Domnitza de Snagov - Panaït Istrati - E-Book

Domnitza de Snagov E-Book

Panaït Istrati

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Beschreibung

Nous somme en l'année 1854 et Floarea Codrilor change la tactique de ses haïdoucs. Ils ne se contenteront plus de voler, châtier, mais ils s'engageront dans une tentative de soulèvement afin d'éveiller le peuple, prendre le chemin de la Révolution. Elle déclenche un rassemblement de tous les haïdoucs à travers le pays. Son principal objectif:

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Domnitza de Snagov

Domnitza de SnagovVERS SNAGOVÀ SNAGOV, DANS LA MAISON DES HAÏDOUCSAPRÈS SNAGOVPage de copyright

Domnitza de Snagov

Panaït Istrati

Avec ce volume, ayant terminé la première partie de l’histoire d’Adrien Zograffi, je la dédie aux deux hommes qui, sans se connaître, se sont donné les mains pour me pousser à l’écrire :

à l’écrivain français

ROMAIN ROLLAND

au bottier roumain

GEORGES IONESCO

PANAIT ISTRATI

Nice, 1926

VERS SNAGOV

I CHANSON HAÏDOUQUE

Le printemps, cette année-là, quoique précoce et doux, se montra fort pluvieux. Aussi fut-il possible à notre troupe de quitter sa retraite d’hiver un peu plus tôt que les haïdoucs n’en ont l’habitude ; mais, pour ce qui était d’aborder la plaine, il fallait y renoncer pour le moment ; les routes étaient défoncées, impraticables, désertes de charretiers. C’était sous des déguisements de charretiers que Floarea Codrilor, notre capitaine, avait décidé de nous faire faire les grands déplacements. Elle nous disait avec raison que les potéras[1] nous recherchaient sur les sentiers montagneux plutôt que dans les villes, ou en rase campagne. Nous devions abandonner les pratiques par trop « éventées », qui reléguaient naguère le haïdouc sur les confins de la terre où gémissait son frère le paysan. Il fallait maintenant nous rapprocher de cet homme, abruti par quatre siècles de spoliation, et lui faire comprendre que les haïdoucs seraient impuissants à le délivrer du joug aussi longtemps qu’il croupirait dans l’animalité. C’est pourquoi les révoltés allaient se muer en braves charretiers, se joindre aux interminables convois de voitures qui sillonnent les principautés danubiennes en long et en large, transporter de vraies, de fausses marchandises, boire, rire, bavarder avec leurs camarades, au besoin se laisser fouetter comme eux, mais toujours prêts à secouer, à réveiller de son triste sommeil la bête parlante, celle qui dépasse le bœuf en endurance et le lapin en fécondité. Et s’il restait bien entendu que, tout en poursuivant cette tentative de soulèvement, nous ne nous abstiendrions pas de piller et châtier, d’aventure, certains gros coupables, nous n’en devions pas moins considérer ces actes comme secondaires, bons à tenir le peuple en éveil et à satisfaire la soif de vengeance d’une haïdoucie primitive et bornée. Tel était le plan que cette femme au cœur noble et au cerveau lucide avait lentement élaboré, mûrement approfondi durant le long hiver qui précéda le printemps de 1854.

Elle fit mieux. Au moyen de plusieurs affidés, envoyés aux quatre coins du pays, elle mit au courant de ses projets quelques grands capitaines de haïdoucs, dont Groza, son ami d’enfance, et leur donna rendez-vous, pour le commencement de mai, dans les montagnes basses de Tazlau, en Moldavie.

C’était la première fois qu’une semblable idée germait dans un cerveau de haïdouc. D’habitude, chaque chef et sa bande agissaient isolément dans la région qui leur était familière, brillaient pendant quelque temps comme des météores et s’éteignaient promptement, que ce fût au gibet ou dans une bataille avec les potéras.

Maintenant, une femme – « la plus belle femme du pays roumain », avait crié Cosma – les exhortait au ralliement :

Venez, amis, sur les sommets du Faucon, près de la source de Tazlau, leur disait-elle, dans sa missive. Ce n’est pas moi qui vous appelle, c’est la souffrance du pays. Vous êtes des patriotes. J’en suis une. Vous avez des braves qui vous obéissent, en hommes libres. J’en ai, moi aussi. Mais que faites-vous de tous ces cœurs généreux ? Rien, sinon les pousser au meurtre. Eh quoi ? L’homicide, seul, a-t-il jamais avancé d’un pouce la charrue de l’esclave ? À-t-on jamais vu un homme rendu plus intelligent, plus courageux et plus digne, pour avoir coupé la tête d’un autre ? Nous sommes des héros, nous agissons comme des assassins et nous mourrons plus mal que les chiens. Assez ! Plus de rancunes personnelles ! Vous les oublierez au sourire de mes yeux noirs et de mes dents blanches. Je serai votre sœur, passionnée comme une amante. Et nous nous plierons, tous, à une tâche bien plus lourde qu’une attaque vengeresse, mais aussi beaucoup plus efficace pour le relèvement de nos frères vaincus. Floarea Codrilor, capitaine de haïdoucs, vous attend sans faute dans la première semaine du mois des fleurs !

Ils avaient répondu, tous, avec enthousiasme à cette invitation. Et nous allions maintenant au rendez-vous donné.

*

Quatorze hommes, quatre conseillers et Floarea, voici la troupe équestre qui descendait vers la vallée de la Bâsca. Maigre troupe pour partir en haïdoucie ! On se regardait avec une tendresse mélancolique. Dans tous les yeux on pouvait lire la même pensée : Lequel d’entre nous ne verra plus le printemps prochain ?

Le haïdouc ne pense pas souvent au suprême danger, mais le printemps le lui rappelle. Le vent est tout jeune, fraîchement lavé par les neiges, et hardi comme la jeunesse. Il se moquait de la barbe respectable d’Élie, et la peignait à rebours, étouffait de caresses Floarea, qui chevauchait en tête, songeuse, mais se laissait faire, car il était son « premier amant ». Parfois, sa violence allait jusqu’à nous emporter nos bonnets pointus. La longue chevelure de notre capitaine flottait alors comme une oriflamme. En traversant les forêts, les sabots de nos bêtes écrasaient cruellement les jolies et tendres perce-neige, ces clochettes de sucre qui pendent au cou du printemps, l’éternel nouveau-né.

Ainsi nous laissâmes derrière nous les cimes hérissées des Carpates et abordâmes, par une journée ensoleillée, les hauts plateaux du Penteleu, où se trouvent les plus vastes fromageries du pays roumain.

Les pâtres étaient déjà là, avec leurs milliers de brebis et d’agneaux. Le tintamarre des cloches, le son des flûtes, les chants et les cris emplissaient l’air et donnaient à la région un souffle de vie que nous ne connaissions plus depuis bientôt six mois.

Floarea Codrilor s’arrêta et nous dit :

– Voilà des humains heureux ! Le yatagan turc et le fouet national n’osent pas s’aventurer jusqu’ici. Hélas ! un pays ne peut pas tout entier gagner la montagne et y vivre !

À ce moment, on s’aperçut que tout près de nous un jeune berger s’occupait à planter deux croix de bois, grossièrement confectionnées. À ses pieds on voyait de vieilles croix, pourries. Le gars, son lourd manteau de fourrure jeté à terre, s’y appliquait avec une assiduité touchante et ne faisait aucune attention à notre présence.

Le capitaine le questionna. Il répondit, d’un ton un peu bourru :

– Ce sont les tombes du haïdouc Gheorghitza et de sa maîtresse, tous deux tués ici par les potéras.

– Mon Dieu ! s’écria Floarea, ôtant son bonnet d’astrakan.

Et, s’agenouillant :

– J’ai entendu parler de ces braves, dans mon enfance.

– Elle est morte avant lui ; il a été tué en la défendant.

– Et qui t’a chargé de changer leurs croix ? demanda l’un des nôtres.

– Personne. C’est nous qui le faisons, de nous-mêmes. Qui voudriez-vous qui nous envoie ? La sous-préfecture ?

Puis, en ramassant fourrure, bâton et flûte, il ajouta, avec une pointe de mauvais présage :

– Peut-être que nous vous rendrons un jour le même service.

– À nous ? s’exclama Floarea. Tu sais donc qui nous sommes ?

– Ben sûr !

– Dis-le-nous, alors !

– Hé ! Des haïdoucs ! Ça ne suffit pas ?

Et, se dirigeant vers son troupeau, il s’installa sur un bloc de rocher et entama, d’une voix mâle et comme pour soi-même, la longue ballade du haïdouc Gheorghitza, dont il venait de soigner la tombe :

Petite feuille d’œillet dinde ! Qui est-ce qui monte à l’Istritza ? Eh bien, c’est le capitaine Gheorghitza, le gars de Negoïtza, Negoïtza de Cislau, l’arrière-petit-fils du maire.

Feuille verte de bruyère ! À la montagne, sur les durs chemins, Gheorghiache erre de bergerie en bergerie. Partout il goûte la crème et le fromage, mais, dès qu’il met quelque chose dans sa bouche, à l’instant même il crache par terre en disant que c’est trop salé, trop mauvais. Puis, le voilà fouillant dans la peausserie… Il se cherche une petite fourrure, pour se faire un bonnet avec – un bonnet montagnard, afin que personne ne le reconnaisse. Enfin, après mercredi, jeudi est venu : le vaillant montait toujours et arrivait sur l’Istritza. Là-haut, il allait tout droit à la fontaine de sapin, au pâturage de Raoul, Raoul le montagnard, qu’il rencontrait et lui parlait ainsi :

– Feuille verte d’églantine ! Hé, père Raoul à la barbe grise, toi qui as la bergerie tout en haut dans la forêt, et la chaumière faite de trois poutres et sise sur une racine, ah, tu ne sais pas quels sont mes malheurs ! Connais-tu Macoveï, le fils de père Mateï qui demeure à la pointe de Urseï ?

– Que oui, je le sais ; bien fameux je l’ai connu, car je lui ai gardé ses brebis dans ma jeunesse.

– Et moi, depuis mon enfance je l’ai servi, avec foi et honnêteté ; pendant ce temps, un petit avoir je m’étais ramassé, mais il me le convoitait, et, jeune encore, m’a fait épouser une de ses nièces. Ah, la crapule ! Il m’a dérobé tout mon bien, m’a enlevé la femme et l’a fait fuir avec son fils ! Cela ne lui suffit pas : il m’a volé tout mon argent, me laissant à ce point pauvre que je fus obligé de partir en haïdoucie. Mais là encore il me poursuivit avec la potéra, s’empara de moi, me garrotta et, au passage du Cislau, alors que je voulais boire de l’eau, il me donna un coup de botte dans la nuque et me fit boire de l’eau mêlée de sang et de mes propres dents ! Maintenant je sais qu’il se cache dans ces parages ; dis-moi, père Raoul, ne l’as-tu pas vu ? Ne t’a-t-il pas entretenu de moi ni demandé asile ?

– Deh ! capitaine Gheorghitza ! C’est vrai, je l’ai vu, il y a deux ou trois jours, mais il ne m’a pas demandé asile ni questionné sur toi.

– Ah, l’ennemi haineux ! Voilà sept ans que je vis exilé sur la Bâsca-sans-issue. Si je mets la main sur lui, il ne comptera plus parmi les vivants ! Mais, dis-moi un peu, frère : tu n’as rien à vendre dans ta bergerie ? Et ne voudrais-tu pas m’accompagner par là-haut ?

– Deh ! capitaine Gheorghitza ! Je ne dis pas non, mais, vois-tu ? quoique tu sois homme jeune et aimable, tu as une réputation assez mauvaise, car tu erres sans cesse dans les bergeries ; partout tu ne fais que goûter la crème et le fromage ; tu les craches aussitôt en disant que c’est trop salé, trop mauvais ; puis tu fouilles dans les peausseries, mais ce n’est pas une petite fourrure à bonnet que tu cherches, c’est de la chicane : tu veux savoir où se trouve Macoveï.

– Oui, père Raoul, c’est comme tu dis, mais ce n’est, pas ma faute : mon cœur n’est pas rancuneux, et si je hais Macoveï c’est qu’il m’a fait trop de mal.

Feuille verte de tulipe !… Ils dirent ce qu’ils dirent, puis père Raoul s’en alla conduire Gheorghitza à la bergerie. Ils ne montèrent pas beaucoup ; et une fois là-haut, Gheorghiache fit aussitôt le tour de la ferme… Il fouilla tout… Rien n’échappa à ses regards :

– Père Raoul à barbe grise ! Ne caches-tu personne dans ta bergerie ? Je ne voudrais pas te chercher noise !

– Faut pas me chercher noise, car, voilà : hier soir, vers la nuit, mon pâtre a bu un peu trop de lait cru et il est tombé malade de fièvre. Maintenant il gît parmi les outres à fromages, dans les fourrures : ne va pas le prendre pour Dieu sait qui, et me faire une histoire !

En disant cela, il montra à Gheorghitza ses troupeaux de moutons. Gheorghitza prenait les ciseaux et s’essayait à la tonte, mais il ne tondait rien. La laine ne lui plaisait pas : il n’en avait nul besoin. Ses yeux noirs fouillaient toujours et découvrirent Macoveï, eh ! ils aperçurent Macoveï ! À grand-peine Gheorghitza maîtrisa un juron, mais il patienta encore, et demanda à père Raoul de lui faire voir les fourrures. Elles n’étaient pas bien belles. Gheorghélash les prenait dans les mains, les jetait de côté, tournait en tous sens, puis, quand il crut le moment choisi, d’un bond il sauta sur Macoveï, l’empoigna par les cheveux et ainsi le jugea :

– Feuille verte de tilleul ! Sois maudit, Macoveï ! Qui t’a fait sortir devant mes yeux ? Est-ce ta vie qui s’abrège ? Ou mes péchés qui s’augmentent ? Pendant sept ans je t’ai servi… Je fus le souffre-douleur de tes enfants ! Puis tu m’as fait épouser ta nièce, pour mieux me dépouiller. Et cette honte que tu me fis à ma noce, en me faisant danser, ivre mort, avec de la cendre brûlante dans mes bottes ? Et ce jour où tu me cognas la bouche, contre une pierre, en me brisant les dents ? Te souviens-tu de tous les forfaits, qui m’ont jeté sur la paille ?

Macoveï se lamentait, Macoveï priait :

– Gheorghitza, Gheorghélash ! Vaillant, jeune et gracieux ! Prends-moi mon cheval et mes armes, mais laisse-moi la vie, prolonge-moi les jours, j’ai des enfants à nourrir et à marier, des nièces qui doivent prier pour le pardon de mes péchés !

– Je te prendrai tout, et ta vie, pour que tes enfants et tes nièces puissent se rappeler tes péchés !

Alors, père Raoul, en voyant que la plaisanterie devenait menaçante, intervint, et dit :

– Hé ! Gheorghitza, Gheorghiache ! Jeune de visage et gracieux ! Ne sois pas si haineux, quoi ! C’est pour cela que tu es venu à la bergerie ? Allons, laisse-lui ses jours, car il te donnera toute sa fortune, qu’il a enterrée là, derrière la porte !

À ces paroles, Gheorghitza se mit hors de lui et cria à Raoul :

– Ah, vieillard à la barbe grise, lent au travail, bavard, menteur ! C’est pour cela que tu t’esquivais sans cesse ? Et tu me trouvais, à moi, une réputation mauvaise, alors que tu étais l’hôte des voleurs ?

Et, tirant son glaive, en quatre morceaux il découpa Macoveï, puis, s’en alla rejoindre ses gars, fit allumer des feux, promena son cheval, mais… il avait de mauvais présages !…

Feuille verte de bardane ! Voici le capitaine Stéphane !… C’est le compère de Gheorghitza, car il a tenu autrefois un de ses enfants sur les fonts et a reçu du haïdouc, une belle bague, mais il est maintenant capitaine de potéra – que la Sainte Vierge la maudisse ! Il pénètre dans la forêt et approche de la clairière où Gheorghitza et ses compagnons ont fait halte. Là-bas, Stéphane parla ainsi à sa potéra (la potéra de Buzeu – que le Seigneur la détruise !) :

– Arrêtez-vous, un peu, enfants, pour que nous puissions envoyer une décharge à Gheorghitza, car il est très dangereux, et capable de nous tuer tous !

Puis, il souleva son fusil rayé, rempli de balles d’argent, mit le haïdouc en joue et l’atteignit dans le siège de l’âme, un peu en dessous du nombril, où ça fait mal aux vaillants.

Gheorghélash porta la main à sa blessure, en tira une bague et parla ainsi :

– Sur la foi qui te manque, Stéphane (et compère traître !), je t’avais offert cette bague, et c’est avec elle que tu me frappes ; mais à moins que je meure sous peu je mordrai dans ta chair !

Et il prit son mousquet, s’appuya contre un rocher et mit Stéphane en joue – mais la mort arriva et c’est dans cette position qu’elle le cloua !

Pendant trois jours qu’il resta là, personne n’osa s’approcher de lui, tout le monde en avait peur ! Puis Beshg Élie arriva, lui coupa la tête, la vida de son cerveau et la porta à Bucarest : tous ceux qu’il croisait en route, tous ceux qui voyaient la tête de Gheorghélash, tous fondaient en larmes, tellement il était beau !…

*

Nous avions écouté le pâtre avec religion, comme à l’église. Sa ballade finie, il partit à la course derrière ses moutons, sans plus nous regarder. Cela nous fit de la peine : nous aurions voulu le voir un peu sensible à l’intérêt que nous prenions à son récit, car, somme toute, c’était notre propre histoire qu’il racontait.

Floarea Codrilor semblait très émue. Longtemps, elle contempla, les yeux hagards, les deux croix fraîchement plantées. Puis, se dirigeant vers son cheval, elle soupira du fond de ses poumons et dit :

– Dans ce monde, tout finit par une chanson haïdouque…

II LE MOURANT DE BISSOCA

Pour passer en Moldavie, nous n’avions qu’à traverser un département, celui de Râmnicou-Sarat. La prudence nous conseilla de ne pas trop perdre de vue la chaîne des montagnes et ses bois fraternels, refuge sûr en cas de danger, car Floarea était fermement décidée de ne rien entreprendre, rien risquer, avant de s’être concertée avec les chefs haïdoucs à cette entrevue de Tazlau, où elle espérait donner à la haïdoucie un tout autre plan de combat. En outre, nous étions fort peu nombreux : à peine une vingtaine. Il nous fallait au moins encore autant de « Fusils à cheval » pour bien attaquer et bien nous défendre.

Mais l’homme n’est pas le maître de ses actions. Un fait imprévu, un hasard, surgit dès notre départ et nous fit faire un exploit qui devait rendre fameuse la femme que nous avions choisie comme capitaine.

Le soir de ce premier jour de marche, après avoir quitté les pâturages de Penteleu, nous arrivâmes au bord du village de Bissoca, région montagneuse et fort boisée, où nous devions passer une partie de la nuit. La troupe campa, non sans s’être d’abord assurée que tout était tranquille. Une petite ferme en ruine, et que nous croyions abandonnée, nous servit de refuge. Nos bêtes furent aussitôt mises au repos, chacune avec sa musette d’avoine passée autour du cou. Un bon feu, que nous allumâmes au milieu de la cour, devait réchauffer un peu nos os glacés. Movila, notre cuisinier, grilla rapidement deux agneaux de lait. Avec un bon morceau de fromage et un pot de vin par là-dessus, chacun put apaiser sa faim.

Nous le fîmes en moins d’une heure ; les quatre compagnons qui étaient de faction vinrent à leur tour se restaurer, puis, par quatre toutes les demi-heures, nous allions à tour de rôle faire le guet.

La nuit était humide plutôt que froide. On parlait peu, on astiquait ses armes et on sommeillait en présentant au brasier tantôt la poitrine, tantôt le dos. Parfois, les flammes des branches sèches éclairaient toute la cour et les masures aux toits éventrés, sans portes, ni fenêtres. Alors, on pouvait voir tous les détails de ce lieu désert.

Floarea, qui scrutait constamment une encoignure sombre de la cour, nous dit :

– Je crois, moi, qu’un être humain habite ici, ou tout au moins, qu’il y vient habiter le jour. Regardez cette niche fourrée dans le coin des murailles : elle est fraîchement enduite ; sa porte est en bon état, et une hache se trouve à côté, couchée par terre.

Nous portâmes nos regards vers l’endroit indiqué, mais personne ne se dérangea pour y aller voir de près. On se trouvait trop bien à côté du feu. Et puis, qu’est-ce qu’il y avait à craindre de la part du malheureux qui occupait la niche ? Floarea elle-même n’y fit plus attention, s’enveloppa dans sa couverture et tourna le dos à la chaleur ; mais peu après elle nous déclara avoir entendu un faible gémissement.

Je me levai et avançai un peu dans l’obscurité :

– Notre capitaine a raison ! Maintenant il y a de la lumière dans la cabane ! Elle se voit par les fentes de la porte.

Tout le monde accourut. Floarea poussa la porte avec précaution, et alors nous vîmes un vieillard maigre et barbu, étendu sur un lit de planches, face au ciel, les deux mains réunies sur la poitrine et tenant un cierge allumé. Également sur la poitrine, presque au-dessous du menton, était posée une petite icône représentant la Vierge. L’homme reposait, lourdement habillé, la tête sur un sac bourré de paille. Près du lit une cruche. Dans un coin, un coffre chargé de hardes. L’âtre semblait depuis longtemps éteint.

À notre apparition, le vieillard tourna vers nous ses yeux enfoncés dans les orbites et montra de l’étonnement :

– Je ne vous ai pas entendus arriver… nous dit-il d’une voix assez claire… Je suis sourd.

– Sourd, seulement, ce ne serait rien, lui cria Floarea, mais tu es encore bien malheureux : qu’as-tu ? qui es-tu ?

Sans bouger de sa position, il répliqua :

– C’est inutile de me parler… Je suis sourd comme une tombe.

Intriguée et impuissante, notre amie lui fit comprendre, par signes, qu’on voulait le secourir, ou au moins lui donner à manger.

– Trop tard ! Plus besoin de rien… Maintenant, j’attends la mort, belle domnitza.

Floarea nous demanda d’allumer du feu dans l’âtre et de préparer une gamelle de vin chaud et sucré. L’homme refusa obstinément de goûter à la boisson et dit que le feu était superflu :

– Je ne sens rien… je meurs… Vous voyez bien : je « me tiens » le cierge, je ne veux pas rendre mon âme comme un chien. Et peut-être que la mort serait déjà venue si je ne vivais dans la crainte de mettre le feu à mes vêtements. Depuis trois jours je ne fais que ça : allumer et éteindre le cierge… Depuis huit jours je suis au lit, sans plus manger, ni boire… c’est fini : je meurs.

Il éteignit son cierge et le coucha sur sa poitrine :

– Tout ce que vous pourrez faire pour moi, puisque le Seigneur vous a envoyés ici, c’est de guetter ma fin et d’allumer le cierge… Ainsi, je n’aurai plus peur de brûler vivant et je mourrai cette nuit même. Faites cela pour ma pauvre âme, enterrez-moi ensuite, et que Dieu vous protège sur vos chemins : vous êtes des haïdoucs, je le reconnais à vos armes, à votre humanité.

Le mourant, malgré son aspect misérable, ne manquait pas d’une certaine distinction dans les traits, ennoblis peut-être par cette souffrance vaillamment supportée. Sa parole était digne, elle aussi ; il s’exprimait facilement. Néanmoins, il était visible que c’était un paysan, ou un ancien petit propriétaire. Mais d’où venait son extrême détresse ? Quelle histoire cachait cette vie qui s’en allait ?

Notre capitaine s’épuisa à lui faire comprendre son désir de l’apprendre. Assise sur le coffre, près du lit, Floarea lui réchauffait les mains et le pressait par signes. Il comprit :

– Héé… Belle domnitza… On ne commence pas à raconter sa vie lorsqu’on est en train de mourir. C’est long… Et mon souffle est court. Ma vie et mes malheurs sont ceux d’une nation entière… Haïdoucs, vous devez les connaître aussi bien que moi.

Le vieillard se tut. Il paraissait songer. Ses yeux fixaient les flammes de l’âtre, lesquelles dansaient sur son visage maigre et poilu. Puis il tourna la tête vers nous, qui restions accrochés dans le cadre de la porte comme une grappe, fort curieux de savoir ce qu’était ce mourant, à ce point abandonné qu’il devait tenir seul son cierge.

Par gestes, Floarea le pria de continuer. Et alors il nous raconta ce qui suit :

*

Puisque, maintenant, je sais que vous m’aiderez à mourir comme un chrétien, et que vous m’enterrerez, je vais tâcher de vous narrer de ma vie ce que la mort m’en permettra.

Je n’ai pas toujours été le misérable de cette heure-ci. Comme la plupart des habitants de l’ancien temps, je descends d’une famille de guerriers qui a défendu le sol de la nation sous nos bons princes d’autrefois : je suis de parents razéchi[2]. À ce moment-là, il n’y avait dans le pays que le prince, qui veillait et luttait, son conseil de boïars, presque tous des hommes honnêtes, nous autres razéchi, et, par-ci par là, quelques gens bons à rien, que l’on pouvait compter sur les doigts dans chaque commune. Mes ancêtres possédaient de la terre de labour, des bois et des pâturages, plus qu’il ne leur en fallait.

Mais les temps qui ont suivi changèrent la face du monde. Les bons princes ont disparu. Les boïars se sont multipliés comme la mauvaise herbe, sont devenus injustes, rapaces et désireux chacun de régner ne fût-ce que quelques mois. Le trône étant, comme aujourd’hui, aux mains des Turcs, et se vendant au plus offrant, les nouveaux boïars eurent besoin d’argent pour se faire des partisans puissants dans le pays et, à Stamboul, acheter les favoris du Sultan. De là, vols et pillages. Ils n’avaient plus besoin de razéchi, mais de beaucoup de terre et, pour la travailler, de serfs.

Le procédé était simple : de temps en temps, leurs domestiques reculaient les pierres de bornage de nos propriétés. Le domaine du boïar s’étendait comme la gale. Les papiers étaient toujours perdus. Nous ne pouvions rien prouver. Nous regardions diminuer à vue d’œil nos droits sur la terre de Dieu. Se plaindre ? À qui ? Ceux qui nous volaient étaient en même temps juges du Divan. Ils achetaient quelques faux témoins : un sous-préfet, un pope, deux ou trois ivrognes. Nos témoins à nous n’étaient jamais pris en considération.

À ce procédé s’ajoutèrent deux fléaux qui finirent par nous achever : les impôts « sur tout ce qui bougeait et ne bougeait pas », et la flagellation pour ceux qui ne pouvaient pas payer. En moins de deux générations, nous oubliâmes notre passé. L’homme digne d’autrefois devint un animal peureux qui enlevait son bonnet devant n’importe quel épouvantail qui arrivait en criant sur le seuil de sa chaumière. Le plus laborieux ne fut plus qu’un fainéant ; le plus sage, un ivrogne. Ainsi, le pays se partagea en serfs et en boïars, et certains de ces boïars possèdent aujourd’hui jusqu’à vingt domaines, gros de dix à cent mille hectares.

Hélas ! Ce malheur en a entraîné un autre, plus effroyable encore. Les Turcs et les Grecs de Stamboul, en apprenant que les boïars roumains traitaient leur propre patrie en pays conquis, se sont abattus sur nous comme des sauterelles. Ils ne demandaient qu’à se mettre d’accord avec ceux qui nous dépouillaient depuis longtemps et à nous sucer le sang en bonne camaraderie. Nos boïars s’y plièrent sans trop de peine, car il s’agissait avant tout de se sauver eux-mêmes.

Beaucoup de nos seigneurs, alors, au prix de nos pauvres peaux, entrèrent dans les bonnes grâces de la Sublime Porte en affermant aux Grecs influents un ou plusieurs domaines, et en les acceptant parfois pour gendres. Ces affermages nous firent maudire le jour où nos mères nous avaient mis au monde. Nous sommes descendus au rang des tziganes esclaves. Plus bas même, car les esclaves étaient au moins nourris, et nous crevions de faim.

Et Turcs et Grecs, à qui mieux mieux, se jetèrent sur nos filles et nos femmes.

Ah ! Dieu sans pitié ! Malheur à la pauvrette, mariée ou non, qui se trouvait être belle et plaire à l’envahisseur ! Malheur aussi au pauvre garçonnet qui apparaissait devant les pas des Turcs. Le déshonneur, le supplice et la mort les attendaient, souvent sous les yeux de leurs parents, parfois eux-mêmes massacrés.

Et voici ma propre histoire :

Vers 1821, quand Ypsilanti et son hétairie appelèrent les Grecs à la guerre contre les Turcs, j’étais encore un homme aisé. J’habitais un département riverain du Danube, avec ma femme et nos deux enfants, une fille de vingt ans et un garçon de douze. Un autre garçon, le premier-né, était marié et habitait une commune voisine de la nôtre.