Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
La 90e session des Semaines sociales de France, qui s’est tenue en octobre 2015 à l’Unesco à Paris, a cherché à comprendre comment les fondements des religions et des cultures peuvent nous nourrir aujourd’hui sur le plan collectif, au-delà de notre communauté de rattachement. Elle a trouvé des éclairages dans l’expérience des négociations internationales, dans l’action de la société civile, dans la vision de la mondialisation et du développement qu’ont d’autres continents. Elle a dévoilé cette valeur de l’espérance, propre aux religions, ce moteur qui incite à imaginer l’avenir d’une société meilleure. Elle a montré que la « conversation » entre religions différentes ouvre sur une conscience nouvelle et sur des réalisations communes. La faculté de voir cet avenir a particulièrement été illustrée par les échanges autour de l’encyclique dite « écologique » du pape François, Laudato si’, publiée en juin 2015. Parmi les intervenants : Pascal Lamy, Jean-Michel Severino, Patrick Viveret, Bernard Perret, Cheikh Khaled Bentounes, Luigino Bruni, Philippe Cornu, Fadi Daou, le cardinal Monsengwo, Yannick Jadot, Henri-Jérôme Gagey, Claire Sixt-Gateuille Avec les artistes : Pie Tshibanda et Marianne Sébastien Avec les associations : Fondacio, Coexister et la DCC La Croix s’est associée à ces Actes en proposant une sélection d’articles et d’entretiens parus dans le quotidien autour de cette thématique.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 461
Veröffentlichungsjahr: 2016
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Cette 90e session des Semaines sociales de France a été préparée par différents membres des Semaines sociales : Marianne de Boisredon, Elena Lasida et Christian Mellon (membres du conseil), Jérôme Vignon (président des SSF), Hugues d’Hautefeuille (délégué général), Delphine Bellanger et Marie Doubliez (membres de l’équipe permanente) ainsi que : Radia Bakkouch et Samuel Grzybowski (Coexister), François Ernenwein (La Croix), Bénédicte Lamoureux (Délégation catholique pour la coopération), Henri-Jérôme Gagey (Institut catholique de Paris) et Christophe Grannec.
Ouverture
Ann-Belinda Preis
Jérôme Vignon
Interdépendance et solidarité dans les enjeux actuels des négociations
Jean-Michel Severino
Pascal Lamy
Le regard de la société civile
Patrick Viveret
Fil rouge théologique par Henri-Jérôme Gagey
Un fou noir au pays des Blancs
Pie Tshibanda
Les enjeux du développement vus de différentes régions du monde
Antoine Dzamah
Charles Bertille
Thomas Lecourt
Amandine et Guillaume Schlur
Fil rouge théologique par Claire Sixt-Gateuille
Les religions comme source d’espérance
Bernard Perret
Renouveler la vision de la mondialisation avec les religions
Luigino Bruni
Philippe Cornu
Cheikh Khaled Bentounes
Fil rouge théologique par Henri-Jérôme Gagey
Les ateliers
Religions, interreligieux et développement
Fadi Daou
Samuel Grzybowski
Expressions religieuses
Fil rouge théologique par Claire Sixt-Gateuille
Dialogue autour de l’encyclique « verte »
Monseigneur Laurent Monsengwo
Yannick Jadot
Témoignage et chant avec Marianne Sébastian
Fil rouge théologique par Henri-Jérôme Gagey
Imaginer et concevoir à partir de l’encyclique
Laudato si’
Geneviève Gimelle et Marcel Le Hir
Véronique Fayet
Bernard Pinaud
Nayla Tabbara
Anne Duthilleul
Cécile Renouard
Gilles Vermot-Desroches
Fil rouge théologique par Claire Sixt-Gateuille
Synthèse
Jérôme Vignon
Célébration œcuménique
Lettre du Vatican
Les cultures et les traditions religieuses au service du bien commun
Sélection d’articles et d’entretiens parus dans
La Croix
L’histoire, les hommes, l’activité des Semaines sociales
Les sessions des Semaines sociales
Index des intervenants
Liste des associations
www.ssf-fr.org
www.la-croix.com
Bienvenue à l’UNESCO, maison du dialogue et du partage de toutes les cultures. Je suis ravie d’être parmi vous aujourd’hui et je félicite les Semaines sociales de France pour leur initiative. Vous êtes ici réunis dans la plus grande salle de l’UNESCO où, dans quelques semaines, notre organe décideur le plus important, la Conférence générale, désignera les actions et orientations de l’Organisation pour les deux années à venir.
Nos préoccupations sont les mêmes. Des paysages turbulents ternissent notre monde qui s’égare dans des impasses difficiles. Des conflits régionaux et nationaux semblent sans issue. Des formes de violences qu’on ne croyait appartenir qu’au passé resurgissent. Des flux de réfugiés et de migrants nous placent face à nous-mêmes et demandent une réflexion autre que celle basée sur des considérations politiques et économiques.
Le nouvel agenda 2030 pour le développement durable, adopté par la communauté internationale il y a quelques jours, incite à agir lors des quinze prochaines années dans des domaines extrêmement importants pour l’humanité et la planète. Avec ses 17 objectifs, ce nouvel agenda est ambitieux et reconnaît, pour la première fois, la force motrice de la culture au regard du développement. Ceci est signe d’espoir pour le futur.
C’est ainsi que le dialogue interculturel – dont le dialogue interreligieux est une composante – doit être un effort collectif pour créer de nouvelles passerelles vers un monde plus solidaire, empreint de respect mutuel, de tolérance, de convivialité, de dignité et de justice. Il est temps de redonner à ce dialogue toute sa valeur et sa force. Dialoguons pour nous comprendre et imaginer un monde pour demain. Car, comme disait notre cher Einstein : « L’imagination est plus importante que le savoir car le savoir est limité alors que l’imagination embrasse l’univers entier. »
Chers participants, chers organisateurs, je vous souhaite du fond du cœur de passer trois belles et fructueuses journées qui, je l’espère, seront profondément marquées par la libre pensée et le partage.
Il me revient de vous présenter cette session « pas comme les autres ». D’ordinaire, en effet, les Semaines s’emparent d’un grand sujet de société d’actualité pour en déchiffrer les enjeux à la lumière d’une inspiration sociale chrétienne. Aujourd’hui, ce sont les religions elles-mêmes, avec les cultures qu’elles imprègnent, qui seront directement au centre de nos échanges. Pourquoi ? Tout simplement parce que les religions et les cultures qu’elles imprègnent sont devenues un nouveau fait de société et sont peut-être en train de refaire la société.
Ne percevez-vous pas en effet un intérêt nouveau pour les religions dans notre pays laïc, au point que Président et ministres citent abondamment l’encyclique Laudato si’ ? Au point que se multiplient les colloques sur le fait religieux et la difficulté d’en parler corrrectement, et que le ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve a invité les responsables des cultes pour les remercier de leur engagement dans l’accueil des demandeurs d’asile et des réfugiés. Mais cette curiosité palpable dans l’air du temps se double de beaucoup de réticences où l’on voit pointer des traces d’un anticléricalisme ancien chez nous, mais aussi la crainte de la religion musulmane, d’où résultent beaucoup d’ambiguités. Eh bien justement, cette session veut parler clair sur et avec les religions. Sur ce qui est vraiment attendu d’elles et sur ce qu’elles disent qu’elles peuvent vraiment aborder. Parlons des religions et avec elles.
Discernons en quoi notre époque, et particulièrement cette année 2015, pressent qu’aux fondements de nouveaux objectifs pour le développement se trouve un socle humaniste et qu’à l’horizon d’une véritable prise en charge du réchauffement climatique, on découvre l’intégralité, la plénitude d’une écologie de l’Homme.
L’enjeu de cette session consiste à découvrir ou redécouvrir les religions, les cultures religieuses comme « ressources disponibles pour imaginer autrement le monde ». Nous vous proposerons de faire cette découverte en trois étapes.
La journée qui s’ouvre est consacrée à l’importance du regard que nous portons justement sur le monde pour mesurer à quel point il conditionne l’évolution des rapports de force planétaires comme les comportements personnels. Nous partirons ce matin de ces rapports de force, tels qu’ils se manifestent dans les négociations internationales, avec le débat entre Pascal Lamy et Jean-Michel Severino, ou tels qu’ils se recomposent sous l’influence d’une « société civique mondiale » que nous décrira Patrick Viveret. Cet après-midi, avec Fondacio et son président François Prouteau, avec la Délégation catholique pour la coopération, notre regard se déplacera pour prendre le point de vue du monde, avec des témoins venus d’Afrique et d’Asie. Ils nous diront comment un regard formé par l’intériorité spirituelle les conduit à être présents aux réalités de leur continent et du monde. Dès le début de l’après-midi, nous entendrons Pie Tshibanda, ancien réfugié congolais en Belgique, humoriste de grand talent qui, à sa manière, nous révélera à nous-mêmes qui nous sommes, mais autrement, vus d’ailleurs.
La seconde journée sera centrée sur la notion même de ressource. Quelle est cette ressource que proposent les religions pour imaginer le monde ? Nous l’entendrons d’abord de la voix de Bernard Perret, écologiste chrétien de la première heure, qui nous aidera à distinguer entre le catastrophisme éclairé d’un écologisme héroïque et la démarche prophétique de l’espérance chrétienne. Nous le percevrons aussi de la contribution de trois sagesses, soufiste, bouddhiste et chrétienne, au travers du commentaire d’un texte tiré des récits de la création propres à leur tradition. Puis il nous sera proposé de vivre nous-mêmes le fruit de cette ressource dans un exercice en vraie grandeur de dialogue : tantôt au travers d’une proposition de multiples ateliers où la rencontre interreligieuse tiendra une grande place ; tantôt, grâce au témoignage de la toute jeune association créée par Samuel Grzybowski, Coexister, illustrant comment un tel dialogue entre les religions et l’athéisme déplace les lignes du vivre ensemble au quotidien de nos propres cités. Il nous sera proposé un temps de respiration spirituelle pluri-religieuse en fin de journée, un temps de méditation, de contemplation. C’est là aussi que se renouvelle le regard.
Respiration spirituelle, c’est le souffle de l’encyclique Laudato si’ qui inspirera la dernière de ces trois journées commencée par une célébration œcuménique en l’église Saint-François-Xavier, placée sous le signe de l’engagement chrétien. Ne prend-il pas aujourd’hui une signification très forte et toute nouvelle ? Nous ne connaissions pas le texte de l’encyclique lorsque nous avons choisi cette rencontre. Elle apporte d’une certaine façon une réponse « intégrale » à la question posée. Nous demanderons d’abord au cardinal Monsengwo, archevêque de Kinshasa, au député européen d’Europe Écologie les Verts, Yannick Jadot, de nous dire comment ce texte venu d’une Église, venu aussi d’un homme du sud de la planète et portant la voix des pauvres, peut faire bouger le monde. Et nous trouverons, dans une brassée de témoignages réunis autour d’Elena Lasida, matière à nous laisser guider par une « conversion écologique » à notre hauteur.
Nous ne ferons pas qu’évoquer l’engagement chrétien. Il vous sera proposé de donner suite à cet élan qui vient du cœur, d’un changement du regard. Des gestes symboliques et simples vous seront proposés dès aujourd’hui par Pie Tshibanda et lors de la célébration eucharistique dimanche matin, des gestes qui illustrent le thème de cette session en s’inscrivant dans la mobilisation exceptionnelle des Églises en France dans la perspective de la COP21.
Puisqu’il s’agit d’un regard neuf à porter sur la mondialisation, on comprend bien que cette session des Semaines sociales devait mettre en scène l’ensemble des ressources offertes par toutes les religions séparément ou en dialogue. Pour autant, nous ne perdons pas le fil de notre identité chrétienne. Un discernement chrétien, œcuménique, nous sera proposé à l’issue de chaque demi-journée, nourri par les interventions entendues. Le père Henri-Jérôme Gagey, théologien catholique, et la pasteure Claire Sixt-Gateuille construiront alternativement ce fil rouge théologique. Fil rouge qui nous rappelle aussi la beauté de la création, au centre de nos célébrations, à l’image aussi de ce bâtiment magnifique qui nous accueille. Beauté, noblesse, je vous souhaite une belle et noble session.
i Ann-Belinda Preis est chef de la section du dialogue interculturel au secteur des Sciences sociales et humaines de l’UNESCO.
ii Jérôme Vignon est président des Semaines sociales de France.
JEAN MERCKAERTiii : Le mot d’interdépendance peut faire peur et apparaître abstrait. Dans l’encyclique Laudato si’, le pape parle de notre « maison commune », ce qui donne une réalité à cette interdépendance. Je le cite : « Nous n’avons jamais autant maltraité ni fait de mal à notre maison commune qu’en ces deux derniers siècles. » Habituellement, quand une maison commune va mal, on se tourne vers le syndic. Puisque notre maison commune va mal, nous nous tournons vers la communauté des États, vers le processus de négociation. Le syndic des États a décidé de faire de 2015 une année clef autour de deux étapes importantes : New York, 15 ans après les objectifs du millénaire pour le développement (OMD), qui visaient à diviser par deux la pauvreté ; et Paris avec la COP21 où les États se sont donné rendez-vous pour limiter le réchauffement climatique en dessous des 2 °C. Le syndic fait-il son boulot et le fait-il bien ? En est-il capable ? Est-ce de lui qu’il faut attendre les solutions ? Nous conduit-il à prendre une autre direction comme nous y invite le pape François ?
JEAN-MICHEL SEVERINOiv : Je dirai un mot des objectifs du millénaire pour le développement (OMD), puis des objectifs de développement durable (ODD). Ces accords internationaux peuvent ressembler à des déclarations molles, mais ces objectifs ont un rôle important dans la dialectique entre l’utopie et le réalisme. Les objectifs de développement durable, en eux-mêmes, et immédiatement, ne vont rien changer à la planète. Le jeu froid et cynique des États, des puissances, de la concurrence, va continuer de se dérouler. Mais nous avons besoin de rêver, de nous projeter, d’espérer dans des mondes meilleurs, afin de nous mobiliser sur les justes causes et être plus efficaces. Finalement, après deux ans et demi de négociations pathétiques, l’ensemble des États membres a adopté une fonction de rêve, une motion d’utopie, exprimée sous un langage technocratique d’objectif. C’est une ambition un peu folle, que du côté de Convergences1 nous résumons à travers le slogan du triple zéro : 0 exclusion, 0 pauvreté, 0 émission.
Concrètement, cette fonction de rêve va avoir une utilité dans la vie de l’action collective, car elle va nous amener à converger sur des actions identifiées, à rendre compte des progrès à l’encontre de cette ambition et de ce rêve. De ce côté-ci, c’est mission accomplie. Quand on a commencé à réfléchir, il y a 3 ou 4 ans, à ce qui succéderait aux OMD en 2015, il n’était pas certain qu’on puisse trouver cette fonction d’objectif pour la planète, qui est devenue une fonction d’objectif universel. Elle concerne en effet tous les sujets et tous les pays, en France comme au Burkina Faso, ce qui n’était pas simple. Au moment où le monde se déchire sur tant de sujets, le fait qu’on soit capable de se rassembler malgré les différences politiques, les conflits géopolitiques, les différences de religion, sur cette ambition utopiste, c’est un bon point de départ, d’ancrage, un sorte de corde où s’attacher pour pouvoir parler aux autres.
À propos de la conférence climat, je me contenterai de dire qu'à côté des négociations, il y a un deuxième agenda, l’agenda des solutions, qui nous parle beaucoup. Lorsque cette COP21 a été programmée, dans un climat de scepticisme très profond qui s’est un peu atténué, il y avait peu d’espoir de parvenir à un accord. Les États ont voulu qu’à côté de la négociation officielle soit dressé un cadre de dialogue avec les différentes parties prenantes – la société civile, les entreprises, les collectivités locales, etc. – pour établir un catalogue d’actions positives qui, à travers des alliances thématiques, régionales, permettraient d’apporter une contribution décisive et concrète sur la façon dont on mettra en œuvre des engagements éventuels en matière de climat et faire profondément progresser l’agenda d’un monde décarboné.
Cet agenda est très motivant et répond à une réalité qui fera l’objet de discussions supplémentaires, une reconnaissance d’une réalité géopolitique : les États ont perdu le monopole de l’action collective. Si on excepte les temps de crise pure qui nécessitent l’action des forces armées, les problèmes structurels de la planète ont besoin de grandes alliances pour réussir.
JEAN MERCKAERT : Pascal Lamy, quand vous parlez de gouvernance mondiale, vous discernez trois niveaux : l’échelon étatique qui serait un état solide, l’échelon régional qui serait l’état liquide et l’échelon supranational, l’état gazeux. On peut penser que cet état gazeux est propice à une négociation sur les gaz à effet de serre. Qu’en est-il ?
PASCAL LAMYv : J’ai souvent utilisé cette analogie pour essayer d’expliquer pourquoi l’existence d’un pouvoir politique, de disciplines, de règles, assez aisément admise au niveau d’une communauté nationale, est difficilement transposable et probablement hors d’atteinte actuellement au niveau international (encore qu’on a fait une partie du chemin au niveau européen). C’est essentiellement une affaire de légitimité. Un pouvoir est plus légitime s’il est dans la proximité que dans la distance. C’est un principe philosophique assez raisonnable que Saint Thomas d’Aquin puis Althusius ont approfondi. Un jour où je m’expliquais de cette manière devant un auditoire de jeunes, l’un d’eux m’a interpellé : « Vous avez dû apprendre la physique il y a longtemps car il y a un quatrième état de la matière, le plasma, alors bonne chance pour la suite ! »
Pour revenir à votre question initiale, vous l’avez autorésolue en parlant de syndic. Un syndic est une personne en charge de l’intérêt général et du bien commun. Le problème de la communauté internationale – qu’on appelle ainsi par commodité –, c’est que la conscience de ce bien commun est très faible, d’où le déficit de gouvernance internationale que nous vivons. Nous savons parfaitement ce qu’est l’interdépendance, généralement ressentie dans ses aspects les plus sombres : les migrations, le changement climatique, la corruption, le terrorisme, la dégradation des océans, les cyber attaques. Autant de réalités que nous pouvons constater et mesurer. La solidarité, en revanche, est un sentiment ; elle est de l’ordre du mental, ce que vous avez appelé « l’imaginaire » dans le programme de cette session. Or, il y a une grande distance entre la réalité et l’imaginaire, en tout cas en ce qui concerne l’organisation du monde. Au niveau d’un petit groupe humain, cette articulation entre interdépendance et solidarité est aisée : c’est ce que j’appelle l’effet canoë –quand on est sur un canoë, si l’un commence à chahuter, les autres l’arrêtent bien vite parce qu’ils vont tous chavirer, alors que, sur un porte-avion, c’est plus compliqué. Quand on est familier des négociations internationales, il arrive bien souvent que cette soi-disant communauté internationale apparaisse comme un monument de cynisme et d’hypocrisie, tant ce qui apparaît dans les relations entre États est gouverné par des intérêts purs et simples. Ces intérêts sont certes importants et intéressants. Si la Chine a fait des pas considérables vers des accords internationaux en vue de lutter contre le changement climatique, notamment pour la COP21, ce n’est pas par solidarité internationale ; c’est parce qu’elle connaît des problèmes environnementaux importants, que c’est devenu un problème majeur et que c’est donc la légitimité du pouvoir chinois qui est en cause.
Est-ce que, pour autant, il n’y aurait rien à faire aussi longtemps que ce travail mental de conscientisation n’est pas là ? Non. Si on prend l’exemple des objectifs de développement durable décidés par l’Assemblée générale des Nations unies – donc par une représentation institutionnelle de la « communauté internationale » –, c’est un pas en avant. Surtout au regard de l’expérience de la génération précédente, les objectifs du millénaire inventés par l’ONU du temps de Kofi Annan, qui étaient certes moins nombreux et moins précis que cette nouvelle génération, mais qui ont créé une habitude fondamentale, qui est de l’ordre de la légitimité globale et qui s’appelle l’obligation de rendre compte. À partir du moment où, tous les deux ans, les chefs d’État et de gouvernement se sont sentis obligés de venir expliquer, devant l’assemblée générale de l’ONU, ce qu’ils ont fait dans la réalisation des objectifs du millénaire, ils acceptent d’avoir des comptes à rendre à d’autres que leurs électrices et électeurs. Bien entendu, ils le font à leur manière, en ne mentionnant que ce qu’ils ont fait de bien, mais si vous avez la liste et que vous cochez les cases, vous voyez bien ce qui n’a pas été accompli. Ce progrès va probablement permettre aux opinions, à la société civile, aux citoyens du monde, aux entreprises, d’intervenir plus directement dans la gestion de ce bien commun. Il n’y aura donc pas un syndic, mais des progrès dans la syndication.
JEAN MERCKAERT : Dans le processus de la négociation climat, chacun apporte sa pierre pour faire barrage au réchauffement climatique. Mais la somme de ces pierres ne suffit pas, nous restons dans la perspective d’un réchauffement de 3°C. Comment dépasser les égoïsmes nationaux ? Est-ce en abordant la question du champ des valeurs ou bien se berce-t-on d’illusions en en parlant? Serait-ce sur le registre spirituel que les négociations internationales peuvent progresser ?
PASCAL LAMY : Qu’est-ce qui a coincé jusqu’à présent dans la négociation climat ? Deux facteurs : tout d'abord, il reste quelques désaccords sur l’origine du changement climatique. Ce débat est bientôt clos, la majorité de la communauté scientifique faisant le lien entre l’activité humaine, la consommation des ressources sur cette planète et le réchauffement climatique. Mais le second facteur, le plus important, est une affaire de valeurs. Les États-Unis disent aux Chinois qu’ils sont le principal émetteur de CO2 sur cette planète, et que c'est donc à eux de faire le premier pas. Les Chinois répliquent que les Américains sont le premier émetteur de CO2 par tête et que c’est donc à eux de le faire. Ce qui sépare ces deux positions, c’est la notion de justice. Laquelle de ces deux positions est celle qui est juste du point de vue moral ? Je pense personnellement que c’est la version chinoise qui est moralement la plus respectable.
Nous ne parviendrons à un accord que si cette différence de l’ordre des valeurs est réduite, ce qui n’est pas simple à réaliser. Les valeurs, par définition, on y tient, on y croit, on considère que c’est constitutif de notre identité. La seule manière de procéder est de commencer par comprendre les valeurs des autres, que j’appelle les sagesses, au pluriel, car il y en a plusieurs. Nous avons la nôtre, il y en a d’autres. Beaucoup de gens en Asie et en Afrique vous diront que le système international a été conçu et pensé par des esprits occidentaux, que le logiciel de la gouvernance internationale a été créé par des occidentaux et que rien ne les oblige à adhérer aux principes de valeur qui les fondent ? Tant que ce débat n’a pas lieu, il n’y aura pas de progrès possible.
JEAN MERCKAERT : Dans quelle mesure le succès de certaines négociations est justement dû à un accord sur les valeurs ? Jean-Michel Severino, vous avez cité la négociation sida comme un processus international qui a abouti à des résultats significatifs. Que peut-on en retirer comme apprentissage ?
JEAN-MICHEL SEVERINO : Le processus de gestion du traitement de l’épidémie du sida est intéressant, car le sida ne fait pas l’objet d’un traité, mais représente le genre de cause mondiale où on a réussi à juguler sinon éliminer totalement cette pandémie, grâce à une convergence de la problématique morale et des intérêts. À un moment donné, il y a eu, d’un côté, une énorme pression des opinions publiques et des mouvements sociaux qui ont mis en avant la dimension éthique et humaine et le caractère terrible de l’endémie et, de l’autre, une série d’innovations technologiques qui ont permis la mise à disposition de traitements à bas coût. Des mécanismes se sont mis en place pour faire accéder le plus grand nombre à ces traitements, grâce à des mobilisations financières qui sont devenues très importantes dans l’aide publique au développement. À un moment donné, poussés par un mouvement d’opinion fondé sur une approche éthique et une défense de la cause, les industriels de l’industrie pharmaceutique et les gouvernements ont réussi à trouver un terrain d’entente.
Pour le climat, c’est un peu la même chose : à quel moment parviendronsnous à une convergence de l’éthique et des intérêts ? Nous nous en approchons pour plusieurs raisons. Tout d'abord, la mobilisation des opinions publiques mondiales s’est considérablement accrue. Quand il y a mobilisation dans un pays comme la Chine, malgré un régime autoritaire, cela compte pour la soutenabilité politique du régime. Partout dans le monde, on constate l’accès à une meilleure information sur les enjeux ; elle est disponible, malgré les climatosceptiques. On observe une mobilisation croissante autour des aspects de justice, de répartition des efforts de chacun. Le combat devient plus efficace grâce à trois avancées.
1. Nous disposons de technologies qui n’existaient pas il y a 10 ou 20 ans.
2. La conjoncture macroéconomique a un peu bougé. Il y a encore deux ans, les pays émergents et pauvres étaient en croissance forte et les pays industrialisés, Europe et USA, en panne économique, ce qui n’était pas favorable aux transferts de fonds vers les pays pauvres. Il y a aujourd’hui un peu plus d’aisance budgétaire pour un certain nombre de pays, même si ce n’est pas visible en France.
3. Nous assistons à une transformation très profonde du monde économique et des entreprises car nous arrivons à un moment de bascule où les intérêts de la plupart des secteurs économiques finissent par devenir supérieurs à ceux des pétroliers et des producteurs d’énergie carbone.
Le monde agro-alimentaire, ce qui est nouveau, est monté dans une forme de révolte contre les producteurs de charbon et de pétrole, car il est impacté par la transformation du changement climatique et que son modèle économique à moyen terme est remis en cause. Les rapports de force dans l’industrie se transforment. L’industrie de l’assurance, par exemple, a basculé dans le camp de la lutte contre le changement climatique car elle voit monter les factures et craint que son modèle économique ne soit pas soutenable à l’échelle de 15 à 20 ans. À la question du coût de la lutte contre le changement climatique, la réponse n’est plus celle de rapports économiques comme celui de Nicholas Stern qui comparait le coût de l’inaction par rapport au coût de la lutte. Aujourd’hui, la réalité s’impose dans le monde industriel proprement dit : s’il n’y a pas de lutte efficace, ça va coûter extrêmement cher à tous les acteurs du monde industriel. Donc la machine se met en place.
JEAN MERCKAERT : Les limites en matière climatique sont claires et connues : nous ne devons pas émettre plus de 600 gigatonnes de carbone avant 2050. Or, il est clair que les réserves en cours d’exploitation ou en passe de l’être (charbon, pétrole et gaz) émettraient 3 000 gigatonnes de carbone. Donc on explose les 2 °C. Dans le même temps, on sait bien que l’exploitation de ces ressources font la richesse considérable d’un certain nombre d’acteurs très puissants, de l’ordre de dizaines de milliers de milliards de dollars ! Comment dépasser cette contradiction ? Faut-il, comme y invite le pape, passer par la norme, fixer ces limites infranchissables ?
JEAN-MICHEL SEVERINO : Ces problèmes seront résolus par une combinaison de normes, d’innovations technologiques et de transferts financiers. Les normes ne servent à rien si elles ne sont pas réalistes. Prenons un exemple intra-européen : le modèle polonais est exclusivement fondé sur le charbon qui assure des centaines de milliers d’emplois. On ne peut pas imposer brusquement aux Polonais de nouvelles normes, alors que c’est déjà un pays nettement moins riche que la moyenne européenne. Il faudra négocier un compromis en acceptant de payer une partie de la facture pour les aider à intégrer des normes contraignantes. Le contribuable français, à un moment donné, devra assumer qu’une partie de son argent aille à un mineur polonais, dans la construction de nouvelles infrastructures et le financement de créations d’entreprises et même accepter un peu plus de plombiers polonais en France. C’est cela la solidarité européenne, et il faut transposer ce débat à l’échelle mondiale. Cela nous effraie en tant que contribuables, mais si nous ne le faisons pas, cela nous coûtera beaucoup plus cher. La solidarité peut être un acte de confraternité ou un calcul bien compris.
Il faudra aller parfois très loin au-delà de nos frontières et convaincre des pays en développement de changer de modèle économique, car on ne peut pas leur interdire de croître. Il faut décarboner le mode de croissance des pays en développement et trouver des solutions répondant à l’intérêt général. Prenons un cas précis : je suis investisseur social dans une activité que soutient Pascal Lamy à titre personnel. Nous investissons notamment dans des sociétés qui favorisent l’accès à des technologies vertes dans le monde rural, dont la démographie est galopante en Afrique, notamment sur les rives du fleuve Sénégal. Nous créons ainsi de l’emploi local et permettons à des entreprises qui ont un équilibre financier de commander des équipements à des pays industrialisés dont la France fait partie. Nous évitons à des populations de quitter leur vallée et d’aller prendre le bateau en Lybie pour traverser la Méditerranée, et nous décarbonnons le mode de croissance et l’accès à l’énergie en Afrique. Il y a un transfert financier d’une économie industrielle riche en épargne vers une économie sans épargne. Est-ce de la solidarité ? Est-ce de l’intérêt ? Les deux se mélangent, faisant converger tout le monde sur des actions structurantes, vers des solutions.
JEAN MERCKAERT : Un des points d’achoppement de la COP21, c’est le fond vert qui requiert 100 milliards de dollars par an alors que nous en sommes à moins de 20 milliards aujourd’hui. Les pays riches sont-ils crédibles avec des engagement aussi faibles ? Le PIB mondial étant de 75 000 milliards, on pourrait imaginer que, pour une cause aussi importante que celle du climat, 100 milliards soient une goutte d’eau facile à mobiliser.
PASCAL LAMY : Une des preuves qu’il n’y a pas en réalité de communauté internationale, c’est qu’il n’y a pas de contribuable international. Donc si on veut fonder l’organisation de la société internationale sur les mêmes principes qu’une organisation humaine de moindre dimension, on retombe sur le même problème : quelle est la taille des mailles de cette solidarité ? Les mailles sont très étroites dans les familles, puis de plus en plus lâches au fur et à mesure qu’on s’éloigne de l’individu. La doctrine sociale de l’Église a appellé à la norme et, peu à peu, construit le concept d’autorité publique universelle. Mais qui est l’auteur de la norme dans le système international, qui la décide ? Ce sont 200 États-nations souverains, coagulés, à la mesure de leur volonté individuelle, avec un principe passablement farfelu – mais qui est le fondement du système international – qui est l’égalité des États-nations. Celui qui dit que les îles Tonga égalent les États-Unis. Il existe donc une distance considérable entre la théorie politique que nous opérons et la réalité. Il y a des normes dans certains domaines et d’autres où c’est plein de trous. La crise de 2008 s’est produite car l’industrie financière était la plus globalisée et la moins régulée. Concernant l’évasion fiscale, ce n’est que récemment que le G20 a commencé à se donner des règles pour que les multinationales n’abusent pas trop de ce qu’on appelle diplomatiquement « l’optimisation fiscale excessive ».
Si on reprend l’exemple du changement climatique, les émissions de carbone conduisent au réchauffement de l’atmosphère et ce dégât n’est pas intégré dans les comportements économiques. On émet du carbone et personne ne paye. Les économistes ont une solution très simple : il faut fixer un prix au carbone qui « internalise cette externalité ». On va faire en sorte que le prix du carbone soit intégré dans les processus de production. Dans le capitalisme de marché globalisé dans lequel nous vivons, c’est une solution plus efficace, plus rapide et plus juste de donner un prix au carbone. Si on agit de façon programmée, cela permettra peut-être à la Pologne de s’ajuster sur 5 ou 10 ans. Mais il existe aussi d’autres leviers que la régulation et les normes, y compris ceux qui mobilisent le consommateur.
TABLE DES QUESTIONSvi : Comment les États en sont-ils arrivés à perdre le monopole de l’action collective ? Quel impact peut-on attendre réellement des actions des ONG ?
JEAN-MICHEL SEVERINO : L’une des raisons de cette perte du monopole de l’action collective est la densification de la population sur la planète et notre division en États dans un monde où le marché est globalisé. Les États ont un temps de retard très important par rapport aux problèmes structurels. Le temps de décision collective dans un système où il n’y a ni patron mondial, ni syndicat, est si long que les problèmes explosent entretemps car les interdépendances se sont accrues de façon massive. Beaucoup d’acteurs privés, industriels, financiers, non lucratifs s’emparent de ces problèmes, les traitent et font avancer ces causes publiques en s’investissant eux-mêmes, en s’auto-légitimant. Cette situation a généré une explosion de la société civile mondiale qui est devenue la grande motrice de la résolution de la plupart des grandes causes collectives de la planète.
Par nature, les États ont du mal à traiter de certains sujets essentiels à la résolution de nos problèmes collectifs, notamment ceux liés aux innovations technologiques par manque de compréhension du fonctionnement des marchés globaux. Ils laissent ainsi la primauté à des acteurs hors l’État avant de finalement s’en emparer.
PASCAL LAMY : La société civile intervient de plus en plus dans ces questions, et ceci à deux titres. D’abord pour faire pression sur les États sans entamer leur monopole, dans la mesure où ils restent grandement responsables de la régulation de notre monde. De fait, la politique internationale joue très peu dans les élections. La société civile intervient également à un autre titre qui, lui, remet en cause le monopole des États : elle s’engage, elle agit, elle prend des initiatives, adopte des comportements, des programmes, forme des coalitions qui font bouger les choses alors même que les États n’arrivent pas à trouver les consensus nécessaires. Le cas du sida est flagrant : ce sont des ONG comme Médecins sans frontières ou ACT Up – qui n’avaient pourtant pas les mêmes méthodes d’action – qui ont abouti à une mobilisation de la société civile sur beaucoup de continents et ont été un élément fondamental de cette coalition. Ce ne sont donc pas les États qui ont maîtrisé cette épidémie. Un grand nombre d’associations de la société civile sont partie prenante de la COP21, ainsi que des organisations comme WWF ou Greenpeace, multinationales bien organisées qui aujourd’hui pèsent. Si on prend l’exemple de l’océan, on n’a pas vu beaucoup, chez nous, de manifestations sur la surpêche, la surexploitation des fonds marins ou l’acidification des océans. Cette réalité est peut-être difficilement perceptible alors même que c’est l’écosystème majeur de la planète. Par contre en Australie, en Argentine, au Chili, en Nouvelle-Zélande, les gens se sont mobilisés. On observe que là où la société civile s’est mobilisée, s’est engagée, a agi, c’est allé plus vite.
JEAN MERCKAERT : À propos de la perte de monopole des États, ceux-ci n’auraient-il pas abandonné une partie de leur capacité à réguler en ouvrant leurs frontières aux capitaux ? La mobilité est un facteur de puissance considérable. Les États sont engagés dans une course pour attirer les investisseurs privés en ajustant à tout va leur fiscalié, leurs normes sociales et sanitaires ; c’est même, pour certains, leur unique politique. Ne faudrait-il pas revenir sur cette libre circulation des capitaux ?
JEAN-MICHEL SEVERINO : Il serait très difficile de revenir sur la libre circulation du marché des capitaux, des biens et des services, et même des hommes, car la revendication de toute la planète est de bouger. Il n’y a plus aucun sens économique à dire aujourd’hui qu’on veut travailler dans ses frontières nationales. Un repli des marchés financiers signifierait un effondrement pour notre pays et la moitié de la population française serait au chômage. Il existe également des revendications éthiques humaines à bouger et être citoyen du monde, et on ne peut l’être que si les marchés eux-mêmes bougent. En revanche, lors du grand mouvement de libéralisation économique qui a démarré dans les années 70, l’entente des États n’a pas été à la hauteur de ces ouvertures pour réguler les activités financières. Notre enjeu n’est pas de revenir sur ces ouvertures, mais de créer des régulations partagées. L’univers de la finance a connu beaucoup de progrès cette dernière décennie, la crise de 2008 ayant servi de révélateur. Le contrôle des banques et des marchés financiers marque des progrès, certes insuffisants, mais significatifs.
Le monopole de l’action collective des États s’est estompé avec l’apparition de grands acteurs individuels ou collectifs dont la puissance de feu est considérable. Dans le domaine de la santé, par exemple, avec 40 milliards de dollars par an de décaissement, Bill Gates fait de la politique de santé publique planétaire. Il est le promoteur de deux des plus grandes innovations de santé publique de ces 30 dernières années, que sont le Gavi-Alliance du vaccin et le Fonds mondial contre le sida, la tuberculose et le paludisme. L’impact de la fondation Bill-et-Melinda-Gates est gigantesque, en dehors de ces deux champs, sur tout l’univers des maladies transmissibles. Il n’y a pas de solution innovante technologiquement dans la pharmacopée, pas de système d’action pertinent et efficace pour l’accès aux soins des populations pauvres qui ne passe par cette fondation. On s’est créé un acteur plus puissant que l’OMS.
– Qui va susciter une utopie et comment va être financée cette utopie ?
PASCAL LAMY : Qui va payer pour la sécurité sociale collective mondiale ? Là on est en pleine utopie ! On a déjà du mal à payer nos impôts et nos cotisations sociales, on renâcle toujours à sortir de l’argent de sa poche pour la collectivité et là on nous demanderait de le faire pour la collectivité mondiale ? On n’en est pas là. Le montant de redistribution est aujourd’hui faible. Le compte d’exploitation consolidé de ceux qui opèrent dans la solidarité mondiale – l’ONU, les organisations internationales, l’aide au développement –doit être de l'ordre de 200 milliards de dollars, soit moins de 20 % des dépenses d’armement de ce monde et environ 10 % du total de la rente pétrolière et gazière. C’est donc peu en termes de solidarité. L’idée qui a dominé pendant 50 ans que l’aide au développement ne peut que dépendre des budgets publics, donc de l’argent du contribuable, est en train de changer. La conférence qui s’est déroulée à Addis-Abeba sur le financement du développement a mis en avant les acteurs privés et notamment l’industrie financière. Le moteur financier du développement ne passe plus aujourd’hui d'abord par des sources publiques mais aussi par les transferts des travailleurs immigrés qui envoient de l’argent à leur famille. Cette solidarité personnelle représente 300 milliards de dollars par an, c’est-à-dire trois fois plus que l’aide au développement classique.
– Quelle est la place des réseaux sociaux, d’Internet dans la création d’utopie et quelle évaluation peut en être faite ?
PASCAL LAMY : Les réseaux sociaux provoquent évidemment une révolution qui fait ses effets petit à petit avec une infinité de conséquences et de modalités en fonction des pays et des cultures. Ils influent sur la constitution d’une communauté humaine, nos capacités à échanger des idées. Ils rendent aussi le leadership politique plus difficile car ils entraînent une individualisation très rapide des comportements et des opinions. Nous sortons du vieux monde où les syndicats, les Églises, les partis donnaient des mots d’ordre, des consignes qui étaient suivies. Les réseaux sociaux sont un gigantesque instrument anticonsigne, qui peuvent rendre plus libre, plus éduqué, mais sont aussi source d’informations de qualité très médiocre, du bruit et pas de musique.
JEAN-MICHEL SEVERINO : J’ai fait partie du panel organisé par le secrétaire général des Nations Unies qui a eu pour charge de définir le cadre des objectifs de développement durable. Avec une douzaine de personnes, nous avons passé dix-huit mois à essayer de structurer ces objectifs pour les mettre sur la table des négociateurs des différents pays. Ce qui en est sorti est à 90 % ce que nous avions préconisé. Nous avons passé notre temps à écouter la planète, processus éprouvant psychologiquement car nous avons écouté, vu et entendu toutes les plaies de ce monde. Le nombre de problèmes sanitaires, psychologiques et économiques que notre monde connaît est effrayant et il n’y aurait pas de sens à tenter de hiérarchiser et classer ces souffrances. Nous avons vu s’exprimer toutes ces causes, nous avons écouté ce bruit et essayé de le structurer pour lui donner un peu de visibilité. Les objectifs du développement durable, c’est 17 objectifs mais 170 cibles et plusieurs centaines de sousobjectifs et de sous-cibles. Au travers de ce processus, nous nous sommes rendu compte que les ODD étaient un enjeu pour les causes d’intérêt international, car la reconnaissance de ces causes leur permet d’être aidées et financées.
Nous avons beaucoup travaillé pendant cette période d’écoute avec les réseaux sociaux – cette machine à créer de la rumeur – qui permettent de formaliser des utopies, de légitimer des causes grâce au nombre de personnes qu’elles réunissent. Étant légitimées comme causes d’intérêt général, nous avons pensé qu’elles auraient la capacité de se faire entendre pour trouver leur sponsors dans le monde public ou privé et que nous pourrions leur assigner un objectif précis pour les 15 prochaines années, horizon de ces ODD. Je ne vois pas comment travailler autrement qu’au travers de ce bruit, de cette clameur, de la foule extraordinaire qu’est le système des réseaux sociaux. C’est là que se produit l’utopie, le rêve contemporain, la projection dans le monde et aussi la capacité de les financer, parce qu’avec la reconnaissance viennent aussi le crowdfunding et toutes les méthodes alternatives de soutien aux causes générales.
iii Jean Merckaert, rédacteur en chef de la revue Projet, animait la table ronde.
iv Jean-Michel Severino a été directeur général de l’Agence française de développement de 2001 à 2010.
v Pascal Lamy a été directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) de 2005 à 2013.
vi Alberte Luciani et Mathieu Monconduit, membres du conseil des Semaines sociales de France, relayaient les questions des participants.
1 Convergences est une plateforme de réflexion en Europe destinée à établir de nouvelles convergences entre acteurs publics, privés, solidaires, académiques et des médias pour promouvoir les OMD et lutter contre la pauvreté et la précarité dans les pays du Nord et du Sud. Elle est présidée par Jean-Michel Severino.
L’émergence de ce qui n’est pas seulement la société civile mondiale, mais qu’on pourrait appeler la société civique mondiale, s’est construite sur une résistance à cet état gazeux dont Pascal Lamy nous a parlé. Cet état est celui de la domination d’une oligarchie financière qui réduit la « valeur » à son sens monétaire, value for money, loin de son sens latin de « force de vie ». Quand seules les activités humaines qui s’expriment sur le plan monétaire sont considérées comme valeur, toutes les autres activités – aussi utiles, bénéfiques, voire vitales soient-elles – sont sans valeur du point de vue économique. Cette organisation, qui a l’avantage d’être mondiale du fait de la globalisation des marchés financiers, se traduit par une démesure spéculative, parfois dénoncée par ses propres acteurs. Georges Soros lui-même considère que les produits dérivés sont « des armes de destruction massive », du fait qu’ils représentent entre 700 000 et 800 000 milliards de dollars, soit 10 fois plus que la richesse mondiale. Pour reprendre un chiffre donné par un ancien responsable de la banque centrale de Belgique, Bernard Lietaer, quand les flux financiers quotidiens correspondent pour 98 % à des flux spéculatifs et que les biens et services ne représentent que 2 %, ce n’est plus un état gazeux, mais un état de gazage. Les effets destructeurs sur les liens sociaux, culturels et spirituels des sociétés deviennent considérables, y compris sur le plan écologique.
Un des enjeux de la COP21 porte sur la question du financement. Rappelons que l’évasion fiscale représente au bas mot 20 000 milliards de dollars alors que n’ont été réunis que 20 milliards sur les 100 milliards annuels nécessaires. L’ancien chef économique du cabinet Mc Kinsay – qui n’est pas un alternatif – évaluait les transactions dans les paradis fiscaux entre 22 et 32 000 milliards de dollars. C’est en réaction à cette situation qu’une société civile, puis civique, mondiale a émergé.
C’est à partir du sommet de Rio, en 1999, et des forums organisés en lien avec les sommets des Nations unies que la société civile mondiale va commencer à s’organiser et à construire une parole autour de grands sujets sectoriels. À Rio 92, c’était les enjeux écologiques, à Copenhague, le sommet social, à Pékin, le droit des femmes, à Istanbul, l’habitat. Les différents acteurs de cette société civile se sont progressivement rendu compte que, derrière les aspects thématiques, se dressait un enjeu global. C’est alors qu’ils ont commencé à se constituer en société civique et non plus seulement civile, acceptant de traiter pleinement la question politique au sens de la cité mondiale, de ne pas se situer simplement sur des aspect sectoriels et de s’attaquer non seulement aux effets mais aussi aux causes des problèmes. Elle établit un rapport au pouvoir fondamentalement différent, construit sur l’idée que le pouvoir est normalement un pouvoir de création au service de la coopération. Le verbe pouvoir est un verbe auxilaire qui n’a de sens qu’avec des compléments ; à partir du moment où on en fait un substantif, où il devient un pouvoir de domination, il génère de la peur et non plus de la coopération, peur des dominants face aux dominés, et peur des dominants entre eux parce qu’ils craignent de perdre ce pouvoir qu’ils ont eu tant de mal à conquérir. Cette société civique, tout en acceptant pleinement l’enjeu du politique, posant même la question de la citoyenneté terrienne comme un objectif proche et pas simplement comme une utopie lointaine, affirme qu’on ne peut pas continuer avec des formes politiques qui sont dans la captation. La captation de pouvoir – qui est le symétrique de la captation de richesses propre au capitalisme financier – ne permet pas de traiter la grande question mondiale qui est celle des biens communs. Ce n’est pas un hasard si un des moments clefs de la constitution de cette société civique mondiale a été la grande conférence de l’OMC à Seattle ; non pas qu’elle s’oppose aux principes d’une organisation mondiale du commerce, mais à condition que ce commerce soit ce que Montesquieu appelait « le doux commerce », l’alternative aux logiques de guerre, ce qu’on appellerait aujourd’hui du commerce équitable.
Le débat qui s’est organisé à cette occasion a permis à ce mouvement de passer à une étape positive, celle des forums sociaux mondiaux dont le premier s’est déroulé à Porto Alegre en 2001. Je rappelle que ce forum très alternatif s’est tenu dans les salles de l’assemblée pontificale, ce qui était peut-être un signe annonciateur des propos radicaux du pape François.
En résumé, il y a bien cette émergence d’une société civique mondiale qui est passée de la critique de la mondialisation comme simple globalisation financière, de la critique de cet état gazeux, à une altermondialisation, c’està-dire la pleine acceptation du terrain de la « mondialité », terme utilisé par Édouard Glissant qui la distingue de la mondialisation. Comme les marchés financiers se moquent éperdument des grandes questions mondiales, écologiques, sociales, démocratiques, construire les éléments d’une véritable mondialité, c’est affirmer qu’elle ne se résume pas à la forme actuelle de la globalisation financière.
Cette société civique mondiale, pour construire un projet positif, est amenée à poser le problème qui fait écho à l’encyclique du pape, la question de la conversion. Pourquoi la conversion ? Concernant des biens communs majeurs de l’humanité, tels que les océans et l’atmosphère, ni les États ni les multinationales ne sont équipés pour traiter de ces questions. Il est donc nécessaire d’opérer une conversion dans la manière de poser la question de la gouvernance interhumaine.
C’est parfaitement illustré par le changement de posture d’anciens pilotes de chasse devenus astronautes. La figure du pilote de chasse se situe dans la géopolitique de la rivalité, de la guerre. En devenant astronautes, ils ont vu la terre depuis l’espace et c’est un changement radical de perspective. Ce changement de point de vue bouleverse les catégories traditionnelles de représentation et d’action que se sont donnés les humains à partir d’une représentation spatiale limitée et plate. La vision politique s’est construite à partir d’un espace géographique limité qu’il s’agit de défendre ou d’élargir face à d’autres humains qui occupent un autre espace. La question première est celle de la rivalité. Comment civiliser des espaces face à la menace que faisaient peser ceux que l’on appelait des barbares. Avec la terre vue du ciel, le premier élément qui apparaît est le sentiment d’émerveillement et de la beauté, qu’on ne saurait trouver dans les ouvrages de géopolitique ou les thèses de Clausewitz, Machiavel ou Carl Schmitt. Ce sentiment d’émerveillement et de la beauté est précisément le point de départ de l’encyclique.
Un deuxième élément est la singularité de cette petite planète bleue. Le troisième est un sentiment de fragilité, c’est une planète miracle. L’espèce dominante va-t-elle la préserver et se préserver elle-même ? Le rapport entre fragilité, émerveillement et singularité devient le socle sur lequel construire une conversion nécessaire pour penser la nouvelle approche du politique. On ne peut pas penser une politique de l’humanité, selon Edgar Morin, à partir de la simple projection d’États organisés autour d’une vision spatiale limitée. Se pose alors une question fondamentale : l’émergence du peuple de la terre. Il y a multiplicité de peuples et de cultures, mais un seul peuple de la terre sur une seule terre, nous n’avons pas de planète B à notre disposition. Cela nécessite donc un changement de perspective du point de vue des logiciels politique et économique. On ne peut pas continuer avec une économie qui réduit la valeur au value for money. Il faut réincruster l’oikos nomos (gestion de la maison) dans l’oikos logos (étude de la maison). Normalement, la théorie de la grande maison terrienne, l’écologie, devrait être première par rapport à la gestion de nos petites maisons.
La conversion doit donc être mise en œuvre dans l’approche politique, économique, mais aussi juridique. Car la naissance d’un droit mondial, dont nous avons impérativement besoin et qui ne peut pas se limiter au droit du commerce et aux aspects juridiques de l’OMC, doit se fonder sur la déclaration universelle des droits humains et non pas sur la charte des Nations unies, qui commence certes par « nous les peuples » mais qui recouvre, en réalité, un « nous les États » et donc le droit des États à disposer de leur peuple.
On peut ajouter la conversion du religieux, car le religieux lui-même a été fortement marqué par cette vision spatiale et limitée de la représentation du divin. C’est ce rapport entre peuple élu et terre promise qui n’appartient pas qu’à la tradition juive. Comment sortir de cette représentation restreinte où les infidèles sont l’équivalent des barbares et comprendre que c’est l’ensemble de la terre qui est appelée au salut et à sa pleine réalisation ? C’est là l’autre enjeu de la conversion.
En écho à ce que disait le pape François, cette conversion a un rapport direct avec la question de la joie car au cœur de toutes les grands fractures écologiques, sociales, sanitaires, il y a ce couple fondé par la démesure et le malêtre. Pascal Lamy rappelait que les dépenses annuelles pour l’armement correspondaient à dix fois les sommes qui permettraient la satisfaction des besoins vitaux de l’humanité. Le rapport démesure et mal-être chez les individus est la grande question sociétale du devenir de ce peuple de la terre. L’alternative au couple « démesure/mal-être » est une sobriété heureuse, selon les termes de Pierre Rabhi, ce que le forum social mondial de Belém en 2009 a appelé la transition vers les sociétés du bien vivre, le buen vivir. Il faut construire des résolutions alternatives et traiter les causes de la démesure. Si l’on redonne au terme « création de valeur » son sens premier, la création de force de vie, celle de l’évaluation entendue au sens de délibération sur la valeur, il est possible de construire une société civique mondiale au service de la formation de ce peuple de la terre qui place la question du buen vivir comme alternative à la démesure et au mal-être. Et comme l’équivalent du latin valor, c’est l’eros, je dis oui à une stratégie érotique mondiale !
TABLE DES QUESTIONSix : Pouvez-vous nous apporter des précisions sur le pacte civique ?
PATRICK VIVERET : Le pacte civique est une initiative qui provient de plusieurs mouvements, notamment Démocratie et spiritualité, La Vie nouvelle et d’autres mouvements citoyens qui se sont rassemblés pour appeler à reconstruire l’enjeu démocratique, opérer une mutation qualitative de la démocratie. Ce pacte civique a été en lien et à l’initiative d’autres formes de regroupements et de plateformes comme les États généraux du pouvoir citoyen, le Collectif pour la transition citoyenne, ou le mouvement Alternatiba, formidable initiative créative fondée sur la démonstration positive qu’on peut consommer, vivre, se financer, se transporter, habiter autrement et en dégageant moins de gaz à effet de serre. On trouve ce type de mouvements sur le plan européen et mondial. Le réseau des Dialogues en humanité qui, aux rencontres de Lyon, a fixé comme objectif « Osons la citoyenneté terrienne » en est un exemple, de même que les forums sociaux mondiaux.
– Comment mettre en œuvre ces conversions que vous appelez de vos vœux ?
PATRICK VIVERET : Il convient tout d’abord de faire un pas de côté, plutôt que de se poser cette question au risque d’être saisi par un sentiment d’impuissance face à l’immensité de la falaise. Faire un pas de côté et regarder comment font ceux qui ont commencé à bouger dans cette direction : des livres, comme celui de Bénédicte Manier, Un million de révolutions tranquilles ; des films, tels que Solutions locales pour un désordre global, de Coline Serreau, Sacrée croissance, de Marie-Monique Robin, ou Demain, de Cyril Dion et Mélanie Laurent. Une gigantesque créativité est à l’œuvre dans le monde entier, y compris sur les questions les plus vitales, comme celle de l’alimentation. Par exemple dans la ville de Détroit, détruite par la crise automobile, les gens qui sont restés ont converti des friches industrielles en fermes urbaines, en potagers. Quand on se met à l’écoute de ces initiatives, la question du comment devient comment développer des rapports de coopération entre toutes ces initiatives créatives et comment s’apprendre mutuellement de ce qui est fait, les uns dans le domaine alimentaire, d’autres dans le social, l’habitat, la finance solidaire ou les monnaies locales. Ce déplacement du comment va nous donner l’énergie suffisante pour aborder ces formidables défis auxquels nous sommes confrontés.
– Quelle place reste-t-il pour les organisations intermédiaires comme l’Europe ? Existe-t-il un statut de citoyen du monde qui paierait volontairement des impôts éventuellement déductibles des impôts nationaux ?
PATRICK VIVERET : C’est ce genre de questions que nous sommes amenés à nous poser quand nous nous situons dans la perspective d’oser la citoyenneté terrienne. Concernant l’Europe, nous ne pouvons avancer que si nous repartons de la question du monde. L’Europe pourra alors apporter une contribution éminente à l’émergence de cette conscience planétaire et son expérience dans la capacité à dépasser les anciennes logiques de guerre et de rivalité. Mais si nous nous replions sur une Europe forteresse, une Europe de la peur, nous n’avancerons pas. Le drame actuel des réfugiés en est un exemple. Oui, la question européenne est centrale, à condition que l’Europe ose se penser dans ce rapport à son ministère, qui est de contribuer à l’émergence d’une citoyenneté terrienne. Parmi ces éléments, la question d’une fiscalité mondiale, d’une contribution de citoyen du monde est un élément clef.