Du Marais une autre vision du Grand Siècle - André Burkhart - E-Book

Du Marais une autre vision du Grand Siècle E-Book

André Burkhart

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Beschreibung

Un mélange bien dosé de morceaux historiques mêlant voix et instruments, qui touchent à la vie quotidienne du Grand Siècle dans tous ses aspects.

« C’est un livre à la vérité, mais c’est un livre miraculeux…Quand quelqu’un donc souhaite lire, il bande…cette machine, imaginée par Cyrano de Bergerac, puis il tourne l’aiguille sur le chapitre qu’il désire écouter, et au même temps il sort de cette noix comme de la bouche d’un homme, ou d’un instrument de musique, tous les sons… qui servent, entre les grands lunaires, à l’expression du langage… »
Le présent ouvrage tente de remplir cette « noix magique » d’un cocktail de morceaux choisis concernant les tours et détours de la vie au Grand Siècle, vue du Marais. Le livre offre tout particulièrement une nouvelle grille de lecture des Lettres de Mme de Sévigné.
Ouvrez, à l’instar de Cyrano, votre « noix » au chapitre premier choisi, suivi de bien d’autres.

Illustrations de Raphaël Gaillarde, photographe, qui a publié plusieurs ouvrages, parmi lesquels Etranges animaux sur les coulisses de la Comédie-Française, avec Denis Podalydès.

Un livre d'histoire aussi passionnant qu'un roman, consacré au XVIIe siècle et traitant en particulier les Lettres de Mme de Sévigné, accompagné d'illustrations réalisées par le photographe Raphaël Gaillarde.

EXTRAIT

Dans un lettre de Chapelain à Madame de Sévigné, il est question de miroirs plus subtils, au sujet d’une pièce de Le Tasse : Renaud …se faisait des miroirs des yeux de sa maîtresse dans lesquels, en qualité de miroirs, il ne pouvait que se mirer et se voir lui-même et non pas sa maîtresse…
Boileau, dans son Art poétique- dépeint la comédie comme un miroir de la société :
La comédie apprit à rire sans aigreur…
Chacun, peint avec art dans ce nouveau miroir,
S’y vit avec plaisir, ou crut ne s’y point voir…

Quoiqu’il en soit, les miroirs furent à la mode et leur technique de fabrication de plus en plus maîtrisée : les glaces importées de Venise cédèrent le pas à celles nouvellement fabriquées dans le faubourg Saint-Antoine puis à Saint-Gobain, à l’initiative de Colbert, l’éminent fondateur des manufactures royales. Les glaces de grande taille supplantèrent entre autres les portraits sur le dessus des cheminées. Mme de Sévigné en connaissait le prix : je blâme, maternellement et en bonne amitié, l’envie qu’à M. de Grignan de vous donner un autre miroir. Contentez-vous, ma chère bonne, de celui que vous avez. Il convient à votre chambre…il est à vous par bien des titres, et tout mon regret, c’est de ne vous en avoir donné que la glace. J’aurais été bien aise, il y a longtemps, de le faire ajuster comme vous avez fait. Jouissez donc, ma bonne, de votre dépense sans en faire une plus grande, qui serait superflue et contre les bonnes mœurs dont nous faisons profession… Le summum de la mise en œuvre des miroirs se trouve dans la Galerie des Glaces de Jules Hardouin-Mansart. Rien n’est égal à la beauté de cette galerie de Versailles, en dit Mme de Sévigné, cette sorte de royale beauté est unique dans le monde.
Les lois physiques de l’optique étaient elles aussi de mieux en mieux connues, notamment par les travaux de Descartes. Justement, en parlant du loup… je le vois, dans mon miroir, traverser la Place pour se rendre chez les Minimes dont il était un familier. Que pouvait-il faire chez ces religieux ? Il faudra nous renseigner plus avant à ce sujet.

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André Burkhart Photographies Raphaël Gaillarde

Du Marais une autre vision du Grand Siècle

dans les pas du notable, du lettré, du savant, du comédien

Jalons chronologiques

1610 Assassinat d’Henri IV

1612 Inauguration de la place Royale

1617 Début du règne de Louis XIII

1618… Mersenne, correspondant de l’Europe savante

1626 Naissance de Marie de Rabutin-Chantal,

future Mme de Sévigné

1629 Descartes : projet du Monde ou Traité des Lumières

édition posthume 1664

1635 Fondation de l’Académie française

1636 Corneille : création du Cid au théâtre du Marais

1638 Naissance de Louis XIV

1639 Pascal : invention de la pascaline, sa machine à calculer

1643 Mort de Louis XIII Régence d’Anne d’Autriche

1643 Les Béjart et Molière : L’Illustre Théâtre

1647 Pascal Les Expériences nouvelles touchant le vide

1647 Gassendi : De vita, moribus et doctrina Epicuri

1648-1652 Fronde

1649 Cyrano : Histoire comique des Etats et Empires de la Lune (rédaction)

1660 Mariage de Louis XIV et de Marie-Thérèse d’Autriche

1660 Bossuet : sermon sur la Passion au Marais

1664 Tartuffe aux fêtes de l’Ile Enchantée à Versailles

1666 Fondation de l’Académie royale des Sciences

1682 Installation définitive de Louis XIV à Versailles

1685 Révocation de l’Edit de Nantes

1715 Mort de Louis XIV

« Le siècle est fort plaisant…régulier et irrégulier, dévot et impie, adonné aux hommes et aux femmes. »

Un ami de Mme de Sévigné définissait le Grand Siècle, le xviie, comme fort plaisant…régulier et irrégulier, dévot et impie, adonné aux hommes et aux femmes, enfin de toute sorte de genre de vie.

Fort plaisant, il l’était pour une partie de la haute société qui fréquentait la cour du roi, les demeures princières, les palais ou les salons. Il était régulier dans l’organisation sans faille de l’autoritarisme royal par des fonctionnaires de haut rang - citons des ministres, des gouverneurs, des chanceliers et hommes de loi, des présidents du Parlement, des diplomates, des trésoriers -, irrégulier par les guerres fréquentes, à commencer par la Fronde, et par le lourd tribut exigé du peuple souvent misérable. On traitait aussi d’irréguliers les écrivains de la première moitié du xviie siècle qui n’adhéraient pas aux principes naissants de la belle ordonnance classique.

Le siècle était dévot et impie : dévot par l’emprise de l’Eglise autour d’Anne d’Autriche, la mère du roi, au travers de grands orateurs comme Bossuet et Bourdaloue, avec des tendances allant jusqu’au jansénisme combattu et à la révocation, contre les réformés, de l’Edit de Nantes ; impie par les cercles de la libre pensée dont ceux de Condé et de Ninon de Lenclos n’étaient pas les moindres. Louis XIV lui-même alliait quasi quotidiennement la pratique du culte à la liberté des mœurs solidement établie à la cour jusqu’à une période avancée de sa vie. En ville œuvraient à la fois les jésuites et les libertins.

Le siècle était adonné aux hommes et aux femmes, enfin de toute sorte de genre de vie : la cour et la ville foisonnaient de nobles, hommes de guerre et courtisans, de clergé et de religieux, de bourgeois nouveaux riches, qui cherchaient à se distinguer par leur mérite personnel dans cette société régie par le roi, tandis quel’honnête homme fréquentait les salons où l’amour et le bel esprit affichaient leurs droits, où le beau sexe régnait en maître avec beaucoup d’à-propos, afin de civiliser cette société pour plus de distinction, d’élégance, de galanterie. Mme de Sévigné se définissait elle-même plaisamment comme une bête de compagnie. Son cousin Bussy-Rabutin la qualifiait cependant d’inégale jusques aux paupières et aux prunelles de ses yeux… dans un portrait écrit suite à un désaccord.

La cour elle-même avait été durant de longues années un univers d’une magnificence enviée dans toute l’Europe. Les princesses et les dames d’honneur, les intrigantes et les favorites, les gens cultivés, les médecins, les philosophes, les savants et les académiciens tenaient eux-aussi à se forger leur place au soleil. Tout ce beau monde était servi par de nombreux valets, laquais, femmes de chambre, cochers, grisons mais aussi des marchands et artisans de tous métiers sans oublier les artistes et les comédiens.

Un livre précédent1 nous a permis, en un périple à travers le quartier parisien du Marais, une première immersion dans l’effervescence de la vie au Grand Siècle si bien exprimée en cette phrase, objet de notre commentaire, ciselée dans une concision toute classique. La marquise de Sévigné et la future Mme de Maintenon nous accompagnaient alors dans cette découverte.

Sganarelle, conseillé par d’illustres savants philosophes.

Transposons-nous à présent « en douceur » dans ce monde si diversifié, si intriguant du xviie Siècle, à la rencontre de cette société qui contribua avec tant d’intelligence et de raison, malgré ses vicissitudes, à l’essor de la civilisation française.

Le rideau se lève sur Sganarelle, bon bourgeois quinquagénaire, cherchant à se marier : … Y a-t-il homme de trente ans, qui paraisse plus frais, et plus vigoureux, que vous me voyez ? N’ai-je pas tous les mouvements de mon Corps aussi bons que jamais ? Et voit-on que j’ai besoin de Carrosse, ou de Chaise, pour cheminer ? N’ai-je pas encore toutes mes dents les meilleures du monde ? Ne fais-je pas vigoureusement mes quatre Repas par jour ? Et peut-on voir un Estomac qui ait plus de force que le mien ? Hem, hem, hem. Eh ? Qu’en dites-vous ?...

Voyant venir sa maîtresse Dorimène : Hé bien, ma Belle, c’est maintenant que nous allons être heureux, l’un et l’autre. Vous ne serez plus en droit de me rien refuser ; et je pourrai faire avec vous tout ce qu’il me plaira, sans que personne s’en scandalise. Vous allez être à moi depuis la tête jusqu’aux pieds ; et je serai Maître de tout : de vos petits yeux éveillés ; de votre petit nez fripon ; de vos lèvres appétissantes ; de vos oreilles amoureuses, de votre petit menton joli ; de vos petits tétons rondelets ; de votre…Enfin toute votre Personne sera à ma discrétion ; et je serai à même, pour vous caresser comme je voudrai. N’êtes-vous pas bien aise de ce Mariage, mon aimable Pouponne ?

Tout à fait aise, je vous jure, lui répond Dorimène,…vous ne serez point de ces Maris incommodes, qui veulent que leurs femmes vivent comme des Loups-garous…J’aime le Jeu ; les Visites ; les Assemblées ; les Cadeaux ; et les Promenades ; en un mot toutes les choses de plaisir ; et vous devez être ravi d’avoir une Femme de mon humeur…

Sganarelle s’inquiète : Il m’est venu, depuis un moment, de petits scrupules sur le Mariage. Avant que de passer plus avant, je voudrais bien agiter à fond cette matière ; et que l’on m’expliquât un Songe que j’ai fait cette Nuit…Vous savez que les Songes sont comme des Miroirs, où l’on découvre quelquefois tout ce qui doit nous arriver. Il me semblait que j’étais dans un Vaisseau, sur une Mer bien agitée ; et que…On lui conseille alors de consulter deux Savants, deux Philosophes de son voisinage : les docteurs Pancrace et Marphurius.

Pancrace apparait, se tournant du côté par où il est entré, sans voir Sganarelle : Allez, vous êtes un impertinent, mon Ami ; un Homme bannissable de la République des lettres…Oui, je te soutiendrai par vives raisons, que tu es un ignorant, ignorantissime, ignorantifiant, et ignorantifié …Tu veux te mêler de raisonner et tu ne sais pas seulement les Eléments de la Raison… C’est une Proposition condamnable dans toutes les Terres de la Philosophie…Je crèverais plutôt que d’avouer ce que tu dis, et je soutiendrai mon opinion jusqu’à la dernière goutte de mon Encre…

Seigneur Aristote, lui dit Sganarelle pour attirer son attention, peut-on savoir ce qui vous met en colère ? La réponse de Pancrace ne tarde pas : N’est-ce pas une chose horrible…que d’endurer qu’on dise publiquement la forme d’un Chapeau !...Je soutiens qu’il faut dire la Figure d’un Chapeau et non pas la Forme…Ce sont les termes exprès d’Aristote dans le Chapître « De la Qualité »…Plutôt que d’accorder qu’il faille dire la Forme d’un Chapeau, j’accorderais que « datur vacuum in rerum natura » – « le vide existe dans la nature » -, et que je ne suis qu’une bête.

S. : La peste soit de l’Homme. Eh ! Monsieur le Docteur, écoutez un peu les Gens. On vous parle une heure durant et vous ne répondez point à ce qu’on vous dit…

P. : Que voulez-vous ?

S. : Vous consulter sur une petite difficulté

P. : Sur une difficulté de Philosophie, sans doute ?

S. : Pardonnez-moi. Je…

P. : Vous voulez peut-être savoir…

Si la logique est un Art ou une Science ?

S. : Ce n’est pas cela. Je...

P. : Si l’essence du Bien est mise dans l’appétabilité, ou dans la convenance ?...

S. : Non, non, non, non, non, de tous les Diables non…

P. : Expliquez-moi donc votre Pensée par la Parole, qui est le plus intelligible de tous les signes.

S. : Peste de l’Homme…

P. : Point d’ambages, de Circonvolution (Sganarelle, de dépit de ne pouvoir parler, ramasse des pierres pour casser la tête du Docteur) Hé quoi ? vous vous emportez au lieu de vous expliquer ; allez, vous êtes plus impertinent que celui qui m’a voulu soutenir qu’il faut dire la Forme du Chapeau ; et je vous prouverai en toute rencontre, par raisons démonstratives et convaincantes, et par Arguments in Barbara, que vous êtes et ne serez jamais qu’une pécore, et que je suis, et serai toujours, in utroque Jure, le Docteur Pancrace.

S. : Quel Diable de babillard.

P. : Homme de Lettres, Homme d’Erudition

S. : Encore…

P. : Homme de suffisance, Homme de capacité (s’en allant) Homme consommé dans toutes les Sciences Naturelles, Morales, et Politiques (revenant). Homme savant, savantissime per omnes modos et casus (s’en allant). Homme qui possède Superlative, Fables, Mythologies et Histoires (revenant) Grammaire, Poésie, Rhétorique, Dialectique et Sophistique (s’en allant) Mathématiques, Arithmétique, Optique, Onirocritique, Physique, et Métaphysique (revenant). Cosmimométrie, Géométrie, Architecture, Spéculoire et Spéculatoire (en s’en allant). Médecine, Astronomie, Astrologie, Physionomie, Métoposcopie, Chiromancie, Géomancie, etc

S. : Au Diable les Savants, qui ne veulent point écouter les gens. On me l’avait bien dit, que son maître Aristote n’était qu’un Bavard. Il faut que j’aille trouver l’autre, Marphurius ; il est plus posé et plus raisonnable.

S. Holà.

M. : Que voulez-vous de moi, Seigneur Sganarelle ?

S. : Seigneur Docteur, j’aurais besoin de votre Conseil sur une petite Affaire dont il s’agit, et je suis venu ici pour cela. Ah ! voilà qui va bien. Il écoute le monde, celui-ci.

M. : Seigneur Sganarelle, changez, s’il vous plait, cette façon de parler. Notre Philosophie ordonne de ne point énoncer de Proposition décisive ; de parler de tout avec incertitude, de suspendre toujours son jugement : et par cette raison, vous ne devez pas dire « je suis venu » ; mais « il me semble que je suis venu »…

S. : Eh ! que Diable, vous vous moquez. Me voilà, et me voilà bien nettement ; et il n’y a point de « me semble » à tout cela. Laissons ces subtilités je vous prie ; et parlons de mon Affaire. Je viens vous dire que j’ai envie de me marier.

M. : Je n’en sais rien…

S. : Ferai-je bien, ou mal, de l’épouser ?

M. : L’un ou l’autre…

S. : Mais en l’épousant, je crains d’être Cocu.

M. : La chose est faisable

S. : Qu’en pensez-vous ?

M. : Il n’y a pas d’impossibilité…

S. : Que me conseillez-vous de faire ?

M. : Ce qui vous plaira.

S. : J’enrage !

M. : Je m’en lave les mains…

S. : La Peste de Bourreau. Je te ferai changer de note, chien de Philosophe enragé. Des coups de bâton pleuvent sur Marphurius.

M. : Ah, ah, ah…Comment ? quelle insolence ! m’outrager de la sorte ! Avoir l’audace de battre un Philosophe comme moi.

S. : Corrigez, s’il vous plaît, cette manière de parler. Il faut douter de toute chose ; et vous ne devez pas dire que je vous ai battu, mais qu’il vous semble que je vous ai battu…

Un bourgeois bon vivant, mais benêt et berné, une coquette frivole, deux docteurs, savants philosophes imbus de leur pédantisme, une farce de comédie, sont-ce là les meilleurs représentants de ce monde du siècle des grandeurs qu’est le xviie en France ? Peut-on se satisfaire de ce condensé du Mariage Forcé de Molière ? On se croirait revenu, dans cette mascarade, à la truculence de Rabelais, dont le Tiers-Livre inspira effectivement l’auteur, et pourtant le Roi Louis XIV lui-même se fit un plaisir d’y danser, lors des intermèdes d’une représentation de la pièce. Il est vrai que, dans cette caricature de la société, les intentions de l’auteur consistaient avant tout à divertir. Au début de sa carrière, Molière avait installé son Illustre Théâtre au Marais, mais le succès ne fut pas au rendez-vous et les difficultés financières lui valurent bien des déboires.

Employons nous, non pas à redorer le blason, mais à remettre à leur juste place les notables et bourgeois, les docteurs, les savants, les philosophes mais aussi les dames de qualité ou de moindre réputation, voire les comédiens eux-mêmes, tout ce monde enfin qui a contribué au Grand Siècle.

Y avait-il un lieu particulièrement en vue à cette époque ? Outre la cour elle-même, le Marais et son point d’ancrage voulu par Henri IV, la place Royale, notre place des Vosges actuelle, se trouvent être à coup sûr des hauts lieux prisés de la vie parisienne sous Louis III et Louis XIV. Le premier de ces souverains, bien campé sur son cheval au milieu de la place Royale, aurait pu le confirmer aisément.

La comédie humaine qui se jouait sur la Place mérite amplement que l’on s’y arrête. Le marquis de Villequier l’avait compris en son temps en y installant sa demeure et il n’était pas le seul à s’offrir ce cadre de vie et à s’y complaire.

1 Editions du Mainate

En la place Royale, de l’esprit et des lettres

Figure 1 Habitants de la place Royale, notre place des Vosges, au Grand Siècle

Le choix des propriétaires et locataires indiqués en figure 1 n’est pas exhaustif. On peut citer entre autres un Colbert de Villacerf, un président au Parlement, Nicolas Le Jay, un Gobelin, beau‐frère de la célèbre empoisonneuse, la marquise de Brinvilliers, un Gaspard Fieubet, des Clermont‐Tonnerre sans oublier Gaspard‐Phoebus, comte de Miossens et futur maréchal d’Albret

Jeu de miroirs sur la Place

L’hôtel du marquis de Villequier, futur duc d’Aumont, se trouve au numéro 13 de la place Royale. [1] Pour conforter son train de vie, Antoine d’Aumont avait épousé la fille d’un riche bourgeois, Catherine Scarron, cousine d’un poète burlesque et dramaturge du Marais. Ses mérites furent reconnus : il devint maréchal de France et Gouverneur de Paris. Cette maison est un bijou, dit Sauval, où l’on admire un salon à l’italienne construit par Le Vau, enrichi de figures et d’ornements de stuc par Van Obstal et peint par Vouet le peintre le plus célèbre de son temps. Il est éclairé de deux ordonnances de croisées l’une sur l’autre, tout environnées de vitres au second étage…

Un autre élément du décor éveille tout autant notre curiosité, faisant de l’hôtel un endroit particulièrement propice à l’observation des allées et venues sur la Place : à gauche de l’alcôveont été rangés de haut en bas quantité de miroirs… tellement qu’étant couché dans ce salon, si on regarde à droite, on voit, au travers de ces deux portes, carrosses, gens de pied ou à cheval, et tout ce qui se passe sur la place royale ; que si on se tourne à gauche, les mêmes choses, par réflexion des miroirs, se présentent encore à la vue, si bien que sans sortir du lit, aussi bien en été qu’en hiver, malade ou en santé, on peut avoir ce divertissement. Toute la société parisienne pouvait ainsi s’y mirer.

Mme de Sévigné, une habituée de la Place, son lieu de naissance, avait trouvé elle aussi des optiques performantes, destinées à observer. Elle en fit part à sa fille, Mme de Grignan : A propos, vous ai-je parlé d’une lunette admirable qui faisait notre amusement dans le bateau, au cours d’un voyage ? C’est un chef d’œuvre. Elle est encore plus admirable que celle que l’Abbé vous a laissée à Grignan. Cette lunette rapproche fort bien les objets de trois lieues ; que ne les approche-t-elle de deux cents ! Elleaurait voulu apercevoir sa fille à distance ! Vous pouvez penser l’usage que nous en faisions... Mais voici celui que j’en fais ici : c’est que, par l’autre bout, elle éloigne aussi, et je la tourne sur Mlle du Plessis, une voisine importune, et je la trouve tout d’un coup à deux lieues de moi…Si vous avez Corbinelli, mal-aimé de Mme de Grignan, je vous recommande la lunette…

Dans un lettre de Chapelain à Madame de Sévigné, il est question de miroirs plus subtils, au sujet d’une pièce de Le Tasse : Renaud …se faisait des miroirs des yeux de sa maîtresse dans lesquels, en qualité de miroirs, il ne pouvait que se mirer et se voir lui-même et non pas sa maîtresse…

Boileau, dans son Art poétique- dépeint la comédie comme un miroir de la société :

La comédie apprit à rire sans aigreur…

Chacun, peint avec art dans ce nouveau miroir,

S’y vit avec plaisir, ou crut ne s’y point voir…

Quoiqu’il en soit, les miroirs furent à la mode et leur technique de fabrication de plus en plus maîtrisée : les glaces importées de Venise cédèrent le pas à celles nouvellement fabriquées dans le faubourg Saint-Antoine puis à Saint-Gobain, à l’initiative de Colbert, l’éminent fondateur des manufactures royales. Les glaces de grande taille supplantèrent entre autres les portraits sur le dessus des cheminées. Mme de Sévigné en connaissait le prix : je blâme, maternellement et en bonne amitié, l’envie qu’à M. de Grignan de vous donner un autre miroir. Contentez-vous, ma chère bonne, de celui que vous avez. Il convient à votre chambre…il est à vous par bien des titres, et tout mon regret, c’est de ne vous en avoir donné que la glace. J’aurais été bien aise, il y a longtemps, de le faire ajuster comme vous avez fait. Jouissez donc, ma bonne, de votre dépense sans en faire une plus grande, qui serait superflue et contre les bonnes mœurs dont nous faisons profession…

Le summum de la mise en œuvre des miroirs se trouve dans la Galerie des Glaces de Jules Hardouin-Mansart. Rien n’est égal à la beauté de cette galerie de Versailles, en dit Mme de Sévigné, cette sorte de royale beauté est unique dans le monde.

Les lois physiques de l’optique étaient elles aussi de mieux en mieux connues, notamment par les travaux de Descartes. Justement, en parlant du loup… je le vois, dans mon miroir, traverser la Place pour se rendre chez les Minimes dont il était un familier. Que pouvait-il faire chez ces religieux ? Il faudra nous renseigner plus avant à ce sujet.

Quel délice de contempler l’animation de la Place, allongé dans l’alcôve de la chambre aux miroirs de l’Hôtel de Villequier, doté de la lunette de Mme de Sévigné !

En 1680, Louis de Rohan-Chabot se porta acquéreur de l’hôtel, qui devint ainsi le Grand Hôtel de Rohan. Il venait d’épouser la fille du marquis de Vardes.

Figure 2 Place Royale Pavillon de la Reine Ph RG

L’impertinence punie puis pardonnée du courtisan Crespin du Bec, marquis de Vardes.

L’on croyait François-René Crespin du Bec, marquis de Vardes, banni pour toujours. Son retour en la place Royale en ce mois de mai 1683 fut une vraie surprise : une réapparition ! Le voici qui sort du Grand Hôtel de Rohan où il loge chez sa fille.

Quel homme, quel séducteur ! Mme de Sévigné le connaissait depuis fort longtemps, comme en témoigne son « cousin » Bussy dans une lettre du 16 août 1654, parlant de Mme d’Elbeuf : Nous avons ici Vardes, un de ses amants, qui m’a dit qu’il était de vos amis…Je sais par M. le prince de Conti qu’il a dessin d’être amoureux cet hiver de Mme de Roquelaure ; et sur cela, Madame, ne plaignez-vous pas les pauvres femmes, qui bien souvent donnent une véritable passion pour un amour de dessein, c’est-à-dire de bon argent pour de la fausse monnaie ? Je crois que Vardes aura de la peine à cette conquête, non pas tant par la force de la place que par les soins et la vigilance du gouverneur. Au reste, il me fait des avances d’amitié extraordinaires, et si grandes qu’il m’a obligé, contre la résolution que j’avais faite de n’être jamais son ami, de me dédire. La réputation qu’il a d’être infidèle me fait peur, mais il est des amis de toutes sortes. Si j’ai un secret, celui-là ne le saura pas, et surtout si c’est un dessein pour ma fortune à quoi il puisse prétendre : Guarda la gamba. Voilà qui est de mon cru, Madame…

Ninon, Mlle de Toiras, Mme de La Rocheguyon, Mme de Lesdiguières, Mme de Roquelaure figurent en bonne place parmi ses conquêtes amoureuses. On lui attribue même des tentatives auprès de la princesse de Conti et de Madame, épouse du frère du roi. Mme de Coulanges et M. de Barrillon jouèrent…la scène de la rupture de Vardes et de Mlle de Toiras. Nous avions tous envie de pleurer…

Mme de Sévigné se délecte par contre d’une autre séparation : M. le chevalier de Lorraine alla voir l’autre jour la Fiennes. Elle voulut jouer la délaissée ; elle parut embarrassée. Le chevalier, avec cette belle physionomie ouverte que j’aime, et que vous n’aimez point, la voulut tirer de toutes sortes d’embarras, et lui dit : « Mademoiselle, qu’avez-vous ? pourquoi êtes-vous triste ? qu’y a-t-il d’extraordinaire à tout ce qui nous est arrivé ? Nous nous sommes aimés, nous ne nous aimons plus ; la fidélité n’est pas une vertu des gens de notre âge. Il vaut bien mieux que nous oubliions le passé et que nous reprenions les tons et les manières ordinaires. Voilà un joli petit chien ; qui vous l’a donné ? » Et voilà le dénouement de cette belle passion…

J’ai horreur de l’infidélité de M. de Vardes, insiste Mme de Sévigné…

Le retour en grâce de Vardes, c’est l’évangile du jour, écrit-elle le 26 mai 1683 à Moulceau, conseiller puis président à la Chambre des comptes à Montpellier : N’avez-vous pas été bien surpris, Monsieur, de vous voir glisser des mains M. de Vardes, que vous teniez depuis dix-neuf ans ? …En vérité, on n’y pensait plus ; il paraissait oublié et sacrifié à l’exemple. Le Roi, qui pense et qui range tout dans sa tête, déclara un beau matin que M. de Vardes serait à la cour dans deux ou trois jours. Il conta qu’il – le roi - lui avait fait écrire par la poste, qu’il avait voulu le surprendre, et qu’il y avait plus de six mois que personne ne lui en avait parlé. Sa Majesté eut contentement : il voulait surprendre, et tout le monde fut surpris. Jamais une nouvelle n’a fait une si grande impression, ni un si grand bruit que celle-là.

Vardes avait-il la moindre chance de se refaire une place au soleil à la cour après une si longue absence ? Les réflexions de son ami Corbinelli permettent d’en douter : il en parle comme on fait aux plus vieux courtisans quand ils en ont été dehors seulement huit jours ; c’est un « Protée » qui change de face à tous moments. J’ai ouï dire à un officier de la cour des plus assidus que, quand il a été deux jours à Paris, il tâte le pavé quand il retourne à Versailles, comme s’il ne connaissait plus le maître ni ses ministres….On y change de maximes tous les huit jours pour le moins…il n’y a rien de fixe en ce pays–là que la grandeur du Roi, sa magnanimité, sa bonté, et sa piété.

Enfin, Vardes arriva samedi matin, poursuit Mme de Sévigné, avec une tête unique en son espèce et un vieux justaucorps à brevet comme on le portait en 1663. Il se mit un genou à terre dans la chambre du Roi, où il n’y avait que M. de Châteauneuf. Le Roi lui dit que, tant que son cœur avait été blessé, il ne l’avait point rappelé, mais que présentement c’était de bon cœur, et qu’il était aise de le revoir. M. de Vardes répondit parfaitement bien et d’un air pénétré, et ce don des larmes que Dieu lui a donné ne fit pas mal son effet dans cette occasion. Après cette première vue, le Roi fit appeler Monsieur le Dauphin, et le présenta comme un jeune courtisan. M. de Vardes le reconnut et le salua. Le Roi lui dit en riant : « Vardes, voilà une sottise, vous savez bien qu’on ne salue personne devant moi. » M.de Vardes du même ton : « Sire, je ne sais plus rien. Il faut que Votre Majesté me pardonne jusqu’à trente sottises. – Eh bien ! je le veux, dit le Roi, reste à vingt-neuf. » Ensuite le Roi se moqua du justaucorps. M. de Vardes lui dit : « Sire, quand on est assez misérable pour être éloigné de vous, non seulement on est malheureux, mais on est ridicule. » Tout est sur ce ton de liberté et d’agrément. Tous les courtisans lui ont fait des merveilles…

Réussir à la cour était pourtant un exercice difficile. Corbinelli en témoigne à propos des louanges faites au roi : on n’en voit plus que de triviales, c’est-à-dire, au moins, qui sont usées. Ce sont les mêmes superlatifs répétés depuis qu’il règne, et redits dans les mêmes termes ; c’est toujours le plus grand monarque du monde, et un héros passant tous les héros passés, présents et futurs…

Quel est ce grief inadmissible commis par Vardes, qui le fit embastiller en 1664 avant d’être consigné en la ville d’Aigues-Mortes dont il était gouverneur ? En mars 1665, il connut même l’enfermement dans la citadelle de Montpellier avant de se retrouver en exil à Aigues-Mortes. Corbinelli, cet ami commun de Vardes et de Mme de Sévigné connut sensiblement le même sort, pour d’autres intrigues des deux compères. Ils détenaient des lettres de Madame, épouse du frère du roi, subtilisées par Mme de Montalais. Libéré au bout de dix-huit mois et autorisé à revenir à Paris en 1670, Corbinelli choisit de son plein gré de rester auprès de Vardes et de partager son exil.

Vous me parlez trop peu de Vardes et de ce pauvre Corbinelli, fit observer Mme de Sévignéà sa fille le 28 juin 1671. Comment va la belle passion de Vardes pour la T[oiras] ? Dites-moi s’il est bien désolé de la longueur infinie de son exil, ou si la philosophie et un peu de « misanthropie » soutiennent son cœur contre les coups de l’amour et de la fortune…

Le motif du bannissement du marquis de Vardes, capitaine des Cent-Suisses, concerne une « lettre espagnole » envoyée à la reine Marie-Thérèse. Elle informa celle-ci des amours du roi pour Mlle de La Vallière. De Vardes en fut l’un des auteurs. La sanction du roi ne se fit pas attendre quand il l’apprit et sa rancune fut durable.

Force est de constater que Vardes se portait à merveille dans l’entourage du roi après son retour : La cour nous l’entraîne, endit son ami Corbinelli. Il y faitun très bon personnage ; c’est un courtisan libre, que le maître traite bien, à qui il parle toujours, et tout cela sans désir et sans prétention…

Le 3e septembre [1688], Mme de Sévigné écrit à Moulceau : Je vous mandais, Monsieur, l’arrivée de M. de Vardes à la cour après son exil. Je puis vous mander aujourd’hui son arrivée dans le ciel….Pour moi, je le regrette, parce qu’il n’y a plus d’hommes à la cour bâtis sur ce moule-là… Bussy, le cousin de Mme de Sévigné, se confie à Corbinelli sur cette disparition : Vous me préparâtes à la nouvelle de la mort de M. de Vardes, Monsieur, quand vous me mandâtes qu’il avait une fièvre lente…Cet événement ne fait pas honneur au médecin hollandais…Nos disgrâces, arrivées et finies presque en même temps, nous avaient réchauffés l’un pour l’autre, et cela, avec une estime réciproque, me fait aujourd’hui sentir sa mort plus que je n’aurais fait il y a vingt ans…Bussy fut lui aussi consigné sur ses terres par le Roi. Le Roi donna sur le champ son gouvernement d’Aigues-Mortes à M. D’Aubigné, frère de Mme de Maintenon…

Quand l’ami Corbinelli se pare de philosophie

Le retour à Paris de Vardes et surtout de Corbinelli, après la réhabilitation du premier à la cour du roi, fut du goût de Madame de Sévigné. Corbinelli vint loger en la place Royale, puis à l’hôtel Carnavalet, comme la marquise. J’ai retrouvé notre cher Corbinelli comme je l’avais laissé, un peu plus philosophe, et mourant tous les jours à quelque chose…Elle écrivit confidentiellement ses premières impressions sur ce retour à un ami : Sachez, Monsieur, qu’ila une perruque comme un autre homme. Ce n’est plus cette petite tête frisottée, seule semblable à elle ; jamais vous n’avez vu un tel changement. J’en ai tremblé pour notre amitié. Ce n’étaient plus ces cheveux à qui je suis attachée depuis plus de trente ans ; mes secrets, mes confiances, mes anciennes habitudes, tout était chancelant. Il était plus jeune de vingt ans ; je ne savais plus où retrouver mon vieil ami. Enfin je me suis un peu apprivoisée avec cette tête à la mode, et je retrouve dessous celle de notre bon Corbinelli…

Un traité des Perruques mentionné dans le Journal des Sçavans de 1681 donne de plus amples informations, en cas de besoin, sur cet ornement déjà en usage chez les Grecs et les Perses et qui faisait fureur à la cour du roi. L’on y apprendra aussi comment se teindre les cheveux. La Bruyère ajoute une pointe de moquerie au port de cette parure pileuse à la cour : ceux qui habitent cette contrée ont une physionomie qui n’est pas nette, mais confuse, embarrassée dans une épaisseur de cheveux étrangers, qu’ils préfèrent aux naturels …

Mme de Sévigné appréciait en bien des occasions la présence retrouvée d’un homme qu’elle connaissait de longue date : …Demandez à notre ami Corbinellice que c’est que d’avoir affaire avec des bas Bretons ; il n’y a point de tête qui n’en soit renversée…Elle avait la mémoire encore chargée de tous les incidents ayant accompagné l’établissement du contrat de mariage de son fils Charles : la future épouse était la fille d’un conseiller au Parlement de Bretagne. Notre Corbinellia eu part aussi à mon tourbillon…dans cette affaire. Il a beau se parer de sa philosophie, il faut qu’il écoute mes détails cruels, qu’il entre dans mes colères, qu’il me dise que j’ai raison pour m’empêcher de la perdre tout à fait ; enfin il a été dans cette occasion, comme dans plusieurs autres, le médecin de mon âme. Il a donc cette excuse, sans compter celle d’être un jeune avocat qui veut se signaler par la perte de trois ou quatre procès de ses meilleurs amis, dont il a été le conseil… Corbinelli ne dément aucunement ces échecs prévisibles :… Je me jette toujours dans l’avocasserie, et je ferai perdre autant de procès pour y réussir qu’un bon médecin fait perdre de vies avant qu’il en sauve une…Dans une lettre du 6 juin 1684, il s’en explique : …je vous dirai que j’en veux toujours à la jurisprudence, et que j’en sais assez pour faire perdre leurs procès à tous mes amis, ce qui peut arriver à ma louange, par l’ignorance palpable des tribunaux où c’est se mettre en passe de tout perdre que de parler raison, règle, ordonnance et lois…Bussy, le cousin de Mme de Sévigné, avait sa propre vision de la plaidoirie. Il dit à Mme de Grignan : il faut être née « tout sucre et tout miel » pour n’être pas pimbêche quand on plaide…

Le trio épistolaire constitué par Mme de Sévigné, Corbinelli et Moulceau, leur ami commun resté à Montpellier, fonctionnait fort bien dans les années 1684-1688 ayant suivi le retour à Paris. La marquise écrit à Moulceau : …Il faut, je crois, Monsieur, parcourir un peul’hôtelde Carnavalet, et vous faire les amitiés de tous les appartements…en concluant : Il me semble que je vois dans mon almanach que j’irai en Bretagne, mais ce ne sera pas sans vous dire encore adieu plus de deux fois. Corbinelli se rebiffe aussitôt, ajoutant : Plus de deux fois quand c’est trop d’une : quelle abomination ! quel abandonnement ! …Adieu mon cher. Je meurs d’envie de vous assassiner à Rambouillet, ou que vous m’y assassiniez. L’empoignade des humeurs battait plaisamment son plein.

Mme de Sévigné conclut une autre lettre à Moulceau en ces termes : Adieu, l’aimable « scélérat ». Ecrivez-moi donc de temps en temps, et adressez vos lettres ici…Voilà notre très cher jaloux plus digne que jamais d’être aimé de nous tous …Corbinellli s’empare de la plume : J’ai attendu la fin de cette lettre pour commencer la preuve de ma tranquillité sur vos amours. Je l’ai lue tout entière, et comme je tirai mes lunettes, elle m’a demandé si c’était un poignard. Vous voyez par-là que l’on me veut causer des inquiétudes…Vous direz l’un et l’autre peut-être, avec Corneille, qu’on en a d’autant plus qu’on s’efforce davantage de les cacher. Je l’avoue, et ne me tiens qu’à mon imagination sur ce point. Peut-être que si on la fondait dans un creuset, on en tirerait plus de dix onces du mal dont je crois être guéri. Mais pourquoi guérir d’un mal agréable et causé par deux sujets si dignes ?…Adieu mon ami. La jalousie me reprend. Je vous quitte en vous assurant que jamais un homme amoureux à mourir n’a tant aimé son rival. Mme de Sévigné reprend : Je hais ce rival, mais c’est de m’effacer et d’écrire si bien dans ma mauvaise lettre. Le poignard changé en lunettes nous fait souvenir de cet assassinat que vous aviez dessein de faire un soir à Rambouillet ; on serait heureux si l’on pouvait passer sa vie avec les gens qui nous plaisent et dont l’esprit ou l’humeur nous charme et nous convient…Et Corbinelli de conclure : La méprise était que je pris votre épée pour un poignard et votre bâton pour votre épée.

Vers la fin de l’année 1685, Mme de Sévigné reprit des nouvelles de Moulceau : Je n’ai reçu aucune de vos lettres depuis plus de quinze mois ; je ne sais si notre enragé de jaloux, Corbinelli, les aurait surprises. Ce n’est pourtant pas son style. Il aurait plus d’inclination à vous assassiner avec cette petite épée dont vous faisiez un si plaisant usage au jardin de Rambouillet…Elle termina la lettreen souhaitant que Moulceau conserve ce goût…de l’aimer toujours un peu, malgré toutes les distances et les absences ! Vous savez, dit-elle, celui que j’ai pour votre mérite. Je n’ose m’étendre davantage, car voilà notre cher et furieux jaloux. Corbinelli prit un malin plaisir à retremper le bec de sa plume dans l’encre noire : Je croyais avoir étouffé ce vilain commerce, et que la crainte de mes extravagances vous eût ôté l’envie de faire de nouvelles protestations. Je m’étais heureusement imaginé que vous n’aviez ni écrit ni reçu de lettres l’un de l’autre depuis dix mois, et je jouissais tranquillement de l’idée charmante d’un oubli parfaitement établi. J’étais ravi de n’avoir plus à méditer un assassinat, ni tous les secrets de la magie noire pour vous séparer, et par malheur je me vois plus que jamais dans la nécessité d’user d’enchantement…

Deux ans plus tard, cette petite querelle amusante entre Corbinelli et Moulceau perdurait : Je fais ce que je puis pour empêcher Mme de Sévigné de vous écrire, mais hélas ! mes efforts sont superflus, avouait Corbinelli... Ce n’est point lui qui m’a empêchée de vous écrire ; rengainez votre épée de Rambouillet…rétorqua la marquise.

En octobre 1688, Mme de Sévigné annonce à sa fille la venue de Corbinelli à l’hôtel Carnavalet pour y loger : La philosophie de Corbinelli viendra ce soir. Il est écrit sur tous les appartements : fais ce que voudras ; vive la sainte liberté ! La marquise précise cependant quelques jours plus tard que la philosophie de Corbinelli est dans cette chambre que vous savez ; mais nous le voyons moins que lorsqu’il habitait à la Place Royale. Corbinelli en profite pour alerter son « rival » Mousseau : Je demeure à l’hôtel de Carnavalet, rien au monde que pour me venger de vous. Mais ce qui vous surprendra est que je ne la vois plus depuis que je demeure avec elle : j’espère que vous n’en croirez rien, parce que c’est une chose incroyable, et que vous mettrez ce point sous le titre d’une méchante finesse. Mme de Sévigné termine la lettre du jour à Moulceau, dans laquelle était incluse celle de Corbinelli, par ces mots : Monsieur, je conserverai pour vous une véritable estime, accompagnée d’une amitié qui devrait faire trembler les « jaloux ».

Corbinelli se montre toutefois beau joueur, reconnaissant la qualité stylistique des lettres de Moulceau : Votre lettre, mon cher scélérat, m’a fait un très grand plaisir, …j’y ai trouvé cette éloquence épistolaire qui charme ceux qui s’y connaissent. Or je prétends être un des plus intelligents sur ce point. Si ma pratique répondait à ma théorie, je défierais vous et Cicéron, Pascal et Voiture…

Corbinelli : Vous me demandez à quelle étude je m’occupe. Il cite quelque histoire, bien des livres de politique moderne et les propositions de Molinos…J’aimerais toutefois, poursuit-il, mieux étudier les fiefs - les domaines seigneuriaux- avec vous, quoique vous autres commissaires ne rendiez vos ordonnances que sur des principes bien douteux… « Il n’y a point de terre sans seigneur » : en voilà un auquel on oppose qu’ « il n’y a aucune servitude sans titre »….est-il vrai ou faux ? Comme il vous plaira, commissaires fieffés…

Corbinelli s’intéresse cependant de plus en plus à la philosophie et à la religion. Il le confie à Moulceau :…j’aime toujours passionnément la jurisprudence mais elle ne m’a point empêché de lire tous les ouvrages de sainte Thérèse…Mme de Sévigné le confirme : Corbinelli est tout pétri dans la mystique, il y a plus d’un an…il ne peut souffrir d’autres lectures…Il a trouvé que ma grand-mère – Jeanne de Rabutin-Chantal - et l’ « Amour de Dieu » de notre « grand-père » saint François de Sales étaient aussi spirituels que sainte Thérèse. Il a tiré de tous ces livres cinq cent maximes d’une beauté parfaite. Il va tous les jours chez Mme Le Maigre, très jolie femme, où l’on ne parle que de Dieu, de la morale chrétienne, de l’évangile du jour. Cela s’appelle des conversations saintes. Il en est charmé, et il y brille ; il est insensible à tout le reste. Corbinelli poursuit : J’ai fait un recueil des maximes chrétiennes ou de mystique de la sainte ( sainte Thérèse) ; j’en ai conféré avec des cartésiens fort savants, qui tous croient que les équivoques et tout particulièrement celles à caractère mystique qui tournent plus au paradoxe font brûler leurs auteurs, selon que leurs juges sont plus ou moins ignorants ; or l’on tient pour assuré que ceux qui composent le tribunal de l’inquisition le sont au suprême degré…Mme de Sévigné affirme cependant que son ami brûle lui-même tout ce qu’il griffonne.

Elle dit de lui : … il me parait tout confit en dévotion spéculative. J’espère toujours qu’en se jouant ainsi avec elle, il s’y attrapera, et se trouvera empêtré dans ces saintes méditations comme un oiseau dans de la glu…

…Je vous gronde, ma chère Comtesse, écrit Mme de Sévigné à sa fille en janvier 1690, de trouver notre Corbinelli le « mystique du diable ». Votre frère en pâme de rire. Je le gronde comme vous. Comment, « mystique du diable » ? un homme…qui ne cesse d’avoir commerce avec les ennemis du diable…un homme qui ne compte pour rien son chien de corps, qui souffre la pauvreté « chrétiennement » (vous direz « philosophiquement ») …qui ne juge jamais son prochain, qui l’excuse toujours, qui passe sa vie dans la charité et le service du prochain, qui ne cherche point les délices ni les plaisirs, qui est entièrement soumis à la volonté de Dieu ! Et vous appelez cela le « mystique du diable » ! Vous ne sauriez nier que ce ne soit là le portrait de notre pauvre ami. Cependant, il y a dans ce mot un air de plaisanterie qui fait rire d’abord, et qui pourrait surprendre les simples. Mais je résiste, comme vous voyez, et je soutiens le fidèle admirateur de sainte Thérèse et de ma grand-mère.

Une douzaine d’années auparavant, Corbinelli dissertait différemment, comme il le confiait à son ami Bussy, toujours en exil dans ses terres sur ordre du Roi…Nous avons vingt fois raisonné sur votre indolence. Mais va-t-elle jusqu’à ne point regretter de n’être point à Maestricht à tuer des Hollandais et des Espagnols à la vue du Roi ? Qu’en dites-vous ? Les poètes vont dire des merveilles : le sujet est ample et beau. Ils diront que leur grand monarque a vaincu la Hollande et l’Espagne en douze jours, en prenant Maestricht… Ils diront qu’il en est lui-même le destructeur… et mille belles pensées dont je ne m’avise pas, tant parce que j’ai l’esprit peu fleuri, que parce que je l’ai sec depuis un an, à cause que je me suis adonné à la philosophie de Descartes. Elle me parait d’autant plus belle qu’elle est facile, et qu’elle n’admet dans le monde que des corps et du mouvement, ne pouvant souffrir tout ce dont on ne peut avoir une idée claire et nette...Que ne l’étudiez-vous ? elle vous divertirait…Mme de Grignan la sait à miracle, et en parle divinement… Il précisait par ailleurs à ce propos : Pour moi, je la trouve délicieuse, non seulement parce qu’elle détrompe d’un million d’erreurs où est tout le monde, mais encore parce qu’elle apprend à raisonner juste… Corbinelli se complait à réagir aux sentiments éprouvés par Mme de Sévigné quand celle-ci « dit que nos âges avancés sont incompatibles avec la joie… » Je crois qu’elle se trompe ; il y a joie et joie. Les nôtres d’à présent sont plus solides que celles de nos jeunesses, et je suis persuadé avec Epicure que le discernement est nécessaire à la possession du plaisir ; je soutiens même qu’il est essentiel à la volupté. Ce chapitre est curieux, délicat et utile, mais après tout, il n’y a de vraie joie que celle d’aimer Dieu…

Corbinelli pousse parfois ses réflexions à l’extrême : Plus je vis, et plus je trouve vrai le paradoxe : « Que tous les hommes sont également heureux et malheureux ». Il m’est d’une grande utilité, depuis que je l’ai entendu comme il doit l’être. Pour cet effet, je pose un gueux de soixante ans à l’hôpital, avec des maux de tête violents qui le prennent réglément tous les deux jours ; qu’il soit, outre cela, paralytique d’un côté et sujet à une colique néphrétique. Je pose d’un autre côté un roi de trente ans, beau, bien fait, victorieux, et sain de corps et d’esprit. Et je dis que le gueux est aussi heureux que le roi, ou qu’il n’est pas plus malheureux. Si cela est véritable, comme je le crois, personne ne se doit plaindre de son état. Faites la comparaison des biens et des maux de ces deux personnages, de leurs plaisirs et de leurs peines, et je suis assuré que vous serez de mon avis...Mme de Sévigné s’en réfère à un écrivain de renom pour trouver elle aussi une part de vérité dans cette idée : Je crois la maxime de M. de La Rochefoucauld véritable : « Quelque différence qui paraisse entre les fortunes, il y a néanmoins une certaine compensation des biens et des maux qui les rend égales ».

La marquise mentionne également des visites de Corbinelli chez Ninon vieillissante : Corbinelli me mande des merveilles de la bonne compagnie d’hommes qu’il trouve chez Mlle de Lenclos. Ainsi elle rassemble tout sur ses vieux jours, quoi que dise Mme de Coulanges, et les hommes et les femmes, mais quand elle n’aurait présentement que les femmes, elle devrait se consoler de cet arrangement, ayant eu les hommes dans le « bel âge »…

Tous ces amis ou proches de Mme de Sévigné étaient des lettrés. En 1686, Corbinelli se targuait d’avoir coupé Cicéron tout entier en fragments à peu près grands comme les maximes de M. de la Rochefoucauld et d’avoir placé à côté des maximes en français de son style concis …Il écrit par ailleurs à Bussy : J’ai traduit depuis peu deux oraisons grecques…pour juger de leur éloquence par comparaison à celle des modernes, mais je trouve qu’il y a partout des perfections et des défauts, selon le goût des siècles. Bussy lui répond : …Vous croyez que les anciens et les modernes ont bien et mal pensé ; je le crois comme vous, mais je crois les modernes au-dessus des anciens. Cette querelle avait commencé à l’Académie le 27 janvier 1687 au sujet de la lecture par Charles Perrault d’un poème sur Le Siècle de Louis le Grand.

A l’occasion de la nomination de son mari au rang de chevalier de l’Ordre,Corbinelli s’adresse à la comtesse de Grignancomme suit : Recevez donc mes hommages, Madame, et trouvez bon que je vous dise que jamaismisanthrope philosophe ne l’a été moins que moi dans cette occasion, tant la joie me démontait…J’oubliais de vous dire que le titre de mon livre est « Le Misanthropisme », mais madame votre mère soutient qu’il faut « La Misanthropie ». Misanthrope, Corbinelli ? Mme de Sévigné ne l’entendait pas ainsi : Il… faudrait encore notre ami Corbinelli pour réchauffer et pour réveiller la société, mais on ne l’a pas toujours quand on veut. Il a d’autres amis, il a des affaires, il aime sa liberté, et nous ne laissons pas de l’aimer avec tout cela…Un homme tellement apprécié par ses amis dans les salons ne pouvait être misanthrope à ce point.

De l’hôtel de Chaulnes, le chemin de Bretagne mène à Rome.

L’hôtel de Chaulnes nous fait découvrir un tout autre personnage. La demeure donne sur la place Royale au n° 9. [2] Elle est plus imposante qu’il n’y parait à première vue, s’étendant sur huit arcades en façade, soit le double de bien d’autres pavillons de la Place. En pénétrant dans la cour, l’on passe de la brique et pierre du temps d’Henri IV à une ambiance architecturale plus classique, notamment par son aile nord que Jules Hardouin-Mansart coiffa d’un ample fronton triangulaire. Le jardin se déployait jusqu’à la rue des Égouts, notre rue de Turenne. Cet ensemble correspond fort bien au rang du personnage qui le possédait, le duc de Chaulnes, qui honorait son souverain Louis XIV d’une statue de Coysevox disposée bien en vue dans son jardin.

Coulanges, le cousin chansonnier de Mme de Sévigné, nous fait pénétrer à l’intérieur : Il n’y a rien de pareil aux bons et somptueux dîners de l’hôtel de Chaulnes, à la beauté du grand appartement, qui augmente tous les jours, et au bon air des feux qui sont dans toutes les cheminées. Il n’y a plus en vérité que cette maison qui représente la maison d’un seigneur. Un grand escalier de pierre mène à l’étage. Dans les grands appartements, Sauval décrit unechambre de parade, attachée à un grand salon, d’où il sort un jet d’eau d’une hauteur considérable et toute éclatante de miroirs qui l’environnent…, un emmeublement à fond de soie, d’or et d’argent… Y figurent également les sigles des propriétaires, de délicates peintures des saisons avec Flore, Cérès, l’Automne et plus singulièrement la Source. Ailleurs, des décors de branches d’alisier évoquent la famille d’Ailly dont est issu le duc, tandis que des tournesols indiquent la direction dans laquelle se tournait le maître des lieux : vers le Roi-Soleil.

Mme de Coulanges confirme les dires de son mari : Mr le duc de Chaulnes donne des dîners magnifiques. Il en a donné un à Mme de Louvois, veuve, comme il l’aurait donné à Mr de Louvois, un autre au chevalier de Lorraine, et à toute la maison de Monsieur – le frère du roi-…Elle insiste particulièrement sur cette dernière visite : Il se passa hier une belle et magnifique scène à l’hôtel de Chaulnes. Monsieur y passa presque toute la journée, avec ses bontés et ses agréments ordinaires pour la maîtresse de la maison. L’appartement de cette duchesse est dans le point de la perfection. Depuis le salon jusqu’au dernier cabinet, tout est meublé de ces beaux damas galonnés d’or que vous connaissez. On a fait, dans la chambre du lit, une cheminée d’une beauté et d’une magnificence qui ne se peut dire ; il y avait de gros feux partout, et des bougies en si grande quantité qu’elles auraient obscurci le soleil, s’ils s’étaient trouvés ensemble. Mme de Chaulnes est allée ce matin rendre la visite à Monsieur, et ensuite à Versailles pour quelques jours…

Mme de Sévigné se montre tout aussi élogieuse :… Je sais toutes les merveilles de l’hôtel de Chaulnes…Il n’y a plus que notre hôtel de Chaulnes qui conserve l’honneur de la seigneurie. Ils sont dans l’usage de jouir de leur bien ; ils font l’un et l’autre ce qui ne se fait plus présentement. Ils sont dignes de toute sorte d’estime et d’amitié…

Le mercredi 2 mars 1695 où Coulanges se rendit à nouveau à l’hôtel de Chaulnes tombait en plein carême : il était défendu, ce jour-là, tout comme le vendredi et le samedi, de manger gras. Je ne revins que mercredi matin de chez ma « seconde femme », - il appelait ainsi Mme de Louvois, sa propre femme ayant été une parente de Louvois - où j’avais couché deux nuits, et j’en revins pour assister au triomphe du mercredi à l’hôtel de Chaulnes. Le duc et la duchesse font gras les autres jours, mais le mercredi, vendredi et samedi, c’est une bonne chère qu’on ne peut assez vous vanter. Leur maître d’hôtel est un homme admirable, et qui contribue beaucoup à ce triomphe…Coulanges encensa à la fois le maître des lieux et ce dernier, en leur dédiant une chanson :

En jours maigres comme en jours gras

Vive l’hôtel de Chaulne

Tous les jours des mets délicats

Des poissons longs d’une aune

Après le Benedicite,

En nous mettant à table,

Honorons M. Honoré,

Car il est honorable

Mme de Sévigné ajoute dans une autre lettre, à propos de bonne chère, une pointe cocasse à l’égard d’un ecclésiastique : Je disais autrefois de feu Monsieur de Rennes qu’il marquait les feuillets de son bréviaire avec des tranches de jambon. Elle fait aussi remarquer que ces capacités du maître d’hôtel soulagent fort l’esprit de la maîtresse de maison, mais cette magnificence est bien ruineuse…Une cinquantaine de domestiques œuvraient en ces lieux. Je sais la beauté et même la nécessité de ces manières, mais j’en vois les conséquences…

Coulanges poursuivit goulûment son dîner chez le duc de Chaulnes tout en plaçant des réflexions aigres-douces dans la conversation : mais faut-il que la compagnie qui s’y trouve soit quelquefois aussi mêlée ? Jugez-en…J’aurais juré d’abord que je me serais contenté de « manger pour vivre » seulement, mais la chère se trouva si bonne, si grande, et même si magnifique, que je l’assaisonnai de toute ma bonne humeur. Je mangeai comme un diable, je bus comme un trou…Les convives opinèrent à propos d’une observation de Coulanges suggérant que lesmaîtres de la maison seraient exacts à ne donner entrée à l’heure de leur dîner qu’à de certaines gens, et que rien n’était si capable de mortifier une bonne compagnie que de la mêler avec une mauvaise. Sur cela, Mme de la Salle dit cent jolies choses plus délicates et plus françaises les unes que les autres ; Mme de Saint-Germain y applaudit avec son air de confiance ordinaire, et Mme du Bois de La Roche en rit plus haut que jamais. Les cuillères sales redoublèrent dans les plats en même temps, pour servir l’un et pour servir l’autre, et ayant par malheur souhaité une vive, Mme de Saint-Germain m’en mit une toute des plus belles sur une assiette pour me l’envoyer, mais j’eus beau dire que je ne voulais point de sauce, la propre dame, en assurant que « la sauce valait encore mieux que le poisson » l’arrosa à diverses reprises avec sa cuillère, qui sortait toute fraîche de sa belle bouche. Mme de la Salle ne servit jamais qu’avec ses dix doigts. En un mot, je ne vis jamais plus de saleté, et notre bon duc, avec les meilleures intentions du monde, fut encore plus sale que les autres. Voilà…comment se passa cette fête. Le vendredi suivant, le voilà invité à nouveau : je m’en vais de ce pas dîner encore avec la duchesse de Chaulnes, car le duc n’arrivera que ce soir de Versailles, mais demain le triomphe est destiné au premier président de Bretagne, à son fils, à sa belle-fille, à Mme Girardin, à l’évêque de Vannes, à sa sœur, Mme de Creil, et autres. Je suis encore retenu pour en faire les honneurs.

Un an plus tard, Coulanges préférait toujours la fréquentation de l’hôtel de Chaulnes à une pratique assidue du carême. Au reste, dit-il, notre hôtel de Chaulnes brille en carême comme il a brillé tous les jours gras ; on y vit assurément à la grande. Le bon duc va toujours pesamment son chemin, mais il faut espérer que Vichy, s’il fait tant que d’y aller, dégagera sa valise, qui est assurément trop pleine, aussi bien que la mienne, mais comme je suis plus jeune que lui et que je fais plus d’exercice, j’en suis moins embarrassé. Comme il y aura longtemps que nous ne nous serons vus, quand vous arriverez ici…je crains beaucoup que vous me trouviez d’une grosseur énorme, mais qu’y faire ? vous ne m’en trouverez pas plus de contrebande, ni moins porté à vous honorer et à vous aimer toute ma vie.

Mme de Sévigné tenait cependant à replacer à leur juste valeur les mérites et responsabilités de ce duc nommé gouverneur de Bretagne en 1671 : ils dépassaient largement son goût immodéré pour le faste des réceptions : L’hôtel de Chaulnes, avec tous ses triomphes, ne laisse pas aussi d’avoir quelquefois des chagrins, parce que le duc et la duchesse en veulent avoir. Toutes ces troupes sur les côtes et tous ces officiers pour les commander les embarrassent, lorsqu’ilsdevraient s’accommoder au temps, passer ici tranquillement leur printemps et leur été entre Chaulnes, Versailles et Paris, et n’aller en Bretagne que pour les Etats, mais ils étouffent sans vouloir s’ouvrir à leurs amis, et veulent avancer leurs jours à toute force. Le bon duc s’appesantit fort, et il y a raison pour cela, mais en ce monde, qui est-ce qui se rend justice ?

Je ne comprends point comme on peut les haïr, et les envier, et les tourmenter ; je suis bien aise que vous vous trouviez insensiblement dans leurs intérêts.

La fonction de gouverneur n’était pas de tout repos. On en veut pour preuve cette révolte des Bretons en 1675, à laquelle le duc était confronté.Il fit part à Colbert des raisons invoquées par les insurgés : …que la misère avait provoqué les uns à s’armer et que les exactions que leurs seigneurs leur avaient faites et les mauvais traitements qu’ils en avaient reçus, tant par l’argent qu’ils en avaient tirés que pour le travail qu’ils leur faisaient faire continuellement à leurs terres, n’ayant pour eux non plus de considération que pour des chevaux, ils n’avaient pu s’empêcher d’en secouer le joug et que le bruit de l’établissement de la gabelle joint à la publication de l’édit du tabac dont ils ne pouvaient se passer et qu’ils ne pouvaient plus acheter, avait beaucoup contribué à la sédition. » Cette révolte appelée des Bonnets rouges ou du papier timbré s’opposait avant tout à la levée de nouveaux impôts très lourds destinés à financer la guerre de Hollande.

Mme de Sévigné souhaitant se rendre sur ses terres de Bretagne, aux Rochers, s’en enquiert : J’attends…un peu de paix en Bretagne pour partir. Mme de la Troche, Mme de Lavardin, M. d’Harouys et moi, nous consultons notre voyage, et nous ne voulons pas nous aller jeter dans la fureur qui agite notre province. Elle augmente tous les jours. Ces démons sont venus piller et brûler jusqu’auprès de Fougères ; c’est un peu trop près des Rochers, la demeure des Sévigné. On a recommencé à piller un bureau à Rennes. Mme de Chaulnes y est à demi morte des menaces qu’on lui fait tous les jours. On me dit hier qu’elle était arrêtée ; même les plus sages l’ont retenue et ont mandé à M. de Chaulnes, qui est au Fort-Louis, que si les troupes qu’il a envoyé quérir ici par un nommé Beaumont, que j’ai vu, font un pas dans la province, ils mettront en pièces Mme de Chaulnes…La pensée qu’il est allé demander des gens de guerre fait un terrible effet contre le Gouverneur et contre lui ; cependant ils ont eu raison, car dans l’état où sont les choses, il ne faut pas des remèdes anodins. On croit que la récolte pourra séparer toute cette belle assemblée, car enfin, il faut bien qu’ils ramassent leurs blés. Ils sont six ou sept mille, dont le plus habile n’entend pas un mot de français. M. de Boucherat me contait l’autre jour qu’un curé avait reçu, devant ses paroissiens, une pendule qu’on lui envoyait « de France » (car c’est ainsi qu’ils disent) ; ils se mirent tous à crier en leur langage que c’était « la gabelle » et qu’ils le voyaient fort bien. Le curé habile leur dit sur le même ton : « Point du tout, mes enfants, ce n’est point « la gabelle », vous ne vous y connaissez pas ; c’est « le jubilé ». En même temps, les voilà à genoux…Quoi qu’il en soit, il faut un peu voir ce que deviendra ce tourbillon…

Le 2 août, nos six mille hommes sont partis pour abîmer notre Bretagne…

Le 21 août : …Ne craignez rien de notre guerre de Bretagne. Ce n’est plus rien du tout ; fiez-vous à ma poltronnerie. Je crois que je m’en irai avec le grand d’Harouys.

D’Orléans, elle écrit : je me suis reposée…dans le lit de Thoury. Nous avons trouvé ce matin deux grands vilains pendus à des arbres sur le grand chemin…il me semble que ce sont des roués…A peine sommes-nous descendus ici que voilà vingt bateliers autour de nous…C’est une folie de s’embarquer…on se croit obligée de prendre des bateliers, comme à Chartres d’acheter des chapelets…Elle décrira ultérieurement une navigation fluviale des plus agréables au cours d’un autre voyage : Nous sommes montés dans le bateau à Orléans à six heures par le plus beau temps du monde. J’y ai fait mettre le corps de mon [grand] carrosse d’une manière que le soleil n’a point entrée dedans. Nous avons baissé les glaces. L’ouverture du devant fait un tableau merveilleux ; celle des portières et des petits côtés nous donne tous les points de vue qu’on peut imaginer. Nous ne sommes que mon oncle l’Abbé et moidans ce joli cabinet, sur de bons coussins, bien à l’air, bien à notre aise ; tout le reste comme des cochons sur la paille. Nous avons mangé du potage et du bouilli tout chaud. On a un petit fourneau ; on mange sur un ais dans le carrosse comme le Roi et la Reine. Voyez, je vous prie, comme tout s’est raffiné sur notre Loire… Nous avons quitté Tours ce matin ; j’y ai laissé à la poste une lettre pour vous…Je suis douze heures de suite dans ce carrosse si bien placé, si bien exposé, dont je vous ai parlé. J’en emploie quelqu’une à manger, à boire, à ne pas boire, à lire, beaucoup à regarder, à admirer, et encore plus à rêver, à penser à vous, ma bonne…Revenons à présent au voyage en cours. Etait-il aussi plaisant ? Il y a trente lieues de Saumur à Nantes. Nous avons résolu de les faire en deux jours. Dans ce dessein, nous allâmes hier deux heures de nuit ; nous nous engravâmes…nous arrivâmes à minuit dans un « tugurio »…où il n’y avait rien du tout que de vieilles femmes qui filaient, et de la paille fraîche, sur quoi nous avons tous couché sans nous dépouiller…Nous nous sommes rembarqués avec la pointe du jour, et nous étions si parfaitement bien établis dans notre gravier que nous avons été près d’une heure avant de reprendre la navigation. Nous voulons, contre vent et marée, arriver à Nantes ; nous ramons tous…

Pendant ce temps, nos pauvres bas Bretons, à ce que je viens d’apprendre, s’attroupent quarante ou cinquante par les champs, et dès qu’ils voient les soldats, ils se jettent à genoux et disent « mea culpa »…c’est le seul mot de français qu’ils sachent…On ne laisse pas de pendre ces pauvres bas Bretons. Ils demandent à boire et du tabac, et qu’on les dépêche…

M. de Chaulnes amène quatre mille hommes à Rennes. - on croit qu’il y aura bien de la « penderie » -… L’émotion y est grande, et la haine incroyable, dans toute la province, contre le Gouverneur… qui a transféré le Parlement de Rennes