De l'homme à la crête de paon couvert de plumes d'Erasme - André Burkhart - E-Book

De l'homme à la crête de paon couvert de plumes d'Erasme E-Book

André Burkhart

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Beschreibung

Lors de la contemplation du célèbre retable d’Issenheim, une des grandes énigmes de l’histoire de l’art attend le visiteur. Buter sur la présence d’un ange musicien insolite doté d’une crête de paon et couvert de plumes dans le Concert des anges de Grünewald engendre un sentiment de malaise. Quelle audace de la part des concepteurs d’avoir placé un tel être et ses acolytes dans ce Concert qui fête la Vierge à l’enfant !

Trouver dans l’Éloge de la Folie de l’humaniste Érasme un personnage doté des deux mêmes attributs, crête de paon et plumes, interpelle. Celui-ci met en cause les grands et les sages de cette période troublée du début du XVIe siècle.

Cette coïncidence ne peut être fortuite. Elle bouleverse la compréhension d’une partie majeure du retable.

Au-delà de sa valeur artistique exceptionnelle, le retable retrouve ainsi sa place dans le contexte tourmenté de son époque.

Partir à la recherche de cette nouvelle vision de l’œuvre et revisiter le retable à la lumière de celle-ci, tel est le sujet de ce livre.

À PROPOS DE L'AUTEUR



André Burkhart, envoyé spécial du Figaro Magazine en 2014 pour un article sur les « Trésors baroques de Catalogne », auteur en 2019 d’un livre sur le Marais au Grand Siècle.

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André Burkhart

De l’homme à la crête de paon

couvert de plumes d’Erasme

Au retable d’Issenheim de Grünewald

Avant-propos

Il existe autant d’écrits sur le retable d’Issenheim que de coups de pinceau donnés par le peintre Grünewald pour la réalisation d’un tableau de celui-ci et pourtant, ce livre apporte une nouvelle pierre à l’édifice : la découverte d’un lien entre le retable et une publication de l’éminent humaniste Érasme, qui projette un éclairage original sur cet ensemble pictural exceptionnel. La profonde crise religieuse du début du XVIe siècle s’est invitée dans celui-ci ainsi qu’une approche humaniste de la religion.

Ce livre accompagnera utilement le visiteur dans la nouvelle approche de cette œuvre maîtresse de la peinture en Alsace, un des chefs d’œuvre de la peinture de tous les temps.

Les tableaux sont facilement visibles sur Internet, mais rien ne remplacera une visite sur place. Ce livre est dédié à celle-ci.

Paul Burkhart, étudiant en cinéma d’animation, a réalisé les dessins thématiques p 6, 7,108

Les citations sont en italique.

Page de couverture : Le Concert des anges (détail) dessin thématique

L’Agression de saint Antoine (détails) dessins thématiques

L’Annonciation dessin thématique

Hansi et le grand Saint Antoine

Dans la ville si pittoresque de Colmar en Alsace, vous serez peut-être surpris, en vous promenant dans la rue des Têtes, de trouver une enseigne de Hansi où le grand Saint Antoine s’efforce de prodiguer son enseignement à un porcelet bien grassouillet, seul à daigner lui prêter attention. Vous y remarquerez que le saint résiste admirablement à la tentation, les yeux rivés sur son livre, alors que l’eau vous viendra assurément à la bouche à la vue des plats préparés et portés solennellement par deux chefs cuisiniers.

Hansi connaissait bien ce vénérable saint puisqu’il contribua, en tant que conservateur de musée dans sa ville natale, à la mise en valeur du célèbre retable d’Issenheim qui lui est dédié. Ce clin d’œil de notre dessinateur et caricaturiste patriote nous invite tout naturellement à entrer dans l’ancien couvent d’Unterlinden, pour y voir cette œuvre prestigieuse.

À présent, ce musée est l’un des plus fréquentés de France, notamment pour ce chef-d’œuvre de l’art réalisé au début du XVIe siècle, mais là nous pénétrons dans un tout autre monde.

L’homme à la crête de paon couvert de plumes d’Érasme

Ce retable provient de la Préceptorie ou Commanderie des Antonins d’Issenheim en Alsace qui recueillait des malades et recevait également des pèlerins.

Il a été réalisé par le peintre Matthias Grünewald entre 1512 et1516.

Le critique d’art Robert Heitz ne manque pas d’enthousiasme devant cette œuvre magistrale de l’art religieux, reconnue unanimement comme telle : Le Moyen-Âge, une des plus glorieuses époques de l’esprit humain, méritait de finir dans ce prodigieux feu d’artifice qui, rassemblant ses sommets et ses abîmes, ses anges et ses démons, a su l’élever au-delà du temps et de l’espace.[1]

On parle d’une œuvre médiévale, mais ne pouvait-il pas y avoir, du moins dans l’esprit, une influence même minime de cet humanisme en plein essor au début du XVIe siècle et si florissant en Alsace ?

Le commanditaire de l’œuvre Guido Guersi, précepteur de l’établissement hospitalier, était un humaniste, tout comme son supérieur Gosswin d’Orsoy.

À défaut de preuves flagrantes, il y a lieu de se contenter d’indices plus menus, dont le meilleur trouvé apparaît de façon inattendue dans « L’Éloge de la Folie » de l’éminent lettré Érasme.

Voici ce dont il s’agit : la Folie se targue de s’octroyer à elle-même des louanges et fustige les grands et les sages qui se font louer faussement par d’autres.

… En effet, quoi de plus conséquent que la Folie faisant retentir ses mérites sur la trompette et se servant à elle-même de joueuse de flûte ? Qui m’exprimera mieux que moi-même ? Puis-je être aussi bien connue d’autrui qu’à ma propre appréciation ?

Et même en cela, j’agis plus modestement que ne fait la foule des grands et des sages qui, par une dépravation de l’honneur, loue à prix d’argent un rhéteur patelin ou un poète aux veines paroles et les engage pour recevoir des louanges mensongères de sa bouche : Et pourtant, ces gens-là relèvent leurplumage à la façon d’un paon, dressent leurs crêtes, cependant que l’adulateur effronté compare des hommes de rien aux divinités, les propose comme des modèles parfaits de toutes les vertus, dont il sait à quel point ils sont éloignés, et de cette façon habille la corneille de plumesétrangères et travaille à blanchir la peau d’un Éthiopien, comme à transformer la mouche en éléphant.[2a]

En voici une autre version, traduite elle aussi du latin, tout aussi parlante :

… Quoi de plus cohérent que la Folie chantant ses propres louanges et se faisant son propre chantre* ? Qui pourrait mieux me dépeindre que moi-même ? … Il me semble d’ailleurs qu’en cela je fais preuve de plus de modestie que le commun des grands et des sages, qui, par une pudeur perverse, subornent un rhéteur courtisan ou un poète bavard, et le soudoient pour l’entendre réciter leurs louanges, c’est-à-dire un pur mensonge.

Néanmoins, l’humble personnage, tel un paon, fait la roue et dresse la crête, en écoutant le flatteur impudent égaler aux dieux cet homme de rien, le proposer en modèle accompli de toutes les vertus, en sachant fort bien qu’il en est l’antipode, parer la corneille de plumes d’emprunt, blanchir le nègre et faire de la mouche un éléphant**[2b]…

Érasme devait avoir à cœur de dénoncer les grands de ce monde et les faux sages au travers de ce(s) personnage(s) placé(s) dans les premières pages du livre.

Cet homme à la crête de paon et couvert de plumes nous interpelle. Ne trouve-t-on pas, dans le Concert des anges du retable de Grünewald, un ange musicien des plus intrigants, doté lui aussi de la crête de paon, revêtu de plumes, et qui relève au plus haut le plumage de ses ailes ? Quelle coïncidence !

La présence si troublante de cet ange est un véritable casse-tête pour les historiens de l’art, donnant lieu aux interprétations les plus diverses, les plus opposées.

Se pourrait-il que Grünewald et son commanditaire aient eu indépendamment d’Érasme la même idée que celui-ci de doter leur personnage à la fois de la crête de paon et de plumes ? Cela est hautement improbable.

On peut penser au contraire que les concepteurs du retable avaient connaissance de cet écrit d’Érasme publié en 1511, qui connut un succès retentissant, et qu’ils ont tenu à établir un lien, certes discret, entre cet ange insolite du retable et cet homme « emplumé » d’Érasme. Le fait qu’il s’agissait d’un livre écrit en latin ne devait poser aucun problème au Supérieur humaniste de la Commanderie d’Issenheim.

Ce constat est lourd de conséquences quant à la signification et à la compréhension du Concert des anges du retable, dans lesquelles l’influence d’Érasme aurait ainsi sa part. Nous y reviendrons dans l’analyse de ce tableau.

*Chantre : personne qui chante aux offices religieux et célèbre le Christ

** « blanchir un nègre et faire de la mouche un éléphant » : proverbes de la Grèce antique signifiant mentir et exagérer les choses [2b]

Le contexte : un temps decrise

Le malaise social

En ce début du XVIe siècle où le retable fut conçu, le monde chrétien connaissait une crise profonde.

En Alsace, dans un contexte économique somme toute favorable, les paysans et le petit peuple se trouvaient abusivement opprimés par leurs seigneurs et les usuriers. Depuis un demi-siècle, un sourd malaise couvait dans les campagnes. Le morcellement infini des territoires, l’émancipation des villes et une lente dévaluation monétaire liée aux progrès du commerce conduisaient, pour les seigneurs, à une forte réduction de leurs revenus. Ils tentèrent alors de multiplier les redevances seigneuriales, privèrent les paysans de leurs communaux, prairies, forêts et des droits d’exploitation, de chasse et de pêche associés. Les juridictions locales disparurent de plus en plus et le paysan devait se présenter devant le tribunal seigneurial ou religieux moyennant des coûts de procès excessifs et de nombreux tracas. Les contraintes allaient jusqu’à l’empêchement de se marier librement avec des sujets d’une autre seigneurie. De nombreuses plaintes concernaient les juifs et leurs taux usuraires. La lourde dîme perçue par l’Église était, elle aussi, de plus en plus mal acceptée. [3][12]

Les paysans revendiquaient le retour à leurs « droits anciens ».

L’homme du peuple avait été habitué à des réjouissances, on parle beaucoup de fréquentation assidue des auberges, de danse, de fêtes populaires… mais nombreuses furent les interventions policières et les interdictions, dont celle des jeux de cartes…

Dans ce milieu perturbé circulaient des écrits et des prophéties très surprenants. Johan Lichtenberger, l’astrologue de la Cour de l’empereur Frédéric, lut à la fin du XVe siècle dans les étoiles de puissants bouleversements à venir , la réforme de l’Église et l’avènement de la souveraineté du peuple.

Un autre écrit, révolutionnaire, composé au début du XVIe siècle par des « anonymes du Haut Rhin » érigeait l’Alsace en centre du monde, en jardin de roses et en paradis sur terre. Il voyait l’Empire et l’Église en si mauvais état qu’une révolution puissante et sanglante devait se produire, qui punirait tous les coupables et qui élaborerait un nouvel ordre avec la mise en commun des biens et les mêmes droits pour tous.[3]

La population rurale était insatisfaite, excitée, dans une animosité croissante.

Dès la fin du XVe siècle, les paysans d’Alsace étaient disposés à se soulever, les armes à la main, contre les seigneurs. La conspiration fut découverte en 1493. Le chef des révoltés, bourgmestre de Sélestat, fut écartelé vif. De nombreuses exécutions s’en suivirent. Des manifestations donnant lieu à des incendies se poursuivirent en 1502, 1511, 1513, 1514 et 1517, chaque répression augmentant les rancœurs, jusqu’à cette terrible guerre des Paysans de 1525. [4][5]

En plus des épidémies de peste de 1494, 1502 et 1506, 1518-1519, une nouvelle maladie, la syphilis, appelée également mal des Napolitains ou des Français ou encore « le poison du basilic », apparut, apportée des guerres d’Italie par la soldatesque. Strasbourg lui dédia un hôpital en 1502, qui devait être agrandi en 1526.

Beaucoup de chrétiens voyaient dans ces fléaux redoutables un châtiment de Dieu. Ils vivaient dans la peur, se posant la question de leur salut.

La crise religieuse, les griefs contre l’église et l’approche humaniste

L’Église s’érigeait en intercesseur entre le peuple inquiet et Dieu. En 1506, le pape Jules II instaura à cet effet, pour le rachat des péchés, les indulgences destinées à payer la construction de Saint-Pierre de Rome. Cette pratique fut confirmée par Léon X vers1516.

Gangrenée par la dissolution des mœurs du clergé et les abus flagrants des prélats, l’Église se prêtait à de vives critiques proférées par des prédicateurs eux-mêmes, dont celui de la cathédrale de Strasbourg, Geiler de Kayserberg (1445-1510), n’était pas le moindre. L’attitude imperturbable des autorités religieuses attisait l’irritation de nombreux croyants.

Subsistaient également des pratiques mystiques, ésotériques voire hérétiques héritées du Moyen-Âge, comme cette hystérique « épidémie dansante » strasbourgeoise de juillet 1518, une transe collective allant jusqu’à l’épuisement mortel.

Foi, incrédulité et superstition forment un curieux mélange, souvent dans un seul et même esprit.[6]

Des fidèles fervents se tournaient vers les lieux de pèlerinages : les apparitions et les guérisons miraculeuses se multiplièrent dans plusieurs sites des collines vosgiennes, où des chapelles furent érigées. Les groupes de pèlerins s’y rendaient en procession, faisant souvent partie de confréries ou d’associations de prière. Le mouvement atteint son apogée entre 1510 et 1520…[5]

D’autres cherchaient la réponse à leur inquiétude dans la Bible, mieux connue grâce à l’imprimerie.