Mes départs - Panaït Istrati - E-Book

Mes départs E-Book

Panaït Istrati

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Beschreibung

Avec ce nouvel opus, nous continuons à suivre la jeunesse d'Adrien, sa sortie de l'école et ses débuts de travailleur, puis sa chute vers la vie misérable de vagabond. Réflexions sur l'enfant, sa subordination à l'homme et son devenir parmi les hommes.

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Seitenzahl: 125

Veröffentlichungsjahr: 2022

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Mes départs

Mes départsFIN D’ENFANCE PREMIERS PAS DANS LA VIEI. LA TAVERNE DE KIR LÉONIDAII. CAPITAINE MAVROMATIPOUR ATTEINDRE LA FRANCEIII. DIRETTISSIMOPage de copyright

Mes départs

Panaït Istrati

FIN D’ENFANCE PREMIERS PAS DANS LA VIE

I. LA TAVERNE DE KIR LÉONIDA

J’avais douze à treize ans quand, dans la « chancellerie » de l’école primaire n° 3 de Braïla, M. Moïssesco, le directeur, demanda à ma mère, en lui offrant mon certificat de fin d’études élémentaires obligatoires :

– Qu’allez-vous faire de ce garçon ?

Poussant un long soupir, la pauvre répondit :

– Deh… monsieur le directeur… que voulez-vous que j’en fasse ! Il apprendra un métier quelconque ou ira se placer…

Le dos appuyé à la fenêtre, mon bon directeur tourmenta un moment sa barbiche grise en la frottant entre ses doigts, promena son regard de ma mère à moi, puis, fixant le sol, dit, comme pour lui-même :

– Dommage…

Et, après une pause :

– Vous ne pourriez pas l’envoyer au lycée ?

– Non… monsieur le directeur : je suis une femme pauvre et veuve… Une blanchisseuse à la journée…

– Dommage…

J’avoue que je ne voyais là aucun « dommage » : par contre, je me trouvais heureux d’en avoir fini avec cette corvée de ma belle enfance.

Je n’ai point aimé l’école, pour laquelle mes aptitudes ont toujours été médiocres, sauf en une seule matière, la lecture, qui m’a régulièrement valu la note la plus élevée. M. Moïssesco, à la bonté duquel je suis redevable d’avoir terminé les quatre classes primaires, s’acharnait à voir en moi un élève au tempérament prometteur et me faisait lire devant tous les inspecteurs scolaires.

Là encore, bel enseignement à tirer pour ceux qui se consacrent à l’instruction publique, à cette mégère qui ne comprend rien à l’âme de l’enfant, qui le fait marcher au son du tambour battant et à coups de fouet.

À cette époque-là, le maître d’école primaire accompagnait sa classe de la première à la quatrième, et laissait aux mains du professeur suivant les élèves tombés à l’examen de fin d’année. Moi, à sept ans, commençant par la première, j’eus la malchance de me trouver livré à un barbare qui nous battait pour un rien. Résultat : la moitié de la classe fuyait l’école. Nous allions dans les marécages ou, pendant l’hiver, jouions à la luge. Naturellement, je redoublai ma classe et me retrouvai, l’année suivante, avec un maître plus fou encore que le précédent. Il nous décrochait les oreilles, nous blessait les mains à coups de verge, nous giflait au point de nous faire saigner du nez. Souvent, nous mettant à genoux sur des grains de maïs secs, il nous laissait dans cette position de midi à deux heures et faisait sauter notre déjeuner. Presque toute la classe déserta, d’un bout à l’autre de l’année.

Enfin, à l’ouverture de ma troisième année scolaire, nous en étions toujours à l’alphabet, quand vint le tour du directeur de nous prendre en main. Je n’oublierai jamais le changement de tactique qui se produisit, ce jour-là, sous nos yeux étonnés. Il n’y eut ni cris ni menaces. Nous rassemblant tous, « les récalcitrants », M. Moïssesco nous dit, assis sur un pupitre, au milieu de la classe :

– Alors, c’est vrai que vous ne vouliez pas apprendre ?

– Non ! Ce n’est pas vrai, monsieur ! On nous battait !

– Eh bien ! moi, je ne vous toucherai même pas du doigt, mais, si vous n’apprenez rien, sachez que le ministre me mettra à la porte… Vous me ferez perdre ma place… On dira que je suis un directeur incapable…

– Nous apprendrons, monsieur !

Et nous avons appris, en effet. Nous avons passé d’une classe à la suivante, jusqu’à la quatrième, guidés par notre bon M. Moïssesco.

Que son âme soit assise à la droite du Seigneur ! Sans lui, j’aurais peut-être échoué dans une maison de correction. Et l’idée d’aller au lycée pendant sept ans, d’y tomber sur des brutes autrement terrifiantes, d’user mon adolescence à briguer un problématique bachot dont maints possesseurs ne savaient que faire, non, cela ne me disait rien.

En route pour la maison, ma mère se lamentait :

– Mon Dieu… Il se peut que ce soit dommage, mais que puis-je, pauvre de moi !

Je la consolai :

– Laisse, maman… Tu verras que je trouverai, moi tout seul, un patron à mon goût !

Et je le trouvai… tout seul… peut-être pas tout à fait à mon goût.

Le reste de cet été-là, je le passai, comme d’habitude, à Baldovinesti, entre mes oncles Anghel et Dimi. Avec le premier, je faisais l’apprentissage de garçon cabaretier. Avec le second, je me grisais des derniers flamboiements d’une liberté qui devait passer dans le domaine des souvenirs que l’on n’oublie plus. Le matin, à la fraîche, oncle Dimi partait avec son fusil pour tirer les grives qui mangeaient le raisin. Je le suivais furtivement, comme un chien qui craint d’être renvoyé à la maison. Le soir, je grillais des épis de maïs vert, j’écoutais le concert des cigales, l’appel des grenouilles et l’aboiement des chiens. Après le dîner, si la nuit était belle, j’accompagnais l’oncle au pâturage, où, veillant les chevaux qui broutaient autour de nous, il fumait sans arrêt, causait avec d’autres paysans et consultait l’heure à la position des étoiles, pendant que je dormais, enveloppé dans sa ghéba[1].

Le jour, par la canicule, je me réfugiais dans la taverne de l’oncle Anghel, fraîche comme une cave. J’arrosais, balayais, lavais les verres et apprenais l’art d’ouvrir une cannelle pour tirer le vin. L’oncle me regardait faire et disait :

– Deh, mon garçon, je voudrais bien te garder près de moi, car tu m’as l’air dégourdi, mais ce ne serait guère sage : l’enfant qui se sent chez un parent devient effronté et se gâte. Il n’y a que chez les étrangers que l’on apprenne à devenir homme. Mais il ne faut pas entrer au service de quelque mesquin. Cherche un maître opulent. Et sers-le avec foi ! Ne t’habitue surtout pas à chaparder, c’est chose fort nuisible dans le commerce et qui porte malchance. Si tu as envie d’une friandise, va droit à ton maître, regarde-le ouvertement dans les yeux et dis-lui : « Monsieur Pierre, j’aimerais bien manger un craquelin aujourd’hui ! » S’il te donne un sou, achète et mange ; sinon, patiente !

*

Par un matin de triste octobre, sitôt ma mère partie au travail, je sortis, moi aussi, à son insu. Je faisais mes premiers pas dans l’arène où la lutte est ardue pour le pauvre. J’avais le cœur gros, car je sentais que les belles années de ma libre enfance avaient pris fin. Finie cette enfance qui fut joyeuse, malgré tout le sang que j’ai vu couler autour de moi, malgré les larmes et la rude peine de ma mère. Maintenant, je voulais gagner ma vie, ne plus être à sa charge, et, si possible, venir de temps en temps « verser mon pécule dans son tablier ».

Ce désir m’obsédait depuis longtemps. Alors que j’allais encore à l’école, je m’arrêtais souvent pour regarder les pauvres gamins au visage bleu et aux mains crevassées, qui grelottaient l’hiver, devant les magasins, et tiraient les clients par la manche, en vantant à cris désespérés la qualité des marchandises. Je leur parlais longuement lors des divers achats domestiques, je connaissais leurs souffrances et les jugeais supérieurs à moi :

« Ils travaillent déjà, me disais-je ; leurs parents doivent être contents de ne plus les avoir à charge. L’année prochaine je ferai comme eux. »

Cette année-là était arrivée. Et, ignorant du nombre de gémissements qui s’échappaient en une heure d’une de ces poitrines couvertes d’un tablier de sac crasseux, j’allais, courageusement, presque fièrement, me chercher une place, la trouver, et, le soir, apporter à ma mère la bonne nouvelle.

Je n’allais pas à l’aventure. Je savais ce que je voulais et j’avais repéré une taverne qui me convenait à tous points de vue. D’abord, c’était une taverne grecque. (Oncle Anghel m’avait dit de m’embaucher chez les Grecs, « qui sont, habituellement, plus généreux que les Roumains ») Ensuite, le patron était célibataire. (J’avais en horreur les femmes des patrons, qui battaient les garçons et les obligeaient à laver les linges puants de leurs bébés.) Enfin, ce cabaret était situé dans le voisinage immédiat de mon cher Danube !

Pour rien au monde, je n’aurais accepté une place dans un de ces magasins de manufactures ou une de ces épiceries, dont les garçons se brisent les reins à traîner, le matin, sur les trottoirs, la moitié du contenu de la boîte, à la rentrer le soir, et, pendant la journée, à poursuivre le paysan jusqu’au milieu de la rue pour lui chiper son bonnet et l’obliger ainsi à faire des emplettes.

Il est vrai que le métier de garçon de cabaret, que j’avais choisi, comportait d’autres peines. À part la répugnante vaisselle, et le fait que la boutique ne fermait pas le soir, mais à minuit et parfois même à l’aube, il y avait la terrible hrouba[2], labyrinthe suintant et sans air creusé « au fond de la terre », épouvante du pauvre gamin forcé d’y descendre cent fois par jour pour un simple verre de vin « couvert de buée », qu’un ivrogne, le sou à la main, lui réclamait sous les yeux du patron. On prétendait que vers minuit, les hroubas sont peuplées de fantômes qui se cachent parmi les tonneaux, éteignent la bougie du garçon et lui sautent sur le dos. Nombre de malheureux s’évanouissent. Certains sont morts d’effroi.

J’avais entendu parler de toutes ces horreurs, mais oncle Anghel m’avait prévenu :

– Il n’y a point de fantômes ! La bougie s’éteint par manque d’air. Tâche d’entretenir les soupiraux qui, n’étant que des trous dans le sol, se bouchent facilement. Quant au verre « couvert de buée », on ne t’en demande que pendant les grandes chaleurs, lorsqu’il y a de la glace. Alors, pour ne pas trop courir, sois malin : un gros pot de vin avec de la glace, que tu garderas à ta portée dans la petite cave ; un peu de retard pour faire croire que tu cours « au fond de la terre » ; un peu d’eau gazeuse pour remplacer la « pression » du tonneau, et voilà le verre « couvert de buée ». Mais il faut avoir l’œil : ne joue pas de tels tours au client qui « s’y connaît ».

La rue de Rive – qui peut avoir changé de nom aujourd’hui était, il y a trente ans, ce bout de couloir qui commence dans l’avenue de la Cavalerie et se termine au-dessus de la vallée du Danube, qu’il surplombe à pic. De là, son nom. Rue fort fréquentée, sise en plein quartier Karakioï, que peuplaient, en majorité, des Grecs, fameux par leurs joyeuses orgies, mais nullement redoutables, tels les habitants de la Comorofca dont je parle dans Codine.

Le Karakioï m’attirait par sa gaieté pacifique, son côté cosmopolite : il m’était familier comme mes poches ; en y flânant, je m’imaginais sur les rives du Bosphore, ce fatidique éden que je désirais si ardemment connaître et dont je m’étais fait une image à moi d’après des photos et des estampes. Des Grecs rêveurs et libertins ; des Turcs aux visages sévères ; de jeunes femmes dolentes, craintives à force d’être trop tyranniquement aimées, éternelles amoureuses aux beaux yeux mélancoliques, riches de sourcils démesurément arqués, lascives et séductrices à faire oublier Dieu et adorer l’enfer.

Durant des heures entières, je rôdais, en mes jeudis de frénétique liberté, parmi ces fragments de nations passionnantes venues à Braïla pour faire fortune, rongées par la nostalgie de leurs patries lointaines, et finissant toujours dans nos tristes cimetières, deux fois tristes pour ceux qui meurent en pays étranger.

C’est là que je puisai, dès mon enfance, toutes ces impressions voluptueuses qui devaient me servir plus tard à composer le cadre et l’atmosphère de Kyra Kyralina. C’est dans ce quartier, ou dans celui de Tchétatzouïé – où les Turcs sont en majorité –, que la mégère braïloise expédie toute jeune amoureuse qui se montre par trop érotique :

– À Karakioï, à Tchétatzouïé, catin, si ça te démange, lui dit-elle.

Ce sont les deux réservoirs d’amants fougueux de ma ville. Là j’ai voulu me placer, pour apprendre et pour comprendre, sans savoir pourquoi.

Vers le milieu de la rue de Rive, la taverne de Kir Léonida, fameuse par ses vins et sa cuisine, trônait, comme une illustre reine, sur un passé de quarante ans d’héroïques ripailles. Fondée par barba[3] Zanetto, le père de Kir Léonida, cette crasma[4] grecque avait présidé à l’édification de mille fortunes et assisté à la déchéance d’autant d’autres. Zanetto lui-même, grand vieillard bossu qu’on appelait le Ghizouroï, ne parlait plus que de son passé. Le présent, dirigé par son fils, n’était qu’une faible image d’une gloire qui aurait vécu.

J’allais assister à ses dernières lueurs, y vivre seize mois, et apprendre le grec.

C’était vers les huit heures du matin. J’entrai crânement.

Exquise odeur de pot-au-feu, l’incomparable pot-au-feu grec, riche en céleri et en cette racine de persil inconnue de l’Occident. Vieux cuisinier géant, longues moustaches blanches et regard de cleftis[5]. Il manipulait les marmites, comme le banquier les bank-notes, et ne m’honora que d’un coup d’œil bref, mais suffisant. Vaste boutique propre. Sur la grande table du chef, près d’une montagne de légumes et de viande, deux garçons de mon âge s’activaient à l’épluchage des patates. Au comptoir – brillant de sa belle batterie de liqueurs et eaux-de-vie –, le caissier lisait le journal. Point de clients. Pas de Kir Léonida, que je connaissais de vue.

Je donnai le bonjour. Le caissier – notre fameux caissier, le tyran des enfants soumis à ses ordres – me toisa de haut :

– Qui cherches-tu, jeunesse ?

– Kir Léonida.

– Il n’est pas là. Que lui veux-tu ?

– Je voudrais lui parler.

– Tu peux me parler à moi.

– Non, monsieur, merci. J’attendrai.

Le caissier reprit son journal. Je sortis. Si j’avais su quelle brute féroce se cachait sous la peau de ce paysan sans cœur, je me serais enfui à toutes jambes, pour ne plus jamais revenir.

*

Je me promenai quelque temps, soucieux : la taverne avait donc deux garçons ; avec le caissier et le patron, cela faisait quatre employés.

« Il se peut très bien que je ne sois pas accepté », me dis-je.

Mais cette crainte fut vite balayée par un sentiment tout contraire, qui me glaça le sang.

Je me trouvais au bord du plateau, très élevé en cet endroit, et l’apparition brusque du fleuve ami me rappela violemment la perte prochaine d’une liberté que j’allais vendre. Le ciel sombre, le Danube sablonneux, la forêt de saules tout endeuillée, les sirènes des bateaux : autant de cris sinistres, le roulement des voitures dans le port : glas funèbre… Une pluie fine se mit à tomber…

Je fus saisi d’un trac impitoyable. Quelque chose s’était rompu en moi. Il me semblait qu’un ennemi implacable se tenait prêt à m’arracher au monde, à ma mère, à la vie.

En un clin d’œil, j’oubliai mon beau projet de venir en aide à ma pauvre mère, et sans plus réfléchir, je dévalai à pas d’autruche la pente du ravin qui mène au port, où la pluie m’obligea de me réfugier dans un wagon de marchandises vide. Là, je m’aperçus que je n’étais pas seul. Une fillette de huit à neuf ans, blottie dans un coin, reprisait une déchirure à sa robe toute rapiécée. C’était une ramasseuse de déchets de céréales. À côté d’elle traînaient un sac contenant une poignée de grains, un petit balai et un ramassoir.

Mon apparition imprévue l’avait pétrifiée. Elle ne raccommodait plus et, les yeux fixés sur moi, me regardait comme une chatte effrayée par des chiens.

Pour ne pas l’inquiéter davantage et ne pas l’obliger à s’en aller dans la pluie, je m’arrêtai à l’entrée du wagon et ne fis plus attention à elle. D’ailleurs, sa présence n’avait rien d’extraordinaire : je vivais dans son milieu et savais, dès ce moment-là, tout ce qu’on peut savoir sur la misère des enfants avec ou sans foyer. Cependant, de temps en temps, je l’épiais à la dérobée. Elle avait repris son raccommodage ; des mèches de cheveux blonds pendaient sur son visage poussiéreux et maigrichon. Elle grelottait de tout son être, les doigts engourdis.

La pluie cessa. Je n’eus qu’une pensée, filer à la maison : « À la maison, chez maman… »

Au moment de sauter du wagon, je dis à la petite :

– Pourquoi restes-tu à repriser, là, dans le froid ? N’as-tu personne ?

– J’ai ma mère, mais elle est aveugle… Et dans ces wagons, je me fais tout le temps des accrocs, quand je ramasse des grains.

Puis, souriant légèrement :

– Tu n’en ramasses point ?

– Que si… dis-je, honteux.

Et je courus, non pas vers « la maison », non pas « chez maman », mais droit à la taverne de Kir Léonida.

Le patron était maintenant dans la boutique. Fraîchement rasé, coquettement mis, moustache provocatrice, pardessus jeté sur les épaules ; gaillard coureur allant sur la trentaine, riche de santé, riche d’argent.