur complet développement.

J’ai passé six années en Algérie, et la femme qui pouvait m’inspirer un amour de ce genre, je ne l’ai point rencontrée.

Sans doute, si je n’avais voulu demander à une maîtresse que de la beauté, j’aurais pu, tout aussi bien que tant d’autres, trouver ce que je voulais. Mais, après ? Ces liaisons, qui n’ont pour but qu’un plaisir de quelques instants, ne ressemblent en rien à l’amour que je désire.

Maintenant que me voici en France, serai-je plus heureux ? Je l’espère et, à vrai dire même, je le crois, car je ne me suis point fait un idéal de femme impossible à réaliser. Brune ou blonde, grande ou petite, peu m’importe, pourvu qu’elle me fasse battre le cœur.

Si ridicule que cela puisse paraître, c’est là en effet ce que je veux. Je conviens volontiers qu’un monsieur qui, en l’an de grâce 1851, dans un temps prosaïque comme le nôtre, demande à ressentir « les orages du cœur » est un personnage qui prête à la plaisanterie.

Mais de cela je n’ai point souci. D’ailleurs, parmi ceux qui seraient les premiers à rire de moi si je faisais une confession publique, combien en trouverait-on qui ne se seraient jamais laissé entraîner par les joies ou par les douleurs de la passion ! Dieu merci, il y a encore des gens en ce monde qui pensent que le cœur est autre chose qu’un organe conoïde creux et musculaire.

Je suis de ceux-là, et je veux que ce cœur qui me bat sous le sein gauche, ne me serve pas exclusivement à pousser le sang rouge dans mes artères et à recevoir le sang noir que lui rapportent mes veines.

Mes désirs se réaliseront-ils ? Je n’en sais rien.

Mais il suffit que cela soit maintenant possible, pour que déjà je me sente vivre.

Ce qui arrivera, nous le verrons. Peut-être rien. Peut-être quelque chose au contraire. Et j’ai comme un pressentiment que cela ne peut pas tarder beaucoup. Donc, à bientôt.

Un voyage au pays du sentiment, pour toi cela doit être un voyage extraordinaire et fantastique, – en tous cas il me semble que cela doit être aussi curieux que la découverte du Nil blanc.

Le Nil, on connaîtra un jour son cours ; mais la femme, connaîtra-t-on jamais sa marche ? Saura-t-on d’où elle vient, où elle va ?

II

En me donnant Marseille pour lieu de garnison, le hasard m’a envoyé en pays ami, et nulle part assurément je n’aurais pu trouver des relations plus faciles et plus agréables.

Mon père, en effet, a été préfet des Bouches-du-Rhône pendant les dernières années de la Restauration, et il a laissé à Marseille, comme dans le département, des souvenirs et des amitiés qui sont toujours vivaces.

Pendant les premiers jours de mon arrivée, chaque fois que j’avais à me présenter ou à donner mon nom, on m’arrêtait par cette interrogation :

– Est-ce que vous êtes de la famille du comte de Saint-Nérée qui a été notre préfet ?

Et quand je répondais que j’étais le fils de ce comte de Saint-Nérée, les mains se tendaient pour serrer la mienne.

– Quel galant homme !

– Et bon, et charmant.

– Quel homme de cœur !

Un véritable concert de louanges dans lequel tout le monde faisait sa partie, les grands et les petits.

Il est assez probable que mon père ne me laissera pas autre chose que cette réputation, car s’il a toujours été l’homme aimable et loyal que chacun prend plaisir à se rappeler, il ne s’est jamais montré, par contre, bien soigneux de ses propres affaires, mais j’aime mieux cette réputation et ce nom honoré pour héritage que la plus belle fortune. Il y a vraiment plaisir à être le fils d’un honnête homme, et je crois que dans les jours d’épreuves, ce doit être une grande force qui soutient et préserve.

En attendant que ces jours arrivent, si toutefois la mauvaise chance veut qu’ils arrivent pour moi, le nom de mon père m’a ouvert les maisons les plus agréables de Marseille et m’a fait retrouver enfin ces relations et ces plaisirs du monde dont j’ai été privé pendant six ans. Depuis que je suis ici, chaque jour est pour moi un jour de fête, et je connais déjà presque toutes les villas du Prado, des Aygalades, de la Rose. Pendant la belle saison, les riches commerçants n’habitent pas Marseille, ils viennent seulement en ville au milieu de la journée pour leurs affaires ; et leurs matinées et leurs soirées ils les passent à la campagne avec leur famille. Celui qui ne connaîtrait de Marseille que Marseille, n’aurait qu’une idée bien incomplète des mœurs marseillaises. C’est dans les riches châteaux, les villas, les bastides de la banlieue qu’il faut voir le négociant et l’industriel ; c’est dans le cabanon qu’il faut voir le boutiquier et l’ouvrier. J’ai visité peu de cabanons, mais j’ai été reçu dans les châteaux et les villas et véritablement j’ai été plus d’une fois ébloui du luxe de leur organisation. Ce luxe, il faut le dire, n’est pas toujours de très bon goût, mais le goût et l’harmonie n’est pas ce qu’on recherche.

On veut parler aux yeux avant tout et parler fort. N’a de valeur que ce qui coûte cher. Volontiers on prend l’étranger par le bras, et avec une apparente bonhomie, d’un air qui veut être simple, on le conduit devant un mur quelconque : – Voilà un mur qui n’a l’air de rien et cependant il m’a coûté 14 000 francs ; je n’ai économisé sur rien. C’est comme pour ma villa, je n’ai employé que les meilleurs ouvriers, je les payais 10 francs par jour ; rien qu’en ciment ils m’ont dépensé 42 000 francs. Aussi tout a été soigné et autant que possible amené à la perfection. Ce parquet est en bois que j’ai fait venir par mes navires de Guatemala, de la côte d’Afrique et des Indes ; leur réunion produit une chose unique en son genre ; tandis que le salon de mon voisin Salary chez qui vous dîniez la semaine dernière lui coûte 2 ou 3000 francs parce qu’il est en simple parqueterie de Suisse, le mien m’en coûte plus de 20 000.

Mais ce n’est pas pour te parler de l’ostentation marseillaise que je t’écris ; il y aurait vraiment cruauté à détailler le luxe et le confort de ces châteaux à un pauvre garçon comme toi vivant dans le désert et couchant souvent sur la terre nue ; c’est pour te parler de moi et d’un fait qui pourrait bien avoir une influence décisive sur ma vie.

Hier j’étais invité à la soirée donnée à l’occasion d’un mariage, le mariage de mademoiselle Bédarrides, la fille du riche armateur, avec le fils du maire de la ville. Bien que la villa Bédarrides soit une des plus belles et des plus somptueuses (c’est elle qui montre orgueilleusement ses 42 000 francs de ciment et son parquet de 20 000), on avait élevé dans le jardin une vaste tente sous laquelle on devait danser. Cette construction avait été commandée par le nombre des invités qui était considérable. Il se composait d’abord de tout ce qui a un nom dans le commerce marseillais, l’industrie et les affaires, c’était là le côté de la jeune femme et de sa famille, puis ensuite il comprenait ainsi tout ce qui est en relations avec la municipalité – côté du mari. En réalité, c’était le tout-Marseille beaucoup plus complet que ce qu’on est convenu d’appeler le tout-Paris dans les journaux. Il y avait là des banquiers, des armateurs, des négociants, des hauts fonctionnaires, des Italiens, des Espagnols, des Grecs, des Turcs, des Égyptiens mêlés à de petits employés et à des boutiquiers, dans une confusion curieuse.

Retenu par le général qui avait voulu que je vinsse avec lui, je n’arrivai que très tard. Le bal était dans tout son éclat, et le coup d’œil était splendide : la tente était ornée de fleurs et d’arbustes au feuillage tropical et elle ouvrait ses bas côtés sur la mer qu’on apercevait dans le lointain miroitant sous la lumière argentée de la lune. C’était féerique avec quelque chose d’oriental qui parlait à l’imagination.

Mais je fus bien vite ramené à la réalité par l’oncle de la mariée, M. Bédarrides jeune, qui voulut bien me faire l’honneur de me prendre par le bras, pour me promener avec lui.

– Regardez, regardez, me dit-il, vous avez devant vous toute la fortune de Marseille, et si nous étions encore au temps où les corsaires barbaresques faisaient des descentes sur nos côtes, ils pourraient opérer ici une razzia générale qui leur payerait facilement un milliard pour se racheter.

Je parvins à me soustraire à ces plaisanteries financières et j’allai me mettre dans un coin pour regarder la fête à mon gré, sans avoir à subir des réflexions plus ou moins spirituelles.

Qui sait ? Parmi ces femmes qui passaient devant mes yeux se trouvait peut-être celle que je devais aimer. Laquelle ?

Cette idée avait à peine effleuré mon esprit, quand j’aperçus, à quelques pas devant moi, une jeune fille d’une beauté saisissante. Près d’elle était une femme de quarante ans, à la physionomie et à la toilette vulgaires. Ma première pensée fut que c’était sa mère.

Mais à les bien regarder toutes deux, cette supposition devenait improbable tant les contrastes entre elles étaient prononcés. La jeune fille, avec ses cheveux noirs, son teint mat, ses yeux profonds et veloutés, ses épaules tombantes, était la distinction même ; la vieille femme, petite, replète et couperosée, n’était rien qu’une vieille femme ; la toilette de la jeune fille était charmante de simplicité et de bon goût ; celle de son chaperon était ridicule dans le prétentieux et le cherché.

Je restai assez longtemps à la contempler, perdu dans une admiration émue ; puis, je m’approchai d’elle pour l’inviter. Mais forcé de faire un détour, je fus prévenu par un grand jeune homme lourdaud et timide, gêné dans son habit (un commis de magasin assurément), qui l’emmena à l’autre bout de la chambre.

Je la suivis et la regardai danser. Si elle était charmante au repos, dansant elle était plus charmante encore. Sa taille ronde avait une souplesse d’une grâce féline ; elle eût marché sur les eaux tant sa démarche était légère.

Quelle était cette jeune fille ? Par malheur, je n’avais près de moi personne qu’il me fût possible d’interroger.

Lorsqu’elle revint à sa place, je me hâtai de m’approcher et je l’invitai pour une valse, qu’elle m’accorda avec le plus délicieux sourire que j’aie jamais vu.

Malheureusement, la valse est peu favorable à la conversation ; et d’ailleurs, lorsque je la tins contre moi, respirant son haleine, plongeant dans ses yeux, je ne pensai pas à parler et me laissai emporter par l’ivresse de la danse.

Lorsque je la quittai après l’avoir ramenée, tout ce que je savais d’elle, c’était qu’elle n’était point de Marseille, et qu’elle avait été amenée à cette soirée par une cousine, chez laquelle elle était venue passer quelques jours.

Ce n’était point assez pour ma curiosité impatiente. Je voulus savoir qui elle était, comment elle se nommait, quelle était sa famille ; et je me mis à la recherche de Marius Bédarrides, le frère de la mariée, pour qu’il me renseignât ; puisque cette jeune fille était invitée chez lui, il devait la connaître.

Mais Marius Bédarrides, peu sensible au plaisir de la danse, était au jeu. Il me fallut le trouver ; il me fallut ensuite le détacher de sa partie, ce qui fut long et difficile, car il avait la veine, et nous revînmes dans la tente juste au moment où la jeune fille sortait.

– Je ne la connais pas, me dit Bédarrides, mais la dame qu’elle accompagne est, il me semble, la femme d’un employé de la mairie. C’est une invitation de mon beau-frère. Par lui nous en saurons plus demain ; mais il vous faut attendre jusqu’à demain, car nous ne pouvons pas décemment, ce soir, aller interroger un jeune marié ; il a autre chose à faire qu’à nous répondre. Vous lui parleriez de votre jeune fille, que, s’il vous répondait, il vous parlerait de ma sœur ; ça ferait un quiproquo impossible à débrouiller. Attendez donc à demain soir ; j’espère qu’il me sera possible de vous satisfaire ; comptez sur moi.

Il fallut s’en tenir à cela ; c’était peu ; mais enfin c’était quelque chose.

III

Je quittai le bal ; je n’avais rien à y faire, puisqu’elle n’était plus là.

Je m’en revins à pied à Marseille, bien que la distance soit assez grande. J’avais besoin de marcher, de respirer. J’étouffais. La nuit était splendide, douce et lumineuse, sans un souffle d’air qui fit résonner le feuillage des grands roseaux immobiles et raides sur le bord des canaux d’irrigation. De temps en temps, suivant les accidents du terrain et les échappées de vue, j’apercevais au loin la mer qui, comme un immense miroir argenté, réfléchissait la lune.

Je marchais vite ; je m’arrêtais ; je me remettais en route machinalement, sans trop savoir ce que je faisais. Je n’étais pas cependant insensible à ce qui se passait autour de moi, et en écrivant ces lignes, il me semble respirer encore l’âpre parfum qui s’exhalait des pinèdes que je traversais. Les ombres que les arbres projetaient sur la route blanche me paraissaient avoir quelque chose de fantastique qui me troublait ; l’air qui m’enveloppait me semblait habité, et des plantes, des arbres, des blocs de rochers sortaient des voix étranges qui me parlaient un langage mystérieux. Une pomme de pin qui se détacha d’une branche et tomba sur le sol, me souleva comme si j’avais reçu une décharge électrique.

Que se passait-il donc en moi ? Je tâchai de m’interroger. Est-ce que j’aimais cette jeune fille que je ne connaissais pas, et que je ne devais peut-être revoir jamais ?

Quelle folie ! c’était impossible.

Mais alors pourquoi cette inquiétude vague, ce trouble, cette émotion, cette chaleur ; pourquoi cette sensibilité nerveuse ? Assurément, je n’étais pas dans un état normal.

Elle était charmante, cela était incontestable, ravissante, adorable. Mais ce n’était pas la première femme adorable que je voyais sans l’avoir adorée.

Et puis enfin on n’adore pas ainsi une femme pour l’avoir vue dix minutes et avoir fait quelques tours de valse avec elle. Ce serait absurde, ce serait monstrueux. On aime une femme pour les qualités, les séductions qui, les unes après les autres, se révèlent en elle dans une fréquentation plus ou moins longue. S’il en était autrement, l’homme serait à classer au même rang que l’animal ; l’amour ne serait rien de plus que le désir.

Pendant assez longtemps, je me répétai toutes ces vérités pour me persuader que ma jeune fille m’avait seulement paru charmante, et que le sentiment qu’elle m’avait inspiré était un simple sentiment d’admiration, sans rien de plus.

Mais quand on est de bonne foi avec soi-même, on ne se persuade pas par des vérités de tradition ; la conviction monte du cœur aux lèvres et ne descend pas des lèvres au cœur. Or, il y avait dans mon cœur un trouble, une chaleur, une émotion, une joie qui ne me permettaient pas de me tromper.

Alors, par je ne sais quel enchaînement d’idées, j’en vins à me rappeler une scène du Roméo et Juliette de Shakespeare qui projeta dans mon esprit une lueur éblouissante.

Roméo masqué s’est introduit chez le vieux Capulet qui donne une fête. Il a vu Juliette pendant dix minutes et il a échangé quelques paroles avec elle. Il part, car la fête touchait à sa fin lorsqu’il est entré. Alors Juliette, s’adressant à sa nourrice, lui dit : « Quel est ce gentilhomme qui n’a pas voulu danser ? va demander son nom ; s’il est marié, mon cercueil pourrait bien être mon lit nuptial. »

Ils se sont à peine vus et ils s’aiment, l’amour comme une flamme les a envahis tous deux en même temps et embrasés. Et Shakespeare humain et vrai ne disposait pas ses fictions, comme nos romanciers, pour le seul effet pittoresque. Quelle curieuse ressemblance entre cette situation qu’il a inventée et la mienne ! c’est aussi dans une fête que nous nous sommes rencontrés, et volontiers comme Juliette je dirais : « Va demander son nom ; si elle est mariée, mon cercueil sera mon lit nuptial. »

Ce nom, il me fallut l’attendre jusqu’au surlendemain, car Marius Bédarrides ne se trouva point au rendez-vous arrêté entre nous. Ce fut le soir du deuxième jour seulement que je le vis arriver chez moi. J’avais passé toute la matinée à le chercher, mais inutilement.

Il voulut s’excuser de son retard ; mais c’était bien de ses excuses que mon impatience exaspérée avait affaire.

– Hé bien ?

– Pardonnez-moi.

– Son nom, son nom.

– Je suis désolé.

– Son nom ; ne l’avez-vous pas appris ?

– Si, mais je ne vous le dirai, que si vous me pardonnez de vous avoir manqué de parole hier.

– Je vous pardonne dix fois, cent fois, autant que vous voudrez.

– Hé bien, cher ami, je ne veux pas vous faire languir : connaissez-vous le général Martory ?

– Non.

– Vous n’avez jamais entendu parler de Martory, qui a commandé en Algérie pendant les premières années de l’occupation française ?

– Je connais le nom, mais je ne connais pas la personne.

– Votre princesse est la fille du général ; de son petit nom elle s’appelle Clotilde ; elle demeure avec son père à Cassis, un petit port à cinq lieues d’ici, avant d’arriver à la Ciotat. Elle est en ce moment à Marseille, chez un parent, M. Lieutaud, employé à la mairie ; M. Lieutaud avait été invité comme fonctionnaire, et mademoiselle Clotilde Martory a accompagné sa cousine. J’espère que voilà des renseignements précis ; maintenant, cher ami, si vous en voulez d’autres, interrogez, je suis à votre disposition ; je connais le général, je puis vous dire sur son compte tout ce que je sais. Et comme c’est un personnage assez original, cela vous amusera peut-être.

Marius Bédarrides, qui est un excellent garçon, serviable et dévoué, a un défaut ordinairement assez fatigant pour ses amis ; il est bavard et il passe son temps à faire des cancans ; il faut qu’il sache ce que font les gens les plus insignifiants, et aussitôt qu’il l’a appris, il va partout le racontant ; mais dans les circonstances où je me trouvais, ce défaut devenait pour moi une qualité et une bonne fortune. Je n’eus qu’à lui lâcher la bride, il partit au galop.

– Le général Martory est un soldat de fortune, un fils de paysans qui s’est engagé à dix-sept ou dix-huit ans ; il a fait toutes les guerres de la première République.

– Comment cela ? Mademoiselle Clotilde n’est donc que sa petite-fille ?

– C’est sa fille, sa propre fille ; et en y réfléchissant, vous verrez tout de suite qu’il n’y a rien d’impossible à cela. Né vers 1775 ou 76, le général a aujourd’hui soixante-quinze ou soixante-seize ans ; il s’est marié tard, pendant les premières années du règne de Louis-Philippe, avec une jeune femme de Cassis précisément, une demoiselle Lieutaud, et de ce mariage est née mademoiselle Clotilde Martory, qui doit avoir aujourd’hui à peu près dix-huit ans. Quand elle est venue au monde, son père avait donc cinquante-huit ou cinquante-neuf ans ; ce n’est pas un âge où il est interdit d’avoir des enfants, il me semble.

– Assurément non.

– Donc je reprends : L’empire trouva Martory simple lieutenant et en fit successivement un capitaine, un chef de bataillon et un colonel. Sa fermeté et sa résistance dans la retraite de Russie ont été, dit-on, admirables ; à Waterloo il eut trois chevaux tués sous lui et il fut grièvement blessé. Cela n’empêcha pas la Restauration de le licencier, et je ne sais trop comment il vécut de 1815 à 1830, car il n’avait pas un sou de fortune. Louis-Philippe le remit en service actif et il devint général en Algérie. Ce fut alors qu’il se maria. Bientôt mis à la retraite, il vint se fixer à Cassis, où il est toujours resté. Il y passe son temps à élever dans son jardin des monuments à Napoléon, qui est son dieu. Ce jardin a la forme de la croix de la Légion d’honneur ; et au centre se dresse un buste de l’empereur, ombragé par un saule pleureur dont la bouture a été rapportée de Sainte-Hélène : un saule pleureur à Cassis dans un terrain sec comme la cendre, il faut voir ça. Du mois de mai au mois d’octobre, le général consacre deux heures par jour à l’arroser, et quand la sécheresse est persistante, il achète de porte en porte de l’eau à tous ses voisins. Quand le saule jaunit, le général est menacé de la jaunisse.

– Mais c’est touchant ce que vous racontez là.

– Vous pourrez voir ça ; le général montre volontiers son monument ; et comme vous êtes militaire, il vous invitera peut-être à dijuner, ce qui vous donnera l’occasion de l’entendre rappeler sa cuisinière à l’ordre, si par malheur elle a laissé brûler la sauce dans la casterole. C’est là, en effet, sa façon de s’exprimer ; car, pour devenir général, il a dépensé plus de sang sur les champs de bataille que d’encre sur le papier. En même temps, vous ferez connaissance avec un personnage intéressant aussi à connaître : le commandant de Solignac, qui a figuré dans les conspirations de Strasbourg et de Boulogne, et qui est l’ami intime, le commensal du vieux Martory ; celui-là est un militaire d’un autre genre, le genre aventurier et conspirateur, et nous pourrions bien lui voir jouer prochainement un rôle actif dans la politique, si Louis-Napoléon voulait faire un coup d’État pour devenir empereur.

– Ce n’est pas l’ami du général Martory que je désire connaître, c’est sa fille.

– J’aurais voulu vous en parler, mais je ne sais rien d’elle ou tout au moins peu de chose. Elle a perdu sa mère quand elle était enfant et elle a été élevée à Saint-Denis, d’où elle est revenue l’année dernière seulement. Cependant, puisque nous sommes sur son sujet, je veux ajouter un mot, un avis, même un conseil si vous le permettez : Ne pensez pas à Clotilde Martory, ne vous occupez pas d’elle. Ce n’est pas du tout la femme qu’il vous faut : le général n’a pour toute fortune que sa pension de retraite, et il est gêné, même endetté. Si vous voulez vous marier, nous vous trouverons une femme qui vous permettra de soutenir votre nom. Nous avons tous, dans notre famille, beaucoup d’amitié pour vous, mon cher Saint-Nérée, et ce sera, pour une Bédarrides, un honneur et un bonheur d’apporter sa fortune à un mari tel que vous. Ce que je vous dis là n’est point paroles en l’air ; elles sont réfléchies, au contraire, et concertées. Mademoiselle Martory a pu vous éblouir, elle ne doit point vous fixer.

IV

Ce n’était pas la première fois qu’on me parlait ce langage dans la famille Bédarrides, et déjà bien souvent on avait de différentes manières abordé avec moi ce sujet du mariage.

– Il faut que nous mariions M. de Saint-Nérée, disait madame Bédarrides mère chaque fois que je la voyais. Qu’est-ce que nous lui proposerions bien ?

Et l’on cherchait parmi les jeunes filles qui étaient à marier. Je me défendais tant que je pouvais, en déclarant que je ne me sentais aucune disposition pour le mariage, mais cela n’arrêtait pas les projets qui continuaient leur course fantaisiste.

Les gens qui cherchent à vous convertir à leur foi religieuse ou à leurs idées politiques deviennent heureusement de plus en plus rares chaque jour, mais ceux qui veulent vous convertir à la pratique du mariage sont toujours nombreux et empressés.

Le plus souvent, ils vivent dans leur intérieur comme chien et chat ; peu importe : ils vous vantent sérieusement les douceurs et les joies du mariage. Ils vous connaissent à peine, pourtant ils veulent vous marier, et il faudrait que vous eussiez vraiment bien mauvais caractère pour refuser celle à laquelle ils ont eu la complaisance de penser pour vous. C’est pour votre bonheur ; acceptez les yeux fermés, quand ce ne serait que pour leur faire plaisir.

On rit des annonces de celui qui a fait sanctionner le courtage matrimonial et qui en a été « l’initiateur et le propagateur » ; le monde cependant est plein de courtiers de ce genre qui font ce métier pour rien, pour le plaisir. Ayez mal à une dent, tous ceux que vous rencontrerez vous proposeront un remède excellent ; soyez garçon, tous ceux qui vous connaissent vous proposeront une femme parfaite.

Ce fut là à peu près la réponse que je fis à Marius Bédarrides, au moins pour le fond ; car pour la forme, je tâchai de l’adoucir et de la rendre à peu près polie. Les intentions de ce brave garçon étaient excellentes, et ce n’était pas sa faute si la manie matrimoniale était chez lui héréditaire.

– Je dois avouer, me dit-il d’un air légèrement dépité, que je ne sais comment concilier la répulsion que vous témoignez pour le mariage avec l’enthousiasme que vous ressentez pour mademoiselle Martory, car enfin vous ne comptez pas, n’est-ce pas, faire de cette jeune fille votre...

– Ne prononcez pas le mot qui est sur vos lèvres, je vous prie ; il me blesserait. J’ai vu chez vous une jeune fille qui m’a paru admirable ; j’ai désiré savoir qui elle était ; voilà tout. Je n’ai pas été plus loin que ce simple désir, qui est bien innocent et en tous cas bien naturel. Mon enthousiasme est celui d’un artiste qui voit une œuvre splendide et qui s’inquiète de son origine.

– Parfaitement. Mais enfin il n’en est pas moins vrai que la rencontre de mademoiselle Martory peut être pour vous la source de grands tourments.

– Et comment cela, je vous prie ?

– Mais parce que si vous l’aimez, vous vous trouvez dans une situation sans issue.

– Je n’aime pas mademoiselle Martory !

– Aujourd’hui ; mais demain ? Si vous l’aimez demain, que ferez-vous ? D’un côté, vous avez horreur du mariage ; d’un autre, vous n’admettez pas la réalisation de la chose à laquelle vous n’avez pas voulu que je donne de nom tout à l’heure. C’est là une situation qui me paraît délicate. Vous aimez, vous n’épousez pas, et vous ne vous faites pas aimer. Alors, que devenez-vous ? un amant platonique. À la longue, cet état doit être fatigant. Voilà pourquoi je vous répète : ne pensez pas à mademoiselle Martory.

– Je vous remercie du conseil, mais je vous engage à être sans inquiétude sur mon avenir. Il est vrai que j’ai peu de dispositions pour le mariage ; cependant, si j’aimais mademoiselle Clotilde, il ne serait pas impossible que ces dispositions prissent naissance en moi.

– Faites-les naître tout de suite, alors, et écoutez mes propositions qui sont sérieuses, je vous en donne ma parole, et inspirées par une vive estime, une sincère amitié pour vous.

– Encore une fois merci, mais je ne puis accepter. Qu’on se marie parce qu’un amour tout-puissant a surgi dans votre cœur, cela je le comprends, c’est une fatalité qu’on subit ; on épouse parce que l’on aime et que c’est le seul moyen d’obtenir celle qui tient votre vie entre ses mains. Mais qu’on se décide et qu’on s’engage à se marier, en se disant que l’amour viendra plus tard, cela je ne le comprends pas. On aime, on appartient à celle que l’on aime ; on n’aime pas, on s’appartient. C’est là mon cas et je ne veux pas aliéner ma liberté ; si je le fais un jour, c’est qu’il me sera impossible de m’échapper. En un mot, montrez-moi celle que vous avez la bonté de me destiner, que j’en devienne amoureux à en perdre la raison et je me marie ; jusque-là ne me parlez jamais mariage, c’est exactement comme si vous me disiez : « Frère, il faut mourir. » Je le sais bien qu’il faut mourir, mais je n’aime pas à me l’entendre dire et encore moins à le croire.

L’entretien en resta là, et Marius Bédarrides s’en alla en secouant la tête.

– Je ne sais pas si vous devez mourir, dit-il en me serrant la main, mais je crois que vous commencez à être malade ; si vous le permettez, je viendrai prendre de vos nouvelles.

– Ne vous dérangez pas trop souvent, cher ami, la maladie n’est pas dangereuse.

Nous nous séparâmes en riant, mais pour moi, je riais des lèvres seulement, car, dans ce que je venais d’entendre, il y avait un fond de vérité que je ne pouvais pas me cacher à moi-même, et qui n’était rien moins que rassurant. Oui, ce serait folie d’aimer Clotilde et, comme le disait Marius Bédarrides, ce serait s’engager dans une impasse. Où pouvait me conduire cet amour ?

Pendant toute la nuit, j’examinai cette question, et, chaque fois que j’arrivai à une conclusion, ce fut toujours à la même : je ne devais plus penser à cette jeune fille, je n’y penserais plus. Après tout, cela ne devait être ni difficile ni pénible, puisque je la connaissais à peine ; il n’y avait pas entre nous de liens solidement noués et je n’avais assurément qu’à vouloir ne plus penser à elle pour l’oublier. Ce serait une étoile filante qui aurait passé devant mes yeux, – le souvenir d’un éblouissement.

Mais les résolutions du matin ne sont pas toujours déterminées par les raisonnements de la nuit. Aussitôt habillé, je me décidai à aller à la mairie, où je demandai M. Lieutaud. On me répondit qu’il n’arrivait pas de si bonne heure et qu’il était encore chez lui. C’était ce que j’avais prévu. Je me montrai pressé de le voir et je me fis donner son adresse ; il demeurait à une lieue de la ville, sur la route de la Rose, – la bastide était facile à trouver, au coin d’un chemin conduisant à Saint-Joseph.

Vers deux heures, je montai à cheval et m’allai promener sur la route de la Rose. Qui sait ? Je pourrais peut-être apercevoir Clotilde dans le jardin de son cousin. Je ne lui parlerais pas ; je la verrais seulement ; à la lumière du jour elle n’était peut-être pas d’une beauté aussi resplendissante qu’à la clarté des bougies ; le teint mat ne gagne pas à être éclairé par le soleil ; et puis n’étant plus en toilette de bal elle serait peut-être très ordinaire. Ah ! que le cœur est habile à se tromper lui-même et à se faire d’hypocrites concessions ! Ce n’était pas pour trouver Clotilde moins séduisante, ce n’était pas pour l’aimer moins et découvrir en elle quelque chose qui refroidît mon amour, que je cherchais à la revoir.

Il faisait une de ces journées de chaleur étouffante qui sont assez ordinaires sur le littoral de la Provence ; on rôtissait au soleil, et, si les arbres et les vignes n’avaient point été couverts d’une couche de poussière blanche, ils auraient montré un feuillage roussi comme après un incendie. Mais cette poussière les avait enfarinés, du même qu’elle avait blanchi les toits des maisons, les chaperons des murs, les appuis, les corniches des fenêtres, et partout, dans les champs brûlés, dans les villages desséchés, le long des collines avides et pierreuses, on ne voyait qu’une teinte blanche qui, réfléchissant les rayons flamboyants du soleil, éblouissait les yeux.

Un Parisien, si amoureux qu’il eût été, eût sans doute renoncé à cette promenade ; mais il n’y avait pas là de quoi arrêter un Africain comme moi. Je mis mon cheval au trot, et je soulevai des tourbillons de poussière, qui allèrent épaissir un peu plus la couche que quatre mois de sécheresse avait amassée, jour par jour, minute par minute, continuellement.

Les passants étaient rares sur la route ; cependant, ayant aperçu un gamin étalé tout de son long sur le ventre à l’ombre d’un mur, j’allai à lui pour lui demander où se trouvait la bastide de M. Lieutaud.

– C’est celle devant laquelle un fiacre est arrêté, dit-il sans se lever.

Devant une bastide aux volets verts, un cocher était en train de charger sur l’impériale de la voiture une caisse de voyage.

Qui donc partait ?

Au moment où je me posais cette question, Clotilde parut sur le seuil du jardin. Elle était en toilette de ville et son chapeau était caché par un voile gris.

C’était elle qui retournait à Cassis ; cela était certain.

Sans chercher à en savoir davantage, je tournai bride et revins grand train à Marseille. En arrivant aux allées de Meilhan, je demandai à un commissionnaire de m’indiquer le bureau des voitures de Cassis.

En moins de cinq minutes, je trouvai ce bureau : un facteur était assis sur un petit banc, je lui donnai mon cheval à tenir et j’entrai.

Ma voix tremblait quand je demandai si je pouvais avoir une place pour Cassis.

– Coupé ou banquette ?

Je restai un moment hésitant.

– Si M. le capitaine veut fumer, il ferait peut-être bien de prendre une place de banquette ; il y aura une demoiselle dans le coupé.

Je n’hésitai plus.

– Je ne fume pas en voiture ; inscrivez-moi pour le coupé.

– À quatre heures précises ; nous n’attendrons pas.

Il était trois heures ; j’avais une heure devant moi.

V

Depuis que j’avais aperçu Clotilde se préparant à monter en voiture jusqu’au moment où j’avais arrêté ma place pour Cassis, j’avais agi sous la pression d’une force impulsive qui ne me laissait pas, pour ainsi dire, la libre disposition de ma volonté. Je trouvais une occasion inespérée de la voir, je saisissais cette occasion sans penser à rien autre chose ; cela était instinctif et machinal, exactement comme le saut du carnassier qui s’élance sur sa proie. J’allais la voir !

Mais en sortant du bureau de la voiture et en revenant chez moi, je compris combien mon idée était folle.

Que résulterait-il de ce voyage en tête-à-tête dans le coupé de cette diligence ?

Ce n’était point en quelques heures que je la persuaderais de la sincérité de mon amour pour elle. Et d’ailleurs oserais-je lui parler de mon amour, né la veille, dans un tour de valse, et déjà assez puissant pour me faire risquer une pareille entreprise ? Me laisserait-elle parler ? Si elle m’écoutait, ne me rirait-elle pas au nez ? Ou bien plutôt ne me fermerait-elle pas la bouche au premier mot, indignée de mon audace, blessée dans son honneur et dans sa pureté de jeune fille ? Car enfin c’était une jeune fille, et non une femme auprès de laquelle on pouvait compter sur les hasards et les surprises d’un tête-à-tête.

Plus je tournai et retournai mon projet dans mon esprit, plus il me parut réunir toutes les conditions de l’insanité et du ridicule.

Je n’irais pas à Cassis, c’était bien décidé, et m’asseyant devant ma table, je pris un livre que je mis à lire. Mais les lignes dansaient devant mes yeux ; je ne voyais que du blanc sur du noir.

Après tout, pourquoi ne pas tenter l’aventure ? Qui pouvait savoir si nous serions en tête-à-tête ? Et puis, quand même nous serions seuls dans ce coupé, je n’étais pas obligé de lui parler de mon amour ; elle n’attendait pas mon aveu. Pourquoi ne pas profiter de l’occasion qui se présentait si heureusement de la voir à mon aise ? Est-ce que ce ne serait pas déjà du bonheur que de respirer le même air qu’elle, d’être assis près d’elle, d’entendre sa voix quand elle parlerait aux mendiants de la route ou au conducteur de la voiture, de regarder le paysage qu’elle regarderait ? Pourquoi vouloir davantage ? Dans une muette contemplation, il n’y avait rien qui pût la blesser : toute femme, même la plus pure, n’éprouve-t-elle pas une certaine joie à se sentir admirée et adorée ? c’est l’espérance et le désir qui font l’outrage.

J’irais à Cassis.

Pendant que je balançais, disant non et disant oui, l’heure avait marché : il était trois heures cinquante-cinq minutes. Je descendis mon escalier quatre à quatre et, en huit ou dix minutes, j’arrivai au bureau de la voiture ; en chemin j’avais bousculé deux braves commerçants qui causaient de leurs affaires, et je m’étais fait arroser par un cantonnier qui m’avait inondé ; mais ni les reproches des commerçants, ni les excuses du cantonnier ne m’avaient arrêté.

Il était temps encore ; au détour de la rue j’aperçus la voiture rangée devant le bureau, les chevaux attelés, la bâche ficelée : Clotilde debout sur le trottoir s’entretenait avec sa cousine.

Je ralentis ma course pour ne pas faire une sotte entrée. En m’apercevant, madame Lieutaud s’approcha de Clotilde et lui parla à l’oreille. Évidemment, mon arrivée produisait de l’effet.

Lequel ? Allait-elle renoncer à son voyage pour ne pas faire route avec un capitaine de chasseurs ? Ou bien allait-elle abandonner sa place de coupé et monter dans l’intérieur, où déjà heureusement cinq ou six voyageurs étaient entassés les uns contre les autres ?

J’avais dansé avec mademoiselle Martory, j’avais échangé deux ou trois mots avec la cousine, je devais, les rencontrant, les saluer. Je pris l’air le plus surpris qu’il me fut possible, et je m’approchai d’elles.

Mais à ce moment le conducteur s’avança et me dit qu’on n’attendait plus que moi pour partir.

Qu’allait-elle faire ?

Madame Lieutaud paraissait disposée à la retenir, cela était manifeste dans son air inquiet et grognon ; mais, d’un autre côté, Clotilde paraissait décidée à monter en voiture.

– Je vais écrire un mot à ton père ; François le lui remettra en arrivant, dit madame Lieutaud à voix basse.

– Cela n’en vaut pas la peine, répliqua Clotilde, et père ne serait pas content. Adieu, cousine.

Et sans attendre davantage, sans vouloir rien écouter, elle monta dans le coupé légèrement, gracieusement.

Je montai derrière elle, et l’on ferma la portière.

Enfin... Je respirai.

Mais nous ne partîmes pas encore. Le conducteur, si pressé tout à l’heure, avait maintenant mille choses à faire. Les voyageurs enfermés dans sa voiture, il était tranquille.

Madame Lieutaud fit le tour de la voiture et se haussant jusqu’à la portière occupée par Clotilde, elle engagea avec celle-ci une conversation étouffée. Quelques mots seulement arrivaient jusqu’à moi. L’une faisait sérieusement et d’un air désolé des recommandations, auxquelles l’autre répondait en riant.

Le conducteur monta sur son siège, madame Lieutaud abandonna la portière, les chevaux, excités par une batterie de coups de fouet, partirent comme s’ils enlevaient la malle-poste.

J’avais attendu ce moment avec une impatience nerveuse ; lorsqu’il fut arrivé je me trouvai assez embarrassé. Il fallait parler, que dire ? Je me jetai à la nage.

– Je ne savais pas avoir le bonheur de vous revoir sitôt, mademoiselle, et en vous quittant l’autre nuit chez madame Bédarrides, je n’espérais pas que les circonstances nous feraient rencontrer, aujourd’hui, dans cette voiture, sur la route de Cassis.

Elle avait tourné la tête vers moi, et elle me regardait d’un air qui me troublait ; aussi, au lieu de chercher mes mots, qui se présentaient difficilement, n’avais-je qu’une idée : me trouvait-elle dangereux ou ridicule ?

Après être venu à bout de ma longue phrase, je m’étais tu ; mais comme elle ne répondait pas, je continuai sans avoir trop conscience de ce que je disais :

– C’est vraiment là un hasard curieux.

– Pourquoi donc curieux ? dit-elle avec un sourire railleur.

– Mais il me semble...

– Il me semble qu’un vrai hasard a toujours quelque chose d’étonnant ; s’il a quelque chose de véritablement curieux, il est bien près alors de n’être plus un hasard.

J’étais touché : je ne répliquai point et, pendant quelques minutes, je regardai les maisons de la Capelette, comme si, pour la première fois, je voyais des maisons. Il était bien certain qu’elle ne croyait pas à une rencontre fortuite et qu’elle se moquait de moi. D’ordinaire j’aime peu qu’on me raille, mais je ne me sentis nullement dépité de son sourire ; il était si charmant ce sourire qui entrouvrait ses lèvres et faisait cligner ses yeux !

D’ailleurs sa raillerie était assez douce, et, puisqu’elle ne se montrait pas autrement fâchée de cette rencontre il me convenait qu’elle crût que je l’avais arrangée : c’était un aveu tacite de mon amour, et à la façon dont elle accueillait cet aveu je pouvais croire qu’il n’avait point déplu. Je continuai donc sur ce ton :

– Je comprends que ce hasard n’ait rien de curieux pour vous, mais pour moi il en est tout autrement. En effet, il y a deux heures je me doutais si peu que j’irais aujourd’hui à Cassis, que c’était à peine si je connaissais le nom de ce pays.

– Alors votre voyage est une inspiration ; c’est une idée qui vous est venue tout à coup... par hasard.

– Bien mieux que cela, mademoiselle, ce voyage a été décidé par une suggestion, par une intervention étrangère, par une volonté supérieure à la mienne ; aussi je dirais volontiers de notre rencontre comme les Arabes : « C’était écrit », et vous savez que rien ne peut empêcher ce qui est écrit ?

– Écrit sur la feuille de route de François, dit-elle en riant, mais qui l’a fait écrire ?

– La destinée.

– Vraiment ?

J’avais été assez loin ; maintenant il me fallait une raison ou tout au moins un prétexte pour expliquer mon voyage.

– Il y a un fort à Cassis ? dis-je.

– Oh ! oh ! un fort. Peut-être sous Henri IV ou Louis XIII cela était-il un fort, mais aujourd’hui je ne sais trop de quel nom on doit appeler cette ruine.

Une visite à ce fort était le prétexte que j’avais voulu donner, j’allais passer une journée avec un officier de mes amis en garnison dans ce fort ; mais cette réponse me déconcerta un moment. Heureusement je me retournai assez vite, et avec moins de maladresse que je n’en mets d’ordinaire à mentir :

– C’est précisément cette ruine qui a décidé mon voyage. J’ai reçu une lettre d’un membre de la commission de la défense des côtes qui me demande de lui faire un dessin de ce fort, en lui expliquant d’une façon exacte dans quel état il se trouve aujourd’hui, quels sont ses avantages et ses désavantages pour le pays. Vous me paraissez bien connaître Cassis, mademoiselle ?

– Oh ! parfaitement.

– Alors vous pouvez me rendre un véritable service. Le dessin, rien ne m’est plus facile que de le faire. Mais de quelle utilité ce fort peut-il être pour la ville, voilà ce qui est plus difficile. Il faudrait pour me guider et m’éclairer quelqu’un du pays. Sans doute, je pourrais m’adresser au commandant du fort, si toutefois il y a un commandant, ce que j’ignore, mais c’est toujours un mauvais procédé, dans une enquête comme la mienne, de s’en tenir aux renseignements de ceux qui ont un intérêt à les donner. Non, ce qu’il me faudrait, ce serait quelqu’un de compétent qui connût bien le pays, et qui en même temps ne fût pas tout à fait ignorant des choses de la guerre. Alors je pourrais envoyer à Paris une réponse tout à fait satisfaisante.

Elle me regarda un moment avec ce sourire indéfinissable que j’avais déjà vu sur ses lèvres, puis se mettant à rire franchement :

– C’est maintenant, dit-elle, que ce hasard que vous trouviez curieux tout à l’heure devient vraiment merveilleux, car je puis vous mettre en relation avec la seule personne qui précisément soit en état de vous bien renseigner ; cette personne habite Cassis depuis quinze ans et elle a une certaine compétence dans la science de la guerre.

– Et cette personne ? dis-je en rougissant malgré moi.

– C’est mon père, le général Martory, qui sera très heureux de vous guider, si vous voulez bien lui faire visite.

VI

La fin de ce voyage fut un émerveillement, et bien que je ne me rappelle pas quels sont les pays que nous avons traversés, il me semble que ce sont les plus beaux du monde. Sur cette route blanche je n’ai pas aperçu un grain de poussière, et partout j’ai vu des arbres verts dans lesquels des oiseaux chantaient une musique joyeuse.

Cependant je dois prévenir ceux qui me croiraient sur parole que j’ai pu me tromper. Peut-être au contraire la route de Marseille à Aubagne et d’Aubagne à Cassis est-elle poussiéreuse ; peut-être n’a-t-elle pas les frais ombrages que j’ai cru voir ; peut-être les oiseaux sont-ils aussi rares sur ses arbres que dans toute la Provence, où il n’y en a guère. Tout est possible ; pendant un certain espace de temps dont je n’ai pas conscience, j’ai marché dans mon rêve, et c’est l’impression de ce rêve délicieux qui m’est restée, ce n’est pas celle de la réalité.

Ce n’était pas de la réalité que j’avais souci d’ailleurs. Que m’importait le paysage qui se déroulait devant nous, divers et changeant à mesure que nous avancions ? Que m’importaient les arbres et les oiseaux ? J’étais près d’elle ; et insensible aux choses de la terre j’étais perdu en elle.

En l’apercevant pour la première fois dans le bal j’avais été instantanément frappé par l’éclat de sa beauté qui m’avait ébloui comme l’eût fait un éclair ou un rayon de soleil ; maintenant c’était un charme plus doux, mais non moins puissant, qui m’envahissait et me pénétrait jusqu’au cœur ; c’était la séduction de son sourire, la fascination troublante de son regard, la musique de sa voix ; c’était son geste plein de grâce, c’était sa parole simple et joyeuse ; c’était le parfum qui se dégageait d’elle pour m’enivrer et m’exalter.

Jamais temps ne m’a paru s’écouler si vite, et je fus tout surpris lorsque, étendant la main, elle me montra dans le lointain, au bas d’une côte, un amas de maison sur le bord de la mer, et me dit que nous arrivions.

– Comment ! nous arrivons. Je croyais que Cassis était à quatre ou cinq lieues de Marseille. Nous n’avons pas fait cinq lieues !

– Nous en avons fait plus de dix, dit-elle en souriant.

– Je ne suis donc pas dans la voiture de Cassis ?

– Vous y êtes, et c’est Cassis que vous avez devant les yeux.

Mon étonnement dut avoir quelque chose de grotesque, car elle partit d’un éclat de rire si franc que je me mis à rire aussi ; elle eût pleuré, j’aurais pleuré : je n’étais plus moi.

– Alors nous marchons de merveilleux en merveilleux.

– Non, mais nous avons marché avec un détour ; par la côte de Saint-Cyr, Cassis est à quatre lieues de Marseille, mais nous sommes venus par Aubagne, ce qui a augmenté de beaucoup la distance.

– Je n’ai pas trouvé la distance trop longue ; nous serions venus par Toulon ou par Constantinople que je ne m’en serais pas plaint.

– La masse sombre que vous apercevez devant vous, dit-elle sans répondre à cette niaiserie, est le château qui a décidé votre voyage à Cassis. Plus bas auprès de l’église, où vous voyez un arbre dépasser les toits, est le jardin de mon père.

– Un saule, je crois.

– Non, un platane ; ce qui ne ressemble guère à un saule.

– Assurément, mais de loin la confusion est possible.

– Dites que la distinction est impossible et vous serez mieux dans la vérité ; aussi suis-je surprise que vous ayez cru voir un saule.

Elle dit cela en me regardant fixement ; mais je ne bronchai point, car je ne voulais point qu’elle eût la preuve que j’avais pris des renseignements sur elle et sur son père. Qu’elle soupçonnât que je n’étais venu à Cassis que pour la voir, c’était bien : mais qu’elle sût que j’avais fait préalablement une sorte d’enquête, c’était trop.

– Il est vrai qu’il y a un saule dans notre jardin, continua-t-elle, un saule dont la bouture a été prise à Sainte-Hélène, sur le tombeau de l’empereur, mais il n’a encore que quelques mètres de hauteur et nous ne pouvons l’apercevoir d’ici. À propos de l’empereur, l’aimez-vous ?

Je restai interloqué, ne sachant que répondre à cette question ainsi posée, et ne pouvant répondre d’un mot d’ailleurs, car le sentiment que m’inspire Napoléon est très complexe, composé de bon et de mauvais ; ce n’est ni de l’amour ni de la haine, et je n’ai à son égard ni les superstitions du culte, ni les injustices de l’hostilité ; ni Dieu, ni monstre, mais un homme à glorifier parfois, à condamner souvent, à juger toujours.

– C’est que si vous voulez être bien avec mon père, dit-elle après un moment d’attente, il faut admirer et aimer l’empereur. Là-dessus il ne souffre pas la contradiction. Sa foi, je vous en préviens, est très intolérante ; un mot de blâme est pour lui une injure personnelle. Mais tous les militaires admirent Napoléon.

– Tous au moins admirent le vainqueur d’Austerlitz.

– Eh bien, vous lui parlerez du vainqueur d’Austerlitz et vous vous entendrez. Mon père était à Austerlitz ; il pourra vous raconter sur cette grande bataille des choses intéressantes. Mon père a fait toutes les campagnes de l’empire et presque toutes celles de la République.

– L’histoire a gardé son nom dans la retraite de Russie et à Waterloo.

– Ah ! vous savez ? dit-elle en m’examinant de nouveau.

– Ce que tout le monde sait.

Mes yeux se baissèrent devant les siens.

Après un moment de silence, elle reprit :

– Vous ne regardez donc pas Cassis ?

– Mais si.

Nous descendions une côte, et à mesure que nous avancions, le village se montrait plus distinct au bas de deux vallons qui se joignent au bord de la mer. Au-dessus des toits et des cheminées, on apercevait quelques mâts de navires qui disaient qu’un petit port était là.

Si bien disposé que je fusse à trouver tout charmant, l’aspect de ces vallons me parut triste et monotone : point d’arbres, et seulement çà et là des oliviers au feuillage poussiéreux qui s’élevaient tortueux et rabougris dans un chaume de blé ou sur la clôture d’une vigne.

Les collines qui descendent sur ces vallons ne sont guère plus agréables ; d’un côté, des roches crevassées entièrement dénudées ; de l’autre, des bois de pins chétifs.

– Hé bien ! me dit-elle, comment trouvez-vous ce pays ?

– Pittoresque.

– Dites triste ; je comprends cela ; c’est la première impression qu’il produit : mais, en le pratiquant, cette impression change. Si vous restez ici quelques jours, allez vous promener à travers ces collines pierreuses, et, en suivant le bord de la mer, vous trouverez le gouffre de Portmiou où viennent sourdre les eaux douces qui se perdent dans les paluns d’Aubagne. Gravissez cette montagne que nous avons sur notre gauche, et, après avoir dépassé les bastides, vous trouverez de grands bois où la promenade est agréable. Ces bois vous conduiront au cap Canaille et au cap de l’Aigle qui vous ouvriront d’immenses horizons sur la Méditerranée et ses côtes. Même en restant dans le village, vous trouverez que le soleil, en se couchant, donnera à tout ce paysage une beauté pure et sereine qui parle à l’esprit. C’est mon pays et je l’aime.

Une fadaise me vint sur les lèvres ; elle la devina et l’arrêta d’un geste moqueur.

– Nous arrivons, dit-elle, et pour faire le cicérone jusqu’au bout, je dois vous indiquer un hôtel. Descendez à la Croix-Blanche et faites-vous servir une bouillabaisse pour votre dîner ; c’est la gloire de mon pays et l’on vient exprès de Marseille et d’Aubagne pour manger la bouillabaisse de Cassis.

La voiture était entrée, en effet, dans le village, dont nous avions dépassé les premières maisons. Bientôt elle s’arrêta devant une grande porte. J’espérais que ce serait le général Martory lui-même qui viendrait au-devant de sa fille, et qu’ainsi la présentation pourrait se faire tout de suite ; mais mon attente fut trompée. Point de général. À sa place, une vieille servante, qui reçut Clotilde dans ses bras comme elle eût fait pour son enfant, et qui l’embrassa.

– Père n’est point malade, n’est-ce pas ? demanda Clotilde.

– Malade ? Voilà qui serait drôle ; il a son rhumatisme, voilà tout ; et puis il fait sa partie d’échecs avec le commandant, et vous savez, quand il est à sa partie, un tremblement de terre ne le dérangerait pas.

J’aurais voulu l’accompagner jusqu’à sa porte, mais je n’osai pas, et je dus me résigner à me séparer d’elle après l’avoir saluée respectueusement.

– À demain, dit-elle.

Je restai immobile à la suivre des yeux, regardant encore dans la rue longtemps après qu’elle avait disparu.

Le maître de l’hôtel me ramena dans la réalité en venant me demander si je voulais dîner.

– Dîner ? Certainement ; et faites-moi préparer de la bouillabaisse ; rien que de la bouillabaisse.

Ce fut le soir seulement, en me promenant au bord de la mer, que je me retrouvai assez maître de moi pour réfléchir raisonnablement aux incidents de cette journée et les apprécier.

La nuit était tiède et lumineuse, le ciel profond et étoilé ; la terre, après un jour de chaleur, s’était endormie et, dans le silence du soir, la mer seule, avec son clapotage monotone contre les rochers, faisait entendre sa voix mystérieuse.

Je restai longtemps, très longtemps couché sur les pierres du rivage, examinant ce qui venait de se passer, m’examinant moi-même.

Le doute, les dénégations, les mensonges de la conscience n’étaient plus possibles ; j’aimais cette jeune fille, et je l’aimais non d’un caprice frivole, non d’un désir passager, mais d’un amour profond, irrésistible, qui m’avait envahi tout entier. Un éclair avait suffi, le rayonnement de son regard, et elle avait pris ma vie.

Qu’allait-elle en faire ? La question méritait d’être étudiée, au moins pour moi ; malheureusement la réponse que je pouvais lui faire dépendait d’une autre question que j’étais dans de mauvaises conditions pour examiner et résoudre ; quelle était cette jeune fille ?

Là, en effet, était le point essentiel et décisif, car je n’étais plus moi, j’étais elle ; ce serait donc ce qu’elle voudrait, ce qu’elle ferait elle-même qui déciderait de ma vie.

Adorable, séduisante, elle l’est autant que femme au monde, cela est incontestable et saute aux yeux. Assurément, il y a un charme en elle, une fascination qui, par son geste, le timbre de sa voix, un certain mouvement de ses lèvres, surtout par ses yeux et son sourire, agit, pour ainsi dire, magnétiquement et vous entraîne.

Mais après ? Tout n’est pas compris dans ce charme. Son âme, son esprit, son caractère ? Comment a-t-elle été élevée ? que doit-elle à la nature ? que doit-elle à l’éducation ? Autant de mystères que de mots.

Ce n’est pas en quelques heures passées près d’elle dans cette voiture que j’ai pu la connaître. Sous le charme, dans l’ivresse de la joie, je n’ai même pas pu l’étudier.

À sa place, et dans les conditions où nous nous trouvions, qu’eût été une autre jeune fille ? La jeune fille honnête et pure, la jeune fille idéale, par exemple ? Et Clotilde n’avait-elle pas été d’une facilité inquiétante pour l’avenir, d’une curiosité étrange, d’une coquetterie effrayante ?

Où est-il l’homme qui connaît les jeunes filles ? S’il existe, je ne suis pas celui-là et n’ai pas sa science. Ce fut inutilement que pendant plusieurs heures je tournai et retournai ces difficiles problèmes dans ma tête, et je rentrai à la Croix-Blanche comme j’en étais parti : j’aimais Clotilde, voilà tout ce que je savais.

Fatiguée de m’attendre, la servante de l’hôtel s’était endormie sur le seuil de la porte, la tête reposant sur son bras replié. Je la secouai doucement d’abord, plus fort ensuite, et après quelques minutes je parvins à la réveiller. En chancelant et en s’appuyant aux murs, elle me conduisit à ma chambre.

VII

Quand j’ouvris les yeux le lendemain matin, ma chambre, dont les fenêtres étaient restées ouvertes, me parut teinte en rose. Je me levai vivement et j’allai sur mon balcon ; la mer et le ciel, du côté du Levant, étaient roses aussi ; partout, en bas, en haut, sur la terre, dans l’air, sur les arbres et sur les maisons, une belle lueur rose.

Je me frottai les yeux, me demandant si je rêvais ou si j’étais éveillé.

Puis je me mis à rire tout seul, me disant que décidément l’amour était un grand magicien, puisqu’il avait la puissance de nous faire voir tout en rose.

Mais ce n’était point l’amour qui avait fait ce miracle, c’était tout simplement l’aurore « aux doigts de rose », la vieille aurore du bonhomme Homère qui, sur ces côtes de la Provence, dans l’air limpide et transparent du matin, a la même jeunesse et la même fraîcheur que sous le climat de la Grèce.