La jeunesse d'Adrien Zograffi - Panaït Istrati - E-Book

La jeunesse d'Adrien Zograffi E-Book

Panaït Istrati

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Beschreibung

L'enfance et La jeunesse d'Adrien Zograffi se situent dans une misérable banlieue du port de Braïla, sur les bords du Danube. Adrien devient le protégé de Codine, le bon géant. Puis il se fait vagabond et, pendant huit ans, a Mikhaïl pour inséparable compagnon. A Alexandrie, Le pêcheur d'éponges lui raconte sa vie. Chacun de ces textes pourrait lui aussi s'appeler Mes départs. Avec ces quatre titres, qui composent La jeunesse d'Adrien Zograffi, Panaït Istrati, qui ressemble à son héros, nous offre un chant d'amour, de justice et de liberté.

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Sommaire

Chapitre I : Une nuit dans les marais

Chapitre II : Kir Nicolas

I Une nuit dans les marais

La vie de l’oncle Dimi et des siens n’était qu’une sorte d’esclavage déguisé en liberté. Tout le produit de leur travail était absorbé par les dettes éternelles au propriétaire du terrain et à l’État : pour eux le beau froment, le meilleur maïs, le lait de la vache, les œufs et les poules. Pour les habitants de la chaumière, la soupe à l’eau, les haricots, et une mamaliga de mauvaise qualité.

Cette vie rendait les gens méchants. Oncle Dimi se soûlait le dimanche et battait sa femme qui, de peur, allait se cacher chez les voisins. Et tout prétexte lui était bon. Rien que pour sa lenteur à allumer le feu, l’oncle, à grands coups de botte, jetait sa femme la tête en avant dans les cendres de l’âtre. Alors la vieille mère se fâchait, prenait la cobilitza et allongeait à son fils quelques bons coups, qu’il encaissait en riant.

– Ivrogne !... Tant que vous êtes amoureux vous tirez une langue d’une aune pour avoir la jeune fille et quand vous l’avez, ce n’est plus qu’une chienne !...

Puis on envoyait le petit Adrien appeler la maltraitée, qui soulevait ses jupes en pleurant et montrait à sa belle-mère ses cuisses tachées de bleus :

– Je n’aurais jamais cru que mon Dimi me battrait comme ça ! sanglotait-elle.

– Qu’est-ce que tu veux, ma fille ! Tu savais bien que nous étions de pauvres gens « collés à la terre »... Fallait pas l’épouser ! La pauvreté et l’amour ne font jamais bon ménage. Souviens-t’en pour tes enfants.

Quoique âgée de soixante-dix ans, la bonne vieille faisait tout son possible pour soulager la pauvreté, qu’elle avait passée en héritage à ses enfants. Comme elle ne pouvait plus s’employer aux grands travaux des champs, elle se chargeait de toutes les besognes de la vie domestique : cuisine, élevage de bêtes et de mioches, lessives. Et comme elle voulait ramasser aussi des sous pour « ses aumônes », tous ses instants libres, tout son repos étaient employés à glaner des épis de blé derrière les moissonneurs, à ramasser les flocons de laine que les brebis abandonnent dans les chardons et à cueillir le pissenlit qui pousse au bord des fosses. On l’appelait également pour masser les enfants malades et les exorciser. Le soir, au repas commun, se considérant comme une bouche inutile, elle ne touchait ni au lait ni aux œufs, quand il y en avait sur la table, et se contentait d’un peu de soupe et de laiteron vert au vinaigre, ce laiteron dont les livres civilisés disent qu’il « constitue une excellente nourriture pour les porcs et les lapins ».

Deux fois par semaine, courbée sous le poids de sa cobilitza surchargée, la mère parcourait les cinq kilomètres qui séparaient la chaumière du marché de Braïla ; elle rentrait avec trente sous noués dans le coin de son mouchoir. Mais ces sous faisaient des miracles, car au bout de trois ou quatre ans on la voyait creuser un puits aux endroits de passage des charretiers, ou bien encore acheter tantôt un lit complet pour une fille pauvre en train de se marier, tantôt une vache avec son veau nouveau-né qu’elle offrait en aumône pour le salut de son âme.

Il arrivait aussi, mais très rarement, qu’oncle Dimi tombât sur la cachette où la pauvre femme serrait l’argent, et c’en était vite fait du puits, du lit et de la vache. Alors, l’âme de la pieuse Nédéléa était malade pendant six mois. Pour se retenir de se prononcer « le mot impardonnable », elle déambulait, hâve et triste, une main sur la bouche.

Adrien, le petit neveu – qui fut élevé dans la chaumière jusqu’à sept ans, et qui venait plus tard y passer ses vacances d’écolier –, était le témoin de ces malédictions de l’oncle Dimi, mais cela ne l’empêchait pas de l’aimer...

D’ailleurs, malgré ce qu’on pourrait croire, tout le monde aimait Dimi, depuis sa femme battue et sa mère volée jusqu’aux paysans qui l’appelaient à toutes les fêtes et à toutes les noces : c’est qu’il était un travailleur incomparable et un joueur de flûte comme on n’en trouvait pas deux dans la région. Sa faux tenait la tête des faucheurs, et sa flûte décidait les plus vieux et les plus moroses à s’engager dans la danse.

À part ça, il était sympathique, avec son air bourru doublé d’un humour qui maîtrisait le rire, sa face de tzigane aux sourcils riches et toujours froncés, l’impromptu de ses boutades.

Adrien l’aimait. Et l’oncle aimait son neveu. Ils étaient copains. Parfois, le petit copain reprochait au grand ses brutalités envers sa femme, mais le grand répondait :

– Attends d’être marié pour parler. La femme, c’est une sale affaire...

– Pourquoi tu t’es marié, alors ?

– Parce que c’est comme ça que ça se fait. Faut passer par là. Plus tard seulement, on s’aperçoit qu’il faut travailler pour deux, pour quatre, pour dix. Alors on boit pour oublier et on cogne pour se venger.

Adrien ne se tenait pas satisfait de ces réponses : il s’interposait chaque fois que l’oncle battait sa tante, sachant bien que Dimi était incapable de le frapper. C’est que le paysan aimait le fils de sa sœur aînée bien plus que ses propres enfants, et lui passait tous ses caprices, allant jusqu’à l’accompagner pour pisser avec lui quand il n’en avait nulle envie. Toute la passion du petit était de se trouver toujours et partout avec son oncle, mais surtout quand ce dernier prenait le fusil pour tirer les grives qui abîmaient le raisin, ou quand il attelait pour aller à la coupe du roseau, dans les marais.

Ah ! ces nuits dans les vastes marécages de l’embouchure du Sereth, comment les oublier ?

L’oncle Dimi n’avait pas de permis pour couper le roseau. Ce permis coûtait vingt francs par an, et il ne pouvait pas se le payer. Aussi partait-il à la nuit tombante, pour se trouver au marché de la ville voisine avant l’aurore.

Adrien flairait le départ aux préparatifs de l’après-midi : on donnait aux chevaux une nourriture supplémentaire et on les laissait se reposer ; puis on bourrait le sac de route avec une grosse mamaliga, quelques oignons et du sel. Pour boire, une plosca avec de l’eau.

Mais le meilleur signe qu’il y aurait un départ pour la coupe, Adrien le trouvait dans le costume de mendiant qu’endossait l’oncle, ainsi que dans son front plissé et son visage tragiquement soucieux, car on ne savait jamais comment cela finirait. C’était un vol, on volait ce que le propriétaire du domaine n’avait jamais labouré ni ensemencé ; et parfois, au lieu de se trouver le matin au marché, on se trouvait dans la cour du boïar, la charrette et les chevaux confisqués. Quelques hennissements des chevaux avaient attiré l’attention du Turc, garde des marais.

Un soir, l’oncle Dimi et Adrien étaient partis tard, pour ne pas être vus des voisins. Il y avait sept kilomètres à faire jusqu’au marais. Nuit de juin, air tiède, ciel étoilé. L’oncle conduisait, fumait et se taisait, pendant qu’Adrien, derrière lui, écoutait le bruit du vent dans ses oreilles et ne soufflait mot.

Une fois arrivés dans l’empire du silence, on détela les chevaux et on les attacha à la voiture, la musette d’avoine accrochée à la tête. Puis Dimi s’enfonça dans l’étang, la serpe à la main.

Il fallait aller loin, entrer dans l’eau jusqu’aux genoux, jusqu’au ventre même, le vol étant trop apparent aux bords des rives, mais l’oncle était fort, vaillant : pour atteindre les plus beaux roseaux et pour gagner au marché quatre francs, il n’hésitait pas à s’aventurer.

En partant, il recommanda à Adrien à voix basse :

– Fais attention aux chevaux... S’ils s’impatientent, jette-leur encore une poignée d’avoine, surtout à celui de droite qui est un sale animal. Et tâche de ne pas t’endormir, tu prendrais froid.

S’endormir, Adrien ? Mais c’était fou d’y penser ! Il attendait seulement que l’oncle eût tourné le dos et disparu pour se sentir le maître de tout : des chevaux, de la voiture, de l’immense étendue des marais, et même du vent et du ciel avec ses étoiles « sans nombre », ainsi que l’affirmait grand-mère.

Ce soir-là, comme si son cœur l’avertissait du drame qui devait arriver, il n’eut pas envie de « commander ». Debout dans la charrette, il suivit du regard l’avance de l’oncle d’après le remuement des roseaux hauts de huit pieds que le paysan écartait pour se frayer chemin, puis il se tint coi. De temps en temps, des vols d’oies et de canards sauvages, dénichés et épouvantés dans leur sommeil par cette visite nocturne, prenaient l’air avec de grands battements d’ailes. Au clair de lune, Adrien les contemplait avec émotion ; une forte envie le prenait de leur crier : « Prenez-moi aussi avec vous ! »

La brise légère et le murmure des roseaux lui chatouillaient les sens au point de lui faire perdre toute notion de lieu et de temps. Il aurait pu rester ainsi de longs moments sans bouger d’un doigt, car ces instants-là, il ne les trouvait pas dans la méchante vie de tous les jours, remplie de cris et de jurons. Quand un hibou perçait le silence de ses appels de mauvais présage, Adrien sursautait comme s’il s’était endormi.

Il y avait longtemps que Dimi était parti. Adrien tenait maintenant son regard fixé sur le faîte des roseaux, qui devait se pencher bien plus fortement au retour à cause des gros fagots que l’oncle traînait avec lui. Le mouvement se dessinait de très loin, puis il devenait de plus en plus distinct, et enfin, flanquant des grands coups à droite et à gauche, l’oncle apparaissait. Il apparut aussi cette nuit-là, mais déjà exténué du premier voyage, mouillé jusqu’à la poitrine et transpirant à grosses gouttes.

– Ah, c’est dur cette fois-ci... dit-il en laissant tomber les fagots et la serpe. Les eaux sont hautes et l’on a « chipé » tout ce qu’il y avait de facile à ramasser. Je dois aller chercher le roseau au bout du diable !

Il s’assit, s’épongea et roula une cigarette. Puis il parla comme pour lui-même :

– Je ne pourrai pas en couper beaucoup cette nuit : une petite charrette de trois francs, tout au plus...

Et se tournant vers Adrien :

– Eh bien, tu n’as pas faim ? Allons nous mettre un morceau sous la dent...

Il écrasa un oignon entre ses paumes, le saupoudra de sel et en offrit la moitié à son neveu en guise de rôti. Avec la mamaliga, cela leur parut très bon. Ils se passèrent la plosca.

– Sont-ils tranquilles, les chevaux ?

– Oui, répondit Adrien, mais celui de droite ne mange pas et braque tout le temps les oreilles au vent.

– La sale bête !

Il prit la serpe et s’en alla pour le second droum. On appelait droum le voyage d’où l’on rapportait deux fagots sous les bras ; et le soir, au retour du marché, on se disait : « C’était un chargement de dix, douze, ou quinze droumouri. »

Et cela pour trois, quatre ou cinq francs, pour des peines et des drames sans nom, comme ce fut le cas cette nuit-là.

On était au sixième droum et Dimi venait de repartir quand un hennissement perçant déchira le silence et le cloua sur place. Adrien fut glacé jusqu’à la moelle : il connaissait la colère de son oncle. Celui-ci apparut les mains vides, assombri. D’une voix de bon père il parla au cheval fautif, celui de droite :

– Alors quoi, bon Dieu ! Tu n’auras pas le mauvais goût de me faire des histoires... Qu’est-ce qui te manque ?

Il le soigna, le caressa, et dit à Adrien en partant :

– Reste près de lui... Il s’ennuie... Ne le perds pas de vue. Encore quelques fagots, tout juste pour que nous ne soyons pas la risée du marché – et nous partons.

Mais à peine disparu dans le fourré de roseaux, il revint en courant : le cheval avait lancé un nouveau cri !

– Sacré nom de la Vierge, je te mange les oreilles, tiens, si c’est comme ça !

Se jetant sur la bête, il lui flanqua un coup de pied dans le ventre qui résonna douloureusement. Le pauvre animal tressaillit sous le coup et tourna la tête pour regarder de ses bons yeux celui qui le frappait. Adrien tremblait, comme si c’était lui qui avait reçu le pied dans les entrailles. Il pria son oncle de ne plus battre le cheval.

– Attelons ! dit le paysan ; il n’y a rien à faire, il va nous trahir... Nom de tous les saints, voilà une nuit ratée !

Ils se mirent en route. Il faisait encore noir. Avant même de sortir des marais, la bête vicieuse refusa de tirer et s’arrêta net. Elle trépida sur place, ronflant des narines et prêtant les oreilles au vent. Dimi devint pensif.

Adrien l’interrogea :

– Pourquoi fait-il ainsi, oncle ?

– C’est un étalon, mon enfant ; il doit avoir flairé une jument dans le voisinage ; quelque paysan doit se trouver par ici près de nous, avec une jument. Ah, cela finira mal cette nuit !

L’oncle Dimi se signa trois fois en se découvrant :

– Que le Seigneur nous préserve du malheur !

Et il cracha de côté :

– Ptiu, démon, va-t’en dans le désert !

Il descendit, prit l’étalon par le mors et avança ainsi encore un bout de chemin ; brusquement, le malheureux animal hennit deux fois de suite dans la main de son maître. L’homme sentit ses cheveux se dresser sous le bonnet. Le sang lui monta à la tête. Il commença à frapper aveuglément, d’abord avec les poings, avec les pieds, puis avec une matraque arrachée à la voiture, et qui se cassa en deux sous la violence des coups.

Le cheval s’affola, son compagnon prit aussi peur, et tous deux partirent dans une course désordonnée. Ils sortirent de la route, entrèrent dans un champ en friche où l’oncle se trouva incapable de les maîtriser. L’étalon lançait des hennissements incessants et entraînait la charrette vers les marais, pendant que Dimi, en luttant pour le ramener sur le chemin, se voyait débordé, épuisé, près d’être écrasé, les vêtements tout en loques, la moitié du pantalon déjà perdue dans la course.

Alors se produisit l’horrible : tout en courant, Dimi planta la serpe dans le ventre de l’étalon et s’arrêta sur place. Le tranchant parcourut toute la longueur du ventre qui se vida. L’animal tomba foudroyé.

Adrien lâcha un cri et perdit connaissance, allongé sur les roseaux.

Il se réveilla dans un bruit de voix.

Faiblement éclairés par les premières lueurs de l’aube, l’oncle Dimi et le garde-marais parlaient, debout devant le cadavre du cheval qui gisait dans une mare de sang, les boyaux répandus tout autour de lui.

– Sois bon, Osman, disait l’oncle, ne me conduis pas à la cour. J’ai assez de malheurs, comme tu vois. Allons, sois bon, Osman !

Le Turc, énorme, le fusil sur une épaule, la musette aux provisions sur l’autre, face cuivrée et poilue, regard noir et intelligent, croisa les bras devant le malheur et dit dans un roumain à peine compréhensible :

– Soyem bon... Non pouvem soyem bon, bré Dimi. Boyard payé, boyard servi !

– Le boyard ne sera pas moins riche...

– Evète Boyard riche, ma’ Dieu borgne !

Puis, les yeux hagards fixés sur la bête éventrée, il prononça le verdict qui soulagea le cœur meurtri du paysan :

– Allem, partem... Ma’ non parleme !

Et tournant le dos au drame il s’éloigna à pas lourds. Dimi abandonna le compagnon qui lui avait rendu tant de services, s’attela à sa place et prit le chemin du village, après avoir déchargé les fagots.

L’étoile du Berger brillait de tout son éclat d’opale sur l’horizon empourpré du levant, quand Adrien, se séparant péniblement de son meilleur ami d’enfance – le bel alezan à la démarche fière, aux yeux vifs, au sang bouillonnant, qui traînait avec mépris sa baraque à quatre roues –, se mit à suivre la charrette de l’oncle Dimi comme on suit un corbillard. Et de nouveau, dans son désespoir, il revint, au bout de vingt pas, à la bête couchée sur le gazon, se jeta sur les yeux à jamais fermés, les baisa éperdument, et baigna de ses larmes ces naseaux qu’il avait si souvent caressés.

Puis, allant à reculons, il laissa l’espace s’étendre entre lui et la « plus noble conquête » de l’homme ignoble ; le lieu de l’épouvante disparut.

Le cortège funèbre traversait maintenant un petit bois de ronces, de buissons et d’arbustes. Les grenouilles, les rossignols, les merles, les cigales assoupissaient déjà leurs hymnes dans la somnolence matinale. Mais ils ne se sont pas encore entièrement tus que la mésange, la caille, le loriot, reprennent le concert interrompu et se baignent dans l’air frais et pur du matin, qu’ils remplissent de leur babillage joyeux et varié, de leurs louanges au Créateur.

Au ciel et sur la terre, la vie reprenait sa marche, élevait ses chants sincères, appelait au bonheur – pendant que l’homme semait la mort et descendait plus bas que l’animal.

Le chemin de l’oncle Dimi passait devant le cabaret de son frère aîné, l’opulent oncle Anghel. Quand Dimi s’arrêta, exténué, pour prendre un verre, son aîné vaquait déjà à ses affaires depuis un bon moment. Fraîchement débarbouillé, cheveux et barbe soigneusement peignés, il trépidait, en bras de chemise, et mettait en ordre sa « batterie ». Dimi entra dans la boutique comme un automate. Anghel, myope, aborda son frère en chantonnant, mais recula aussitôt, effrayé par la mine terreuse et les vêtements ensanglantés de Dimi :

– Qu’as-tu fait, malheureux ?

Adrien se jeta sur la poitrine du cabaretier, en sanglotant :

– Il a... tué... l’étalon, oncle !

Le paysan, assis sur le banc et regardant le sol, confirma :

– Oui ; j’ai tué l’étalon...

Anghel posa l’enfant et bondit dehors, pour s’en convaincre : il vit l’attelage de droite vide, et, près de lui, le cheval dépareillé qui penchait tristement la tête.

Il revint à pas lents, le visage blême, muet, il se versa de l’eau-de-vie et but avec son frère. Celui-ci le mit brièvement au courant et conclut, la gorge étranglée :

– C’est comme ça... C’est mon sort. Plus jamais je n’aurai une si belle bête... Il avait à peine sept ans.

Puis, regardant ses mains pleines de sang :

– ... J’ai pu l’acheter à force de manger du laiteron au vinaigre et de la polenta. J’ai voulu l’avoir !... Je n’aime pas les rosses...

Anghel se dressa de toute sa belle taille, les mains dans les poches du pantalon :

– Dimi ! Écoute : je te donne mon cheval, qui n’est pas une rosse... Prends-le tout de suite !

L’autre, abattu, les yeux toujours fixés au sol, gémit entre ses dents serrées :

– Je n’en veux pas, de ton cheval...

Le bon Anghel s’attendait à cette réponse. Ce n’était pas pour l’accepter aujourd’hui que Dimi avait toujours refusé son aide. Il insista, pourtant :

– Allons, ne sois pas entêté ! Je t’en achète un, si tu ne veux pas du mien.

– Garde ton argent...

– Que feras-tu, alors ? Il te faut bien un second cheval, pour te nourrir.

Prostré, Dimi murmura d’une voix éteinte :

– Ce que je ferai ? Eh bien, je vais te le dire : je chargerai mon fusil avec des balles à sanglier ; j’attendrai ce soir le propriétaire dans la fosse qui longe le côté où passe son cabriolet, je lui enverrai dans les reins « deux crachats » à bout portant. Voilà ce que je ferai...

– Et tu iras au bagne...

– Et j’irai au bagne...