Ensemble, l'éducation - (SSF) Semaines sociales de France - E-Book

Ensemble, l'éducation E-Book

(SSF) Semaines sociales de France

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Beschreibung

Education : maître mot, vaste ambition, droit essentiel de chaque personne, qui ne se limite ni à la sphère parentale ni à l'école, même si ces deux lieux sont primordiaux. La France paraît manquer à sa mission : les résultats évalués dans des classements internationaux ne sont pas fameux, trop de jeunes sortent du système sans qualification, les inégalités sociales ne sont pas corrigées par le système éducatif, l'apprentissage de la fraternité citoyenne se fait mal. A qui la faute ? Pour sortir de ce diagnostic inquiétant et de la recherche de "coupables", les Semaines sociales de France, dans leur session annuelle des 19 et 20 novembre 2016 à Paris, ont voulu proposer des pistes de réflexion et d'action. Avec deux convictions : l'éducation, c'est l'affaire de toute une vie ; l'éducation, ça marche mieux quand les différents acteurs nouent des alliances et travaillent ensemble. En invitant groupes, associations, individus à proposer des solutions, les Semaines sociales ont ainsi élaboré, de façon collaborative, des propositions qui ont été présentées aux représentants de différents partis politiques. Parmi les intervenants, citons : Pascal Balmand, Jean-Louis Bianco, Julia Kristeva, François Moog, Edith Tartar Goddet, Nicolas Truelle et aussi les jeunes de plusieurs mouvements, un rugbyman, un patron, un auteur de littérature jeunesse... Tous à leur manière, en collaboration avec d'autres, aident les jeunes à développer leurs talents et à tenir leur place dans le monde qui se construit. Les travaux des Semaines sociales ont été accompagnés par une riche et longue enquête du quotidien la Croix dont nous reprenons ici de larges extraits.

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Seitenzahl: 400

Veröffentlichungsjahr: 2017

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Cette 91e session des Semaines sociales de France a été préparée par différents membres des Semaines sociales : Catherine Belzung, Marianne de Boisredon, Bernard Ibal, Pierre-Yves Stucki, Denis Vinckier (conseil des SSF), Dominique Quinio (présidente des SSF), Jérôme Vignon (président d’honneur des SSF), Hugues d’Hautefeuille (délégué général), Delphine Bellanger et Marie Doubliez (membres de l’équipe permanente).

Ainsi que : Émilie Casin et Christine Rossignol (Apprentis d’Auteuil), Florence Couret (La Croix), Patricia Humann (Union nationale des associations familiales), François Mandil (Scouts et Guides de France), Pierre Marsollier et Louis-Marie Piron (Enseignement catholique), Marc Vannesson (Vers Le Haut).

www.ssf-fr.org

www.la-croix.com

La réalisation de ces Actes a été assurée par Marie-Sylvie Rivière.

Ils sont enrichis par une sélection d’articles et d’entretiens parus dans La Croix.

Plusieurs vidéos de la session sont aussi accessibles en ligne sur

www.ssf-fr.org (rubrique Documents)

et sur la chaîne YouTube des Semaines sociales.

Table des matières

Ouverture

Dominique Quinio

Quelles finalités pour l’éducation d’aujourd’hui ?

Jean-Louis Bianco

Pascal Balmand

Les défis actuels de l’éducation

Bernard Hugonnier

Édith Tartar Goddet

Jean Caron

Conversations avec

La réalité des alliances éducatives

Yannick Jauzion

Caroline Le Gac

Marie-Aleth Grard

Franck Lenfant

Dominique Reuter

Babeth Terqueux

Maryline Renard

Régis Félix

Rémy Guilleux

Timothée de Fombelle

Christian Poyau

Nicolas Truelle

Éducation et cinéma, toute une histoire

Lionel Lacour

Dialogue avec le monde politique

Corinne Narassiguin

Annie Genevard

Paul Vannier

Alain Avello

Philippe Meirieu

Quel avenir pour l’éducation ? De quoi rêvez-vous ?

Bosco Ménard

Amandine Riou

Samuel Béguin

Astrid Barthélemy

Théophile Grzybowski

Renouveler le pacte éducatif

Julia Kristeva

François Moog

Synthèse

Dominique Quinio

Lettre du Vatican

Livre ouvert de l’éducation : les propositions

Sélection d’articles et d’entretiens parus dans le journal

La Croix

en novembre 2016

Pour les Français, la famille est l’acteur clé de l’éducation

Alexis Jenni : « Emmener chacun le plus loin possible »

Je te fais confiance, tu me fais confiance

Des « duos gagnants » pour éduquer différemment

L’art pour nouveau départ

Une pédagogie globale face à la violence

L’éducation au cœur des grandes religions

Une « pluralité religieuse » transmise sans enseignement

Isabelle Autissier : « Éduquer, c’est tirer quelqu’un par la manche »

À Montpellier, personnes âgées et jeunes enfants cohabitent

Et si on en finissait avec l’échec scolaire

Les Apprentis d’Auteuil s’efforcent de redonner confiance aux enfants

Quatre ans avec la même classe et la même maîtresse

Le numérique bouleverse la façon d’enseigner

À l’école de YouTube

Les « valeurs » au centre de la question scolaire

L’esprit critique enseigné aux lycéens

« La communauté éducative est l’une des clés du succès »

Ibrahim Maalouf : « Enseigner, c’est trouver une pulsation commune »

Comment aider chaque jeune à dessiner son avenir

La responsabilisation des enfants, une mission collective

Des moussaillons en quête d’autonomie

À l’école du bénévolat

« J’ai appris que plaisir et rigueur allaient de pair »

« Les jeunes ont besoin d’un cadre »

« L’importance de mettre la main à la pâte »

« Je continue d’apprendre en donnant »

Index des intervenants

Liste des « Conversations avec »

Liste des associations impliquées dans les « Conversations avec » et les ateliers

L’histoire, les hommes, l’activité des Semaines sociales

Les sessions des Semaines sociales de France

Ouverture

DOMINIQUE QUINIO1

Bonjour à toutes et à tous. Soyez les bienvenus, que vous soyez des fidèles des Semaines sociales ou que vous nous découvriez aujourd’hui. Bienvenue également aux personnalités qui sont avec nous aujourd’hui ou demain, Mgr Laurent Ulrich, archevêque de Lille, Mgr de Moulins-Beaufort, Mgr Olivier Ribadeau-Dumas, secrétaire général de la Conférence des évêques de France, P. Pierre-Yves Pecqueux, secrétaire général adjoint de la CEF, les représentants des groupes et mouvements partenaires de cette session, les Apprentis d’Auteuil, l’Union nationale des associations familiales, les Scouts et Guides de France, les Scouts musulmans de France, le laboratoire d’idées Vers le haut, Bayard Presse et particulièrement La Croix et la presse jeunesse, le secrétariat général de l’Enseignement catholique.

C’est un honneur et une grande émotion pour moi d’introduire cette rencontre, la 91e session des Semaines sociales de France. 91 éditions, quelle histoire ! Émotion d’être un maillon de cette longue chaîne ; émotion d’avoir reçu le flambeau des mains de Jérôme Vignon, pleinement impliqué dans la préparation de cet événement dont le thème avait été choisi « sous son règne », si j’ose dire. Émotion d’endosser cette responsabilité, alors que l’un de nos grands anciens, Jean Boissonnat, qui apporta tant aux Semaines sociales, vient de nous quitter. Lui qui, rappelons-le, soucieux de transmission, avait écrit au tournant du siècle une Lettre aux jeunes Européens.

À intervalles réguliers, les Semaines sociales se sont emparées du sujet. Tous les 25 ou 30 ans, l’espace d’une génération. Mais la dernière date de 2005 : « Transmettre, partager des valeurs, susciter des libertés »: le temps s’accélère ou l’urgence se fait sentir ! « Ensemble, l’éducation », tel est le titre de cette 91e session. Ces deux mots nous vont bien au teint. Éducation, parce que, d’une certaine manière, c’est la raison d’être des Semaines sociales ; ses créateurs ont toujours voulu que ce soit un lieu d’éducation, de formation à la pensée sociale chrétienne, à l’engagement au service de la société. Ensemble, parce que c’est en dialogue avec des personnes qui ne partagent pas nos convictions et en partenariat avec des mouvements qui nous sont si proches, que nous voulons avancer dans la réflexion et dans les solutions que nous pouvons proposer.

Il n’est une découverte pour personne que nous vivons une époque complexe, tourmentée : il y a une semaine, on rappelait la mémoire des attentats du 13 novembre 2015 ; l’attirance de certains jeunes Français pour l’idéologie de l’État islamique ; il y a eu le Brexit, le non du Royaume-Uni à l’Europe ; l’élection de Donald Trump ; les scrutins à venir en France mais aussi en Italie, en Allemagne. Si la question de l’éducation n’apparaît pas de prime abord dans les propos de campagne (moins que la sécurité ou le chômage), elle est pourtant au cœur des problématiques sociales et sociétales. L’éducation, et pas seulement l’école, même si celle-ci, comme la famille, est essentielle dans le dispositif.

C’est pourquoi, à quelques mois des élections françaises, nous avons voulu en faire notre thème d’année. En préparant la session, sous la houlette de Pierre-Yves Stucki, vice-président des Semaines sociales, avec plusieurs membres du conseil d’administration, et avec d’autres organisations, associations, institutions, dont c’est le pain quotidien et qui en maîtrisent tous les enjeux. Et en nous appuyant sur la réflexion des antennes régionales des SSF.

Nous sommes partis de deux convictions : d’une part, l’éducation, c’est l’affaire de tous. La famille et l’école, certes, mais aussi beaucoup d’acteurs différents : les mouvements de jeunesse, les clubs de sport, les formations artistiques, les religions, les copains, les médias, le monde du travail. Parents et école souvent ont tendance à minimiser cet apport et à cultiver une méfiance réciproque. Si le système ne marche pas, si la société ne va pas bien, si l’ascenseur social est en panne, si les inégalités ne régressent pas, si trop de jeunes restent sur le bord du chemin, c’est que ces acteurs premiers ne feraient pas bien leur travail. Se renvoyer la responsabilité des échecs est une attitude stérile, chacun doit s’interroger sur sa manière d’être éducateur. Pour nous, il est essentiel de coopérer, de nouer des alliances. Et c’est ce que nous essaierons de montrer tout au long de ces deux jours.

Deuxième conviction : l’éducation, c’est l’affaire de toute une vie, sur le plan personnel, familial, professionnel, de l’engagement. La référence est ringarde, sans doute ; vous m’en excuserez, mais elle est pour moi parlante : « Pour faire un homme, chantait Hugues Aufray, Dieu que c’est long ! » Et il le répétait quatre fois, au cas où on ne l’aurait pas compris. Faire un homme ou une femme, c’est l’histoire d’une vie entière.

Nous n’avons jamais fini d’être éduqués et jamais fini d’être éducateurs. Les parents le savent, comme les enseignants : leurs enfants, leurs élèves, aussi, les éduquent et pas seulement parce qu’ils maîtrisent mieux les subtilités informatiques. Ils nous font grandir. C’est pourquoi l’une des innovations de cette année est de proposer un programme spécial parents (ou grands-parents)-enfants.

Cet apprentissage de la vie tout au long de la vie, qui est notre lot commun, doit permettre à chaque personne de développer tous ses talents, quels qu’ils soient (intellectuels, manuels, artistiques, relationnels ou sportifs), et nous apprendre à mieux vivre ensemble, à mieux agir ensemble, à témoigner plus de fraternité, dont notre monde semble manquer aujourd’hui. Ce sont les deux poumons de l’éducation qui doivent rendre l’air plus respirable.

Nous nous interrogerons pour savoir si, malgré nos différences, malgré nos divergences, nous pouvons nous mettre d’accord sur ce que doivent être, dans une société pluraliste et multiculturelle, les finalités de l’éducation. S’appuyant sur la pensée sociale de l’Église, un document publié par l’Enseignement catholique le rappelait : « Il découle de sa vocation sociale que l’homme est impuissant à réaliser seul une vie pleinement humaine. Il ne peut s’"humaniser" que dans une communauté de personnes. La socialisation est donc nécessaire au perfectionnement de la nature humaine. » L’éducation comme aide à s’ « humaniser ».

Beaucoup de dispositifs existent déjà, beaucoup de professionnels ou non professionnels expérimentent des approches nouvelles. Il ne s’agit pas pour nous de réinventer la lune, de concocter une énième réforme de l’éducation, mais d’approfondir des pistes existantes et d’en ouvrir de nouvelles pour mieux tenir ces deux bouts de l’ambition éducative : l’épanouissement personnel et le bien de la collectivité. Nous avons voulu que cette recherche de solutions soit collaborative (cela n’existe pas que pour les voitures ou les hébergements). La méthode et les résultats vous seront présentés et présentés aussi aux spécialistes éducation de différents partis politiques.

Ces propositions ne s’adressent pas qu’aux autres, aux politiques, à l’État, aux structures d’enseignement, aux collectivités locales, mais à chacun de nous, puisque tous nous jouons un rôle éducatif : le besoin d’exemplarité, la cohérence indispensables à toute éducation nous concernent au premier chef. Nous ne devons pas, nous parents ou grands-parents, avoir pour seul désir la réussite des nôtres, mais l’ambition de la réussite pour tous. La réussite ne se limitant pas à l’excellence scolaire.

La directrice du Lycée Charles Péguy, situé dans le 11e arrondissement de Paris, Dominique Paillard, membre de la communauté Saint-François Xavier qui l’anime, nous rappelait lors d’une rencontre qui précéda celle-ci, une citation de l’écrivain Charles Péguy: « Une société qui n’éduque pas est une société qui ne s’aime pas, qui ne s’estime pas. » Comme quoi nos interrogations ne datent pas d’hier. « Les crises de l’enseignement ne sont pas des crises de l’enseignement ; elles sont des crises de vie », disait-il encore. Une clef d’explication, peut-être, de ce que nous vivons aujourd’hui. Et un appel à mettre l’éducation au cœur de nos projets. Pour que notre société s’aime davantage.

1 Dominique Quinio est présidente des Semaines sociales de France.

Quelles finalités pour l’éducation aujourd’hui ?

JEAN-LOUIS BIANCO

PASCAL BALMAND

JEAN-LOUIS BIANCO2 : Je vais me concentrer sur l’école en répondant à la question posée par Gemma Serrano. Je crois qu’il faut évidemment partir des finalités pour envisager les moyens, c’est la démarche que vous avez entreprise. Le premier constat que je ferai, c’est qu’on demande beaucoup à l’école. On lui demande de transmettre un savoir, de préparer au monde professionnel, de permettre l’accomplissement de la personne, d’éduquer et pas seulement d’instruire, de suppléer parfois les parents défaillants (même si, pour la majorité des Français, c’est la famille qui demeure l’acteur essentiel de l’éducation bien qu’elle ne soit pas toujours en capacité de le faire). L’école doit aussi permettre d’acquérir une culture morale et civique, une culture du débat. Ceci est depuis peu concrétisé d’une manière différente dans ce qu’on a appelé « l’enseignement moral et civique », à la suite de la loi de refondation de l’école de 2013, reprenant l’expression de Jules Ferry. Je voudrais souligner quelques points qui nous engagent à ce lien entre école et éducation :

– la sensibilité qui engage le rapport à soi-même et aux autres ;

– le droit et la règle qui engagent le rapport à la loi ;

– le jugement pour penser par soi-même et avec les autres ;

– l’engagement pour agir individuellement et collectivement.

Les demandes faites à l’école ne sont-elles pas trop nombreuses ? La question est légitime d’autant qu’il apparaît que la demande des parents, les finalités qu’ils souhaitent ne sont pas les mêmes ou n’ont pas le même ordre de priorité que ce que demandent l’institution, l’Éducation nationale, le pouvoir politique. Pour les parents, en grande majorité, d’après le sondage paru dans La Croix en novembre 2016, son rôle principal est la transmission des savoirs fondamentaux, les autres finalités étant presque marginales. Moins les familles disposent de ressources culturelles, plus elles sont centrées sur les savoirs fondamentaux qui permettront à leurs enfants de trouver un travail. Je ne vois pas de critères ou de méthodes pour choisir entre ces finalités. Malgré toutes les difficultés et les échecs, l’Éducation nationale, les enseignants et les acteurs liés à l’école sont engagés sans trop d’états d’âme dans ces tentatives pour répondre à toutes ces demandes.

Il conviendrait, bien sûr, de mieux hiérarchiser, de distinguer les cycles de formation. Par ailleurs, s’ajoute de plus en plus dans le débat public une autre finalité : combattre les inégalités, lutter contre le phénomène des décrocheurs que l’on dénonce depuis au moins 30 ans. C’est ce que dit France Stratégie dans une récente étude3 : « Le système scolaire semble avant tout s’organiser autour d’une finalité de sélection méritocratique des élites. L’École organise une compétition qui répartit des positions sociales hiérarchisées. » Ce qui renvoie à la structure de notre société et à l’éducation tout au long de la vie (voir le rôle important que jouent les Écoles de la 2e chance).

On touche au problème des métiers dits manuels, qui sont toujours moins bien considérés que les autres avec cette tendance à dire que plus on est diplômé, mieux c’est. Lionel Stoléru, du temps de Giscard d’Estaing, tentait déjà de se battre contre cela. Je vais livrer une petite expérience que j’ai faite en tant que président du département des Alpes de Haute-Provence : j’ai proposé à la communauté éducative de faire venir dans les classes de 6e et 5e des artisans et des gens qui avaient des métiers manuels. Les principales résistances se trouvaient de deux côtés, parmi les parents les plus éduqués et parmi les professeurs d’enseignement général, mathématiques et français. Ce sont ceux-là qu’il a fallu convaincre de l’utilité de cette démarche qui a permis de voir sous un autre jour des métiers dits manuels, y compris en termes de carrière et de rémunération ainsi que de conditions de travail.

Une des questions posées concernait les nouvelles technologies : cela change-t-il les finalités de l’éducation ? En allant au Salon de l’éducation, j’ai été impressionné par les technologies liées à Internet, les imprimantes 3D, les éléments de réalité virtuelle pour se former de manière plus diversifiée. Cela peut changer fondamentalement les méthodes pédagogiques. Il y a une évolution considérable qui offre une opportunité extraordinaire de rendre l’éduqué plus actif et d’individualiser les formations, y compris les systèmes de mooc4 pour les formations de type universitaire. Cela repose sur la nécessité de ne pas considérer ces technologies comme de simples outils. Tous les enseignants et les parents le savent : il faut apprendre à se servir d’Internet autrement qu’en pratiquant le copier-coller ; il faut hiérarchiser et contextualiser l’information.

Au-delà du travail accompli avant cette journée et qui se poursuivra dans le cadre des Semaines sociales, pourquoi ne pas proposer un grand débat participatif sur les finalités de l’école ? Cela a déjà été fait à plusieurs reprises. Une des difficultés, c’est que cela part dans tous les sens. En général, cela commence bien et c’est plus problématique à l’arrivée. Qu’est-ce que les décideurs retiennent ou pas et pourquoi ? À condition d’avoir ces précautions en tête et de poser des questions concrètes après un temps d’échange plus large, ce débat pourrait permettre aux citoyens de s’approprier et de mieux définir les finalités de l’éducation.

PASCAL BALMAND5

Jalons pour une vision chrétienne de l’éducation

Je m’adresse à vous à partir d’un engagement dans le monde de l’école, et de l’école catholique : mais notre rencontre porte sur l’éducation, et il m’importe donc d’insister pour commencer sur le fait que l’éducation ne constitue bien évidemment pas le monopole de l’école, ni a fortiori l’apanage de l’école catholique. À ce truisme, j’ajoute trois remarques liminaires :

D’une part, l’éducation constitue un parcours de vie : en toute rigueur, elle n’est jamais achevée.

D’autre part, tout processus éducatif initial se construit dans l’interaction entre la famille, l’école et tous ces moments formels ou informels vécus par les enfants et par les jeunes dans les « tiers-lieux » éducatifs (clubs sportifs, associations culturelles, mouvements de jeunesse, etc). Entre ces trois pôles, il nous faut tous ensemble travailler à une forme d’alliance éducative.

Enfin, j’observe qu’en ce qui concerne l’éducation initiale il n’y a pas forcément consensus pour assigner à l’école une mission éducative : tout récemment, le sondage publié par

La Croix

dans le cadre de la préparation des Semaines sociales avait même tendance à mettre en évidence, chez les parents, une forte attente majoritaire de concentration de l’école sur la seule acquisition des « savoirs fondamentaux ». Or il me semble qu’il n’est pourtant pas d’enseignement sans vision (vision de la personne, vision du monde), et donc pas d’enseignement sans éducation …

Je viens de parler de vision : toute la difficulté se trouve précisément là. Dans La crise de la culture, Hanna Arendt le notait déjà : « L’éducation est le point où se décide si nous aimons assez le monde pour en assumer la responsabilité. (…) C’est également avec l’éducation que nous décidons si nous aimons assez nos enfants pour les préparer à la tâche de renouveler un monde commun. » Avant de réfléchir aux modalités de l’éducation, il s’avère indispensable de chercher à nous accorder sur ses finalités : or, c’est peut-être, faute d’horizons partagés, ce qui nous fait le plus défaut aujourd’hui.

Face à toutes les mutations de très grande envergure que traverse notre société, face à tous les désarrois qu’elles peuvent susciter, nous sommes pourtant confrontés à une réelle urgence éducative. Je souhaiterais donc vous proposer ce matin quelques éléments modestes et rapides d’une vision chrétienne de l’éducation, dans le souci d’une vision chrétienne partageable.

Face à l’urgence éducative, quelles pistes la tradition chrétienne peut-elle proposer à tous ?

Un premier éclairage pourrait nous être offert par le récit de l’éducation d’Israël au désert (Deut 8, 1-10) : « Vous garderez les commandements » : ne voyons pas là un appel à la soumission et au formatage, mais une manière de souligner tout ce en quoi le cadre sécurise, autorise et offre en cela un chemin de vie. Les commandements ouvrent à l’avenir, ils protègent la vie, installent une relation féconde parce que durable. Le Seigneur « t’a donné à manger la manne » : si la personne est libre, elle ne constitue pas pour autant sa propre source auto-créatrice. Chacun de nous reçoit son existence, et chacun de nous reçoit les héritages qui lui sont donnés avec elle. « Le Seigneur ton Dieu te conduit vers un pays fertile » : l’éducation permet un possible, elle mène à un avenir. Et elle envisage cet avenir avec confiance : ce faisant, elle donne confiance. On le voit, avec ce premier texte, il s’agit pour nous d’entrer dans une vision de l’éducation comme promesse et comme alliance.

Deuxième éclairage, le bon Pasteur dans l’Évangile de Jean (10, 1-19) : « Je connais mes brebis, et mes brebis me connaissent » : bien avant d’être une question de contenus, l’éducation se joue sur la qualité d’une relation de proximité. Dans le champ scolaire, il est d’ailleurs intéressant d’observer la polysémie du mot « connaissance », une polysémie qui nous invite à nous rappeler que pour acquérir des connaissances il faut d’abord « faire connaissance ». « Il les appelle chacune par son nom, et il les fait sortir » : éduquer, e-ducere, c’est bel et bien « mener vers l’extérieur ». L’éducateur protège (le berger préserve ses brebis des loups), mais il ne protège qu’en vue d’une liberté, d’une sortie vers un ailleurs et d’une vie pleinement assumée (« Moi, je suis venu pour que vous ayez la vie, et pour que vous l’ayez en abondance »). L’éducation nous est ici proposée comme un accompagnement, un accompagnement qui fait grandir…

Au carrefour de ces deux passages des Écritures, il me semble donc que nous pouvons retenir de la tradition chrétienne la proposition d’une éducation d’alliance, de promesse et d’accompagnement, dans la perspective d’une profusion de vie. C’est dire combien l’éducation, par définition, ne peut se déployer que sur le mode de la confiance et de la joie !

Transmettre l’utile ou partager le vital ?

Au vu de ce qui précède, vous comprendrez que je ne me sente que modérément à mon aise avec tout un discours omniprésent qui voudrait nous faire croire que la mission de l’école consiste d’abord à permettre à ses élèves d’acquérir les connaissances « utiles pour demain ». Qui donc parmi nous peut prétendre sérieusement être en mesure d’identifier les connaissances et les compétences qui seront nécessaires dans dix ou vingt ans ? Bien sûr, la maîtrise des fameux « savoirs fondamentaux » s’avère indispensable. Mais, à cette approche utilitariste de la formation de la personne, je préfère opposer la conception d’une éducation soucieuse de faire aux enfants et aux jeunes le cadeau de ce qui leur sera « vital pour toujours ». Dans le tout récent texte du Conseil permanent de la Conférence des évêques de France sur le sens du politique6, il nous est fort opportunément rappelé que « plus que d’armure, c’est de charpente que nos contemporains ont besoin pour vivre dans le monde d’aujourd’hui ». Comme c’est juste, et comme il est nécessaire de le dire et de le répéter !

Dans cette perspective, il me semble qu’éduquer consiste d’abord et avant tout à faire grandir l’humain en chaque personne. Cela passe par la transmission et par l’appropriation d’une culture. Cela passe par l’édification d’une manière d’être et d’une façon de se comporter. Cela passe par le partage d’une vision de la personne et d’une vision du monde. Pour le croyant que je suis, cela passe par le témoignage de foi.

À la rencontre de tous ces horizons, quelques balises majeures peuvent ainsi se dessiner sur les chemins d’une éducation humanisante :

– celle de l’éducation à la durée, face à notre culture ambiante d’immédiateté et de « temps réel » ;

– celle de l’éducation à l’altérité et à la fraternité, face à toutes les tentations de repli qui peuvent nous traverser ;

– celle de l’éducation à la rationalité, face au déferlement d’une émotivité narcissique qui confond l’affirmation des sincérités volatiles avec la recherche patiente de la vérité ;

– celle de l’éducation à l’intériorité, face à toutes les formes de superficialité matérialiste ;

– celle enfin de l’éducation à la dimension spirituelle de l’existence, face au déficit de sens qui marque trop souvent nos vies.

Ces balises, je m’efforce de les vivre et de les partager dans l’éclairage de ma foi chrétienne. Mais je les crois susceptibles de permettre et de nourrir une rencontre et un engagement commun avec toutes celles et ceux qui sont habités d’une autre foi ou qui ne se reconnaissent dans nulle famille religieuse. Elles peuvent nous réunir dans un travail d’éducation destiné à offrir à tous les clefs d’un « usage du monde » (Nicolas Bouvier) ouvrant les portes d’une « maison commune » (pape François) réellement habitable. Ce dont il est question, en définitive, c’est donc bien de nous rassembler dans une commune volonté de « donner un avenir et une espérance » (Jérémie 29, 11) aux enfants et aux jeunes qui nous sont confiés, parce qu’en définitive il ne peut être d’éducation sans espérance.

GEMMA SERRANO7 : Il y a des finalités explicites mais aussi des finalités clandestines qui gèrent le système. Dans le rapport du 22 septembre 2016 de France Stratégie que vous avez mentionné il est dit que la finalité réelle, non annoncée de manière publique, est d’organiser la compétition méritocratique. Que pouvez-vous nous dire de ces finalités clandestines ? Le fait de les mettre à jour peut-il aider à une réflexion pour changer les choses ?

JEAN-LOUIS BIANCO : Je n’aime pas vraiment les termes de finalité réelle ou clandestine. C’est un peu comme quand on parle du « grand capital », qui serait une sorte de diable absolu dressé contre l’intérêt de l’humanité, une personnalisation du mal incarné. C’est dangereux, car cela nous évite de penser. En revanche, cela met le doigt sur une réalité : de fait, le système aboutit à répartir des positions sociales hiérarchisées, à une compétition méritocratique. Il faut le dire, le mesurer, le combattre, ce qui n’est pas facile. Il faut le rendre visible et faire du combat contre les inégalités un des éléments importants des finalités de l’école. Mais s’il n’y a pas, par ailleurs, une lutte contre les inégalités, alors les efforts faits à l’école n’aboutiront pas à grand-chose. Ce combat doit donc être accompli dans l’école et en dehors de l’école.

GEMMA SERRANO : Comment l’Enseignement catholique combat-il les inégalités ?

PASCAL BALMAND : L’école doit assumer sa part de responsabilité, mais on ferait fausse route à la percevoir comme étant en charge de tous les aspects de ce qu’il faudrait améliorer dans notre société, en particulier en matière éducative. L’éducation d’un enfant et d’un jeune ne se construit pas exclusivement au sein de l’école, elle se vit en premier lieu dans la famille, mais aussi dans ce qu’on appelle parfois les tiers lieux éducatifs, par exemple le scoutisme, ou encore les structures au sein desquelles on pratique le sport, la musique, les lieux culturels, etc. Il y a toujours de la part du monde scolaire, dont je fais partie, une sorte de naïveté. Le temps qu’un jeune passe dans le cadre scolaire est relativement dérisoire. Arrêtons de sacraliser l’école.

L’école française, comme le montrent les rapports PISA, est efficace pour les élèves en situation de réussite et même très efficace pour les « bons élèves ». En revanche, elle laisse de plus en plus se creuser un fossé entre les élèves en situation de réussite et ceux qui sont en difficulté, jusqu’à l’échec. C’est ce qui doit nous préoccuper au premier chef. Toute une série de mesures se déploie mais il ne faut pas se leurrer : une école plus efficace pour tous est d’abord une école qui réfléchira en profondeur à ses pratiques pédagogiques,

On n’arrête pas de demander à l’école d’apprendre le vivre ensemble (expression à laquelle je préfère « apprendre à vivre la fraternité »). Certains établissements catholiques développent de magnifiques programmes d’éducation à la solidarité, mais maintiennent – sous le poids de certaines formes de pression sociale sans doute – des pratiques pédagogiques qui relèvent d’une culture scolaire individualiste et élitiste. Comme s’il y avait, d’un côté, une éducation à des valeurs et, de l’autre, un quotidien scolaire qui serait immergé par une culture de la lutte des uns contre les autres. Je suis convaincu, et des expériences en témoignent, que plus on développe des pratiques pédagogiques collaboratives et fraternelles, plus on construit ce faisant une école pour tous et pour la réussite de chacun. Travailler à une école plus ouverte à tous, ce n’est pas une question de moyens, c’est d’abord une question de pratique pédagogique et donc de volonté politique.

GEMMA SERRANO : On parle de savoir, savoir-faire, mais aussi savoir-être ; acquérir des connaissances et faire connaissance. Comment ces deux mouvements vont-ils ensemble ? Comment trouver des équilibres ? Comment établir des liens entre l’un et l’autre sans les mettre en concurrence ?

JEAN-LOUIS BIANCO : J’aimerais engager deux réflexions : l’une sur le temps, la deuxième sur la confiance. Le temps principal est celui passé devant les écrans. Qu’est-ce qu’on montre à la télévision notamment ? Comment on le montre et quel type d’éducation donne-t-on ? Quand on demande aux jeunes de faire quelque chose par des méthodes plus actives, ils organisent souvent – parfois avec une distance critique – une caricature du débat télévisé, tel que les normes institutionnelles du format le demandent, où il s’agit avant tout de faire un match et de voir qui a gagné et qui a perdu, mais pas de comprendre en quoi on est d’accord ou pas d’accord. Il y a un travail à faire sur les médias. À l’Observatoire de la laïcité, nous demandons – très instamment mais avec un succès très faible – que l’on veuille bien contextualiser les évènements et ne pas réagir sur l’immédiat.

En ce qui concerne la confiance, Bertrand Schwartz, créateur des missions locales, parlait, dans ses propos et ses écrits, de cette confiance, de cette nécessité de connaître chaque jeune individuellement et que chaque jeune connaisse ses éducateurs. Je partage ce qu’a dit Pascal Balmand sur les méthodes pédagogiques. L’accent est trop souvent mis sur la compétition et la réussite individuelle et quand on propose des formes pédagogiques qui marient la responsabilité individuelle – qui demeure nécessaire – et des formes d’action collective, les jeunes adhèrent volontiers.

PASCAL BALMAND : Est-il pertinent d’opposer savoir-faire et savoir-être ? Nous nous laissons trop souvent enfermer dans de fausses oppositions binaires, y compris dans le monde éducatif. D’aucuns voudraient nous faire croire à une opposition radicale et tranchée entre la transmission et la pédagogie. Il n’y a pas de transmission de savoirs sans réflexion pédagogique. Il n’y a pas de pédagogie sans savoirs à transmettre. Je crois que les contenus et les méthodes sont plus qu’une simple transmission de savoirs à l’état brut. Ils nous forment.

Je suis, par exemple, un fanatique de la culture de la dissertation, pas exclusivement littéraire ou philosophique, comme forme de construction d’un raisonnement. Elle comporte un enjeu politique de tout premier plan. Je suis frappé par la dégradation de notre capacité collective à être en désaccord pacifié, en opposition sereine et à construire une argumentation un tant soit peu rationnelle, c’est-à-dire critiquable. Il me semble que la culture de la dissertation consiste à élaborer un raisonnement contestable, critiquable, partageable, avec des argumentations logiques, des enchaînements à peu près cohérents. Entre la dissertation et l’exercice d’une démocratie rationnelle, j’établis une relation forte.

Débat

TABLE DES QUESTIONS8: Quelle est la part de l’école dans la difficulté à intégrer les citoyens qui composent le pays ? Le thème de la lutte contre les inégalités ne devrait-il pas être la première des finalités ?

JEAN-LOUIS BIANCO : Je pense profondément que le terrorisme dont nous sommes victimes, y compris la dérive terrible de jeunes Français, n’est pas en premier lieu une conséquence d’une mauvaise intégration, mais provient d’une perte de sens, de repères, d’autorité, d’un échec de trajectoire personnelle, ce qui ne veut pas dire que l’école n’a rien à y voir. On peut noter que certains jeunes apparemment intégrés se lancent dans le terrorisme. Quant à l’intégration en général, c’est important pour la cohésion des citoyens de ce pays, pour que nous déployions nos capacités à faire ensemble. Et au risque de surprendre, je trouve que cela ne fonctionne pas si mal. Prenons l’exemple des conflits et bagarres dans les banlieues, ils se produisent plus souvent sur la base de quartier que sur la base d’appartenance ethnique ou religieuse. Autre exemple : nous n’avons pas de statistique ethnique ou religieuse en France, mais on peut constater une proportion considérable de mariages mixtes, entre 30 et 50%, alors qu’au Royaume-Uni où la cohabitation paraît se passer plutôt bien, où l’émergence de minorités sur la scène publique est plus forte et plus ancienne qu’en France, la proportion est très faible. On constate la même chose en Allemagne avec la communauté d’origine turque.

Pour répondre à la seconde question, je ne suis pas certain que la lutte contre les inégalités doive être la première des finalités de l’école, mais une des premières, certainement.

PASCAL BALMAND : Si l’école peut contribuer à la réduction des inégalités et des tensions dans notre pays, ce sera de manière plutôt indirecte que directe, selon le principe de subsidiarité : que peut faire telle instance qu’elle est seule à pouvoir faire ? Ce que l’école est peut-être seule à pouvoir faire, c’est la construction, le partage, l’appropriation d’une culture commune. Ce qui fait de plus en plus défaut à ce pays, c’est notre capacité à faire du commun, à construire une culture commune dans toute sa richesse et sa diversité. C’est là que l’école peut contribuer à l’édification de ce que le pape François appelle « une société réconciliée ».

– Les parents sont-ils parfois défaillants ? Comment mieux accompagner les familles ?

PASCAL BALMAND : Je nous invite à bannir ce terme de parent défaillant. Je ne le trouve pas juste, pas pertinent, pas respectueux. Il y a des parents en difficulté... Et quel parent n’a pas été en difficulté ? La question serait plutôt : comment les adultes que nous sommes habitent et assument leur responsabilité d’adulte ?

Il nous faut reconsidérer la notion d’héritage, jugée ringarde, alors que nous sommes tous des héritiers. Parler de tradition n’est pas nécessairement entonner une vieille rengaine, coercitive et verrouillée, C’est beau la tradition quand elle est vivante, qu’elle évolue, qu’elle construit un avenir. C’est beau les héritages dès lors qu’on n’y enferme pas l’individu. Les héritages constituent un bagage pour la vie qui nous aide à être debout tous ensemble. Je citerai cette réflexion de Charles Péguy : « Une société qui n’enseigne pas est une société qui ne s’aime pas. » Nous aimons-nous assez et aimons-nous assez nos enfants pour assumer nos héritages et voir comme un cadeau le fait de les partager avec eux ?

De nombreux établissements organisent des moments de partage, de réflexion commune entre parents, avec des enseignants, ce qui va dans le sens de l’alliance éducative que l’on n’aura jamais fini de renforcer.

– Nous avons beaucoup de questions sur l’intériorité, la spiritualité. Comment accompagne-t-on le vivre ensemble, notamment face à l’angoisse et à la compétitivité ?

PASCAL BALMAND : La rentrée 2016 a été compliquée, car le cadre scolaire a vocation à être un lieu de paix et de confiance. Et quand on demande aux chefs d’établissement de multiplier les exercices de sécurité avec une mise en scène parfois excessivement grandiloquente, comment construire un climat de confiance ? Plus le rythme du monde s’accélère, plus il est vital que l’école sache prendre le temps d’offrir des oasis de décélération. Certains enseignants organisent des temps de silence. Nous sommes dans un monde qui parle beaucoup trop. Quand la gratuité du silence est offerte à des jeunes, ils ne sont pas longtemps déstabilisés.

– Certains participants estiment que vous nous présentez une école Bisounours, alors que le vrai sujet serait d’apprendre la compétitivité, d’apprendre aussi qu’à la porte des écoles, il peut y avoir des trafics. Qu’entendez-vous par éducation collaborative ?

PASCAL BALMAND : S’il s’agit de me dire que je suis naïf, je dis oui et je l’assume. De toute façon, la réalité de la vie se rappelle toujours à nous. Je n’occulte pas l’âpreté de l’existence, ni la violence scolaire, mais je ne souhaite pas une école qui forme les jeunes dans une vision du monde qui serait exclusivement la lutte de chacun contre chacun. Je prône, au contraire, l’apprentissage de la vertu de la fraternité, qui est une grâce qui se travaille comme n’importe quelle vertu. C’est là qu’interviennent les pratiques de pédagogie collaborative. Pour le dire brièvement, au lieu de demander des travaux strictement individuels, nous favorisons l’apprentissage du travail en équipe. Voilà pourquoi je ne suis pas hostile à la réforme du collège, quelles qu’en soient par ailleurs les limites, car elle met en avant des enseignements interdisciplinaires, collectifs. Ce n’est pas une pédagogie au rabais, elle me semble aller éducativement dans le sens de tout ce qui apprend à nos jeunes à ne pas être dans le chacun pour soi.

JEAN-LOUIS BIANCO : Bien sûr qu’il y a de la compétition – et il en faut – mais si c’est préparer à la compétitivité comme le seul moteur de la vie, ce n’est pas ce que je souhaite. Plutôt que de compétitivité, je parlerais d’éduquer à la responsabilité. Chacun est responsable de sa propre vie, de ses choix. L’école a aussi cette fonction-là. Ce n’est pas la faute des autres, on est responsable. Je partage ce qui a été dit de la réforme du collège pour la raison d’interdisciplinarité. C’est une des conclusions de l’enquête PISA : nous devons combiner notre souci d’égalité avec le fait qu’une meilleure réussite éducative passe par une plus grande autonomie accordée aux acteurs locaux pour définir leur projet.

– Comment bâtir cette intégration des personnes sans introduire dans l’école républicaine la dimension de culture religieuse et philosophique ? Comment introduire « sereinement » cette question dans le débat présidentiel ?

JEAN-LOUIS BIANCO : Je reprendrai l’accroche en couverture d’un livre récemment paru, « La laïcité n’est pas un glaive, mais un bouclier9 » avec laquelle je suis en partie d’accord. La laïcité est utile contre les dérives, les pressions, les remises en cause des lois de la République. Mais c’est aussi un outil de charpentier grâce auquel construire cette maison commune qui nous aide à vivre ensemble avec nos différences, considérées comme une richesse dès lors qu’elles sont intégrées dans la citoyenneté. Nous sommes différents mais nous sommes citoyens et citoyennes à égalité de droits et de devoirs. Il faut évidemment enseigner la culture philosophique, peut-être même très tôt.

Concernant l’enseignement des religions – demandé par Régis Debray il y a 14 ans –, il convient de faire preuve de précision. Que sait-on historiquement, scientifiquement ? Quelles sont les expressions, y compris artistiques, des convictions religieuses. Quels sont les préjugés à déconstruire en montrant bien la différence entre savoir et croire ? Question qui provoque parfois des conflits avec les familles, or ce sont deux ordres différents. Ce n’est pas parce qu’on enseigne ce qu’on peut savoir dans un état donné des connaissances que cela retire le droit de croire. Et ce n’est pas parce que l’on croit que l’on peut contester l’état des connaissances scientifiques.

– Les écoles catholiques ne favorisent-elles pas les élites qui plus tard contribueront aux inégalités sociales ? Avez-vous conscience que l’enseignement catholique est un mode de positionnement social pour certains parents ?

PASCAL BALMAND : Les raisons pour lesquelles les parents inscrivent leurs enfants dans une école catholique sont multiples et diverses. Certaines m’interrogent, effectivement, mais je respecte l’absolue liberté des parents. Il est manifeste qu’entre parfois en ligne de compte une certaine volonté d’entre-soi social. Charge à nous, éducateurs, de faire bouger la ligne de la vision de certains parents et des raisons pour lesquelles ils ont fait le choix de venir chez nous. Nous savons que rares sont les parents qui confient leurs enfants à un établissement catholique parce qu’il est catholique. En règle générale, ils sont plutôt attirés par un style éducatif, un mode de fonctionnement. C’est à nous de leur faire comprendre comment ce style éducatif s’enracine dans une vision chrétienne de la personne et du monde. Mieux l’école publique se portera, plus j’en serai heureux. Mieux l’école publique se portera, plus les familles qui viendront dans l’enseignement catholique le feront par adhésion, par choix et par envie.

Historiquement, l’école catholique est implantée dans les centres villes, parfois dans des endroits privilégiés. Mais ne confondons pas Paris ou le centre des grandes métropoles et le reste de la France. On compte environ 8 000 établissements, en France, accueillant un peu plus de 2 millions d’élèves. À Paris et dans certains grands centres urbains, c’est socialement peu mixte, comme, du reste, dans l’enseignement public. Mais en Bretagne, en Pays de Loire, en Franche-Comté, la sociologie de nos établissements est la même que celle de l’enseignement public. D’une façon générale, on ne peut pas parler d’enseignement privé au singulier, tant les établissements sont divers. Pour autant il y a toujours la nécessité d’accentuer les efforts en matière de mixité sociale et d’accueil des élèves les plus fragiles, et nous nous y employons.

Concernant la formation des élites, je préfère parler d’excellence que d’élite. Chacun est invité à aller au bout de sa propre excellence, quelles que soient les aptitudes des uns et des autres. La formation des élèves les plus en capacité de réussite scolaire fait partie de la nécessité d’avenir de ce pays. Chez ces élèves en situation d’excellence académique, on peut travailler à développer une culture du service : « Tu es porteur de compétences, mets-les au service de la collectivité. » Chaque jeune a des besoins en particulier et l’école, privée ou publique, est là pour s’efforcer d’aider chacun à construire ses réponses.

JEAN-LOUIS BIANCO : Nous devons diversifier les formes d’excellence. La reconnaissance de diverses formes d’excellence : talents sportifs, animation de groupe, solidarité, travail manuel, et bien d’autres.

La question de la mixité sociale est centrale pour notre pays, bien au-delà des questions d’éducation qui nous rassemblent aujourd’hui. Nous avons des phénomènes de communautarisation par l’effet d’une trop grande homogénéité des populations, ce qui entraîne des pressions communautaires où se jouent des enjeux de la République et de la laïcité. Si nous n’arrivons pas à trouver des méthodes, non pas contre les gens, mais avec eux, pour avoir plus de mixité dans le logement, l’urbanisme, l’école, nous aurons de gros problèmes.

2 Jean-Louis Bianco est président de l’Observatoire de la laïcité.

3 Dossier « Quelle finalité pour quelle école ? » publié le 22 septembre 2016. http://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/finalite_ecole_-_2209_dp.pdf

4Massive open online course, cours en ligne ouvert et massif.

5 Pascal Balmand est secrétaire général de l’Enseignement catholique.

6Dans un monde qui change, retrouver le sens du politique, Paris, Bayard – Cerf – Mame, 2016.

7 Gemma Serrano, théologienne, présidait la séance.

8 Philippe Segretain et Marcela Villalobos Cid relayaient les questions des participants.

9 Caroline Fourest, Génie de la laïcité, Grasset, 2016.

Les défis actuels de l’éducation

BERNARD HUGONNIER

ÉDITH TARTAR GODDET

JEAN CARON

BERNARD HUGONNIER10 : Après les dernières élections américaines, j’ai essayé de comprendre les raisons de ce résultat. Les économistes, sociologues et experts de la politique disent que ce sont les inégalités économiques et sociales qui les expliquent en grande partie. Les États-Unis sont un pays particulièrement inégalitaire parmi les pays de l’OCDE : avec la crise de l’Internet, celle des subprimes en 2007, la mondialisation, la robotisation, le numérique, les inégalités se sont creusées. Mais, parmi les causes qui expliqueraient les inégalités économiques et sociales, n’y aurait-il pas aussi l’éducation ? Après le Brexit et l’élection de Donald Trump, ne serait-il pas alors opportun de comparer la France, le Royaume Uni et les États-Unis sur cette question particulière des inégalités éducatives, notion peu connue et mal mesurée en France ? Pour ce faire, je vous propose d’examiner quatre éléments : le niveau de l’éducation, l’équité des systèmes d’éducation, les dépenses affectées à l’éducation et la qualité globale des systèmes d’éducation.

Le niveau de l’éducation

Le tableau comparatif suivant a été réalisé à partir des études PISA. C’est une enquête menée tous les trois ans auprès de jeunes de 15-16 ans dans les 34 pays membres de l’OCDE et dans de nombreux pays partenaires. Elle évalue l’acquisition de savoirs et savoir-faire essentiels à la vie quotidienne au terme de la scolarité obligatoire. On choisit au hasard 150 écoles dans 65 pays dans le monde, puis 30 élèves au hasard, soit un échantillon de 4 500 élèves pour passer des tests dans trois domaines : la compréhension de l’écrit, les sciences et les mathématiques.

Si on regarde le pourcentage de jeunes en grande difficulté, il est de 22,4 % en France, en hausse de 35 %, un montant qui est supérieur à celui du Royaume-Uni et inférieur à celui des États-Unis.

Influence de la position sociale sur les performances en mathématiques

Un test a été mené par la DEPP (Direction de l’évaluation, des performances et des prospectives du ministère de l’Éducation nationale) en classe de 3e. Il est réalisé par quartiles selon le niveau social des élèves, du plus bas au plus élevé.

On observe que les scores entre 2008 et 2014 baissent pour les trois premiers quartiles, mais augmentent pour le dernier, ce dont on peut conclure qu’il y a une sorte de déclassement éducatif vers le bas, sauf pour les classes supérieures. Nous avons donc deux systèmes éducatifs, l’un qui progresse pour les classes supérieures et un qui régresse pour les autres.

L’équité

L’équité est un concept peu utilisé en France. Comment la définit-on ? : l’éducation permet-elle de compenser l’impact de l’origine sociale des élèves sur leurs performances scolaires ? Si oui, le système est équitable, sinon, il ne l’est pas. La France fait partie des 10 pays où l’équité est la plus faible parmi les 34 pays de l’OCDE. L’équité est de 30 % supérieure au Royaume-Uni et 40 % aux États-Unis. Elle s’est améliorée dans ces deux pays et a baissé en France.

Les performances des jeunes issus de l’immigration

Dans le test Pisa de 2012, ceux qui sont nés à l’étranger et venus en France ont des performances en mathématiques inférieures à celles des jeunes autochtones ; ceci est valable dans tous les pays de l’OCDE. Mais il ne devrait pas y avoir de différence pour ceux de la 2e génération, nés en France ou en y ayant fait leur scolarité. Or, il y a 60 points de différence avec les autochtones, ce qui représente 1,5 année de retard par rapport à leurs égaux non issus de l’immigration. Aux États-Unis, la différence est de 9 points et au Royaume-Uni de 16 points, pour une moyenne de 31 points dans l’OCDE. Là encore, on remarque un grave problème d’équité en France, en retard sur les États-Unis et le Royaume-Uni.

Les dépenses

Dépense-t-on assez en France en matière d’éducation ? Non, si l’on regarde les dépenses par rapport aux dépenses publiques, qui sont de 6,6 % alors que la moyenne de l’OCDE est à 8,3 %. En revanche, si on rapporte les dépenses aux PIB, la France est dans la moyenne, à 3,6 %. Nous avons un budget de 70 milliards, dont 67 sont dépensés par l’État et 6 milliards par les familles. En termes de dépenses, la France ne se distingue donc pas vraiment des autres pays.

La qualité des systèmes éducatifs

On peut essayer de regrouper l’ensemble des indicateurs pour développer un indicateur de qualité des systèmes éducatifs. C’est ce que nous avons fait au Collège des Bernardins en ajoutant deux éléments : l’engagement des élèves et l’engagement des enseignants. Concernant l’engagement des élèves, on essaie de voir s’ils sont heureux à l’école, s’ils se sentent bien intégrés, s’ils ont une forte motivation. En matière d’enseignants, on regarde s’ils préparent bien leur cours, s’ils sont enthousiastes, s’ils ont de l’ambition pour leurs élèves. Le résultat de ce classement pour les 34 pays de l’OCDE, en 2012, place la France à la 27e position. Les États-Unis et le Royaume-Uni arrivent respectivement en 12e et en 16e positions.

Les faiblesses principales de la France se rapportent à l’équité des systèmes éducatifs et à l’engagement des élèves. Il faudrait faire des efforts pour améliorer ces performances.

En conclusion, le niveau de l’éducation est tout juste moyen et en baisse. L’équité est en baisse également avec un système à deux vitesses qui favorise une hausse des performances des seules classes supérieures. Les inégalités éducatives en France se creusent, ce qui risque de renforcer les inégalités sociales et économiques et d’affaiblir les liens sociaux. En conséquence, le défi est de réduire fortement les inégalités pour limiter le déterminisme social, assurer l’égalité des chances, réduire l’échec scolaire et garantir ainsi la réussite de tous les élèves.

ÉDITH TARTAR GODDET11

Concernant les adolescents, quels défis les familles, l’école et la société ont-elles à relever ?

De quel lieu est-ce que je parle pour poser cette question ? Je parle du lieu d’expériences multiples :