Présentation des Haïdoucs - Panaït Istrati - E-Book

Présentation des Haïdoucs E-Book

Panaït Istrati

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Beschreibung

Ce volume nous présente les principaux héros de cette saga, qui s'achève avec la mort de Cosma, et l'avènement de celle qu'il a le plus aimée à la tête des haïdoucs, devenue Floarea Codrilor.

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Présentation des Haïdoucs

Présentation des HaïdoucsLA RETRAITE DU VALLON OBSCURRÉCIT DE FLOAREA CODRILORÉLIE LE SAGERÉCIT D’ÉLIE LE SAGESPILCA LE MOINERÉCIT DE SPILCA LE MOINEMOVILA LE VATAFRÉCIT DE MOVILA LE VATAFJÉRÉMIE, LE FILS DE LA FORÊTRÉCIT DE JÉRÉMIEUN HAÏDOUCRÉPLIQUE DU HAÏDOUCPage de copyright

Présentation des Haïdoucs

Panaït Istrati

LA RETRAITE DU VALLON OBSCUR

– Voici maintenant les haïdoucs, Adrien, dit Jérémie. Voici tout d’abord Floritchica, notre commandant, qui abandonna le diminutif et s’appela, pour plus de dignité féminine :

FLOAREA CODRILOR

CAPITAINE DE HAÏDOUCS

– Vous voulez mettre sur mes épaules de femme le poids de la responsabilité, et sur ma tête, le prix de sa perte. J’accepte l’un et l’autre… Pour cela, nous devons nous connaître : vous me direz qui vous êtes. Je vais vous dire, moi, la première, qui je suis…

Elle ne nous dit rien pendant un long moment et se promena, la mine soucieuse.

À six semaines de la mort de Cosma, au lendemain de notre arrivée dans le Vallon obscur, et par cette matinée brumeuse de mi-octobre, les paroles du capitaine tombèrent, lourdes comme la chute de Cosma, comme la défection de la moitié de sa troupe – le vataf[1] en tête –, lourdes, surtout, comme notre solitude dans le cœur de ces hautes montagnes peu connues et point fréquentées.

Les quatorze hommes qui avaient opté pour la nouvelle vie gisaient, enveloppés dans leurs cojocs[2] fourrés, parmi les armes et les bagages encore en désordre, alors que les chevaux paissaient librement – heureuse quiétude animale. L’état-major (composé de : Spilca, le moine mystérieux ; Movila, le nouveau vataf ; Élie et moi) devait décider de cette « nouvelle vie ». Mais l’exigence brusque et inattendue de notre capitaine l’avait un peu surpris. Dix-huit paires d’yeux se braquèrent sur la femme au cœur ferme, riche d’expériences et prompte à l’initiative.

Coiffée du turban de cachemire, la chouba[3] de renard jetée sur les épaules et très agile dans son large pantalon – chalvar[4] –, elle arpentait fiévreusement l’intérieur de la Grotte aux Ours dont nous avions pris possession la veille – notre refuge pour l’hiver. Le vataf se leva et mit le tchéaoun pour préparer le café turc, luxe introduit par Floarea. Elle le considérait comme indispensable à la vie, fût-ce la vie sauvage.

Et soit pour rassembler ses idées, soit pour nous laisser le temps de rassembler les nôtres, elle se taisait, se promenait, et contemplait vaguement tantôt sa maigre troupe, tantôt les flancs du vallon engloutis par le brouillard. Sa longue figure était un peu pâle, ses yeux cernés, et ses lèvres, d’habitude pareilles à deux fraises jumelles, étaient brûlées de gerçures. Les hommes la suivaient d’un regard inquiet et respectueux à la fois : cet héritage de Cosma leur paraissait plein de mystère, de noblesse plus encore. On savait qu’elle avait beaucoup roulé par la terre et connaissait à fond le pays, aux bourreaux duquel elle avait déclaré une guerre intraitable et juste.

Cela plaît aux vaillants. Cependant : femme. Femme avec chalvars, c’est vrai, mais femme. Et jolie, par-dessus le marché. Que fera-t-elle de sa beauté dans ces montagnes d’ours ? Il était encore vrai qu’une fois Cosma mort, personne n’avait su monter son coursier mieux qu’elle, ni soutenir mieux la fatigue, les privations, ni se montrer plus viril dans les décisions. Devant le cadavre de son unique amant elle avait déclaré :

– Dorénavant je serai : Floarea Codrilor, l’amante de la forêt, l’amie de l’homme libre, justicière de l’injustice, avec votre aide.

Movila, le vataf, lui présenta la félidjane[5] au café fumant et sa boîte à tabac, à la vue desquelles les prunelles noires s’embrasèrent. On lui installa un tabouret de fortune. Elle but et fuma. Et reprit sa dernière phrase :

[1] Chef intendant.

[2] Pelisses en peau de mouton des paysans russes.

[3] Vaste vêtement de dessus (ai. djoubba).

[4] Pantalon (turc).

[5] Petite tasse (or. Fandjal).

RÉCIT DE FLOAREA CODRILOR

Je vais vous dire, moi, la première, qui je suis :

Je suis une femme fausse, qui peut être sincère quand elle veut et quand le partenaire en vaut la peine. Je n’ai pas eu de père, ce qu’on nomme : être venue des fleurs. Ma mère, bergère depuis l’enfance jusqu’à la mort, n’a eu affaire, sa vie durant, qu’avec les champs, les vents, sa flûte, ses chiens, les brebis qu’elle gardait et leur gale qu’elle pourchassait. La gale à part – qu’elle devait souvent soigner sur ses propres mains –, tout le reste lui fut agréable. Hélas, la vie n’est pas faite rien que d’agréments. La pauvre femme subit également une épreuve, une seule, mais qui affecta toute sa vie : gamine, elle se creva un œil en s’amusant.

D’habitude, nous oublions nos infirmités, surtout celles qui nous surviennent durant l’enfance. Ma mère ne passa pas une journée sans se rappeler cet accident.

Elle ne pleura point, mais plus jamais ne rit de bon cœur par la suite. Ce qu’elle oublia, ce fut le monde, le monde qui n’a rien su ni de son chagrin ni de son compte avec la vie. Elle chercha et trouva sa consolation dans les êtres et les choses que j’ai dits plus haut.

Ce fut la paix jusqu’à l’âge de trente ans. Cependant, elle avait comme des troubles, des inquiétudes, des chaleurs. Pour se rafraîchir, ma mère jugea suffisant de se frotter le corps avec de la neige, l’hiver. L’été, elle se laissait rouler comme un tronc sur la pente d’une côte verdoyante. Mais ces pratiques ne faisaient que mieux enrager ses misères – quand, un jour, en se roulant, elle tomba sur un berger, ce fut le salut.

Le salut, mais pas le calme. Car ce diable de berger, avec « sa tête pareille à celle d’un mouton d’Astrakhan », avait, à l’exemple de ma mère, lui aussi une affliction. Non pas qu’il fût borgne ou manchot ; au contraire, très entier, trop entier, il avait besoin d’être le maître d’un harem, alors qu’il n’était que le gardien d’une bergerie. Bien mieux, son affliction grandissait par le fait qu’il était difficile, altier, méprisant dans ses choix. Ma mère, qui n’eut jamais besoin du bonjour de qui que ce fût, vécut en bonne camaraderie avec le gaillard jusqu’à un jour d’avril où, par la faute du printemps agressif, il se plaignit à « la borgne » du régime d’ascète auquel il se voyait réduit. « La borgne », tout en tricotant, questionna – en bonne copine, au courant des amours de son copain :

– Tu n’as donc plus Sultana, la fille du charron ?

– Si, mais elle a mal au ventre…

– Et Marie, dont tu raffolais ?

– Elle ne peut plus marcher…

– Essaie alors avec Catherine, qui te mange des yeux.

– Elle me mange des yeux… Mais elle ne se laisse pas manger : elle a peur…

– Pourtant, tu connais cette chanson étrangère qui dit que :

La femme est une chienne toujours prête à l’amour,

Et l’homme est une brute facile à exciter…

»… Tu dois donc en trouver autant que le cœur t’en dira.

Le berger s’était fâché :

– Pourquoi suis-je « une brute » ? Parce que j’aime bien ça ? Et qu’est-ce qu’il faut aimer alors ? La gueule d’un brochet ? La peau d’un hérisson ? Voudrais-tu, peut-être, que je me promène, nu, dans les orties hautes jusqu’au menton ? Ou que je me frotte, comme toi, avec de la neige ? Ou risquer de m’enfoncer un bâton dans le ventre en me laissant rouler sur les pentes, comme toi encore, qui ne risques rien ?

Enfin, voici, d’après la narration que me fit ma mère, de quelle façon se passa l’heure émouvante qui suivit cette colère du berger à « la tête pareille à celle du mouton d’Astrakhan », car ce fut bien l’heure où « la cloche céleste » sonna le commencement de ma vie :

– J’avais trente ans moins deux semaines… J’étais venue au monde deux semaines avant le jour de saint Georges, dont la fête ne change jamais de jour, et nous étions justement dans la première semaine d’avril. Revenu de sa colère, Akime se mit à considérer longuement ma cheville et dit ensuite :

» – Je m’aperçois, Rada, que tu as une cheville de chèvre qui est, ma foi, bien belle : ne voudrais-tu pas me montrer ton genou ? S’il est aussi beau que la cheville, je t’épouse, Rada !…

» Quand Akime me dit cela, je me trouvais assise par terre et tricotais, alors qu’il se tenait debout, appuyé sur sa matraque. Je ne l’avais pas regardé en face trois fois en cinq ans, ni lui ni les autres humains, depuis que je n’avais plus qu’un œil ; mais en l’entendant me dire qu’il m’épouserait si j’avais un beau genou, oui, j’ai levé la tête, car je l’ai cru frappé de folie. Alors, je vis qu’Akime avait une jolie moustache noire et de beaux yeux d’étalon excité. Je ne l’ai regardé qu’un instant. On ne peut regarder cela longtemps. Mais ce peu fut assez pour me décider à lui montrer mon genou, en me disant en moi-même : « Maintenant, Rada, ma fille, c’en est fini de la neige et des roulades ; maintenant cela va être autre chose. » Toutefois, me sachant humiliée par mon affliction, je dis, pour l’enrager :

» – Oh, pauvre Akime… Si tu devais épouser toutes celles qui t’ont montré leur genou, il te faudrait une caserne.

» – Rada, je te jure que je t’épouse !… Que les loups mangent mes brebis si je ne t’épouse pas !…

» – Pas besoin de jurer, Akime : l’homme est obligé de tout promettre parce que la femme demande la lune dès qu’elle montre son genou. Mais, moi, je ne suis pas de ces femmes-là. Voici mon genou, Akime.

» Et je le lui découvris, sans regarder Akime en face, puis continuai à tricoter. Alors, Akime prit son lourd bonnet et le frappa sur le sol avec tant de force que, trop bourré de vent, le pauvre bonnet creva comme une vessie de porc. À l’instant même, je me sentis soulevée, la taille encerclée par un bras dur comme le bois. Je me laissai porter, mais dès qu’il me posa à terre, je pris la fuite, non pas pour lui échapper, mais pour l’enrager davantage, et lui faire oublier que j’étais borgne.

» Il l’oublia si bien qu’après avoir couru à travers champs et collines sans pouvoir m’attraper, il me lança son bâton dans les jambes et me fit tomber par sa faute. L’homme doit sortir toujours fautif, car si, avec son bras dur comme du bois, il avait encore la raison, que deviendrions-nous, nous autres femmes ? Si Akime n’avait pas été fautif ce soir-là, dans le petit parc d’ormeaux – quand les moutons bêlaient comme dans le désert et que les deux ânes semblaient étonnés de notre longue absence –, que serais-je devenue, moi, la pauvre Rada, avec ma Floritchica sur les bras, l’hiver suivant, avec mon mal de ventre, comme Sultana, la fille du charron, et ne pouvant pas plus marcher que Marie, dont raffolait Akime ?

» Aussi fut-il obligé de se débrouiller presque seul avec les deux troupeaux de brebis de nos maîtres, de faire le fromage, chercher le bois sec, préparer la mamaliga[1] et le borche[2] aux poissons, et même laver le linge dans du zer[3] pour le préserver des poux.

» Mais, bientôt, le pauvre Akime en eut par-dessus la tête, et du travail, et de la femme malade. Moi, de mon côté, j’en avais également assez, et de mon lit, et d’un homme trop bien portant. C’est pourquoi, après deux années de ménage, il me dit un jour ce que je voulais moi-même lui dire :

» – Écoute, Rada : nous avons fait une mauvaise affaire. Je t’ai rendue malade et tu m’as rendu esclave, alors qu’il y a deux ans nous étions tous les deux mieux qu’aujourd’hui. Nous allons réparer notre faute. Voici : j’ai vingt brebis, toute ma fortune. Tu en as presque autant. Je te donne les miennes en guise de dot pour notre enfant, mais laisse-moi m’en aller « avec le Seigneur ». En agissant ainsi, la petite Floritchica aura bientôt une mère solide qui la soignera. Moi, je vais par le monde, chercher un autre maître. Et je te jure, Rada, que je ne demanderai plus aux femmes de me montrer leur genou ni ne jetterai mon bâton dans les jambes de celles qui se sauveront devant moi.

» Ainsi parla mon pauvre Akime. Et il m’embrassa. Il embrassa davantage son enfant, qui lui saisit la crinière avec sa menotte et le fit pleurer pour la première fois de sa vie. Après quoi, il s’en alla « avec le Seigneur » et je n’en entendis plus jamais parler.

Floarea Codrilor s’arrêta pour réprimer un étouffement. Dans ce début de récit, ainsi que par la suite, elle honora de son regard chacun des auditeurs, fût-il le plus humble des haïdoucs, mais c’est à moi plutôt qu’elle s’adressa comme si ses yeux voulaient me dire : Toi, Jérémie, fils de la forêt et mon fils, c’est toi qui es toute ma vie… C’est pour toi que je suis ici…

Les haïdoucs, respectueux de cette sincérité, écoutaient, silencieux. Spilca la dévorait avec une attention tendue, buvait ses paroles, tandis qu’Élie, toujours d’un calme imperturbable, lui offrait son visage d’apôtre dans une immobilité émue. Moins intelligent, plus simple d’esprit, mais aussi avide que nous de savoir, Movila le vataf la suivait avec intérêt, tout en entretenant un feu de branches.

Ma première passion, en ouvrant les yeux sur la vie, fut de courir voluptueusement la poitrine au vent. Cet ami de mon enfance n’a que deux seuls êtres qui se passionnent pour lui : l’homme libre et le chien. Ils furent mes amis les premiers. Mon homme libre était un gamin du village, de trois ans plus âgé que moi, réfractaire et farouche, mon maître dans l’initiation aux mystères de la liberté. Vous tomberez tous à la renverse quand je vous dirai qu’il est en ce moment le capitaine des haïdoucs qui règne dans les montagnes de Buzeu, à dix lieues de nous et sème l’épouvante parmi les lâches qui font les lois ; son nom est : Groza !

– Groza ! s’écrièrent les haïdoucs.

– Groza au cœur dur ? fit le vataf.

Pourquoi « au cœur dur » ? Parce qu’il a écorché vif un homme de sa bande et un gospodar[4] ? Le haïdouc qui périt de cette façon était un traître, convaincu d’un crime qui avait failli coûter la vie à Groza. Quant au gospodar, ma foi, il ne l’a pas volé : allez seulement parler aux populations terrorisées par ce vampire ; vous verrez des femmes allumer des cierges et prier pour le salut du grand haïdouc.

Je l’ai connu enfant et adolescent. Il était farouche mais de cœur tendre. J’avais neuf ans, lui, douze, quand, un jour, comme je courais la poitrine contre le vent, le chien à mes côtés, il me rejoignit, me prit la main et me fit courir bien plus vite. En haut de la côte où nous nous arrêtâmes, essoufflés, le vent soulevait si indiscrètement ma jupe que j’en fus honteuse devant ce beau gamin. Mais, contrairement aux autres, il n’épiait pas mes jambes nues, il s’occupait de mon chien, et je cessai de me sentir gênée.

Je ne le connaissais pas, je ne l’avais jamais vu jusqu’à ce jour-là, et m’aperçus qu’il était propre, aussi propre que moi. Cela me fit plaisir, car je n’ai jamais pu supporter la crasse. Pieds nus, jambes nues, comme moi, mais lavés et seulement poussiéreux. Les mains, le cou, le visage fraîchement lavés. Culotte et chemise aussi nettes, quoique rapiécées. Tout cela me plut, ainsi que les yeux bleu franc. Seule la couleur rousse de ses cheveux, cils et sourcils, ne fut pas à mon goût.

Lui, parut également satisfait de ma mise, pareille à la sienne, mais, pour s’en convaincre, son coup d’œil fut bref. Je fus curieuse de savoir d’où il était, et je le lui demandai.

– Du Palonnier, dit-il d’une voix presque mâle, sans me regarder, en caressant la tête de mon mâtin.

On appelait le Palonnier une trentaine de maisons éparses, situées à deux kilomètres de nous, sur la route départementale qui mène de Râmnic à Buzeu et se croise en cet endroit avec un chemin vicinal. Je n’étais jamais allée au Palonnier parce qu’on disait que les garçons de là-bas jetaient des pierres dans le dos des passants.

– Et comment t’appelles-tu ? Moi, on m’appelle : Floritchica.

– Ton nom est beau, fit-il, en se redressant et me regardant en face ; mais tu es aussi belle que ton nom. Le mien est : Groza… Et je serai un jour haïdouc.

– Qu’est-ce que ça veut dire : haïdouc ?

– Tu ne sais pas ? Eh bien, c’est l’homme qui ne supporte ni l’oppression ni les domestiques, vit dans la forêt, tue les gospodars cruels et protège le pauvre.

– Je ne les ai jamais vus, tes haïdoucs.

– Tu ne pourrais pas les voir… Ils sont traqués par les potéras…

– Et potéra, qu’est-ce que c’est ?

– Les potéraches, ce sont les ennemis des haïdoucs et de la liberté, l’armée qui défend les gospodars pour un salaire de Juda. Il y a trois ans, j’ai assisté à une bataille entre haïdoucs et postéraches, tout près de nous, dans le bois du Cerf. Les haïdoucs ont été battus. Moi, je ne serai jamais battu, quand je serai haïdouc. Mais tu ne diras à personne, même pas à ta mère, que je « tiens » pour les haïdoucs. Je ne l’ai pas dit à mes parents non plus. Et, bigre, il le faut bien : les parents, ce sont tous des bavards, et « les murs ont des oreilles ».

En disant cela, Groza fit un geste de mépris pour les murs et les parents. Alors, je vis qu’il tenait, enfilée dans la manche droite de sa chemise, une flûte. Je demandai :

– Tu joues de la flûte ?

– Si je joue de la flûte !… Mais cela non plus, tu ne le diras à personne.

– Pourquoi ? Ce n’est pas un péché de jouer de la flûte.

Groza me considéra un instant d’un air courroucé :

– Non. Jouer, ce n’est pas une impiété, mais le faire savoir à tous, c’en est une, et une grosse… pour qui aime la flûte.

– Tout le monde l’aime…

– Tu es bête, Floritchica. Le monde aime la flûte comme il aime le chien, pour le mettre en laisse, comme il aime le rossignol, pour le mettre en cage, la fleur, pour l’arracher de là où Dieu l’a fait croître, et la liberté, pour la tourner en esclavage. Si tout le monde aimait la flûte comme moi, il n’y aurait plus ni haïdoucs, ni potéraches, ni gospodars, mais seulement des frères. Et des frères, il n’y en a nulle part…

– Comment sais-tu tout cela, Groza ?

– Ah ! ça, tu es trop curieuse… Je te le dirai, à toi, car depuis le temps que je te surveille, je me suis aperçu que tu es comme moi, toi seule, dans les huit villages que je connais. Mais tu as besoin d’un daskal[5], et je serai ton daskal. Veux-tu que Groza soit ton daskal, Groza qui sera un jour haïdouc ?

– Oui, Groza, je le veux, sois mon daskal. Dis-moi comment tu as appris tout cela.

– Voici comment. J’ai un frère aîné, qui a l’âge de se marier, qui est gros et bête. Il joue de la flûte à la hora[6] du village et fait danser les sots. Il a eu un chien, qu’il tenait enchaîné, un rossignol, qu’il avait mis en cage, et les deux pauvres bêtes sont mortes de chagrin. Alors, j’ai dit à mon frère aîné qu’il était un âne, un âne qui joue de la flûte. Pour lui avoir dit cela, j’ai reçu une claque si peu fraternelle que ma joue en devint une aubergine. Et il continua à jouer de la flûte pour faire danser les sots, mit en cage un autre rossignol et enchaîna un autre chien, mais je brisai la cage et jetai la chaîne dans le puits. Alors, je faillis être assommé : il ne fut plus un âne, mais un vrai potérache, et il le sera, à coup sûr. Moi je serai haïdouc, et alors je lui ferai « rendre le lait qu’il a sucé de sa mère ». Voilà.

Jusqu’au jour où je connus Groza, j’étais seule. Ma mère m’obligeait à passer mon enfance à broder, les yeux sur un canevas, chiffon épatant et misérable, qui dévore les plus belles années d’une jeune fille et qui, à son tour, est dévoré par les mites après avoir émerveillé deux générations d’ignorants. J’entrai en guerre avec ma mère et avec le village ; je passai pour une paresseuse.

Hé, quoi donc ? Mépriser le rayon de soleil qui dépose des taches d’argent sur la route forestière ? Ne jamais savoir de quelle façon un rossignol travaille à son nid ? Se priver de la caresse du vent qui gonfle la chemise ? Renoncer au murmure du ruisseau qui galope, tout content, vers la rivière ; enfin : rester sourd aux appels du printemps, annonçant la vie nouvelle, à ceux de l’été, gémissant sous le poids de l’abondance, oublier l’automne riche en mélancolie et vivre sans s’étourdir du deuil blanc de l’hiver ? Et pour quoi, ce renoncement total ?

Pour faire de longs essuie-mains en borangic[7],