La Maison Thüringer - Panaït Istrati - E-Book

La Maison Thüringer E-Book

Panaït Istrati

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Beschreibung

La mère d'Adrien le fait embaucher chez les frères Max et Bernard Thüringer, grands exportateurs de céréales, à Braïla. Cet épisode de sa vie aborde l'«impitoyable système de travail» en vigueur, et la naissance de syndicats à Braïla.

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La Maison Thüringer

La Maison ThüringerPRÉFACE À « ADRIEN ZOGRAFFI » OU LES AVEUX D’UN ÉCRIVAIN DE NOTRE TEMPS-LA MAISON THÜRINGERPage de copyright

La Maison Thüringer

Panaït Istrati

PRÉFACE À « ADRIEN ZOGRAFFI » OU LES AVEUX D’UN ÉCRIVAIN DE NOTRE TEMPS

L’histoire de la vie d’Adrien Zograffi, en une demi-douzaine de volumes, aurait dû constituer, à l’origine, toute mon œuvre. Une œuvre littéraire doublée d’un témoignage d’homme mûr. J’avais quarante ans quand, pendant l’été 1924, parut mon premier livre, Kyra Kyralina. Ce n’est pas à cet âge-là qu’on débute dans le métier d’écrivain, je l’avais dit dans ma préface à Kyra. Aussi n’étais-je décidé, alors, qu’à raconter un cas. Et encore ne le fis-je que poussé par Romain Rolland.

Mais dès que je me fus mis à écrire, la violence de mon tempérament emporta ma raison comme le vent emporte une plume. J’éclatais de joie, je sanglotais de bonheur, à l’idée qu’un ami d’une espèce et d’une taille encore inconnues de moi voulait que j’écrive, vraiment, en français ! Quel français ? Je l’ai déjà raconté ; un gazouillement dont l’harmonieuse mélodie me tournait la tête et que je venais de découvrir seul, en déchiffrant, à coups de dictionnaire, Fénelon, Jean-Jacques et quelques autres classiques. Je cherchais un instrument rudimentaire qui devait me servir pour m’entendre avec mes collègues suisses, peintres en bâtiment. Je me suis réveillé, jouant d’une flûte aux sons enchanteurs. Et puisqu’un auditeur comme Romain Rolland me criait : « Vas-y ! » j’y allai, pour lui faire plaisir, car je ne me doutais de rien, mais je laissai échapper de mes mains mon fil d’Ariane et je m’égarai dans un labyrinthe d’histoires merveilleuses.

Quand je voulus revenir à mon Adrien Zograffi, à son existence véridique ou vraisemblable, je m’aperçus que ma flûte était fêlée : mon Mikhaïl plaida mal sa grande cause, l’amitié. J’embrouillai la réalité et le rêve. Manquais-je de souffle ? Je tâchai de m’en convaincre : je chantai Nerrantsoula et Les Chardons du Baragan, et j’en fus très applaudi.

Mais le ver rongeur du doute s’était glissé dans ma meilleure moelle. Je redoutais le contact avec l’âme de mon œuvre. Pour éloigner l’esprit malin, je jetai entre lui et moi une poignée de lambeaux de vie : Le Pêcheur d’éponges ; puis, mon dernier cri : Tsatsa-Minnka, qui débute avec les élans de jadis, pour expirer tout de suite, comme un chant du cygne. Et maintenant me voici les bras ballants devant la vie d’Adrien Zograffi ; qui devait être étonnante, mais que je contemple d’un œil froid. Le bonhomme me fait pitié. Pour lui, je n’ai plus de flûte, j’ai une plume, à l’exemple de tous les écrivains de mon temps, qui écrivent non pas tant par passion que pour gagner leur vie, avec ces deux insuffisances à mon désavantage : 1° ils savent faire des « bouquins », alors que moi je ne sais guère ; 2° ils écrivent dans leur langue maternelle, tandis que je bûche comme un aveugle, me cognant la tête à toutes les règles d’une grammaire dont j’ignore le premier mot.

Qu’on ne se figure pas que j’entreprends ces aveux afin de mendier je ne sais quelle indulgence du lecteur, de l’opinion ou de la postérité. Ce ne sont pas les autres qui m’apprendront ce que je suis, ce que je peux ou ne peux pas. Aussi, quand je parle de mes « insuffisances », qu’on entende par là mes héroïsmes. En voici la preuve, que je soumets plus particulièrement à l’examen de cette jeunesse qui m’écrit pour me dire combien je dois être heureux.

Si, même lorsqu’il jongle avec sa langue maternelle, écrire est un drame pour celui qui fait de sa vocation un culte, qu’est-ce que cela doit être pour moi qui, dans mon français de fortune, en suis encore aujourd’hui à ouvrir cent fois par jour le Larousse, pour lui demander, par exemple, quand on écrit amener et quand emmener ! Mais c’est l’enfer ! J’avance comme une taupe obligée de monter un escalier brûlant. Et je souffre dans tous mes pores, ne sachant presque jamais quand j’améliore et quand j’abîme mon texte.

Nos pauvres destinées ! Avant d’être écrivain j’ai connu pas mal de travaux forcés, mais je ne me doutais pas alors qu’il me restait à connaître les plus inhumains de tous : ceux qui se pratiquent devant l’admiration des hommes et au bout desquels sombrent en même temps le corps et l’âme. Oui, cette âme que j’ai tant défendue contre la persécution des besognes obligées et qui était mon premier bonheur ! Aujourd’hui elle fiche le camp, par petits morceaux, sans que je puisse, comme au temps où j’étais homme de peine, la sauver d’une mort misérable. C’est mon héroïsme à rebours : condamné à écrire.

L’ai-je au moins voulu ? Non. À l’encontre de Martin Eden, je n’ai jamais envoyé un manuscrit à un éditeur ou à un homme de lettres, et ceux qui m’envoient aujourd’hui les leurs, me rappelant ma « grande chance », ne savent pas que Romain Rolland a bataillé de janvier 1921 à mai 1922 pour me décider à écrire. C’est le premier trait d’héroïsme que j’aie connu de lui : « Travaillez, disait-il à l’homme qui sortait de l’hôpital de Nice, c’est au travail que je dois mon salut ! »

Jusque-là j’avais toujours abandonné mes tentatives littéraires à la trentième ou quarantième page, tout au plus. Cela, en roumain, et à quelques années de distance l’une de l’autre. J’avais horreur du travail littéraire qui n’allait pas tout seul. Je me figurais que les romanciers écrivent comme le rossignol chante. C’était du reste une pensée commode, qui se mariait bien avec mon dolce farniente. Je n’aimais pas l’effort.

La voix de Villeneuve m’impressionna avec son ton différent : lorsqu’on a quelque chose à dire et le don de le faire, y renoncer est un crime, la paresse une honte.

J’obéis donc, avec élan. Mais, dès le début, l’ignorance de la langue me fit payer chèrement la joie d’écrire, et d’écrire en français. Ma poitrine était un haut fourneau plein de métaux en fusion qui cherchaient à s’évader et ne trouvaient pas de moules prêts à les recevoir. Toutes les minutes j’arrêtais la matière incandescente, pour voir s’il s’agissait de deux l ou d’un e grave, de deux p ou d’un seul, d’un féminin ou d’un masculin. Je ne sais pas comment je ne suis pas devenu fou à cette époque-là. Et que de bel or répandu par terre !

C’est ainsi que j’ai écrit tous mes livres et toute ma correspondance. Y a-t-il jamais eu, dans l’histoire, un autre fichu écrivain de mon type ?

Toutefois, tant que la chaleur du creuset se maintint au maximum, les souffrances de mes enfantements tourmentés furent supportables. J’étais le ménestrel ignare, ou plutôt le tzigane violoniste de Braïla qui encaisse insultes et raclées à toutes les noces paysannes, uniquement pour la joie de voir les fêtards rester, jour et nuit, les yeux suspendus à ses lèvres, à son archet. Je connus ces yeux qui écoutent, des yeux que j’aimai. Ce sont eux qui ont fait de moi un conteur.

Hélas, un jour le charme fut rompu !

Je me mêlai des affaires du monde, je discutai, avec mes amis, les idées et les problèmes de mon temps. On me le reprocha tendrement d’abord, puis comme j’insistais, on me rudoya : « Cordonnier, tiens-toi à tes chaussures ! » Alors je me fâchai. Oubliait-on qu’Adrien Zograffi avait toujours été moins un conteur qu’un révolté ? On ne l’oubliait pas, mais on voulait que sa révolte fût disciplinée. C’est ce qui me fâcha plus encore. Nous nous brouillâmes. À mon retour de Russie, je me séparai de mes plus grands amis.

Et pendant que l’Égypte me refoulait et que l’Italie me jetait dans ses cachots à Trieste, les aimables bergers communistes annonçaient mon apostasie à l’Europe ouvrière, à ma classe : « agent de la Sigourantsa roumaine », « vendu à la bourgeoisie ». Ils le firent tout à leur aise, au milieu d’un silence qui me prouva combien l’homme est seul sur la terre.

Vanité des vanités…

Ce n’est pas tout. On dit qu’un malheur ne vient jamais seul. Il vient même trop bien accompagné.

Dans mon isolement toujours croissant de ces dernières années, il me restait tout de même un ou deux amis, des amis de la première heure et qui avaient joué un rôle idéal dans mon existence. Je les perdis de la façon la plus inavouable : par l’argent !

Naturellement mes livres m’avaient rapporté un peu d’argent, que je partageais, à mesure qu’il rentrait, avec quiconque, ami ou inconnu, s’adressait à moi. Je ne faisais là que continuer une pratique de toujours et dont je n’avais pas l’exclusivité. En Orient surtout, l’entraide amicale ainsi que l’aide à l’inconnu sont choses banales. Je leur dois de n’avoir pas crevé de misère. En ce sens l’Occident lui-même fut assez généreux avec moi.

Eh bien ! mes plus chères âmes appelèrent cette pratique dissipation. Il fallait, paraît-il, garder ce maudit argent et le manger en famille.

Ici la brouille se fit à la manière orientale : écœurante, ordurière, définitive. De part et d’autre, les âmes sombrèrent dans l’ignominie.

Est-ce tout ? Mais non ! Il y a le pire.

Il y a la femme.

Nombreuses sont les femmes dans ma vie. Je les ai aimées. Elles m’ont aimé. Et nos séparations ont toujours été supportables. Ayant horreur de la souffrance qui vient de la chair contrariée – la plus abrutissante de toutes ! – je faisais l’impossible pour que lors d’une rupture le mal ne soit meurtrier ni pour l’une ni pour l’autre partie.

Oui, je faisais l’impossible… Et je réussissais parce que c’était moi qui tenais les brides. Mais le jour vint où une femme – la plus grande de toutes celles que j’ai connues : la femme-compagnon de vie – me subtilisa la direction de l’équipage fou. Voyant venir le désastre, ah ! combien ne l’ai-je pas suppliée de me laisser m’en aller au diable, tandis que le mal pouvait encore être partagé par moitié !

– Non… non ! criait-elle. Je ne peux pas vivre sans toi. Tue-moi !

Alors je baissai la tête et lui passai les brides.

Elle me conduisit au bord du précipice, me cracha au visage et me poussa dans l’abîme sans crier gare. Elle ne souffrait plus. Elle était occupée.

C’était une femme de grand caractère. Mes amis les plus nobles l’affirmaient. Et j’en étais convaincu moi-même.

Seigneur ! Envoie à l’homme la peste, la lèpre et toutes les autres calamités de l’existence, mais ne lui envoie pas une femme de « grand caractère ».

J’ai failli y laisser ma raison.

Cela se passait dans l’été 1930.

Plus d’idéal social. Plus de foi dans l’art. Plus d’amitié. Plus de femme-compagne de vie.

Seul, étendu sur mon lit, les yeux fixés sur le plafond blanc de ma chaumière de Braïla, je passai des jours et des nuits à lutter contre la folie et le suicide. Je ne voulais pas sombrer. Je voulais comprendre. Comprendre les monstruosités de l’existence !

Je croyais avoir vaincu. Encore une fois ! Mais non. Un autre ennemi me guettait : la tuberculose ! Je n’y pensais plus. Elle me poignarda dans le dos.

Nouvelle lutte, mais sans aucun succès.

J’en suis là.

Aujourd’hui, reclus dans ce vieux monastère des Carpates moldaves d’où j’écris ces lignes, je me cabre – inutilement, il me semble – contre mon destin. Je n’ai plus pour respirer que les bases de mes poumons. Depuis quatre mois je passe les trois quarts de mon temps au lit. Je ne peux faire deux cents pas ni parler cinq minutes sans étouffer. Et mon corps brûlé par la fièvre ne pèse plus que cinquante kilos. La tuberculose, que je connais de longue date, ne m’avait jamais encore mis dans un tel état.

C’est grave.

Cependant je ne peux mourir !

La partie la plus sérieuse, la plus honnête de mon œuvre, est toujours dans mon ventre. Je ne me sens pas né pour distraire les hommes, mais pour les instruire fraternellement, car mon expérience de la vie est des plus généreuses. Il ne faut pas me dire que les hommes ne veulent pas être instruits. Si ! ils veulent l’être, mais par l’exemple.

Pourquoi sommes-nous si sensibles au triomphe du bien sur le mal ? Pourquoi nous réjouissons-nous de la défaite du méchant ? C’est parce que nous sommes nés bons. Mais ce triomphe et cette défaite, il ne faut pas les montrer aux hommes rien que dans les romans, au théâtre et sur l’écran, il faut les leur prouver, dans la vie, et voilà ce qui ne se fait que rarement.

Bien rarement, pour deux raisons : d’abord, parce que l’homme, tout en étant né bon, est aussi une créature orgueilleuse, vaine, égoïste ; ensuite, parce qu’il est très difficile de se conduire généreusement dans la vie, alors que l’énorme majorité des humains fait tout le contraire.

Or, durant toute mon existence – une existence des plus pénibles – la seule action que j’aie accomplie le plus parfaitement possible, c’est précisément d’avoir vaincu cette difficulté-là, c’est de m’être conduit en homme généreux. Oui, aujourd’hui que ma vie est à la merci du moindre refroidissement, oui, je peux le dire publiquement, fouillez mon existence, vous y trouverez contre moi tout ce que vous voudrez, vous ne trouverez nulle part ce défaut qui fait le malheur de l’humanité, l’égoïsme, l’atroce égoïsme qui rend l’homme insensible à la détresse de son prochain.

C’est là tout mon Adrien Zograffi.

Adrien prouvera par l’exemple de sa vie qu’il n’est pas absolument nécessaire d’avoir l’âme stoïque, ou vertueuse, pour pouvoir et devoir vivre généreusement. C’est tout simplement parce que la générosité offre à l’âme plus de satisfactions que l’égoïsme.

La vie n’est pas belle seulement lorsqu’on se garantit contre la misère au milieu de l’universelle souffrance, ou lorsqu’on vit dans une magnifique villa, entouré de belles femmes, d’amis flatteurs, de superbes limousines et de beaux chiens, à l’exemple de la plupart des artistes et des moralistes de notre temps apocalyptique.

La vie peut être bien plus belle en mourant sur un grabat, sans rancune, la conscience libre de tout poids honteux, après avoir eu toutes les possibilités et même le goût, parfois, de faire comme presque tout le monde.

Car le monde peut vivre sans routes, sans électricité et même sans hygiène corporelle, mais il ne peut pas vivre sans âmes propres.

Adrien vivra et mourra peut-être sur un grabat parce que, d’avoir eu dans la générosité une foi totale, la vie l’a somptueusement récompensé. Cela se paie. Cela se paie avec son sang.

Comment pourrait-il finir sa vie dans un palais, époux d’une richissime Américaine, quand il a visé à la découverte d’un Romain Rolland et d’un Georges Ionesco, et quand la vie, riche de miracles, les lui a donnés, l’un et l’autre ?

Oh ! oui… Il pourra un jour se séparer de tous deux. Il n’y a pas que la mort qui sépare les hommes, il y a aussi les malentendus, les futilités de nos tempéraments. Cela ne compte pas. Cela s’oublie, le long des siècles. Ce qui compte et ne s’oublie jamais dans la mémoire généreuse des hommes, ce sont les grands accords, créateurs de miracles.

Un de ces miracles, c’est le beau moment de notre rencontre, à nous trois, dans la masse noire de l’Éternité.

Voici ma main… Et mourons, chacun sur le lit que nous aimons !

J’ai compris cela après avoir vécu seize mois dans l’URSS et après avoir vaincu le suicide et la folie. J’ai compris que « nul ne peut sauter plus haut que son chapeau », comme dit je ne sais plus qui.

Pourtant il faut tâcher d’aller plus loin. Tant soit peu. Il faut tâcher.

Car il y a devant nous, tel un cadavre puant, la terrible vie des hommes – des hommes qui s’entre-dévorent. Enfin ! N’est-il pas vrai que, depuis que le monde existe, toute force qui se lève au-dessus de la masse humaine, et d’où qu’elle vienne, d’en haut ou d’en bas, ne fait qu’écraser son faible prochain ? Eh bien ! où est-il écrit que cela doit continuer ainsi jusqu’à la fin des siècles ?

Je sais : des amis savants me rappellent sans cesse la biologie et ses lois. Non ! non ! si les universités n’enseignent que cela, à bas les universités ! Je refuse de me considérer comme un oiseau de proie qui se nourrit du sang de ses congénères. Je suis un homme, c’est-à-dire la seule de toutes les créatures animales qui souffre au spectacle de la souffrance de ses semblables. Il ne faut pas me confondre avec un pauvre épervier.

Alors ? À quoi servent toutes ces sciences, tous ces arts, tout le fumier de vos philosophies millénaires, puisqu’on n’est pas encore arrivé à défendre, sous peine de mort, de vivre du sang de son prochain ? Pourquoi, du haut de vos chaires de morale et de religion, prêchez-vous le Beau, le Bien, le Juste, puisque tous, jusqu’au dernier, vous ne faites en pratique qu’obéir aux lois de la biologie de l’épervier ?

Mais toutes ces choses-là, on les a déjà dites, et si bien dites que les foules toujours avides de justice s’en sont engouées. Et de tous les iconoclastes elles ont fait leurs nouvelles idoles.

Qu’en est-il résulté ? Rien.

Ou plutôt, si ! Il en est résulté un nouveau métier, le plus horrible de tous : le métier, bien lucratif, de l’artiste ou du moraliste qui vit du sang de la sainte révolte des vaincus.

Maintenant c’est fini !

Je vois naître dans la rue un homme nouveau, un gueux. Un gueux qui ne croit plus à rien, mais qui a foi totale dans les forces de la vie. Et de mon lit de malade – qui peut devenir cet automne même mon lit de mort – je dis à ce gueux ce qu’Adrien Zograffi n’aura peut-être plus le temps de dire. Je lui dis ceci :

Après avoir eu foi dans toutes les démocraties, dans toutes les dictatures et dans toutes les sciences et après avoir été partout déçu, mon dernier espoir de justice sociale s’était fixé sur les arts et les artistes. Vu leur grand pouvoir sur les masses, je m’attendais à ce que surgissent dans les lettres des géants révoltés qui tous, dans la rue, se mettraient à la tête de la croisade contre notre civilisation bestiale, démasquant toutes les hypocrisies : démocratiques, dictatoriales, religieuses, scientifiques, pacifistes ou moralisantes.

On n’a rien vu de tel, comme tu sais. L’art est une supercherie, à l’égal de toutes les autres prétendues valeurs. J’ai moi-même fait de l’art, et pas mal réussi, je puis donc te le dire : encore une supercherie. Et l’artiste est semblable à l’homme d’Église ; il prêche le sublime, mais il entasse des louis tant qu’il peut, t’abandonne dans la gueule du loup et se retire pour grignoter son magot, parfaitement défendu par ces mêmes mitrailleuses qu’il te demande, à toi, à toi seul, de détruire.

Voilà ce que sont les arts et les artistes qui t’émeuvent. Des charlatans !

Aussi, quand, de leur retraite, ils t’exhortent à adhérer à ceci et à cela, en versant des larmes sur ton sort, n’adhère plus à rien. Pas même à toutes ces « patries internationales » qui sont à la mode en ce siècle.

Patries ? À bas toutes les patries, nationales ou internationales, avec leurs vieux ou leurs nouveaux maîtres, démocrates ou absolutistes, tous des maîtres – à bas toutes les patries qui font toujours tuer les uns afin de faire vivre les autres. Refuse de crever pour qui que ce soit. Croise les bras ! Sabote tout ! Demeure lourd de toute ta masse. Dis à ces messieurs, quels qu’ils soient, d’aller, eux, se faire tuer pour toutes ces patries qu’ils inventent chaque siècle et qui se ressemblent toutes. Toi, homme nu, homme qui n’as que tes pauvres bras ou ta pauvre tête, refuse-toi à tout, à tout : à leurs idées comme à leur technique ; à leurs arts comme à leur révolte confortable.

Et si l’envie te prend de crever quand même pour quelqu’un ou pour quelque chose, crève-toi pour une putain, pour un chien d’ami ou pour ta paresse.

Vive l’homme qui n’adhère à rien !

Mon lecteur, toi qui étais habitué à mon art – quitte-moi ! Je n’ai plus le goût de l’art et, même si je guéris, je n’en ferai plus.

Mais j’ai appris dans Jean-Christophe ce que je n’ai pas appris dans tous mes chers Balzac. J’ai appris à parler honnêtement, à l’homme qui croit en moi.

Dans ce Jean-Christophe, que je lisais voilà treize ans tout en barbouillant des tracteurs à Genève, dans ce Jean-Christophe dont Georg Brandes m’écrivait plus tard que « ce n’est pas une œuvre d’art », j’aiappris ce que doit être un écrivain honnête, et qu’un lecteur honnête.

Ce n’est pas rien ! C’est beaucoup plus que toutes ces barbes de Divine Comédie et même de Faust. Oui, oui… Bien plus nombreuses sont les œuvres d’art qui visent le zénith que celles qui vous enseignent à vous conduire honnêtement dans la vie. J’irai plus loin : il est plus facile de s’exalter que d’avoir tout simplement du bon sens, de l’honnête et rare bon sens. Et puis, il faut que chaque époque trouve ce dont elle a besoin. Je crois que la nôtre, qui est la plus pauvre en œuvres qui visent le zénith, n’est telle que parce qu’elle manque d’œuvres qui enseigneraient à l’homme à être honnête – sans quoi le monde périra.

Voilà ce qui me fait rappeler l’exemple de Jean-Christophe. (Ne crois pas que je veuille flatter Romain Rolland. Tu nous savais amis. Sache que depuis trois ans nous ne le sommes plus. – Pourquoi ? – Oh ! tous ces « pourquoi » ! Quelle importance cela peut-il avoir ? Le triste, c’est que nous ne sommes plus amis.)

J’écrirai donc un Adrien Zograffi honnête, où il y aura encore moins d’art que dans Jean-Christophe et aucune documentation. Point de ressemblance, sinon dans l’âme.

L’art de mon Adrien, ce sera ma vérité, mon désir de justice. Le document, moi, ma parole.

Te voilà prévenu, lecteur.

Et je ne te dis pas, à ce début de série, ce qu’on te dit d’habitude : qu’il faut « patienter », qu’il faut « attendre » la suite, la fin, ou autres boniments littéraires.

Non. Il ne faut rien attendre. Tu dois trouver ton compte dans chaque volume, ou me quitter promptement.

PANAÏT ISTRATI

Monastère Neamtz

Juillet 1932.

-LA MAISON THÜRINGER

À la mémoire de

Jacques Robertfrance

ce livre qu’il a corrigé, mourant.

Hommage tardif d’un ami ingrat.

PANAÏT ISTRATI

Monastère Neamtz

le 23 novembre 1932.

En boule sur un tabouret bas, dans un coin de cette énorme cuisine de grosse maison bourgeoise, le jeune Adrien se tenait coi et semblait prêter l’oreille à quelque chose qui se serait passé dans sa poitrine. Il était tout préoccupé, depuis une heure qu’il était là. Sa mère l’avait fait venir afin de le placer comme garçon de courses et, malgré l’heure trop matinale, la pauvre femme commençait à s’inquiéter de l’attitude, à son avis peu convenable, que son fils adoptait au moment même où il allait être présenté aux patrons.

« Dieu, qu’il est bourru ! pensait-elle en restant debout pour éviter toute surprise désagréable. Ce garçon n’arrivera jamais à rien. »

Blanchisseuse dans la maison Thüringer depuis des années, la mère Zoïtza savait que, d’un moment à l’autre, Mme Anna, femme de M. Max Thüringer, allait faire irruption dans la cuisine le fer à friser à la main. Elle s’installerait comme d’habitude, devant la porte du four, assise sur ce même tabouret bas qu’Adrien avait pris sans la permission de personne. Là, jacassante ou morose, selon son humeur, Mme Anna passait une demi-heure à faire trois choses à la fois : friser ses cheveux, prendre son café et établir, d’accord avec sa mère, cuisinière de la maison, les menus de la journée. Puis, jolie, pimpante, elle allait faire le marché, accompagnée d’un domestique.

Adrien ne savait rien de tout cela, mais il sentait de temps à autre que sa mère n’était pas contente de lui. Il ne la regardait pas. Il fixait constamment le sol, à ses pieds, où mille souvenirs, mille sentiments divers, contradictoires, tantôt gais, tantôt tristes, défilaient sous ses yeux. Il apercevait cependant parfois, les pieds de sa mère qui changeaient de place, impatients.

« Elle voudrait que j’attende debout, comme elle », se dit-il.

Par respect pour qui ? Les patrons – les deux frères Thüringer – ne peuvent pas venir à la cuisine. Ce sont de trop gros messieurs, et « rigides comme tous les Allemands ». Serait-ce par respect pour Mme Charlotte, la mère de Mme Anna ? Ou pour Mme Anna elle-même ? Ou, encore, pour Mitzi, la jeune sœur de celle-ci ? Allons donc ! Ces trois femmes, aujourd’hui maîtresses de grande maison et bien braves du reste, il ne les connaissait que trop, les ayant connues autrefois, et non comme « grandes dames ».

Six années auparavant, alors qu’il était âgé de treize ans, il avait habité la même maison qu’elles, place du Marché-Pauvre. À cette époque-là Mme Charlotte venait de perdre son mari, M. Müller, mécanicien allemand débarqué en Roumanie avec les premiers chemins de fer, pensionné depuis longtemps et paralytique. Adrien avait beaucoup admiré la gravité de ce vieillard qui, cloué dans son fauteuil, lisait jour et nuit le Berliner Tageblatt et la Frankfurter Zeitung. La misère régnait alors dans cette famille, mais Adrien avait remarqué déjà que, chez les Allemands, la misère pouvait être digne. Point de vêtements déchirés ni sales, comme on en voyait chez « les nôtres ». Et les raccommodages, toujours savants, presque invisibles. Quant à la popote, c’était avec des sommes dérisoires que Mme Charlotte parvenait à fabriquer des plats savoureux et même des gâteaux.

Toutefois, la misère harcelait de plus en plus la veuve et ses quatre enfants, trois filles et un garçon, dont encore aucun ne gagnait. On s’endettait. On emprunta de l’argent même à la mère d’Adrien, la plus pauvre des veuves. Puis les créanciers devinrent agressifs. On dut vendre du mobilier. Enfin, toute dignité bue, la puînée, Anna, alla se placer comme servante chez les frères Max et Bernard Thüringer, grands exportateurs de céréales, à Braïla, ville où se déroule notre chronique et second port danubien de la Roumanie, alors bouillant d’activité.

Nous sommes tout au début de ce siècle.

La chance vint, promptement, récompenser le courage de la jeune et belle Anna Müller : six mois après son entrée au service des Thüringer, M. Max, l’aîné de la maison, épousa sa blonde servante.

Ce geste, bien naturel chez les civilisés, ferma quelques portes à M. Max et fit un peu de scandale parmi les riches autochtones de la ville, tous descendants des valets de nos anciens boyards. Tant pis pour les boudeurs, s’était dit l’heureux époux, très « philosophe » et nullement rancunier, d’autant qu’il était affreusement myope et se moquait des sourires ironiques qu’il pouvait rencontrer en ville. Il afficha partout sa resplendissante épouse et alla même la promener à Vienne, à Berlin, à Venise et sur la Côte d’Azur.

Mme Thüringer, de son côté, sut garder son bon caractère et sa modestie. Comme auparavant, elle ne manqua pas un jour de faire elle-même le marché, se contenta d’une seule servante, qu’elle aida vaillamment à venir à bout de cet énorme ménage, et fit de sa propre mère la cuisinière de la maison, en dépit des protestations de son mari.

Certes, ce ne fut pas seulement sa mère qui la suivit chez les Thüringer, mais encore toute sa nombreuse et pauvre parenté ; qui trouva, dans la maison, moins un emploi qu’un asile. Cela mit un peu de mouvement dans les rouages encrassés de l’existence monotone que menaient les deux célibataires. Un grand nombre de jupes joyeuses, fleurant la propreté, aéraient toute la maison par leurs incessantes allées et venues.

Oui, elles sentaient bon, sauf celle de la vieille Mme