Le Pêcheur d'éponges - Panaït Istrati - E-Book

Le Pêcheur d'éponges E-Book

Panaït Istrati

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Beschreibung

L'enfance et la jeunesse d'Adrien Zograffi se situent dans une misérable banlieue du port de Braïla, sur les bords du Danube. Adrien devient le protégé de Codine, le bon géant. Puis il se fait vagabond et, pendant huit ans, a Mikhaïl pour inséparable compagnon. A Alexandrie, Le Pêcheur d'éponges lui raconte sa vie. Chacun de ces textes pourrait lui aussi s'appeler Mes départs. Avec ces quatre titres, qui composent La jeunesse d'Adrien Zograffi, Panaït Istrati, qui ressemble à son héros, nous offre un chant d'amour, de justice et de liberté.

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Le Pêcheur d'éponges

Le Pêcheur d'épongesAVERTISSEMENT-LE PÊCHEUR D’ÉPONGESBAKÂRENTRE L’AMITIÉ ET UN BUREAU DE TABACIMMORTALITÉSOTIRPage de copyright

Le Pêcheur d'éponges

Panaït Istrati

AVERTISSEMENT

Certains lecteurs que j’estime m’ont, tout dernièrement, demandé pourquoi, depuis Mikhaïl (1927), j’ai « arrêté » la suite d’Adrien Zograffi.

Je ne l’ai pas arrêtée, je l’ai suspendue.

La suite de Mikhaïl devait être Adrien Zograffi lui-même, sa vie et sa mort : une vie et une mort de héros obscur, mais dignes d’être connues, par la soif d’idéal qui anime tant d’existences obscures et qui fut l’armature de mon Adrien.

Or, l’Adrien que je suis vit un jour sa soif abreuvée d’un fiel inattendu, imprévu et atroce : l’enlaidissement de son idéal par ceux qui, à son exemple, s’étaient nourris de lui.

D’autres enlaidissements survinrent, depuis, d’autres hécatombes de précieux sentiments. Aujourd’hui, rentré dans mon village, après trente ans d’absence, qu’il me soit permis de contempler la ruine d’une grande existence, de ramasser mes forces et, si j’ai encore le temps, de repartir.

Vers quels horizons ?

Je ne saurais le dire. Adrien non plus !

Mais la terre est toujours belle, et la plupart des humains sont toujours privés de liberté.

Nous tâcherons de les découvrir encore une fois et de les aimer. En attendant, nous fouillons dans des décombres.

PANAÏT ISTRATI Baldovinesti-Braïla, avril 1930.

-LE PÊCHEUR D’ÉPONGES

Dans le voisinage de l’Acropole, il existait, vers 1907, une rue de la banlieue d’Athènes dont le nom m’échappe en ce moment. Cette rue peut très bien avoir gardé son nom d’autrefois, comme elle peut l’avoir changé, comme tous deux peuvent avoir disparu, sans laisser de traces, car les rues et leurs noms sont à peine moins éphémères que les hommes, et cela n’a en vérité aucune importance.

Ce dont je me souviens et ce qui intéresse, c’est que, dans cette rue, il y avait à cette époque un restaurant modeste, où, du haut d’une petite terrasse, la vue montait en flèche vers l’étonnant temple de marbre juché sur le sommet de l’Acropole. Et comme il arrive toujours à ces choses médiocres, qu’on rencontre au voisinage d’une merveille, ce cabaret se nommait : Restaurant du Parthénon.

Attablé à la terrasse et dégustant un bon plat grec, le jeune voyageur Adrien se posait assez raisonnablement cette question : « Quelle gloire peut bien tirer une gargote du nom d’un monument unique ? Alors que, si elle affichait, par exemple, Restaurant du Bifteck Exquis, le passant comprendrait qu’ici l’on est bien traité. » Et comme il était de naturel bavard, Adrien fixa les yeux sur l’un de ses voisins de table qui, lui aussi, semblait ne rien comprendre au lien qui rattache un bon plat à une merveille des temps écoulés. Mais ce voisin trahissait une grande lassitude et ne paraissait pas avoir la moindre envie d’entamer une conversation.

Cela se passait vers la fin du mois d’août. Malgré la nuit qui commençait à tomber, la fosse où gît Athènes restait étouffante comme une étuve. Le voisin de table d’Adrien demanda « de la bière fraîche et des cigarettes ». Le garçon répondit que « des cigarettes, il n’en avait pas ».

– Vous pouvez prendre les miennes, fit Adrien, qui s’empressa d’offrir sa boîte à l’inconnu.

Celui-ci, gauche, un peu confus, accepta l’offre, remercia, et dut, bon gré mal gré, converser avec Adrien, tant il est vrai qu’il n’y a rien à tenter quand un homme bienveillant vous accable.

Dès les premiers mots échangés, l’un et l’autre comprirent que le grec qu’ils parlaient était loin d’être du pur athénien :

– Il me semble que vous êtes roumain, dit Adrien avec l’audace de l’Oriental.

Son interlocuteur sourit, les traits de son visage se modifièrent et prirent un air beaucoup plus amical.

– Oui, je suis roumain…

– D’où ?

– De Sulina, mais j’ai vécu longtemps à Bucarest.

*

C’est à ce bref dialogue que se borne, généralement, dans ce vaste monde, toute la curiosité des voyageurs prudents. Beaucoup n’ont même pas cette curiosité, si boiteuse, si pauvre de chaleur soit-elle. D’autres, guère nombreux, la poussent un peu plus loin et ajoutent :

– Et qu’êtes-vous venu faire ici ?

– Je suis venu, conduit par la soif de connaître, d’apprendre et d’aimer…

– Hum !

– Hum !… Quelle étonnante cocasserie !

Adrien et sa nouvelle acquisition quittèrent le Restaurant du Parthénon après un quart d’heure d’entretien. Le premier avait posé les questions les plus inconvenantes, le second s’était borné à de douces réponses. Et de toutes les réponses, une seule avait pesé sur le cerveau d’Adrien : « Je suis parti pour voir le monde. »

Ils allaient tous deux silencieux, par une nuit d’étouffante chaleur. Adrien examinait mentalement son compagnon et retournait cette phrase sous toutes ses faces.

« Il est parti pour voir le monde ! Et il ne paraît être qu’un vaurien comme moi ! Diable ! Partent-ils, les vauriens, comme cela, pour voir le monde ? »

Il songea à tous ceux qu’il avait vus en train de « voir le monde » et qui ne voyaient rien. Les uns, flanqués d’un interprète et munis d’un Baedeker, toisaient une statue, grimpaient sur une pyramide, ou bâillaient poliment sur un sarcophage vermoulu. Ceux-ci « voyaient » ce que leur débitaient la sottise de l’interprète et l’érudition du Baedeker. D’autres, qu’il connaissait bien, avaient fui le service, s’étaient mariés et luttaient avec la misère. Ceux-ci « voyaient le monde » malgré eux. Il restait encore une catégorie : ceux qui partaient « pour voir le monde » et qui devenaient des ruffians.

Adrien ne put classer son compagnon dans aucune de ces trois catégories. Alors, le prenant par le bras, il le poussa vers un banc du jardin Zapion, qu’ils traversaient, s’accrocha à l’inconnu et lui souffla au visage :

– Dites-moi : pourquoi êtes-vous parti pour voir le monde et qu’est-ce que vous voyez ?

*

Je suis né, lui répondit-il, avec de grands désirs et de petits moyens. Mieux vaudrait naître idiot. Mieux, sans doute, vaudrait-il naître aveugle…

Nous entrons dans la vie grâce à un bref plaisir qui charrie derrière lui une amertume infinie. Souvent, m’évertuant à comprendre le sens de mon existence et celui des événements qui se jouent de nous, je suis arrivé à la conviction que le créateur de la vie ne fut qu’un insensé. Qu’il ait eu le goût de remplir la terre, le sous-sol et les eaux d’un fourmillement d’êtres bornés, encore puis-je le lui pardonner : plus le pouvoir est grand, plus les niaiseries sont grandes. Mais qu’il ait contraint ces êtres à vivre à l’encontre de leur propre nature, voilà qui est inexcusable.

Et c’est ce qu’il a fait. Il a jeté les poissons sur le sol et leur a dit : « Grimpez aux arbres et cherchez votre nourriture ! » Aux oiseaux, il a ordonné : « Au fond de l’océan, vous allez vivre ! »

Mon père était batelier à Sulina. Ma mère se crevait à faire grandir sept idiots : mes frères, et un seul homme sensé : moi. Oui, moi. Il m’est facile de le prouver.

Mes frères font aujourd’hui ce qu’ont toujours fait leurs parents : ils travaillent par peur de la faim ; mangent et boivent par peur de la mort ; dorment parce qu’ils sont fatigués ; se battent et se multiplient parce que c’est ainsi que cela leur chante. Deux de ces sept idiots sont devenus riches. Ils n’ont changé qu’en leur façon de vivre : ils ne vont plus à pied et fréquentent assidûment l’église, où ils somnolent pendant toute la durée du service divin et ne se réveillent qu’au moment où le bedeau, passant pour la quête, leur crie dans l’oreille : Pour l’égli-i-ise !… Pour l’hui-i-ile !… Pour les cie-e-erges ! Alors ils se souviennent de Dieu et l’honorent de deux sous, qui les haussent dans l’estime des paroissiens. Mais nos parents, vieux et pauvres, ils les ont laissés mourir de froid et de faim. Quand ils parlent de ces événements, mes frères et leurs paroissiens disent qu’« ainsi Dieu l’a voulu ».

Moi, j’ai voulu vivre autrement. À l’âge de dix ans, j’ai quitté l’école. Je me suis embauché comme garçon d’épicerie. Je volais du pain et des anchois, que je portais la nuit à mes parents, mais les pauvres vieux sont morts, malgré les anchois, et je suis resté seul.

Maintenant, j’ai treize ans. Autour de moi, tout un monde de frères… frères de la même graine que mes aînés, les parvenus et les autres. C’est la même chose : que celui-ci arrive ou qu’il n’arrive pas, il n’y aura de changé sur la terre que le jugement de ses paroissiens, selon qu’il va à pied ou en voiture, selon sa façon de répondre au bedeau qui crie pour Dieu.

Là fut ma première révélation de l’œuvre de ce Dieu, et j’en eus la nausée. J’envoyai au diable mon épicerie et ses tonneaux d’anchois. Je commençai une vie de vagabondage dans le port, à l’époque où les ports avaient une âme et nourrissaient des troupeaux d’enfants et de chiens vagabonds. Enfants et chiens, nous rôdions autour des mêmes cuisines ambulantes, recevions des hommes les mêmes reliefs de table et les mêmes coups de pied, couchions la nuit dans les mêmes refuges, afin d’avoir chaud et de nous sentir amis.

Parfois, un lambeau de journal, une feuille détachée de quelque livre, dont j’épelais le texte, le dos tourné au soleil, me racontaient des histoires à dormir debout. C’est ainsi qu’un jour je lus, sur l’une de ces feuilles, que le vent emportait :

Les citoyens de notre pays sont égaux devant la loi. Ils ont les mêmes droits et les mêmes devoirs.

Je n’avais pas quinze ans, et le rire était déjà mort pour mes lèvres, mais à la lecture de ce mensonge, j’ai ri comme un bossu.

Alors je vis un commandant de remorqueur, qui s’approcha de moi et me demanda pourquoi je riais seul. Je lui passai la feuille.

– Eh bien, qu’avez-vous à rire ?

– Il y a de quoi rire, monsieur le capitaine. J’ai pensé à mes parents : ils étaient égaux devant la loi. Ils avaient les mêmes droits. Croyez-vous que ces droits les aient empêchés de crever de faim en accomplissant leurs devoirs ? C’est pourquoi je crois que ces lignes ont été écrites par un idiot.

*

Mais, dans le monde, on ne rencontre pas que des idiots. Le commandant de remorqueur fut un homme. Il me tira de la poubelle du port où je vivais, m’accorda un travail humain, à bord de son vaisseau, et un regard amical aux heures de naturelle faiblesse.

Il me dit, le premier jour :

– Mon garçon ! Je vais te donner une seule leçon de vie, que tu me promettras de ne plus oublier. Apprends donc que le monde se partage en trois catégories, pas davantage : il y a des gens qui savent, d’eux-mêmes, qu’avec un couteau qui sent l’oignon, on ne doit pas couper du pain ; il y en a d’autres qui n’y pensent pas, mais qui l’apprennent en le voyant faire ; il y a ceux qui ne le savent pas, qui ne l’apprennent pas en le voyant faire, et qui continuent à manger ou à servir du pain puant l’oignon. S’il y avait une justice sur la terre, de tous ces gens, les premiers devraient donner des ordres, les seconds les faire exécuter ; et les derniers obéir. Ainsi, le monde pourrait approcher de sa perfection, ce qui est loin d’être, car la vie n’a pas de bon sens. N’empêche : sois comme les premiers ou tâche de faire comme les seconds, pour le salut de ton âme. Voilà toute mon instruction.

Ce fut tout. Et six années durant, faisant tous les ports du Danube entre Sulina et Turnu-Severin, j’ai rempli mon existence de travail et de dignité, en y apprenant tout ce qu’on doit savoir sur un remorqueur fluvial : la mécanique, le chauffage, la charpente, la peinture. Seul, pourtant, le gouvernail fut ma joie.

Les grands fleuves sont comme les grandes âmes : leur fond est à jamais instable. C’est ce qui passionne les vrais navigateurs, car rien n’est plus triste qu’un chemin sûr, pour celui qui comprend la vie.

Je n’arrivai que lentement au gouvernail. Le commandant, qui cependant m’aimait, était de ces hommes qui distribuent la bonté au moyen d’une petite cuiller. « La bonté sans mesure, disait-il, est plus nuisible que l’égoïsme. On ne rend service à personne en laissant croire qu’on peut s’appuyer indéfiniment sur vous ! »

Néanmoins, il ne cessait pas une minute de me prodiguer ses encouragements, et le jour où il fut convaincu que j’étais digne du gouvernail, il me le confia. Je veux dire que je le vis prendre mon manteau et s’en aller.

– Maintenant, mon ami, à toi La Patience ! (c’était le nom du remorqueur). Sois-en le maître, aussi longtemps qu’il te plaira. Et si un beau matin l’envie te prend de courir le monde, tu peux y aller. Tu étais destiné à devenir un bagnard. Ton application et ma bienveillance ont fait de toi un homme utile à la société. Il ne te faut plus qu’un diplôme. Là encore, tu auras besoin d’un examinateur qui ne te cherche pas noise. Espérons que tu le trouveras.

*

Je ne l’ai pas trouvé. Je ne l’ai même pas trop cherché… La mort inattendue de mon commandant et le service militaire vinrent, coup sur coup, me prouver qu’on revient toujours à son destin. Le destin n’est rien d’autre que notre propre cœur. On ne devient que ce qu’on est. Et si vous êtes faible de cœur et de moyens, quel puissant voudriez-vous trouver pour vous prêter son cœur, et ses moyens ?

Le commandant du remorqueur a bien voulu me prêter les siens, jusqu’à sa mort. C’est ainsi que, pendant six ans, j’ai pu aller contre mon destin. Cela me fut doux, mais ce n’était qu’un rêve. Car il est inutile de « savoir, de soi-même, qu’on ne doit pas couper le pain avec le couteau qui sent l’oignon ». Il faut encore pouvoir « donner des ordres », disait le commandant, pour qu’il y ait justice sur la terre ; et comme il n’y en a pas, je suis redevenu l’homme de toujours, celui qui obéit aux ordres.

J’ai obéi, durant mes trois ans de service, et m’en suis tiré indemne. Puis le diable me conseilla de livrer mon cœur à une femme quelconque, autre restaurant aux prétentions de Parthénon. Elle te hisse sur tous les sommets, afin que ta chute soit plus vertigineuse. Ce ne fut pas sa faute. La mienne non plus. La mienne ne fut que de tomber.

Tout ce qu’un homme de cœur avait bâti en six ans s’est effondré en quelques mois, mais surtout l’envie d’agir, ce premier support de l’existence humaine. Pour quelles raisons agir, quand nul ne croit en vous ? Ce serait être inférieur à un poteau télégraphique. Le poteau télégraphique soutient le fil, qui croit en lui, et il en est fier. Mais vous !

Vous, ne pouvant égaler la destinée d’un poteau télégraphique, allez rejoindre la vôtre dans la poubelle de Sulina, où les chiens mêmes vous évitent, maintenant que vous n’êtes plus un enfant. Ou bien, allez échouer, comme garçon de bureau (gros garçon bête à la moustache épaisse !), dans quelque fabrique de sucre, où vous voyez paraître votre frère, toujours idiot, mais riche, toujours miteux, mais pouvant donner des ordres, qui avance sa tête, mal débarbouillée, au guichet des commandes et miaule timidement :

– Monsieur… je voudrais un peu de sucre.

– Petit vieux, fait l’employé, ici on ne vend pas du sucre au kilo, mais par wagon.

– Eh bien, répond le « petit vieux », envoyez-moi trois wagons. Je suis X… l’épicier en gros de Sulina.

– À vos ordres !

Le bel employé jette sa cigarette et prend la position militaire, devant le miteux qui pue l’oignon.

Alors, vous prenez la poudre d’escampette et vous vous en allez dans le monde.

*

Bien entendu, vous y emportez votre cœur, comme j’ai emporté le mien, dans ce malheureux port du Pirée que j’ai choisi, toujours en espérant mieux. Et naturellement, je n’ai pas eu à m’en louer.

La Grèce est riche en « capitaines » et pauvre en blé. Sur les quais du Pirée, les « capitaines » sans navires grignotent un hareng saur ou une laitue, et se contentent du commandement d’une barque, ce qui ne les empêche pas d’avoir du cœur et de raconter des exploits imaginaires que personne n’écoute.

Je les ai écoutés, moi. Et j’ai vu que de toutes les misères qui peuplent l’âme humaine, nulle part le tragique n’est plus cruel que là où il se mêle de ridicule. Le ridicule est un champignon vénéneux qui continue de pousser à la racine de l’arbre que la foudre vient de déchiqueter. Dans le port du Pirée, l’homme affamé et loqueteux oublie sa misère, se crée des légendes et vit d’imagination.

Voici un restaurant propret où déjeune régulièrement Kir Dimitropoulos, commandant de cargo qui se donne des airs d’amiral. Tous les vauriens y accourent. Ne pouvant se payer un repas, ils demandent un petit verre, qui tarde à venir, qui souvent ne vient pas, car le tenancier doute même de leur maigre solvabilité. Cela ne leur fait rien. Ils ne sont pas à une offense près. Brûlant de ce qu’ils ont à dire à Kir Dimitropoulos, ils se pressent autour de lui, évoquent, point par point, les difficultés de la navigation, inventent des prouesses inexistantes, à l’actif de leur adulé, et pendant que celui-ci avale son agneau rôti, ils avalent, eux, leur salive.

Parfois, les malheureux s’aperçoivent qu’ils sont seuls. Alors, ils retournent vivement au café des « commandants » déchus, où ils parlent tous à la fois et s’entendent à merveille, car là personne ne prend de l’agneau rôti.

Ce sont des sentimentaux, des êtres aux grands désirs et aux petits moyens.

*

Mais, dans le monde, il n’y a pas que des sentimentaux. À côté du grillon, se tient enroulée la vipère. La vipère humaine a des désirs insignifiants et des moyens excessifs.

Un après-midi d’avril, alors que je rôdais affamé dans le port, un homme m’aborde :

– Veux-tu travailler ?

– Oui, je le veux. Quel travail ?

– La pêche des éponges, vers Alexandrette, sur les côtes de Syrie.

Je pense : « Pourquoi juste sur les “côtes de Syrie” ? » Je le lui demande. Il me répond :

– Parce que dans l’Archipel nous sommes trop nombreux. On perd son temps.

– Combien payez-vous ?

Il me fixe dans les yeux, lâche le montant de la somme, tel un jet de venin, et ajoute :

– Payé intégralement à l’avance, pour trois mois de saison.