Méditerranée. Coucher du soleil - Panaït Istrati - E-Book

Méditerranée. Coucher du soleil E-Book

Panaït Istrati

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Beschreibung

«Adrien Zograffi, âgé de vingt-deux ans, quitte son pays pour la première fois en décembre 1906. Il s'embarque à Constantza pour Alexandrie d'Égypte. C'est une date qui compte dans son existence. Jusqu'à la veille de la Grande Guerre, notre jeune idéaliste sera l'amant de la Méditerranée. La Roumanie, Braïla, où sa mère peine dans l'angoisse, ne le reverront plus que le temps nécessaire aux hirondelles pour élever leurs petits. Dans les pages qui suivent, Adrien raconte lui-même les scènes capitales de sa féerie méditerranéenne.»

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Méditerranée. Coucher du soleil

Méditerranée. Coucher du soleilI. UNE SOIRÉE THÉÂTRALE À DAMASII. QUI EST L’AUTEUR D’« HAMLET » ?III. MOINES DU MONT-ATHOSIV. LES PASSIONS DU LAC-SALÉV. MORT DE MIKHAÏLVI. L’APPEL DE L’OCCIDENTPage de copyright

Méditerranée. Coucher du soleil

Panaït Istrati

I. UNE SOIRÉE THÉÂTRALE À DAMAS

Le bateau sur lequel s’était embarqué mon pauvre ami Moussa quitta Beyrouth un jour de fin de septembre à midi. Il emporta également une partie de mon âme. Cette fois, j’étais bien seul, sans Mikhaïl, sans Moussa. Rester, ainsi, dépourvu de toute amitié héroïque, et encore à l’étranger, voilà une idée à laquelle je ne croyais pas pouvoir m’accommoder.

Je pris aussitôt le train pour Damas.

Il me fut pénible de m’éloigner de la Méditerranée, cette autre partie de mon âme. Oui, sans mes amis et sans la Méditerranée, que restait-il de moi-même ? Je l’avais toujours avoué : seul je ne vaux pas grand-chose. Il me faut beaucoup aimer, quelqu’un, quelque chose, pour que je ne me sente pas nul et vide comme une vieille courge ignorée, abandonnée dans un champ de maïs, après la cueillette. C’est ainsi que je suis fait.

Et rien que de voyager seul de Beyrouth à Damas, je soupirai tout le long du chemin. Je pensais tantôt à Moussa, qu’un méchant cargo ballottait en haute mer, tantôt à Mikhaïl, qui priait hypocritement à Mont-Athos, cependant que moi, triste comme un chien quitté par son maître, je me faisais cahoter par monts et par vaux dans un amas de ferrailles et de planches disloquées qu’on nomme train. Il me déposa, un après-midi, dans ce Damas qui doit être la ville la plus poussiéreuse de tout l’empire d’Abdülhamid. La plus laide et la plus sale, également. Il me suffit de la traverser pour m’en convaincre.

Aussi, mon ennui fut grand de me voir errer seul dans ces parages de l’Anatolie. Et lorsqu’un homme pauvre se sent trop malheureux il va à l’encontre de tout ce que la sagesse lui conseillerait en matière de bien-être. Je fis de même. J’allai me délester de mon sac dans la première auberge où je pus me faire entendre en grec ; puis oubliant qu’une demi-livre turque était toute la protection que le ciel m’accordait contre la faim, à ce moment-là, je cherchai promptement à me divertir, ou plutôt à m’étourdir, à me lamenter et à m’apitoyer sur moi-même devant un verre d’eau-de-vie et un bon narguilé. C’est, dans nos temps modernes, la seule consolation dont dispose l’indigent sentimental désespéré, lorsqu’il se voit périr d’ennui.

Je me trouvais au centre de la ville, sur une vaste place où les tourbillons de poussière dansaient autour d’une monumentale colonne de bronze surmontée d’une petite mosquée dorée. Hormis les grands bazars, riches de mouvement et de couleurs, que je venais d’apercevoir en courant, tout me semblait un cauchemar dans cette ville : toutes ces rues-tunnels, ces bâtiments délabrés aux entrées suspectes et jusqu’à cette place vide, avec sa colonne hideuse et la poussière qui m’aveuglait. Mais il y avait là un beau café turc, à la terrasse accueillante, d’où on pouvait regarder les allées et venues du public devant l’édifice des Postes, ainsi que devant un petit théâtre voisin dont les grosses affiches, écrites à la main et couvertes de caricatures multicolores, annonçaient je ne sais quel spectacle amusant. Cette affiche bête m’attirait irrésistiblement. On y voyait des hommes ridiculement grimés et vêtus, tandis que les femmes, toutes en jupes très courtes et montrant de beaux seins, de belles jambes, dominaient l’affiche par leurs attitudes provocantes. En dessous de chacune, on vantait copieusement leurs charmes féminins et leurs talents.

Grecs, Turcs, Arabes s’arrêtaient longuement, contemplaient les chairs voluptueuses et s’en allaient, en se grattant partout.

Je ne voulus rien savoir de la misère qui me guettait. Je bus mes petits verres, fumai mon narguilé et, après avoir changé mon faux col contre un autre plus propre que j’avais dans la poche, j’allai, dès sept heures et demie, m’installer au premier rang des « fauteuils d’orchestre ». Ils s’appelaient ainsi, ces « fauteuils », mais ce n’étaient que de malheureuses chaises, à l’exemple de l’« orchestre », qui n’était qu’un vulgaire piano, dans ce « théâtre », qui ressemblait plutôt à une baraque de foire.

Je m’étais placé juste au milieu, derrière le pianiste, afin de mieux voir tous ces trésors charnels peints sur l’affiche. J’en bavais de plaisir, comme un jeune chien. Et sûrement je ne m’y trompais pas, car une foule masculine très excitée envahit la salle aussitôt après mon arrivée, ne laissant plus un seul strapontin libre. Je me félicitai d’être venu tôt ; et ma sensuelle curiosité grandit encore plus, devant ce parterre de fez, ces étalons humains aux gros nez crochus, aux yeux brillants écarquillés comme des phares, aux bouches d’ogre mâchant le désir.

La salle, assez grande, n’avait que ce parterre et une rangée de « loges », qui se remplirent de familles cossues, en partie européennes. Naturellement, les « loges » aussi étaient comme le reste des cases en bois nu et vermoulu, dont la balustrade seule était tapissée de velours rouge, affreusement râpé par le frottement des bras.

N’empêche, le public, frémissant, avait les narines dilatées, réclamait le lever du rideau bien avant l’heure fixée et criait des noms en improvisant les diminutifs les plus cocasses et en avouant des désirs assez précis, les Grecs surtout :

– Mamitsika[1], ah, tes nichons !

– Podaraki mou[2], montre-toi, ou je crève !

Mais notre attente fut longue, même après neuf heures sonnées. Et comme tout le monde avait les yeux fixés sur une « loge » d’avant-scène qui seule s’obstinait à rester vide, je demandai à mon voisin de droite, un Grec, si on attendait quelque personnage important.

– Comment : tu ne sais pas ? Mais c’est toujours à cause de ce salaud de consul russe ! Il se fait un plaisir de venir tard, afin de nous martyriser, nous faire éclater la bile, cet avorton !

– Et le théâtre attend son arrivée pour lever le rideau ?

– Bien sûr ! Ah ! je comprends, tu n’es pas au courant, tu dois être fraîchement tombé à Damas. Eh bien ! c’est lui qui comble les déficits, qui fait venir les meilleures troupes et les retient le plus longtemps possible, c’est pourquoi nous lui sommes, tous, grandement redevables. Oui, heureusement : c’est parce qu’il s’ennuie que nous en profitons. Mais enfin… tout de même… Il nous exaspère avec ses retards ! Il se fout de nous ! Regarde comme chacun crève d’impatience !

D’un geste majestueux du bras, mon interlocuteur me montre tout un parterre de faces hilares. Puis, allongeant un index interminable vers le centre du rideau où il y avait un énorme trou qu’un œil maquillé bouchait à tout instant :

– Vois-tu ? ajoute-t-il ; même les acteurs ne tiennent plus en place ! Ce soir, le prince se paye trop nos têtes !

– C’est un prince, ce consul russe ?

– Oui… Un tout jeune prince débauché, que son père a fait nommer consul à Damas, pour le punir. Mais il n’y restera pas longtemps, car il est fou. Chaque jour il cravache des cochers qui ne se garent pas assez promptement au passage de sa voiture. Il frappe même les gardiens…

Une grêle d’applaudissements salua l’apparition, dans la loge consulaire, d’un adolescent imberbe, très grand et fin et beau comme une femme, mais trop grave, presque blême, dans son superbe uniforme d’officier. Il daigna à peine répondre au salut du public et s’assit, l’air vexé, dans sa cage de planches. Aussitôt, le rideau se leva à une allure propre à démolir le plafond.

La scène est vide. Elle représente une salle de tribunal. Le pianiste, qui me tourne le dos, me touchant presque, attaque une marche de circonstance. Une demi-douzaine de juges entre, à la queue leu leu, puis l’accusée, une belle femme. Et c’est une ennuyeuse et, heureusement, très courte pantomime qui nous est servie.

Je ne comprends rien au drame qui se déroule au moyen de gestes et de grimaces. Le public comprend tout et pleure. Mais les acteurs ne jouent pas pour le public. Lorsqu’ils veulent lire sur un visage l’effet d’une scène, c’est vers la « loge » princière que vont leurs regards. Ils quémandent sans cesse un petit signe d’approbation.

Rien. Le prince est une gracieuse mais sévère statue qui contemple fixement, la tête inclinée sur sa main droite. Sa bouche sensuelle, son beau front, ses yeux bleus sont marmoréens. Une raie impeccable au milieu du crâne sépare deux belles boucles blondes. On peut le regarder tant qu’on veut, afin de surprendre un petit mouvement ; il est immobile et très à son aise. Il est tout aussi indifférent, princièrement insensible, quand le rideau tombe et se lève pour lui, cinq fois de suite, et que les acteurs viennent en groupe se prosterner devant sa loge.

Tout à coup le pianiste se tourne vers moi, et alors je me trouve nez à nez avec Bianchi ! Mais oui, ce brave Bianchi, le pianiste du Cinéma Mignon du Caire, dont je fus, grâce à son entremise, l’homme-sandwich pendant quelques semaines.

Je suis heureux de constater qu’il éprouve de la joie à me rencontrer ici. Cet Italien au cœur roumain aime à se souvenir avec tendresse du pays où il a vu le jour et a été élevé jusqu’à l’âge du service quand, sa mère morte, son père l’a mené en Italie. Il parle ma langue sans aucun accent. Je crois, du reste, qu’il est polyglotte, comme tous les aventuriers cosmopolites. Nous n’avons pas le temps de nous questionner longuement, car le rideau se lève et, cette fois, c’est une revue, des chansons. Les doigts charnus de Bianchi font retentir « La Tonkinoise », au moment où une jolie femme noiraude fait irruption sur la scène, accueillie par un tonnerre d’applaudissements. Elle chante en français. Bianchi, sans se gêner, me souffle dans l’oreille, tout en accompagnant la chanteuse :

– C’est ma poule ! La trouves-tu belle ?

Je reconnais en elle une des femmes voluptueuses peintes sur l’affiche.

– C’est une Française ? lui demandai-je.

– Napolitaine.

– Elle me plaît beaucoup.

Bianchi joue avec l’aisance professionnelle, me lance un mot, fait une grimace qui provoque le rire de la chanteuse, roule de gros yeux sur les loges.

– Elle te plaît ?… Bah… Tu peux l’avoir…

– Comment !… Alors tu ne l’aimes pas ?

– Nous ne sommes pas ensemble pour nous aimer, mon petit ! Je t’expliquerai ça…

Je regarde son dos de brave homme, son profil sculpté par les tourments de l’existence incertaine, et je m’attriste. À chaque pas, la vie se révèle mégère à mes yeux. Voilà : Bianchi lui aussi pratique des mœurs peu convenables.

Quand sa « poule » a fini son « numéro », il se retourne vers moi :

– Je te disais donc qu’il n’est pas question d’amour. Mariette n’a pas la vie facile. Moi non plus. Nous avons, en échange, une certaine expérience qui nous conseille de ne pas être dupes. Comprends-tu ? Alors, il est entendu : nous nous rendons des services réciproques. Grâce à elle, je gagne ici une livre sterling par soirée, tandis qu’à Paris, des pianistes, devant lesquels j’aurais honte d’exhiber mon savoir, jouent pour cent sous dans les cinémas de la périphérie. De son côté, Mariette fait plus d’impression sur ces couillons de princes-là lorsqu’elle est accrochée à mon bras, que seule. Une jeune et belle femme de notre monde… « artistique » n’en impose que lorsqu’elle peut mêler à sa conversation ces deux mots : « mon mari » par-ci, « mon mari » par-là. Tu vois donc : il ne s’agit pas de s’aimer, mais de vivre. Allons, ne fais pas cette moue d’écolier réprimandé : un jour ou l’autre, si la vie nomade te devient plus chère que la morale bourgeoise, tu seras obligé de faire comme tout le monde ! Et maintenant, écoute ça ! c’est seulement pour nous deux…

Sur l’octave la plus haute du piano, il joue en sourdine Ciocârlia (« L’Alouette »). Ses doigts roulent avec la rapidité des baguettes de tambour. Les notes se soudent. C’est presque du violon. Pendant ce temps, son corps se penche avec tendresse sur l’instrument, la poitrine couvre la main qui chante cet hommage matinal de l’oiseau du laboureur, tandis que son visage s’empourpre et ses yeux m’interrogent :

« Tu vois ? Je n’oublie pas le pays de ma mère ! »

C’est bizarre comme les hommes peuvent être un amas d’amour et de lâcheté… Ce Bianchi… Tout à l’heure, quand il me parlait comme Solomon Klein, le souteneur expert, je le méprisais presque. Puis, le voilà tout près de pleurer sur une rengaine qui lui rappelle la terre de son enfance !… Qu’y a-t-il à comprendre ? Vraiment, nous sommes dans l’erreur quand nous élevons de si grandes barrières entre le bien et le mal, entre le beau et le laid. Non. Christ a mieux compris la nature humaine ou, si l’on veut, l’œuvre de Dieu, et c’est pourquoi il a tant pardonné à l’homme.

Après les chansons en français, très applaudies, mais que la moitié des spectateurs ne comprenait pas, fut jouée une courte farce en turc, qui plut aux Européens eux-mêmes, puis surgit sur la scène l’étoile de la troupe, épouse du directeur, une femme endiablée, très bien faite, mais peu jolie et ne possédant qu’une petite voix, ce qui ne l’empêcha pas de mettre toute la salle debout, d’autant plus qu’elle débitait ses couplets en trois langues : grecque, italienne et arabe. C’est son jeu, son charme, sa vivacité, ses improvisations plaisantes et parfois nettement obscènes, qui captivaient tout le public.

Elle tenait sur son bras un panier plein de fleurs et, dans les pauses, pendant que le piano seul répétait les refrains, elle s’approchait du spectateur le plus mal ficelé et timide, lui lançait une fleur et une apostrophe : « Ce soir encore, tu es là ? Et tu ne crains pas le courroux de ta femme ? »

Le prince, elle n’arrêtait pas de l’agacer : « Comme tu es solennel !… Mais c’est bête, tu sais ? – et, se tournant vers le public : Il se croit ici consul et nous prend pour des sujets russes ! »

Le diplomate ne comprenait rien, car elle plaisantait en grec. Il daignait sourire imperceptiblement aux actrices qui lui plaisaient et parfois les applaudir mollement. On n’aurait pas su dire de ce personnage qu’il s’amusait ni qu’il s’ennuyait, mais il était aimablement présent.

Dans l’entracte qui suivit, Bianchi allant voir sa maîtresse, mon voisin le Grec me parla encore de ce noble énigmatique et de sa puissance :

– Les autorités ne lui refusent rien. Il obtient tout ce qu’il veut : il fait punir un tel, ou accorder une place ou des faveurs à tel ou tel autre. Et jamais pour de l’argent. Il n’en a pas besoin. Son père paye tout. Aussi, toute sa passion, c’est de se montrer fort. Il se peut également qu’il soit bon, compatissant, car c’est lui qui rapatrie les malheureux de toute l’orthodoxie qui viennent frapper à la porte de son consulat. Il y en a même qui ont abusé de ses recommandations et se sont enrichis malhonnêtement. Ainsi, par exemple, toute cette bande d’ingénieurs et d’entrepreneurs, escrocs, de la construction du chemin de fer…

– Escrocs ?

– Parfaitement. Quelques-uns se trouvent même dans ces loges. Ils portent des fez, parce que c’est obligatoire lorsqu’on travaille pour l’État turc, mais ce sont des Européens. Eh bien ! ces voleurs ont abusé de sa haute protection et ont roulé le gouvernement Voilà comment : ayant obtenu des concessions, c’est-à-dire des parcelles de chemin de fer à construire, ils font croire que partout où le terrain est accidenté, les frais d’aplanissement sont énormes et ils s’arrangent pour se faire expertiser par des commissions complaisantes, qui se tiennent à un kilomètre d’un monticule qu’on fait sauter à la dynamite : paf, pouf, par-ci par-là, alors que ces collines sont de sable, un coup de pioche en disloque des tonnes, voilà l’escroquerie. Certes, les Turcs ne sont pas bêtes, mais les pauvres, ils doivent fermer les yeux dans leur propre pays devant un morveux comme ce consul russe. Et ainsi des aventuriers, descendus à Damas les pieds nus, se sont enrichis du jour au lendemain. Maintenant, ils ont tout fini. Le chemin de fer est arrivé à Médine, et ils ne peuvent aller plus loin ; tout ghiaour[3] serait massacré comme choucroute. De Médine à La Mecque, c’est la terre sainte des musulmans. Les constructeurs, depuis l’ingénieur jusqu’au dernier terrassier, doivent être musulmans.

L’homme parlait sans haine intéressée ; plutôt comme un révolté contre l’universelle injustice. Et son débit était sympathique, je l’aurais écouté longtemps, mais Bianchi vint réoccuper sa place au piano, le rideau allait se lever sur la dernière partie du programme.

– Que fais-tu après le spectacle ? me demanda-t-il.

– J’irai me battre toute la nuit avec les punaises.

– Viens souper avec nous.

– Qui « nous » ?

– Nous, les artistes, qui mangeons et buvons sec, et le prince qui paie.

– Je serai donc… son invité ? !

– Il ne te remarquera même pas. Nous faisons cela tous les soirs ; Chez Léon d’abord, puis le prince nous traîne chez lui, toute la bande, et cela dure jusqu’à l’aube. Il y a chaque soir parmi nous au moins un vaurien comme toi que nous gavons de caviar et de champagne. Le prince l’ignore toujours. Il ne fait attention qu’aux femmes. Les hommes n’existent pas pour lui.

Le dernier acte fut une mobilisation de toute la troupe et une orgie de joie générale, qu’il n’est guère possible de rencontrer que chez nous autres, les Orientaux, qu’aucune culture n’a encore blasés. Les acteurs suaient, à force de bisser les couplets. La plupart des spectateurs, debout, ivres de plaisir, reprenaient en chœur les refrains préférés. Certains s’embrassaient.

Seul le consul restait imperturbable, gentiment distant, malgré les chicanes spirituelles dont l’accablait Calliope, la chanteuse gréco-italo-arabe.

– Ah ! lui dit-elle, à la fin : c’est ton papa qui t’a recommandé d’être si mortellement sage ? ou c’est ton naturel ? – puis, haussant une épaule et s’adressant au public : N’en croyez rien ! Lorsqu’il est seul, avec une femme, il ne fait pas tant de façons, j’en sais quelque chose !

Pour ce qui la concernait personnellement, elle n’en savait rien, elle se calomniait. Femme du directeur de la troupe et mère d’un bébé, cette Grecque était, entre toutes ses camarades, la seule actrice honnête, pudique même, et pieuse, dans sa vie privée ; j’ai pu m’en convaincre ce soir-là et les jours suivants.

Chez Léon, où nous allâmes d’abord, c’était une luxueuse épicerie-cabaret, le seul local propre, vraiment européen, de Damas. Le patron, un riche Juif russe, courtois et malicieux, reçut le prince et les acteurs avec les égards dus aux hôtes de marque, et me toisa, moi qui arrivais en queue, d’une façon spéciale. Bianchi lui dit :

– Monsieur est avec nous.

Léon acquiesça, l’œil ironique :

– Comédien, également ?

– Oui, et chômeur ! fit Bianchi, me prenant le bras.

Et tout de suite il commença à se mettre le nez dans un tas de bonnes choses et à commander, caviar et poisson fumé surtout, vrais produits russes, frais, aromatisés, appétissants. Il y en avait pour six personnes.

– Qui va manger tout cela ? lui demandai-je.

– Une bonne moitié, nous deux. Le reste sera envoyé à mon hôtel, comme tous les soirs. Le prince paye sans rien examiner. Depuis une semaine que nous jouons à Damas, je ne me nourris que de ces divines spécialités russes et ne bois que du champagne. Oui, un type comme le prince, on n’en rencontre pas partout. Certes, il se rattrape sur nos femelles (celle du directeur en moins) mais, qu’à cela ne tienne !

La troupe comptait neuf personnes, dont quatre femmes. Le consul les fit asseoir, toutes, près de lui. Et ce fut fini pour tout le temps que nous passâmes au cabaret. Il ignora princièrement ce que les hommes faisaient à l’autre bout de la table.

Or, les hommes buvaient comme des trous, des vins du Caucase, du champagne, des liqueurs, pêle-mêle. Il y avait notamment le comique de la troupe, un de ces hommes nés pour provoquer le rire sans qu’ils s’en donnent la peine. Grec originaire d’Odessa, bon ami de la terrible vodka, il en avalait, comme si c’était de l’eau. Ce n’est qu’avec lui que le prince échangeait parfois un mot, en russe, l’invitant à dire des bêtises aux femmes et à les faire rire. Le comique se fâchait, disant qu’il en avait assez de jouer sur la scène, « pour les imbéciles ». Au cabaret, il voulait être « un homme comme tous les hommes ». Mais plus il se donnait la peine d’être sérieux, plus il déchaînait le rire. Car il était petit comme un nain, très maigre et avait un visage de coq. Sa voix même rappelait les cris du coq. On affirmait qu’il n’avait plus jamais ri depuis le jour où il perdit son fils unique dans le naufrage d’un navire sur lequel ils voyageaient ensemble. Cependant, il ne paraissait pas malheureux, mais que sait-on du cœur de l’homme ?

Je crois qu’il était une heure du matin quand nous quittâmes le cabaret. Dehors, dans la rue mal éclairée, le groupe se serra pour échanger des avis. Tous les vêtements sentaient fort l’alcool ; je m’écartai un peu, cela me soulevait le cœur. Même ma cigarette me dégoûtait, et je la laissai tomber à terre. Aussitôt une ombre se détacha de la nuit et la ramassa. C’était le gardien public. Il nettoya le mégot, tira avec avidité, me souriant bravement, puis il me dit quelque chose que je ne compris pas. Bianchi lui lança une monnaie.

Le groupe s’ébranla vers la demeure du prince. Je voulus m’en aller chez moi. Je grelottais.

– Non ! dit Bianchi, me prenant le bras ; viens, tu verras des choses drôles.

Je me laissai traîner, la tête lourde ; et au bout d’une demi-heure de trimbalage à pied, dans la nuit et la poussière, une porte massive s’ouvrit et nous avala. Dans le vestibule, deux cosaques géants se précipitèrent sur les manteaux des dames et sur les pardessus des messieurs. Le mien, passablement râpé et crasseux, je tâchai de le dissimuler aux yeux du féroce domestique, mais celui-ci tint à me l’arracher des mains. Il en fut puni, car je le vis l’accrocher, avec une grimace de dégoût, dans un coin à l’écart des autres vêtements.

Nous nous retrouvâmes, tous, dans une vaste pièce remplie de divans moelleux, tabourets, coussins richement brodés, somptueux tapis. Au milieu, très loin de chacun de nous, une grande lampe à pétrole brûlait sur une table ronde. Son abat-jour vert foncé lui enlevait toute possibilité d’éclairage. Nous distinguions à peine nos visages. D’ailleurs, les convives sommeillaient, ivres et pris de lassitude. Seul le prince voulait encore que l’on soupât d’un « fameux borche[4] » qui, paraît-il, nous attendait. Les acteurs répondirent qu’ils n’étaient capables d’avaler que du café turc, qui nous fut servi. Mais, malgré le café, ils s’endormirent l’un après l’autre, étendus sur les divans. Il ne resta, pour tenir compagnie au prince, que Bianchi et sa maîtresse. Compagnie muette. De temps en temps, chacun bâillait discrètement.