Mikhaïl - Panaït Istrati - E-Book

Mikhaïl E-Book

Panaït Istrati

0,0

Beschreibung

Indifférent à la fortune, Adrien, 17 ans, cherche à affirmer sa personnalité. Pas d'ambition pécuniaire, mais l'amour de son prochain, fraternité et justice, recherche de l'amitié avec un grand A. Et nous apprendrons au cours de ce nouvel épisode qu'il ne faut pas se fier au apparences. Mikhaïl et Samoïla, très différents l'un de l'autre, deviendront ses amis.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 228

Veröffentlichungsjahr: 2022

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Mikhaïl

MikhaïlL'ŒuvrePage de copyright

Mikhaïl

Panaït Istrati

À l’âme de

MIKHAÏL MIKHAJLOVITCH KAZANSKY

et

à mon ami

JACOB ROSENTHAL

Il était neuf heures du matin. Le vieux facteur du quartier frappa de sa verge la porte de la rue et cria :

– Adrien Zograffi !

– Attendez, père Gravila ! répondit Adrien ; je ne suis pas habillé.

« Tiens ! pensa le facteur, il est de retour, cet oiseau voyageur. »

Et, pénétrant dans la cour, il écarta, familièrement, du bout de sa canne, le rideau de tulle de la fenêtre ouverte et toute chargée de pots de fleurs – géranium, œillet, basilic – de la chambre d’Adrien. Il savait que le jeune homme, lorsqu’il était à la maison, ne prenait jamais une lettre de sa main sans lui donner deux sous « pour boire une tsouika[1] » : et s’il rentrait d’une de ses fugues qui scandalisaient la banlieue, le pourboire était « royal ».

Il le fut cette fois encore : par la fenêtre, sans montrer la tête, Adrien allongea le bras, prit la lettre et offrit cinquante centimes – centime-or d’un temps révolu –, car il aimait les facteurs par-dessus tout, « ces parias de nos institutions démocratiques, auxquels nous confions bonheur et malheur, et que l’État réduit à la mendicité ». Ainsi les définissait-il.

Père Gravila, tout content qu’il fût du pourboire, resta un peu perplexe : pour la première fois, Adrien se refusait à lui serrer la main, à lui raconter, rapidement, où et comment il avait passé son temps, tout ce qui lui faisait autant, sinon plus de plaisir, que le pourboire lui-même.

– Est-ce qu’il me boude ? demanda-t-il, à voix basse, à la mère du garçon, qui justement sortait pour s’accroupir sur la prispa, au soleil printanier.

– Ce n’est pas vous qu’il boude, c’est moi, fit la bonne mère. Nous nous chamaillons depuis hier soir qu’il est rentré. Eh ! Les diables d’enfants ! Il vaudrait mieux ne pas en avoir…

Pour approuver la mère Zoïtza, sans se faire entendre par le fils, père Gravila se livra à une pantomime longue et fort compliquée, que la pauvre femme suivait avec intérêt et qui voulait dire : « Oui… je te crois… ah, les enfants… je les connais, va… »

C’est alors qu’Adrien parut : gaillard de dix-huit ans, un peu maigrichon, très brun, cheveux épais, les yeux fauves, abrités de sourcils noirs et fournis, visage long et pâle, bouche charnue, petite moustache pubère. Il était en veste grise, chemise de zéphyr, faux col et cravate impeccables, pantalon à rayures et babouches. Café turc dans une main, dans l’autre une cigarette, qu’il mit au coin des lèvres pour serrer la main du facteur :

– Bonjour, père Gravila !

– Sois le bienvenu, Adrien ! Bré[2], bré, que tu es beau ! On dirait un fils de parents riches. Cela doit coûter cher…

La mère, qui en savait quelque chose, lança au facteur un coup d’œil : « Tu parles ! » et dit :

– Au moins s’il écoutait mes conseils… Mais il en fait toujours à sa tête ; et c’est encore lui qui boude !

Adrien prit sa mère par le cou et l’embrassa, puis :

– Je ne boude pas, maman : je me défends…

Et, s’adressant au facteur :

– Figurez-vous, père Gravila : ma mère voudrait déjà me marier ! Trouvez-vous que c’est raisonnable ?

Mère Zoïtza se mit en colère :

– Pourquoi ne demandes-tu pas à père Gravila s’il est plus raisonnable de fuir sans cesse la maison et de rentrer toujours dans une tenue de mendiant ?

Sur quoi, le vieillard trouva plus sage de ne pas fourrer son doigt entre l’enclume et le marteau, et il s’éloigna en haussant les épaules.

*

Vieille mésintelligence entre la mère et le fils unique, douloureuse comme une plaie qui ne veut pas guérir.

Adrien, contrairement à ce que toute mère pauvre attend de son enfant, se refusait d’instinct à suivre la voie commune de tout jeune homme qui veut se créer « une bonne place » dans la vie. Nullement incapable, appliqué et même débrouillard, il faisait néanmoins preuve d’une inconstance qui exaspérait sa mère et l’exposait aux railleries du quartier, car ce « quartier », loin d’être meilleur que notre garçon, trouvait satisfaisant de médire sur le compte d’autrui. Il faut bien reconnaître qu’Adrien s’y prêtait à merveille.

De l’âge de douze ans, où il se gagea bravement comme domestique, au moment où nous le retrouvons ici, on ne pouvait plus compter les places qu’il avait faites en six ans. Bien pis, il quittait fréquemment la ville – sans la permission de sa mère et moins encore celle du quartier –, s’éclipsait pendant des mois, et l’on apprenait soudain qu’il était rentré, une nuit, « dans une tenue de mendiant ». Alors les langues donnaient libre cours à leur besoin de bafouer :

– C’est un chenapan ! On voit bien que sa mère l’a ramassé en contrebande… Rien de bon ne sortira de ce garçon-là… Et Zoïtza ne l’aura pas volé ! C’est une punition…

Adrien était tout autre chose qu’un « chenapan ». Sa mère ne l’avait « ramassé » qu’à la manière dont toute femme peut ramasser un enfant, par la grâce du Seigneur, cela dût-il s’accomplir parfois sans la bénédiction de l’Église, comme dans le cas d’Adrien. Quant aux mauvais présages concernant son avenir, quant à la « punition » qu’eût méritée sa mère, en attendant que le ciel exprimât sa volonté, la banlieue imposait son opinion, qui faisait verser de chaudes larmes à la pauvre veuve, car, à force de se l’entendre dire, elle avait fini par croire que son fils était bel et bien un chenapan.

Elle finit par le croire, mais refusa de l’admettre devant autrui. Son fils ?

– Mon Dieu, disait-elle souvent, quel est son crime ? Il ne boit, ne se bat, ni ne vole, à l’exemple des leurs. Coureur, il ne l’est pas non plus. Il lit. La tête dans les bouquins, éternellement. Voilà ! Maintenant, qu’il soit rebelle, qu’il change de patron comme de chemise et qu’il vagabonde par monts et par vaux, ma foi, c’est bien vrai, mais de cela, personne ne souffre que moi. De quoi donc se mêle-t-on ? Que chacun s’occupe plutôt de la poutre qu’il a dans l’œil…

Paroles justes… Sagesse de femme simple… Mais, de la justice, de la sagesse, qu’en sait-il ce pauvre monde ? Il en fait fi et se livre, éperdu, à son injustice, ce qui, d’ailleurs, n’empêchait nullement Adrien de suivre son chemin.

Quel chemin ? Il serait bien difficile de le préciser. Ce fils de Zoïtza « la blanchisseuse » ne s’en était jamais tracé. Il se laissait plutôt conduire, pousser, presque projeter. Et il allait passionnément, incompris, isolé dans cette banlieue de Braïla comme dans un Sahara de l’esprit humain, sans guide, sans un ami, seul à gémir, seul à se réjouir. Pour lui, jouer des coudes, « se créer une bonne place dans la vie », c’était une idée commune, vulgaire, presque insensée, une lutte absurde qui préoccupait le monde, mais ne l’effleurait pas !

Il le disait à sa mère :

– Une bonne place dans la vie ? Quoi ? Ne vivre que pour devenir un gros patron, un gros marchand ? N’y a-t-il donc que l’aisance, le bien-être matériel, qui comptent ? Ces pauvres gens et toi-même, vous voudriez que j’emploie toutes mes heures, tous mes jours, toute ma vie à apprendre la façon dont on fait fortune, et à la fin, à en faire une. Alors, vous m’estimeriez… Mais, moi, je vous dis que je ne tiens pas à cette estime et que cette fortune me laisse indifférent.

» J’ai, sous mes yeux, l’existence misérable de ces gens aisés, je vois comment ils vivent, ce qu’ils aiment, ce qui les passionne. Eh bien, je ne les envie pas ! Pour rien au monde je ne changerais mes sentiments contre les leurs. Ce sont des vermisseaux humains. La grandeur de la vie leur échappe entièrement…

La mère comprenait mal. Elle objectait :

– Que diable entends-tu par « grandeur de la vie », quand on est pauvre comme nous ? Est-ce une « grandeur » que de trimer quinze heures par jour pour deux francs et nourrie, ainsi que tu me vois faire ? Toi qui lis tout le temps – comme si tu étais un pope –, que t’apportent-elles, tes lectures ? Élie l’épicier sait tout juste signer, et il est millionnaire. Fais donc mieux que lui : tâche d’abord de ne plus être journalier sans avenir, puis lis tant que tu voudras…

– Impossible, maman ! s’écriait Adrien. On ne peut pas en même temps servir Dieu et le diable.

– Mais quel est ton Dieu, Seigneur, pauvre de moi ! À quoi veux-tu arriver ? Quel but poursuis-tu ?

– Aucun. Je vis selon ma loi, demandant peu pour mon ventre – beaucoup, le plus possible, pour mon cœur, mon cerveau…

– Et que demandes-tu pour ton cœur, pour ton cerveau ?…

*

Là, halte !

Là s’arrêtait toujours leur éternel conflit. À cette question de la mère, le fils demeurait interdit. Mur chinois. Barrière infranchissable…

C’est en vain qu’Adrien, pendant longtemps, avait essayé d’expliquer à sa mère la façon dont il comprenait la vie : aimer les lettres et les arts ; goûter les beautés terrestres ; ne pas prendre place dans le rang de ceux qui écrasent les hommes ; donc se contenter matériellement du strict nécessaire ; vivre dans la justice et la fraternité ; adorer un ami cher ; faire le plus de bien autour de soi…

Là… Mère Zoïtza, quoique humaine et riche d’affection, savait d’expérience que la vie en décidait autrement, elle qui travaillait « quinze heures par jour pour deux francs et nourrie ».

Tristement, elle regardait son fils, muette. Et parfois, disait :

– Je suis comme la poule qui a couvé des canetons ; je ne peux pas suivre mon enfant là où il faut savoir nager !

Elle ne pouvait pas suivre ce caneton dans les eaux pures de l’idéalisme, où il voguait fort à son aise. En échange, restée humblement sur la berge, elle ne perdait pas de vue son drôle de poussin, qui se livrait à des ébats dont il rentrait toujours le ventre creux, car ces eaux lumineuses ne nourrissaient pas, mais pas du tout ; et même cela coûtait cher de s’y baigner trop souvent. Lui ne s’en apercevait pas, à l’exemple des oiseaux du ciel, lesquels chantent et picorent ce qu’ils trouvent. Mais l’« oiseau » de père Gravila ne trouvait rien, si peu exigeant qu’il fût. Alors, la mère poule, qui n’aimait pas ces nages-là, grattait le sol pour deux, en redoublant d’efforts, et nourrissait l’étourdi qu’elle avait mis au monde.

Scandale de ce quartier, dont la psychologie est souvent pour le moins bizarre. Qu’un fils de « bonne famille » soit à la charge de la société jusqu’à vingt-cinq ans d’âge – lorsqu’il ne peut se vanter que d’un pauvre diplôme –, cela, le quartier le trouve naturel. Il s’en réjouit (« ah, le fils de notre chef de gare, vous verrez, il sera procureur ! »), il s’enivre du bonheur bâti sur sa misère, à l’exemple de la foule électorale qui crie hourra et exulte de joie quand elle voit ses maîtres boire du champagne à sa santé ! Mais que le désir sincère d’apprendre puisse brûler la poitrine d’un enfant qui a eu le malheur de naître dans une chaumière, voilà qui est inadmissible aux yeux du quartier : « Hé quoi !… Qu’est-ce qu’il a à crâner celui-là ? Que prétend-il savoir ? Il ne vaut pas plus qu’un autre, allez !… »

Adrien ne crânait pas, mais, pour la banlieue, toute tentative d’isolement c’est de la crânerie, quand ce n’est pas bien plus grave. Il ne répondait jamais à ces balivernes. Il se disait, en silence :

« Hé oui, je prétends comprendre plus que vous autres. Et je vaux beaucoup plus que votre futur procureur ! »

*

La secousse qu’Adrien venait de recevoir devant le facteur l’avait durement touché. Il rentra dans sa chambre et fit de nouveau son examen de conscience.

Certes, commérages à part, la banlieue n’avait pas tout à fait tort. La moitié du temps, il battait le pavé, ou lisait jour et nuit, ce qui revenait au même pour ces gens simples. Ceux-ci demandaient l’un ou l’autre : faire comme le fils du chef de gare, étudier « pour devenir procureur », ou bien rester dans le troupeau, travailler, se marier, faire des enfants et mourir. C’était net.

Ce qu’il faisait était moins net, lui qui changeait constamment de place, courait par tout le pays roumain, se piquait d’études, ne se liait avec personne et mangeait les pauvres sous que sa mère économisait péniblement à force de privations. Surtout, on ne lui pardonnait pas ces escapades ruineuses à Galatz, à Buzeu, à Giurgiu, dans de lointaines campagnes, d’où il revenait toujours sans une chemise, les vêtements en loques et mourant de faim. De retour à la maison, il trouvait un trousseau neuf, que mère Zoïtza lui confectionnait la nuit en pleurant.

Oui, c’était ainsi, il le reconnaissait franchement, mais…

« Qu’y puis-je, mon Dieu, si je suis ainsi fait !… »

Et comme il avait aussi pour lui de la pitié, il s’accordait des circonstances atténuantes. N’a-t-il pas fait preuve de bonne volonté à l’âge de douze ans ? N’est-il pas allé tout seul se placer domestique à cet âge-là ? Puis, chez Kir Nicolas, le pâtissier voisin ; puis dans une grande épicerie ; puis, apprenti dans les ateliers des docks, manœuvre dans les ports, garçon de courses chez un armateur, pour apprendre enfin, ces deux dernières années, le métier de peintre en bâtiments auquel il s’était arrêté.

Il est vrai que les bouquins et les pérégrinations – ces bains lumineux du cœur et de l’esprit – lui dévoraient tous ses maigres bénéfices et le faisaient retomber promptement à la charge de sa mère, mais…

Ah ! ce « mais… » qui revenait sans cesse sur ses lèvres, comme une suprême excuse, à qui le dire ? Sur quelle poitrine amie coucher sa tête et sangloter et gémir doucement :

« Mais j’aime ces choses-là… Elles sont toute ma vie. Et si on me les enlève, la vie n’a plus de sens pour moi ; ce serait la nuit de mon âme… »

La tête entre les mains, seul dans sa chambre, Adrien criait en lui-même :

« À qui le dire ? Où est l’ami, l’amie, l’être humain qui m’entende et me comprenne ? Ou bien suis-je peut-être un déséquilibré ? »

Il se leva, lourdement, mit ses chaussures et sortit. Dans la cour, le lilas en plein épanouissement embaumait l’air. Il se couvrit le visage avec une grosse grappe, ferma les yeux et aspira profondément.

Sa mère était toujours accroupie sur la prispa et regardait ses mains brûlées par la lessive. Adrien les lui prit doucement et les baisa :

– Tu m’en veux beaucoup ?

– Non… Pas à toi… Mais à notre sort. Tu n’es pas méchant, je le sais…

– Je te promets de travailler d’une façon plus suivie. Je me plais à la peinture. Je suis plus libre. D’ailleurs, regarde : du dernier voyage, dans la Dobroudja, je rapporte près de cinquante francs, que j’ai mis de côté en moins de trois semaines. Tu ne m’as pas laissé le temps, hier soir, de te le dire. Les voici. Je ne garde que cent sous.

Attendrie, la mère empoigna la tête du garçon et lui embrassa les yeux :

– Oui, je sais que tu es mon fils !

À cette effusion des deux cœurs, une voix enrouée répondit :

– Ah ! les amoureux !… On dit bien qu’il ne faut jamais s’entremettre entre parents qui se disputent… Ils finissent toujours par faire la paix.

C’était la voix de la mère Jeanne, la propriétaire de l’immeuble – pauvre propriétaire de six pièces alignées comme des cubes et blanchies à la chaux, qui lui rapportaient en tout une vingtaine de francs par mois. Veuve, blanchisseuse elle aussi, comme sa bonne amie la mère d’Adrien, abandonnée par ses enfants et peinant dur pour gagner sa vie, mère Jeanne s’était réservé, pour pleurer sa vieillesse, une toute petite chambre au fond de la cour. Mais elle aussi avait un espoir qui la faisait vivre : c’était sa fille Léana, couturière habile qui travaillait depuis deux ans à Bucarest, pour mieux apprendre son métier. Elle était l’amie d’enfance d’Adrien et, selon le désir des parents, sa fiancée prédestinée. D’ailleurs, les deux enfants s’étaient toujours aimés, même trop, disait-on, car ils étaient du même âge et du même tempérament fougueux ; mais, depuis, le Danube avait charrié tant d’eau qu’aujourd’hui on ne savait plus au juste ce qu’il fallait croire de leurs amours d’hier.

Lors d’une courte apparition qu’elle avait faite à la maison, pour les fêtes du dernier Noël, Léana avait déclaré qu’elle ne voulait plus d’un fiancé vagabond. Adrien lui avait donné raison, un peu attristé, quoiqu’il ne pensât nullement au mariage. Mais sa mère, qui y pensait beaucoup, demeurait bien angoissée. La pauvre femme mettait tout son espoir dans ce mariage, qui devait enchaîner son fils, en lui créant un foyer. Pour la mère Jeanne, dans cette incertitude, sa réserve muette devant l’inconstance d’Adrien en disait long.

Et voilà qu’aujourd’hui même, les choses devaient être tirées au clair par l’arrivée de Léana. Elle avait prévenu sa mère et Adrien qu’elle quittait définitivement Bucarest pour s’établir à son compte à Braïla. On le savait depuis longtemps. La lettre reçue par Adrien dans la matinée (lettre assez amicale, quoiqu’un peu distante) fixait simplement son arrivée à midi.

C’est pourquoi il était « tiré à quatre épingles », bien plus par désir de plaire à son ancienne amie que pour la décider au mariage.

Joyeuse, fière de sa « demoiselle », qu’on appelait déjà « la Bucarestoise », mère Jeanne demanda à Adrien :

– Alors, tu vas la chercher à la gare ?

– C’est ce que je voudrais faire, à moins que vous ne pensiez autrement, répondit le jeune homme.

– À condition d’être sage, tu peux y aller.

– Vous me permettez, tout de même, de l’embrasser ?

– Sagement…

*

C’était le 10 mai, jour de grande fête nationale.

Comme il avait une heure devant lui, jusqu’à midi, Adrien fit un long détour par la rue de la Quarantaine et le boulevard Couza, son chemin préféré pour aller en ville, depuis que sa mère avait emménagé dans cette vilaine rue Grivitza, droit chemin vers la Comorofca mal famée, qu’elle égalait en crimes et en puanteur sans pouvoir s’enorgueillir d’un Codine.

Sur le boulevard, grande parade, défilé de cavalerie sabre au clair, trompettes, poitrines chamarrées de décorations. Il détourna ses yeux : à de telles manifestations, Adrien était plus étranger qu’à ce qui pouvait se passer dans la lune. Mais son dégoût toucha à l’indignation quand il vit, un peu plus loin, une bande de lycéens emboîter le pas militaire, chanter la Marche nationale et crier, devant certaines boutiques : À bas les Juifs !

Du trottoir où il se trouvait, Adrien aperçut parmi les manifestants un ancien camarade d’école primaire, aujourd’hui « élève de sixième » et maraudeur notoire. Il voulut décamper, mais l’autre, se détachant de son groupe, vint à Adrien, les yeux congestionnés, et lui cria :

– Allons, Adrien, viens avec nous !

– Quoi faire ? demanda-t-il, étonné.

– Diable ! C’est le 10 mai ! Il faut montrer son cœur de Roumain !

– Et tu montres le tien en criant : À bas les Juifs ?

– Bien sûr… Ainsi font tous les bons patriotes !

– Alors, je ne veux pas être « bon patriote », conclut Adrien.

L’étudiant s’éloigna en ripostant :

– À la porte, les Phanariotes[3] !

C’est Adrien qui était le soi-disant Phanariote, parce que de père grec. Il sourit, en pensant que l’autre était de mère bulgare, pauvre et brave Bulgare que son mari, poivrot « pur Roumain », battait tous les jours.

À la gare, arrivant trop tôt, Adrien se réfugia au buffet, demanda un café, alluma une cigarette et pensa à son amie.

Il la désirait en dehors de toute question de mariage. Il se souvenait de leur enfance voluptueuse, quand, les mères parties au travail, Adrien se glissait dans la chambre de Léana, lui lisait Paul et Virginie et la dévorait des yeux. Elle, encore au lit, se laissait dévorer, jouait la comédie de l’innocence. Mais Adrien, qui ne la jouait point, en faisait sa précoce pâture. Ce garçon n’avait jamais connu l’innocence, la pureté, si par cela on entend l’ignorance du soupçon charnel. À l’âge de dix ans, il avait tout vu, tout deviné ; à quinze, il était homme en ce sens. Cela ne lui avait jamais nui ; par contre, il n’en était que plus sain. Et, libéré du trouble animal qui accable l’être humain et l’empêche de se réaliser, il avait pris son vol vers des sphères qui exigent de nous, pour être comprises, une âme entièrement débarrassée de ce lest morbide. Adrien, impulsif, sauvage, étranger à la morale du jour et aveuglément soumis aux lois de la Création, agissait, en toutes circonstances, de la façon la plus inconsciente. C’était là toute son innocence, barbare innocence.

De nouveau, il le prouva, dès que Léana descendit du train.

Il ne l’avait pas revue depuis deux ans. Il la sentit femme à sa mesure et devint une boule incandescente. Son cerveau se renversa, les pattes en l’air, le cœur bondit comme un lion enragé de son étroite cage et le sang en ébullition promena sa brûlante torche du sommet de la crinière à toutes les griffes de l’animal.

Il y avait de quoi. Cette sacrée Léana – pouliche née d’une Roumaine bâtarde et d’un Mongol bâtard – était faite pour l’amour plus que pour la couture, avec sa carrure moulée dans l’enfer du désir, sa taille souple de serpent, son visage d’Indienne aux yeux bridés, dont les prunelles meurtrières clouaient sur place le passant.

Le pauvre garçon – la bouche envahie par le besoin de mordre, les yeux couverts d’une épaisse buée qui montait de sa chaudière affolée – ne pipa mot, poussa Léana et son bagage vers une voiture, et là, par les rues tortueuses de la banlieue solitaire à cette heure, il sauta au cou de son amie et y mordit à pleines dents.

Toute « Bucarestoise » qu’elle fût, Léana oublia le cocher et lâcha un hennissement comme on n’en entend guère qu’à Braïla, dans les barques qui glissent le soir sur le Danube ou à l’ombre des mûriers par les après-midi torrides. Ce n’est pas que cela lui eût déplu (cela ne déplaît à aucune femme bien portante), mais Adrien lui avait fait très mal. Et pour lui prouver son origine braïloise, elle lui administra, promptement, une claque à la manière de chez nous :

– Tiens ! Ça t’apprendra, à l’avenir, à aller si fort…

– Si ce n’est que ça, intervint le cocher, il ira plus doucement, mais sûrement…

Le cocher était lui-même un ancien amoureux de Léana, aujourd’hui époux et père. Elle le lui rappela durement :

– Tu n’as qu’à garder ton chemin, pauvre bougre attelé que tu fais !

– Chacun son tour. Demain, tu en feras un d’Adrien.

– De ce barbare-ci ? Jamais ! Ce serait d’abord un très mauvais mari. Tout au plus, pourrais-je l’aimer…

– Le veinard ! De moi, tu n’as pas voulu.

– Toi, tu n’es que de ceux qui rendent les femmes mères : il y en a sur tous les chemins. Espèce d’ortie !

Adrien n’entendait rien. Il la laissait bavarder, se taisait et la humait, tel un chien.

Dans la rue Grivitza, le bruit de la voiture alerta tous les cabots, toutes les commères. Celles-ci, en train de déjeuner dans la cour, se précipitèrent aux portes, mastiquant leur dernière bouchée, le suif d’agneau rôti sur les lèvres qu’elles essuyaient avec le tablier. En descendant, Adrien entendit l’une d’elles qui disait :

– Ça ferait tout de même un beau couple… Dommage qu’il soit un si grand vaurien !…

Quelques heures plus tard, Adrien se levait, furieux…

– Non ! non ! Est-ce une vie, s’il faut sans cesse revenir à cette question empoisonnante ? Moi, je partirai un jour, et pour de bon !

Il sortit, en claquant la porte de la rue, à la grande curiosité des banlieusardes qui, accroupies devant leurs maisons, croquaient de la semence de tournesol.

La « question empoisonnante » qui avait contraint Adrien à partir en coup de vent, nous la connaissons.

Après les embrassades, après un copieux repas pris en commun, dans la cour arrosée et balayée, les deux mères et la jeune fille avaient ouvert sur Adrien les feux croisés de leurs batteries, tout doucement d’abord, puis, à mitraille ininterrompue :

« Il faut s’arrêter… Il faut se créer un avenir… Toute chose a son temps… Assez courir… Bientôt, exempté du service militaire (parce que fils unique de mère veuve), il y aura le mariage… Léana est là, toute prête… Et capable, elle… À dix-huit ans, elle a fait son chemin, la brave fille… Elle peut entretenir sa mère… Elle gagne plus qu’un homme… C’est un bon parti… »

Léana de son côté :

– Et à quoi bon tant lire, tant courir le pays ? À Bucarest c’est la capitale et je n’ai pas vu les gens lire autre chose que les journaux… C’est même dangereux de trop savoir, on le dit bien là-bas, à Bucarest… On dit que cela fait rêver à l’idéal. Il n’y a pas d’idéal ! Je te le dis, moi, qui rentre de la capitale… Apprends bien ton métier, fais-toi patron, et gagne beaucoup, voilà l’idéal !

Adrien promenait ses yeux de l’une à l’autre et se disait :

« Seigneur, que le monde est laid ! »

Et ne pouvant plus y tenir, il s’en alla, les laissant toutes trois à leur entente cordiale.

Dehors : la charmante rue Grivitza, pierres concassées qui vous arrachaient les semelles ; nuées de poussière qui vous brûlaient les yeux ; grappes, devant les portes, de banlieusards multicolores qui s’envoyaient des quolibets ; le soleil enlaidi ; le ciel insipide. Les acacias en fleur semblant eux-mêmes se lamenter.

Les mains dans les poches, le regard à ses pieds (pour ne pas être obligé de saluer à droite et à gauche), Adrien se dirigea lentement vers la Comorofca :

« Ah, si au moins j’avais encore mon Codine ! J’irais avec lui dans les marais… Je m’oublierais un peu… Mais non : pas même un Codine. Pas un ami !… »

Puis :

« Tiens ! J’ai oublié Kir Nicolas… »

Et il obliqua brusquement vers la boutique du pâtissier, qu’il n’avait plus revu depuis un mois. Pour faire plaisir à son ancien « patron », et comme on était dans les quarante jours qui suivent les Pâques orthodoxes, Adrien le salua d’un « Christ a ressuscité », en grec.

– En vérité Il a ressuscité !… et toi aussi… répondit Kir Nicolas, tout joyeux. Qu’est-ce que tu es devenu, bré Adriani ? Voici un bon moment qu’on ne te voit plus…

– J’ai été en Dobroudja, Kir Nicolas. Ah, c’est un vrai coin d’Orient, là-bas !

– Alors, ça va, ce petit métier de peintre ?

– Oui, ça peut aller, mais je crois bien que je n’arriverai jamais à décorer des cathédrales ; le dessin n’est pas mon fort…

Voulant s’asseoir, il remarqua :

– C’est tellement plein de farine, chez toi…

– Eh oui, poulaki mou[4], comme dans une pâtisserie de « sale Albanais » ! Et toi, tu es propre comme un monsieur de la rue Royale : ça se voit que la « Bucarestoise » t’a tourné la tête. Je vais te chercher une chaise.

À cet instant seulement, Adrien s’aperçut que, dans la boutique, il y avait encore une personne, un homme qui lisait un livre, assis sur un banc, et dont le visage penché sur sa lecture était complètement dissimulé par la casquette.

*

Un homme ! Y a-t-il un être plus banal qu’un homme ? S’intéresse-t-on à quelque chose moins qu’à un homme ? Se méfie-t-on de quoi que ce soit plus que d’un homme ? Même si c’est un homme qui lit. Tout le monde lit. S’ensuit-il qu’il faut prendre par les épaules un homme qui lit, le clouer contre le mur et lui dire : « Reste là, que je te regarde un peu dans les yeux » ?

Oh, regarder un homme dans les yeux, ce n’est pas une chose des plus faciles ! Ces yeux, voici qu’on en rencontre des milliers et des milliers. Leurs regards se croisent avec le vôtre, le temps d’une seconde, et tous passent, à droite, à gauche, pour ne plus jamais se revoir, comme les regards de ces troupeaux de bœufs qu’on mène à l’abattoir. Et nombre de ces yeux, nombre de ces regards sont certainement de ceux qui peuvent voir dans votre cœur et le comprendre. Mais ils passent à côté. Et vous passez. Et, le temps d’une seconde, nous avons raté l’ami qui nous était destiné, l’ami unique que la vie destine à tout être humain, si vil soit-il, l’ami qui veut vous donner sa lourde fortune, en vous déchargeant de la vôtre. Nous l’avons raté. Car nous sommes inférieurs à ces chiens qui se rencontrent en route, se flairent et se disent : « Attends un peu que je te regarde ! Tu es une pauvre bête qui me ressemble : peut-être as-tu quelque chose à me dire, une chose triste ou gaie, mais qui me concerne également, car je suis de la même espèce que toi. »

Un homme ? Il peut parler trente-six langues, y compris l’espéranto, et lorsqu’il voudrait s’adresser à un autre, il n’est pas sûr de pouvoir l’entendre. Il n’a même pas la curiosité du chien. Pourquoi aborder un homme ? Il peut ne pas être de la même opinion que vous (car les hommes ont des opinions), et alors il faut le tuer ou le laisser mourir seul, ce qui au fond revient au même.

*

Adrien regardait l’homme qui lisait, et celui-ci ne le regardait pas. Il savait que ça ne valait pas la peine de regarder un homme, surtout un homme qui était « propre comme un monsieur de la rue Royale », tandis que lui…

Lui : il était presque en guenilles, avec des bottes rapiécées et crottées, une chemise impossible et des cheveux en suçons, aux tempes et sur la nuque, comme ces voyous sur qui l’on ne daignerait pas même cracher. S’arrête-t-on jamais à de tels parias ? Certes, il ne peut pas y avoir un homme dans de tels habits, tiendrait-il un livre à la main !

Et puis, en admettant qu’on veuille parler à un inconnu pareil : on ne peut pas le faire. Il y a une bienséance qui vous défend d’aller tout droit à lui et de lui dire :

« Pardon, monsieur, je voudrais voir ce que vous lisez. »

Et après avoir vu :

« Ah ! vous lisez ce livre ? Mais un livre comme celui que vous tenez dans vos mains ne se lit – ici, dans la rue Grivitza – que par une famille d’hommes extraordinaires ! Ces hommes, je les considère comme des astres, moi… Vous êtes un astre, monsieur ! Et puisque je suis le seul à vous comprendre, ici, dans ma banlieue de Braïla, je suis de votre famille. Voulez-vous donc me dire qui vous êtes et ce que vous pensez du triste état dans lequel vous vous trouvez ? »

Non. On ne peut pas parler de cette façon impolie. Il faut une recommandation. Et qui voulez-vous qui serve d’intermédiaire à ces deux astres ? Un troisième astre ?

Vous êtes bon ! Vous croyez que les astres poussent à Braïla comme les champignons ?

Adrien, qui n’était pas un garçon poli, passa droitement à côté de l’homme qui lisait, le livre sur les genoux, et jeta un coup d’œil de loup sur les deux pages ouvertes. Ça, c’est très malhonnête ! Mais il vaut la peine d’être quelquefois malhonnête dans la vie…

Le livre était un ouvrage français illustré : Jack,