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Le décor est planté dès le début du roman: les plaines de Valachie de la campagne aride de Roumanie couverte de chardons, et aussitôt nous baignons dans l'art poétique de l'auteur. À douze ans, un gamin accompagne son père sur les routes pour vendre du poisson salé et séché. Sa mère meurt, il se retrouve séparé de son père et part sur les routes avec un ami à la découverte de la misère du pays, symbolisée par les chardons. Il réussira à survivre à la révolte qui enflamme le pays. Istrati nous décrit le peuple roumain sous la servitude des boyards, et leur révolte avec tout la puissance du réalisme qu'il manie si bien.
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Seitenzahl: 129
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Panaït Istrati
Quand arrive septembre les vastes plaines incultes de la Valachie danubienne se mettent à vivre, pendant un mois, leur existence millénaire.
Cela commence exactement le jour de la Saint Pantélimon. Ce jour-là, le vent de Russie, que nous appelons « le Mouscal » ou « le Crivatz », balaie de son souffle de glace les immenses étendues, mais comme la terre brûle encore à la façon d’un four, le Mouscal s’y brise un peu les dents. N’empêche : la cigogne, songeuse depuis quelques jours, braque son œil rouge sur celui qui la caresse à rebrousse-poil, et la voilà partie vers des contrées plus clémentes, car elle n’aime pas le Moscovite.
Le départ de cet oiseau respecté, un peu redouté de nos campagnes, – (« il met le feu à la chaumière, si on abîme son nid »), – départ attendu, guetté par le Yalomitséan ou le Braïlois, met fin à l’emprise de l’homme sur la terre de Dieu. Après avoir suivi à l’infini le vol de la cigogne, le campagnard enfonce son bonnet sur ses oreilles, tousse légèrement par habitude, et chassant d’un coup de pied le chien qui se fourre dans ses jambes, il pénètre dans sa maison :
– Que les enfants commencent à ramasser des uscaturi[1] !
À ces paroles sombres, femme et marmaille toussotent et frémissent à leur tour, par habitude :
– Partie, la cigogne ?
– Partie…
Alors le Baragan prend le commandement !
Il le fait, d’abord passivement, comme un homme qui se coucherait face au sol, et ne voudrait plus se lever ni mourir. C’est un géant !
Étendu, depuis l’éternité, sur toutes les terres que le soleil grille entre la dolente Yalomitsa et le Danube grognon, le Baragan est, durant le printemps et l’été, en guerre sournoise avec l’homme laborieux qu’il n’aime pas et auquel il refuse tout bien-être, sauf celui de se promener et de hurler. C’est pourquoi on crie partout, dans les pays roumains, à celui qui se permet trop de libertés en public :
– Hé, là ! Est-ce que tu te crois sur le Baragan ?
Car le Baragan est solitaire. Sur son dos, pas un arbre ! Et d’un puits à l’autre on a tout le temps de crever de soif. Contre la faim, non plus, ce n’est pas son affaire de vous défendre. Mais si vous êtes armé contre ces deux calamités de la bouche et si vous voulez vous trouver seul avec votre Dieu, allez sur le Baragan : c’est le lieu que le Seigneur a octroyé à la Valachie pour que le Roumain puisse rêver à son aise.
Un oiseau qui vole entre deux chaînes de montagnes, c’est une chose qui fait pitié. Sur le Baragan, le même oiseau emporte dans son vol la terre et ses lointains horizons. Allongé sur le dos, vous sentez l’assiette terrestre qui se soulève et monte vers le zénith. C’est la plus belle des ascensions que puisse faire le pauvre dépourvu de tout.
De là vient que l’habitant du Baragan, que nous appelons Yalomitséan, est une créature plutôt grave. Et quoiqu’il sache rire joyeusement à l’occasion, il aime mieux encore écouter avec déférence. C’est que sa vie est dure, et il espère toujours que quelqu’un viendra lui enseigner la façon de s’y prendre pour tirer un meilleur parti de son Baragan.
Rêve, pensée, ascension et ventre creux, voilà ce qui donne de la gravité à l’homme né sur le Baragan, cette immensité qui cache l’eau dans le tréfonds de ses entrailles et où rien ne vient, rien, sauf les chardons.
*
* *
Il ne s’agit pas de ces chardons qui poussent comme le maïs et qui font une belle fleur rouge, duvetée, que les jeunes filles de chez nous tondent le soir de Saint Toader, en chantant :
Coditsélé fétélor,
Cât coditsa ićpélor !
(Que les nattes des fillettes
Deviennent grosses comme la queue des juments !)
Les chardons dont il est question ici apparaissent, dès que fond la neige, sous forme d’une petite boule, comme un champignon, une morille. En moins d’une semaine, ils envahissent la terre. C’est tout ce que le Baragan peut supporter sur son dos. Il supporte encore les brebis qui sont gourmandes de ce chardon et le broutent avidement. Mais plus elles le broutent, et plus il se développe ; il grandit, toujours en boule, et atteint les dimensions d’une grosse dame-jeanne, quand s’arrête sa croissance et quand le bétail lui laisse la paix, car il pique, alors, affreusement. Elle sait se défendre, cette mauvaise graine. Tout comme la canaille humaine : plus elle est inutile, et mieux elle sait se défendre.
Mais, quelle certitude avons-nous de l’utile et de l’inutile ?
Aussi longtemps que le Yalomitséan se démène, s’entête à arracher à son sol une poignée de maïs ou quelques pommes de terre, le Baragan n’est pas intéressant. Il ne faut pas le visiter. C’est une chose bâtarde, comme une belle femme vêtue de loques, comme une mégère parée de diamants. La terre n’a pas été donnée à l’homme rien que pour nourrir son ventre. Il y a des coins qui sont destinés au recueillement.
C’est cela, le Baragan.
Il commence à régner dès que l’homme laborieux rentre chez lui, dès que les chardons deviennent méchants et que le vent de Russie se met à souffler. Cela se passe en septembre.
On voit alors, de loin en loin, un berger qui tourne le dos au Nord et s’attarde à faire paître son troupeau. Immobile, appuyé sur son bâton, le vent le fait bouger, chanceler, comme s’il était de bois.
Autour de lui, aussi loin que le regard peut s’étendre à la ronde, ce ne sont que chardons, l’innombrable peuple des chardons. Fournis, touffus ; on dirait des moutons dont la laine serait d’acier. Tout est épines et semence. Semence à éparpiller sur la terre et à faire pousser des chardons, rien que des chardons.
Comme le berger, ils chancellent ; c’est dans leur masse compacte que le Moscovite souffle avec le plus d’acharnement, pendant que le Baragan écoute et que le ciel de plomb écrase la terre, pendant que les oiseaux s’envolent, désemparés.
Ainsi, une semaine durant… Ça souffle… Les chardons résistent, ployant en tous sens, avec leur ballon fixé à une courte tige, pas plus épaisse que le petit doigt. Ils résistent encore un peu. Mais le berger, non ! Il abandonne à Dieu l’ingratitude de Dieu, et rentre.
Nous disons, alors : Tsipénie ! (Plus âme qui vive !) C’est le Baragan !
Et, Seigneur, que c’est beau !
Avec tout l’élan dont son cheval est capable, le Crivatz galope sur l’empire du chardon, bouleverse le ciel et la terre, mêle les nuages à la poussière, anéantit les oiseaux, et les voilà partis, les chardons ! Partis pour semer leur mauvaise graine.
La petite tige casse net, fauchée à la racine. Les boules épineuses se mettent à rouler, par mille et mille. C’est le grand départ des chardons, « qui viennent Dieu sait d’où et vont Dieu sait où », disent les vieux, en regardant par la fenêtre.
Ils ne partent pas tous à la fois. Il y en a qui déguerpissent au premier souffle furieux, vraie avalanche de moutons gris. D’autres s’entêtent à tenir bon, mais les premiers les accrochent dans leur cavalcade intempestive, et les entraînent. Ils s’emmêlent et font une boule de neige irrégulière qui roule cahin-caha, jusqu’à ce que le Crivatz la pulvérise d’un souffle furibond, soulève ses éléments en l’air, leur fasse danser une ronde endiablée et les pousse de nouveau en avant.
C’est alors qu’il faut voir le Baragan. On dirait qu’il se bossèle et s’aplatit à volonté, joyeux de tout ce monde qui roule furieusement sur son dos, pendant que le Crivatz trompette sa rage. Par moments, lors d’une trêve, il se tient coi pour sentir le passage de trois ou quatre chardons qui galopent comme de bons camarades, se heurtent gentiment, s’entre-dépassent pour plaisanter, mais se remettent vite en ligne et s’en vont coude à coude.
Vers la fin de la crise, il y a les chardons solitaires. Ce sont les plus aimés, parce que les plus attendus. Soit que leur tige n’ait pas été suffisamment sèche pour casser dès le début, soit qu’ils aient eu la malchance de s’engouffrer momentanément dans quelque ravin, soit enfin parce que des galopins les ont poursuivis et arrêtés dans leur route, ils sont en retard, les pauvres. Et on les voit qui défilent, isolés, roulant comme de petits bonshommes pressés. Le ciel et tout le Baragan les regardent : ce sont les solitaires, les mieux aimés.
Puis, toute vie s’arrête, brusquement. Les vastes étendues sont nettoyées comme les dalles d’une cour princière.
Alors le Baragan endosse sa fourrure blanche et se met à dormir pour six mois.
Et les chardons ?
Ils continuent leur histoire.
[1] Tout ce qui est sec et peut brûler.
C’est une histoire presque inouïe, car elle tient de notre terre roumaine. Mais il faut que je commence par le début…
Quoique baltaretz[1] de Lateni, sur la Borcéa, – cette fille du Danube qui ose se mesurer avec son père, – je ne suis pas yalomitséan de bachtina[2]. Mes parents, tous deux Olténiens, pauvres comme Job, sont partis dans le monde alors que j’entrais dans ma seconde année. Et que faut-il que je vous dise de plus ? Après mille pérégrinations à travers vingt départements, ils jetèrent leurs besaces et moi-même, haut comme une botte, dans ce hameau qui se mire dans la Borcea.
Cela pourrait paraître curieux, mais c’est ainsi. Mes parents n’étaient pas gens à se laisser mener aux travaux pénibles comme le bétail à l’abattoir, surtout mon père, une espèce d’ahuri qui s’oubliait à souffler dans sa flûte au point de tomber évanoui de faim. Et à Latémi nous avions au moins le poisson à portée de la main. Il sautait tout seul dans la marmite, pour ainsi dire. Jugez-en :
Au printemps et en automne, la Borcea couvrait de ses flots jaunâtres des centaines d’hectares en friche ; et dans cette nappe d’eau infinie, le brochet, la petite carpe, le carassin commun pullulaient tant que les chats mêmes allaient s’en empiffrer aux abords des mares. C’était, alors, la pêche au cazan[3]. Vraie manne céleste ! Hommes, femmes et enfants, nus jusqu’aux cuisses, la musette autour du cou, s’éparpillaient en tirailleurs, avançant le plus lentement possible dans la campagne submergée, chacun muni de son vieux cazan complètement défoncé. L’eau ne dépassait jamais les genoux. En pataugeant, le poisson heurtait nos jambes, mais c’était du fretin, et nous ne voulions que du gros. Celui-là, on savait qu’il aimait mordiller la base des plantes, dont la tête émergeait de l’eau. C’est sur ces herbes que nous avions les regards fixés, en nous tenant bien immobiles. Et dès qu’on les voyait bouger, plaf ! le cazan, dessus. On entendait le poisson se débattre entre les parois du récipient. Alors, on n’avait qu’à le prendre avec la main et à le jeter dans sa musette. Il fallait être bien maladroit pour manquer son coup.
Mon père, cependant, le manquait régulièrement, pour la grande joie des gamins. On le narguait, on se moquait de lui. Cela ne lui faisait rien. Il continuait à se jeter, avec son cazan, sur toutes les herbes qui bougeaient ou non autour de lui. Au bout d’une heure de pêche, nous rentrions à nos chaumières, les sacs doldora de poisson. Le père n’apportait pas un kitik ! Ce que voyant, la bonne mamouca lui conseilla de garder la chaumière, pour procéder aux salaisons, préparer les mets, laver le linge et jouer de sa flûte.
Cela m’humiliait à me faire verser des larmes : un mâle ne fait pas la lessive, ni la popote ! Mais mon père n’avait rien du mâle : c’était une douce femme, avec de grosses moustaches noires et des yeux profonds et langoureux, constamment posés sur sa flûte, d’où il tirait, avec ses doigts noueux, de douces mélodies qui retentissaient au loin et faisaient aboyer les chiens par les nuits silencieuses. En échange, lorsqu’il préparait un borche ou une plakia de poissons, ou quand il lavait le linge les meilleures ménagères pouvaient venir lui demander des leçons. Hélas, on le raillait quand même, parce qu’un homme ne doit pas se livrer à des travaux féminins.
Alors je me serais battu contre tout le hameau, car le pauvre père ne relevait jamais une injure et supportait tout stoïquement. Esquissant un léger sourire, il s’en allait vers la Borcea, avec son bonnet pointu toujours rejeté sur la nuque, avec sa culotte en loques, toujours mal ficelée, ses opinci traînantes, son long cou et son merveilleux caval, qui ne manquait pas, lui, de le venger de cette vie pitoyable et tristement belle.
Parfois, je le suivais. Parfois et en cachette, car il aimait à être seul. Dans la soirée tiède où le silence se mêlait à l’odeur de la vase, je le devinais assis sur un tronc de saule déraciné. Et après une complainte à perdre le souffle, j’entendais sa voix discrète et juste, qui disait tout bas notre inoubliable chant du pays de l’Olth :
Feuille verte avrameasa,
lia, ila, la !
Ils sont partis les Olténiens pour faucher ;
Les Olténiennes sont restées à la maison,
Elles ont rempli les cabarets[4].
Oui, les Olténiens partent toujours, « pour faucher » et pour accomplir mille autres besognes, laissant les Olténiennes « remplir les cabarets », ce qui n’est pas absolument vrai, mais mon père n’avait pas procédé de la sorte : en partant, il avait amené son Olténienne et leur trésor, moi. C’est pourquoi ma mère l’aimait beaucoup, beaucoup. Elle me le disait quand, à la pêche, voyant ses affreuses varices, je lui demandais pourquoi elle laissait au père les travaux les plus faciles :
– C’est parce que je l’aime, mon petit… Dieu l’a fait ainsi et me l’a donné pour mari. Ce n’est pas sa faute, à lui, le pauvre homme !
*
* *
Voilà comment nous vivions à Laténi.
J’étais alors âgé de neuf ans. Avec ma mère, qui ne s’avouait jamais fatiguée, j’allais toujours à la pêche, que ce fût pendant les inondations, – quand la carpe venait frapper à notre porte, – ou pendant les autres mois de l’année, quand il fallait la chercher dans la Borcea.
Là, il ne s’agissait plus de pêcher au cazan, mais avec le kiptchell, le prostovol, la plassa, ou les vârchtii, parfois même au navod, en compagnie des autres pêcheurs.
Il fallait voir cette femme pêcher, pour savoir ce que c’est qu’une Olténienne qui aime son mari ! Surtout quand elle lançait en rond le prostovol, – les bras nus jusqu’aux épaules, la jupe ramassée très haut, la chevelure bien serrée dans la basma, les yeux, la bouche, les narines tendus vers l’infini marécageux, – on eût dit qu’elle allait tirer tout le poisson de la Borcea.
– Halal pour une femelle ! s’écriaient les pêcheurs qui la voyaient faire.
Et nous n’en restions pas moins dans le pétrin : ça ne vaut donc pas la peine de trop s’éreinter en ce monde : le travail ne mène à rien.
Pendant que nous pêchions, – car, moi aussi, je prenais ma part de poisson, – le père, à la maison, salait, salait à tour de bras, remplissait des cuves, essorait le poisson mordu à point par le sel et l’arrangeait pour la vente.
La vente… Que le Seigneur vous garde d’une vente pareille ! Cinq à dix francs les cent kilos de poisson, livrés en gros et sur place aux marchands rapaces. Et encore était-on content de pouvoir s’en débarrasser, car on ne savait plus où le mettre. Il nous écrasait, pourrissait et empestait, après nous avoir fait patauger dans ses boyaux jusqu’aux chevilles, lors des salaisons. Oui : cinq à dix francs les cent kilos ! On ne peinait que pour l’État et pour acheter des tonnes de sel[5]. Pour nous, pas même de quoi se payer une harde et de la farine de maïs. Et tout ce poisson qui se gâtait et qu’on devait jeter dans la Borcea, d’où ma mère le tirait avec tant de vaillance et un si grand espoir d’une meilleure vie !
Non, vraiment, le dicton populaire avait raison de dire :
Buna, tsara, réa tocméala ;
Hât ’o ’n cour de rândoueala !
(Bon pays, mauvaise organisation :
Sacré nom d’un règlement !)