Entretiens Du Siècle Court - Marco Lupis - E-Book

Entretiens Du Siècle Court E-Book

Marco Lupis

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Beschreibung

Au cours de sa longue activité d’envoyé spécial et de correspondant à l’étranger pour les plus grands titres de presse italiens et pour la RAI, Marco Lupis a côtoyé de nombreux protagonistes de notre temps. Ce livre, qui rassemble les entretiens les plus importants de sa carrière, donne la parole aux nombreuses « célébrités » de notre époque –prix Nobel, chefs d’État, rock stars et top models- mais aussi, et surtout, à des femmes et des hommes courageux qui ont voué leur existence à la lutte contre les injustices et l’exercice du pouvoir à des fins dévoyées.

Cinquante personnages qui, à différents titres, ont fait l’histoire de la seconde moitié du XXème siècle -le « Siècle Court » - rencontrés au cours d’entretiens exclusifs conduits par le reporter Marco Lupis durant sa longue activité d’envoyé spécial et de correspondant en Amérique latine et en Extrême-Orient pour les plus grands médias italiens : Il Corriere della Sera, Panorama, l’Espresso, La Repubblica et la RAI. Un voyage à travers les témoignages des protagonistes de la culture, de la politique et de l’art de ces dernières décennies, de la rock star Peter Gabriel à l’auteur-interprète Franco Battiato et au top model Claudia Schiffer ; du sous-commandant Marcos à la leader birmane et prix Nobel Aung San Suu Kyi ; de la colombienne Ingrid Betancourt au président argentin Menem, du prix Nobel japonais Kenzaburo Oé au Chinois Gao Xingjian et au prix Nobel de la Paix Ramos-Horta. Un regard tantôt dramatique, tantôt léger, toujours précis et profond, porté par les voix des protagonistes des grandes problématiques de notre époque : la guerre, la liberté, la lutte contre les injustices, la recherche de la vérité dans la politique, la littérature, l’art ou le cinéma.


PUBLISHER: TEKTIME

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Marco Lupis

Entretiens du Siècle Court

Rencontres avec les protagonistes de la culture, de la politique et de l`art du XXème siècle

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Ce livre a été créé avec StreetLib Write (http://write.streetlib.com).

table des matières

Marco Lupis

ENTRETIENS

Introduction

Sous-commandant Marcos

Peter Gabriel

Claudia Schiffer

Gong Li

Ingrid Betancourt

Aung San Suu Kyi

Lucia Pinochet

Mireya Garcia

Kenzaburô Ôé

Benazir Bhutto

Le roi Constantin de Grèce

Hun Sen

Roh Moo-hyun

Hubert de Givenchy

Maria Dolores Mirò

Tamara Nijinsky

Franco Battiato

Ivano Fossati

Tinto Brass

Peter Greenaway

Suso Cecchi d’Amico

Rocco Forte

Nicolas Hayeck

Roger Peyrefitte

José Luis de Vilallonga

Baronessa Cordopatri

Andrea Muccioli

Xanana Gusmao

José Ramos-Horta

Monsignor do Nascimento

Khalida Messaoudi

Eleonora Jakupi

Lee Kuan Yew

Khushwant Singh

Shobhaa De

Joan Chen

Carlos Saul Menem

Pauline Hanson

Général Volkogonov

Gao Xingjian

Wang Dan

Zang Liang

Stanley Ho

Päldèn Gyatso

Gloria Macapagal Arroyo

Cardinal Sin

Général Giap

Amiral Corsini

Monseigneur Gassis

Men Songzhen

Épilogue

Remerciements

Notes

Du même auteur :

Il Male inutile

I Cannibali di Mao

Cristo si è fermato a Shingo

Acteal

À bord d’un hélicoptère de l’armée américaine pendant une mission

Journaliste, photoreporter et écrivain,

Marco Lupis

a été le correspondant à Hong Kong du quotidien La Repubblica.

ENTRETIENS

du Siècle Court

Marco Lupis

Rencontres avec les protagonistes de la politique, de la culture et de l’art du XXème siècle

Traduction : Maïa Rosenberger

PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE RÉSERVÉE

Copyright© 2017 by Marco Lupis Macedonio Palermo di Santa Margherita

Tous droits réservés à l’auteur

[email protected]

www.marcolupis.com

Première édition italienne Copyright©2017 Edizioni del Drago

ISBN :

Copyright© 2018 Tektime

Cette œuvre est protégée par les lois sur le droit d’auteur.

Toute reproduction, même partielle, est interdite.

Le journaliste est l’historien de l’instant

Albert Camus

À Francesco, Alessandro et Caterina

Introduction

Tertium non datur [1]

C’était l’automne à Milan, en ce désormais lointain mois d’octobre 1976, quand, remontant rapidement le Corso Venezia vers le théâtre San Babila, j’allais faire la première interview de ma vie.

J’avais seize ans, et avec mon ami Alberto j’animais pour l’une des premières radios privées italiennes, Radio Milano Libera, une émission d’information au titre peu original de “Spazio giovani” [2].

Ces années-là étaient réellement des années formidables, où tout semblait pouvoir arriver, et arrivait effectivement. Des années merveilleuses. Des années terribles. C’étaient les années de plomb, celles de la contestation étudiante, des cercles autogérés, des grèves lycéennes, des manifestations qui débouchaient presque toujours sur la violence. Des années d’enthousiasmes énormes, riches d’un ferment culturel qui semblait devoir exploser tant il était vif, inclusif, global. Des années d’affrontements et, parfois, de morts : d’un côté les jeunes de gauche, de l’autre ceux de droite. Tout était beaucoup plus simple qu’aujourd’hui : on était d’un côté, ou de l’autre. Tertium non datur.

Mais c’était surtout des années où chacun d’entre nous avait l’impression, et souvent bien plus qu’une simple impression, de pouvoir changer les choses. De réussir -à sa mesure- à faire la différence.

Nous, dans le fond, nous traversions tranquillement ce tumulte d’excitation, de culture et de violence. Les attentats, les bombes, les Brigades rouges étaient un arrière-plan fixe de notre adolescence –ou de notre jeunesse, selon l’âge- mais, somme toute, ils ne nous choquaient pas plus que ça. Nous avions rapidement appris à vivre avec, d’une manière pas très différente de celle que j’allais rencontrer des années plus tard auprès des populations vivant un conflit ou une guerre civile. Leur vie s’est adaptée à ces conditions extrêmes, un peu comme notre vie d’alors.

Avec mon ami Alberto, nous voulions vraiment essayer de faire la différence ; armés d’enthousiasmes sans limites et d’une grande, très grande inconscience, à un âge où les adolescents d’aujourd’hui passent leur temps à poster des selfies sur Instagram et à changer de smartphone, nous lisions tout ce qui nous tombait sous la main, nous participions aux kermesses musicales -à cette époque magique où le rock naissait et se diffusait- aux méga-concerts dans les parcs, aux ciné-clubs.

C’est pour cela qu’en cet après-midi humide d’un octobre d’il y a quarante ans, nous nous hâtions vers le théâtre San Babila, des idées plein la tête et un enregistreur à cassettes dans la poche.

Le rendez-vous était fixé à 16 heures, environ une heure avant le début de la représentation de matinée. Dans les sous-sols du théâtre, où se trouvaient les loges des artistes, on nous conduisit jusqu’à celle du premier rôle. C’est là que nous attendait le protagoniste de notre interview, la première de ma “carrière” de journaliste : Peppino de Filippo [3].

Je ne me rappelle pas grand chose de cet entretien, et les bandes des enregistrements de nos émissions se sont perdues dans l’un des innombrables déménagements de mon existence.

Mais je me souviens encore parfaitement aujourd’hui de cette décharge électrique subtile, de ce frisson d’énergie qui précède -je devais le comprendre mille fois par la suite- une interview importante. Une rencontre importante, car chaque interview est bien plus qu’une simple série de questions et de réponses.

Peppino de Filippo était à la fin d’une carrière théâtrale et cinématographique -il devait mourir quelques années plus tard- qui avait déjà fait date. Il nous reçut devant son miroir, sans cesser de se maquiller. Il fut gentil, courtois et disponible, et fit semblant de ne pas s’étonner de trouver en face de lui deux adolescents boutonneux. Je me souviens de ses gestes calmes, méthodiques, alors qu’il appliquait son maquillage de scène, qui me sembla lourd, épais, et très pâle. Mais je me souviens surtout d’une chose : la tristesse profonde de son regard. Une tristesse qui me toucha intensément, parce que je la ressentis intensément. Peut-être sentait-il que son existence touchait à son terme, ou peut-être n’était-ce que la démonstration de ce que l’on dit depuis toujours des comiques, qui, faisant rire tout le monde, sont les personnes les plus tristes du monde.

Nous parlâmes de théâtre, et, naturellement, de son frère Eduardo [4]. Il nous raconta qu’il était né sur les planches, toujours en tournée avec la compagnie familiale.

Nous le quittâmes environ une heure après, un peu étourdis, notre cassette pleine.

Ce ne fut pas seulement la première interview de ma vie. Ce fut surtout le moment où je compris que le métier de journaliste était la seule option envisageable pour moi. Et ce fut le moment où j’expérimentai pour la première fois cette alchimie étrange, cette subtile magie, presque, qui s’instaure entre l’interviewé et l’intervieweur.

Une interview peut être la formule mathématique de la vérité, ou une exhibition inutile et vaniteuse. L'interview est également une arme puissante entre les mains du journaliste, qui a le pouvoir de décider s’il doit complaire à l’interviewé ou servir et captiver le lecteur.

Pour moi, l’interview est aussi beaucoup plus ; c’est une confrontation psychologique, une séance de psychanalyse. Interviewé et intervieweur y sont tous deux impliqués.

Comme me le dit plus tard le marquis de Vilallonga, dans l’un des entretiens de cet ouvrage, « le secret est tout entier dans cet état de grâce qui se crée quand le journaliste cesse de l’être et devient un ami à qui on raconte tout. Même ce qu’on ne raconte pas à un journaliste ».

L’interview est la mise en pratique de l’art socratique de la maïeutique, la capacité du journaliste à tirer de l’interviewé ses pensées les plus sincères, à le pousser à baisser sa garde, à le surprendre pendant qu’il raconte et se raconte sans fard.

Cette alchimie particulière ne se crée pas toujours. Mais quand cela arrive, c’est une belle interview. Quelque chose de plus qu’un échange stérile d’attaques et de parades, rien à voir avec la vanité inutile du journaliste qui ne vise qu’à obtenir un scoop.

En plus de trente ans d’activité journalistique, j’ai rencontré des célébrités, des chefs d’État, des Premiers ministres, des leaders religieux et politiques. Mais je dois reconnaître que je n’ai pas ressenti une véritable forme d’empathie avec eux.

En vertu de ma formation culturelle et de mes origines familiales, j’aurais dû me sentir de leur côté, du côté de celles et ceux qui exercent le pouvoir, qui ont le pouvoir de décider du destin de millions de personnes, de leur vie et souvent de leur mort. Parfois du devenir de peuples entiers.

Mais cela ne s’est jamais passé comme ça. Je n’ai éprouvé d’empathie, de courant de sympathie, de frisson et d’excitation qu’en rencontrant les rebelles, les lutteurs, ceux qui étaient prêts –et qui en donnaient la preuve- à sacrifier leur existence, souvent tranquille et aisée, pour leurs idéaux.

Qu’il s’agisse d’un chef révolutionnaire en passe-montagne, rencontré dans une cabane de la jungle mexicaine, ou d’une des ces mères courageuses qui, digne et opiniâtre, essayait de connaître la vérité sur la fin horrible de ses enfants, desaparecidos dans le Chili de Pinochet.

Ce sont eux qui m’ont semblé être les véritables grands de ce monde. Eux qui m’ont semblé avoir le pouvoir véritable.

Grotteria, août 2017

*****

Les entretiens rassemblés dans ce livre ont été publiés entre 1993 et 2006 dans des titres de presse pour lesquels j’ai travaillé au fil du temps, comme envoyé ou correspondant, principalement en Amérique latine et en Extrême-Orient : les hebdomadaires Panorama et L’Espresso, les quotidiens Il Tempo, Il Corriere della Sera et La Repubblica ; certains ont été faits pour la rai.

J’ai volontairement conservé la forme initiale dans laquelle ils ont été rédigés à l’origine, parfois selon l’alternance classique de questions/réponses, et d’autres fois dans la structure plus informelle de l’entretien au fil de l’eau.

J’ai choisi de faire précéder chaque entretien d’une introduction qui permette d’aider le lecteur à s’orienter dans l’espace et dans l’époque à laquelle ils ont été réalisés.

1

Sous-commandant Marcos

Venceremos ! (tôt ou tard)

Chiapas, Mexique, San Cristobal de Las Casas, Hôtel Flamboyant. Le message a été glissé sous la porte de ma chambre :

Départ aujourd’hui pour la Selva.

Rendez-vous à la réception à 19h00.

Prendre des chaussures de marche, une couverture,

un sac à dos et des boîtes de conserve.

Je n’ai qu’une heure et demie pour réunir le tout. Ma destination se trouve au cœur de la jungle. À la frontière du Mexique et du Guatemala, où commence la Selva Lacandona, l’un des rares endroits encore inexplorés au monde. Actuellement, il n’y a qu’un “tour-operator”, très particulier, qui puisse me faire arriver jusque là-bas. Il se fait appeler sous-commandant Marcos et la Selva Lacandona est son dernier refuge.

*****

De toute ma carrière, ce dont je reste aujourd’hui encore le plus fier est sans aucun doute cette rencontre d’avril 1995 avec le sous-commandant Marcos dans la jungle Lacandona du Chiapas, pour le supplément hebdomadaire Sette du Corriere della Sera. Première interview par un journaliste italien. Je ne suis pas sûr, en fait, que le sympathique et omniprésent Gianni Minà [5] n’y soit pas allé avant moi ; mais à coup sûr bien avant que le mythique sous-commandant, dans son éternel passe-montagne noir, n’ait mis sur pied dans les années suivantes une espèce d’authentique “service de presse guérillero” qui escortait vers son refuge de la jungle des journalistes du monde entier.

Cela faisait presque deux semaines que, dans les derniers jours de mars 1995, l’avion en provenance de Ciudad de Mexico avait atterri sur le petit aéroport militaire de Tuxla Gutierrez, la capitale du Chiapas. Sur la piste roulaient des avions frappés de l’emblème de l’armée mexicaine et des véhicules militaires stationnaient, menaçants, en bord de piste. Trois millions d’habitants vivaient sur ce territoire grand comme un tiers de l’Italie. La plupart d’entre eux ont du sang indien dans les veines : deux cent cinquante mille descendent directement des Mayas.

Je me trouvais dans l’une des zones les plus pauvres du monde : quatre-vingt-dix pour cent des Indiens n’ont pas accès à l’eau potable. Soixante-trois pour cent sont analphabètes.

Tout me semblait très clair : d’un côté les quelques propriétaires terriens blancs, richissimes. De l’autre les innombrables campesinos, qui gagnaient en moyenne sept pesos par jour, soit moins de dix dollars.

Pour eux, l’espoir de changement était né le premier janvier 1994. Alors que le Mexique signait l’accord de libre échange commercial avec les États-Unis et le Canada, un révolutionnaire cagoulé déclarait la guerre à son propre pays : à cheval, armés de fusils -certains (très peu) étaient vrais, les autres étaient en bois- deux mille hommes de l’Armée zapatiste de libération nationale occupaient San Cristobal de Las Casas, l'ancienne capitale du Chiapas ; leur mot d’ordre : « Terre et liberté ».

Nous savons aujourd’hui comment s’est achevé le premier round, décisif : les cinquante mille soldats envoyés avec des blindés pour dompter la révolte ont eu le dessus. Et Marcos ? Qu’était devenu l’homme qui avait d’une certaine manière fait revivre la légende d’Emiliano Zapata, héros de la révolution mexicaine de 1910 ?

*****

19 h 00, Hôtel Flamboyant : mon contact est ponctuel. Il s’appelle Antonio, c’est un journaliste mexicain qui n’est pas monté qu’une fois dans la Selva, mais dix, cent fois. Bien sûr, aujourd’hui, ce n’est plus comme l’an dernier, quand Marcos était relativement tranquille avec ses hommes dans le petit village de Guadalupe Tepeyac, aux portes de la Selva, équipé d’un téléphone, d’un ordinateur, d’une connexion Internet, prêt à recevoir les envoyés spéciaux des télévisions américaines. Aujourd’hui, rien n’a changé pour les Indiens, mais pour Marcos et les siens tout a changé : depuis la dernière offensive du gouvernement, les chefs zapatistes ont vraiment dû se cacher dans la montagne. Là, plus de téléphones, pas d’électricité. Ni de routes : rien.

Le colectivo (comme on appelle ici ces étranges minibus-taxis) roule à toute vitesse entre les tournants, dans la nuit. À l’intérieur, une odeur de sueur et de tissu mouillé. Il faut deux heures pour arriver à Ocosingo, un pueblo aux portes de la Selva. Dans les rues, des filles aux longs cheveux noirs et aux traits indiens rient. Des militaires, en nombre, partout. Pas de fenêtres aux chambres de l’unique hôtel, juste un grillage à la porte. On dirait une prison. Une information à la radio : « Le père de Marcos a déclaré aujourd’hui : mon fils, le professeur d’université Rafael Sebastian Guillen Vicente, 38 ans, né à Tampico, est le sous-commandant Marcos ».

Le lendemain matin, j’ai un nouveau guide. Il s’appelle Porfirio. C’est un Indien, lui aussi.

Dans sa camionnette, il nous faut presque sept heures de trous et de poussière pour arriver à Lacandon, le dernier village. La route s’arrête là. Et la Selva commence. Il ne pleut pas, mais nous avons tout de même de la boue jusqu’aux genoux. Nous dormons dans des cabanes, sur le trajet, dans la jungle. Après deux jours de marche forcée, exténuante, au beau milieu de la jungle inhospitalière, écrasés par l’humidité, nous arrivons au village. La communauté s’appelle Giardin ; nous sommes dans la zone des Montes Azules. Près de deux cents personnes vivent là. Des vieux, des enfants et des femmes. Les hommes sont à la guerre. Nous sommes bien accueillis. Très peu parlent espagnol. Ils parlent tous Tzeltal, le dialecte maya. Je demande : « On va voir Marcos ?». « Peut-être », acquiesce Porfirio.

À trois heures du matin on me réveille avec délicatesse : il faut y aller. Pas de lune, mais beaucoup d’étoiles. Une demi-heure de marche pour arriver dans une cabane. Je devine à l’intérieur la présence de trois hommes. Tout est noir, comme leurs passe-montagnes. Dans la note diffusée par le gouvernement, Marcos est un professeur de philosophie, titulaire d’une thèse sur Althusser, et d’une formation post doctorat à la Sorbonne. En français, une voix rompt le silence de la cabane : « Nous n’avons que vingt minutes. Je préfère parler en espagnol, si ça ne pose pas de problèmes. Je suis le sous-commandant Marcos. Mieux vaut ne pas utiliser l’enregistreur, parce que si l’enregistrement était saisi tout le monde aurait des problèmes, et vous le premier. Même si nous sommes officiellement en période de trêve, en réalité on me recherche par tous les moyens. Posez-moi les questions que vous voulez ».

Pourquoi vous faites-vous appeler sous-commandant ?

On dit de moi : « Marcos est le chef ». Ce n’est pas vrai. Les chefs, ce sont eux, le peuple zapatiste, moi je n’ai de responsabilités qu’au niveau militaire. Ils m’ont chargé de parler parce que je suis hispanophone. Mais ce sont les camarades qui parlent à travers moi. Moi, je ne fais qu’obéir.

Dix ans de clandestinité, c’est beaucoup… Comment vivez-vous dans la montagne ?

Je lis. Parmi les douze livres que j’ai emportés avec moi dans la Selva, j’ai le Chant Général, de Pablo Neruda. Et le Don Quichotte...

Et puis ?

Et puis les jours, les années passent, à lutter. À voir tous les jours la même pauvreté, la même injustice… On ne peut pas rester ici sans que l’envie de lutter, de changer les choses, n’augmente. Sauf si on est un cynique, ou un fils de pute. Et puis il y a les choses que les journalistes ne me demandent pas, en général. Comme le fait que parfois, dans la Selva, on doit manger des rats et boire l’urine de nos compagnons pour ne pas mourir de soif pendant nos longs déplacements… c’est tout.

Qu’est-ce qui vous manque ? Qu’avez-vous laissé derrière vous ?

Ce qui me manque, c’est le sucre. Et une paire de chaussettes sèches. Je ne souhaite à personne d’avoir toujours les pieds mouillés, jour et nuit, dans le froid. Et puis le sucre : c’est la seule chose que la Selva ne donne pas, il faut le faire venir de loin, nous en aurions besoin pour les efforts physiques. Pour ceux d’entre nous qui viennent de la ville, certains souvenirs sont une forme de masochisme. On se répète : « Tu te souviens des glaces de Coyoacàn ? Et des tacos de Division del Norte ?» Des souvenirs. Ici, si on attrape un faisan ou un autre animal, il faut attendre trois ou quatre heures avant qu’il ne soit prêt, et si la faim tourmente les hommes et qu’ils le mangent cru, le lendemain c’est diarrhée pour tout le monde. Ici la vie est différente, on voit tout sous une autre forme…Ah, oui, vous m’avez demandé ce que j’ai laissé en ville. Un ticket de métro, une montagne de livres, un cahier plein de poésies… et quelques amis. Pas énormément, mais quelques-uns.

Quand montrerez-vous votre visage ?

Je ne sais pas. Je crois que le passe-montagne a aussi une signification idéologique positive, il correspond à la conception de notre révolution, qui n’est pas individuelle, qui n’a pas de chef. Avec le passe-montagne, nous sommes tous Marcos.

Mais pour le gouvernement, vous cachez votre visage parce que vous avez quelque chose à cacher…

Eux, ils n’ont rien compris. Mais le vrai problème, ce n’est même pas le gouvernement, c’est plutôt les forces réactionnaires du Chiapas, les éleveurs et les grands propriétaires terriens de la région, avec leurs “gardes blanches” privées. Je ne crois pas qu’il y ait une grosse différence entre le comportement raciste classique d’un Blanc Sud-Africain vis à vis d’un Noir et celui d’un propriétaire terrien du Chiapas avec un Indien. Ici, l’espérance de vie d’un Indien est de 50-60 ans pour les hommes et de 45-50 pour les femmes.

Et les enfants ?

La mortalité infantile est très élevée. Je vais vous raconter l’histoire de Paticha, à vous aussi. Il y a un moment de ça, en nous déplaçant d’une zone à l’autre de la Selva, il nous arrivait parfois de traverser une petite communauté, très pauvre, où un compagnon zapatiste nous accueillait à chaque fois. Il avait une petite fille de trois-quatre ans, qui s’appelait Patricia, mais elle, elle prononçait son nom “Paticha”. Je lui demandais ce qu’elle voudrait faire quand elle serait grande et elle me répondait toujours : « la guérillera ». Une nuit, nous l’avons vue, elle avait beaucoup de fièvre. Nous n’avions pas d’antibiotiques et elle devait déjà avoir quarante de fièvre, ou plus. Les linges mouillés séchaient sur elle comme sur un poêle. Elle est morte dans mes bras. Patricia n’avait pas d’acte de naissance. Et elle n’a pas eu d’acte de décès. Pour le Mexique, elle n’a jamais existé, même sa mort n’a jamais existé. Voilà, c’est ça, la réalité des Indiens du Chiapas.

Le Mouvement Zapatiste a mis en crise le système politique mexicain tout entier, mais il n’a pas vaincu.

Le Mexique a besoin de démocratie et de personnes au-dessus de la mêlée qui puissent la garantir. Si notre lutte permet d’atteindre ce but, elle n’aura pas été vaine. Mais l’Armée Zapatiste ne deviendra jamais un parti politique. Elle disparaîtra. Et quand ça arrivera, ça voudra dire que nous aurons la démocratie.

Et si ça n’arrive pas ?

Militairement, nous sommes encerclés. La vérité est que le gouvernement ne voudra pas céder facilement parce que le Chiapas, et la selva Lacandona en particulier, flottent littéralement sur une mer de pétrole. Et le pétrole du Chiapas est la garantie que l’État mexicain a donnée aux États-Unis pour les milliards de dollars que les Usa lui ont prêtés. Il ne peut pas montrer aux Américains qu’il ne contrôle pas la situation.

Et vous ?

Nous, par contre, nous n’avons rien à perdre. Notre lutte est une lutte pour la survie et pour une paix digne.

Notre lutte est une lutte juste.

2

Peter Gabriel

Le lutin du Rock

À chacune de ses (rares) apparitions sur scène, le mythique fondateur et leader de Genesis confirme que son appétit pour toutes les formes d’expérimentations musicale, culturelle et technologique ne connaît réellement pas de limites.

Pour cet entretien exclusif, j’ai rencontré Peter Gabriel au cours de « Sonoria », manifestation musicale milanaise de trois jours, entièrement consacrée au rock. En deux heures de grande musique, Peter Gabriel a chanté, dansé et sauté comme un ressort, entraînant le public dans un spectacle qui, comme toujours, est allé bien au-delà d’un simple concert de rock.

À la fin du concert, il m’a invité à monter avec lui dans la limousine qui l’emmenait, et pendant nous filions vers l’aéroport, il m’a parlé de lui, de ses projets, de son engagement social contre le racisme et l’injustice aux côtés d’Amnesty International, de sa passion pour les technologies multimédia et des secrets de son nouvel album, « Secret World Live », qui allait sortir dans le monde entier.

La fin du racisme en Afrique du Sud, la fin de l’apartheid ; c’est aussi une victoire du rock ?

Ça a été une victoire du peuple sud-africain. Mais je crois que le rock a contribué à ce résultat, qu’il y a aidé d’une façon ou d’une autre.

De quelle façon ?

Je pense que les musiciens ont fait beaucoup pour élever le niveau de conscience des opinions publiques européenne et américaine vis-à-vis de ce problème. J’ai moi-même écrit des chansons comme "Biko", pour faire en sorte que les politiciens de nombreux pays soutiennent les sanctions contre l’Afrique du Sud, et exercent une pression. Ce sont de petites choses qui ne changeront pas le monde, c’est sûr, mais ça fait une différence, une petite différence qui nous implique tous. Ce ne sont pas toujours les grandes manifestations, les gestes démonstratifs, qui viennent à bout de l’injustice.

En quel sens ?

Je vous donne un exemple. Aux États-Unis, il y a deux petites vieilles du Midwest qui sont la terreur de tous les bourreaux d’Amérique latine. Elles passent leur temps à écrire aux directeurs des prisons, sans relâche. Et comme elles sont bien informées, leurs lettres sont souvent publiées dans les journaux américains, avec un fort impact. Et il arrive tout aussi souvent que les prisonniers politiques dont elles ont fait connaître les noms commencent, comme par miracle, à être laissés tranquilles. C’est ça que je veux dire, quand je parle de petites différences. Dans le fond, notre musique, c’est la même chose qu’une de leurs lettres !

Votre engagement contre le racisme est étroitement lié à l’activité de votre label, Real World, qui promeut la musique ethnique…

Absolument. C’est une grande satisfaction pour moi de réunir des musiciens aussi différents, originaires de pays aussi lointains, de la Chine à l’Indonésie, de la Russie à l’Afrique. Nous avons produit des artistes comme les Chinois Guo Brothers, ou le Pakistanais Nusrat Fateh. J’ai senti une grande inspiration dans leur travail, comme chez tous les autres musiciens de Real World. Le rythme, les harmonies, les voix… D’ailleurs, j’avais commencé dès 1982 à m’investir dans ce sens, en organisant le festival de Bath, qui était aussi, dans le fond, la première apparition publique d’une association que je venais tout juste de fonder et qui s’appelait “Womad - World of Music Arts and Dance”. Là-bas, les gens pouvaient participer activement à l’événement, en jouant sur plusieurs scènes avec des groupes africains. Bref, ce fut une expérience exaltante et significative, qui, par la suite, a été reprise ailleurs dans le monde : au Japon, en Espagne, à Tel Aviv, en France…

C’est pour ça que vous êtes considéré comme l’inventeur de la World Music ?

Real World et la World Music sont surtout une étiquette commerciale, qui publie la musique d’artistes du monde entier pour que cette musique puisse arriver dans le monde entier, dans les magasins de disques, aux stations de radios… Mais moi, j’espère que cette étiquette va vite disparaître, dès que les artistes qui enregistrent pour moi deviendront célèbres. En fait, je voudrais qu’il se passe ce qui s’est déjà passé avec Bob Marley et le reggae : les gens ne disent plus « c’est du reggae », ils disent « c’est du Bob Marley ». J’espère que petit à petit, personne ne demandera plus pour mes artistes : « C’est de la World ? »

Dernièrement, vous avez manifesté beaucoup d’intérêt pour les technologies multimédia. Votre cd-rom « Xplora1 » a suscité un énorme intérêt. Comment tout cela s’articule-t-il à l’activité de Real World ?

On peut faire plein de choses avec ce cd-rom, comme choisir les morceaux de chaque artiste en cliquant sur la pochette du disque. Moi je voudrais faire beaucoup d’autres choses de ce genre, parce que l’interactivité est un moyen pour amener vers la musique des personnes qui n’en connaissent pas grand chose. Finalement, ce que Real World essaie de faire, c’est de combiner la musique traditionnelle, faite à la main, si on peut dire, et les nouvelles possibilités qu’offre la technologie.

Cela veut dire que pour vous, le rock ne se suffit plus à lui-même, maintenant, qu’il a besoin d’une intervention de l’auditeur. Vous auriez envie que chacun puisse intervenir dans le produit-rock ?

Pas toujours. Par exemple, moi, la plupart du temps, j’écoute de la musique en voiture, et je ne veux pas avoir besoin d’un écran ou d’un ordinateur pour pouvoir le faire. Mais quand un artiste m’intéresse, ou que je veux en savoir plus sur son histoire, d’où il vient, ce qu’il pense, qui c’est, le multimédia me propose un matériel visuel qui me convient. En fait, je voudrais que tous les cd aient, dans le futur, ces deux niveaux d’entrée : être écoutés, simplement, ou être “explorés”, littéralement. Avec “Xplora1”, nous avons voulu construire un petit monde dans lequel les gens puissent se déplacer et décider, prendre des initiatives et interagir avec l’environnement et la musique. On peut faire un tas de choses dans ce cd, comme faire une visite virtuelle des studios d’enregistrement de Real World, assister à de nombreux événements (la remise des Grammy Awards ou le Womad Festival, entre autres), écouter des extraits de concert, reparcourir ma carrière de Genesis jusqu’à aujourd’hui, et, enfin, remixer mes chansons autant qu’on veut.

Et aussi fouiller dans votre garde-robe, toujours de façon virtuelle, s’entend…

C’est vrai (il rit). On peut même fouiller dans la garde-robe de Peter Gabriel !

Tout ça semble être à des années-lumière de l’expérience de Genesis. Que reste-t-il de ces années-là ? Vous n’avez jamais eu envie de refaire un opéra-rock comme « The lamb lies down on Broadway », par exemple ? Tout ça est derrière vous ?

Ce n’est pas facile de répondre. Je pense que certaines de ces idées m’intéressent encore, mais de façon différente. D’une certaine manière, ce que j’essayais de faire dans ma dernière période avec Genesis était lié au multimédia. À cette époque, la sensibilité du son était limitée par la technologie d’alors. Maintenant, je voudrais aller encore bien plus loin dans cette direction…

Pour revenir à votre engagement politique et humanitaire, après la fin de l’apartheid, quels sont vos autres projets en ce sens, les causes d’injustice contre lesquelles lutter dans le monde ?

Il y en a beaucoup. Mais actuellement, je pense que le plus important est d’aider les gens à produire des témoignages. De donner à tout le monde la possibilité de filmer avec une caméra, par exemple, ou de disposer d’instruments de communication, comme le fax, l’ordinateur, etc. Je crois, en somme, qu’il existe aujourd’hui la possibilité d’utiliser la technologie des réseaux de communication pour renforcer la défense des droits humains.

C’est très intéressant. Vous pouvez me donner un exemple concret ?

Je veux atteindre de petits objectifs tangibles. Par exemple transformer la vie d’un village par des moyens de communication : des lignes téléphoniques, vingt ou trente ordinateurs, et ainsi de suite. On peut installer des “paquets” de ce genre dans n’importe quel village du monde, en Inde, en Chine, sur une montagne… Comme ça, dans un délai de trois à cinq ans, on pourrait apprendre aux gens de ces villages à devenir des créateurs d’informations, à les gérer, à les traiter. Ça permettrait, avec un effort modeste, de transformer l’économie de nombreux pays en leur donnant la possibilité de passer de l’économie agraire à une économie basée sur l’information. Ce serait très positif.

Quels sont vos projets immédiats ?

Des vacances (il rit). Ça fait des mois et des mois que nous sommes en tournée. On s’est arrêtés une fois, mais je crois que j’ai besoin de décrocher. Dans une tournée, on est toujours stressé, par le temps, le voyage… et l’impossibilité de faire du sport. Je joue beaucoup au tennis, par exemple. En ce qui concerne le travail, je suis en train de penser à une nouvelle chose du type du cd-rom. Pour l’instant, j’ai fini mon nouvel album “Secret World Live”, un double cd enregistré en public au cours de cette très longue tournée, justement. En fait, il s’agit d’un résumé de tout ce que j’ai fait jusqu’à aujourd’hui, une sorte d’anthologie, avec un seul morceau qu’on pourrait définir comme semi-inédit, “Across the River”. Dans le fond, cet album est aussi une manière de remercier tous ceux qui ont joué avec moi sur cette tournée éreintante. Des “habitués” comme Tony Levin ou David Rhodes à Billy Cobham et Paula Cole, qui m’ont aussi accompagné à Milan, le premier à la batterie et la seconde comme choriste.

Vous avez un désir, un rêve ?

Je voudrais que les États-Unis d’Europe existent déjà.

Pourquoi ?

Parce qu’il est désormais clair que dans l’économie mondialisée les petits pays ne peuvent plus compter. Il faut un organisme qui les représente vis-à-vis du reste du monde, des marchés futurs, en préservant leur identité culturelle. Il faut avoir une représentation économique groupée, une union commerciale pour survivre, et surtout pour être compétitif avec ces pays où la main-d’œuvre ne coûte pas cher. Et puis casser cette vision du monde en deux modèles, celui de l’Europe blanche, historique, et celui des pays pauvres qu’on peut exploiter. Il faut célébrer les différences entre les gens de tous les pays, et pas chercher à les rendre tous pareils.

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Claudia Schiffer

La plus belle de toutes

Elle a été la plus belle du monde, la plus payée, et, tout compte fait, la plus sévèrement punie. « Je suis la seule dont on n’a jamais vu la poitrine » avait-t-elle déclaré fièrement. Même son mirobolant contrat avec Revlon lui interdisait de se montrer sans voiles.

Du moins jusqu’à ce que deux photographes espagnols de l’Agence Korpa ne fassent tomber ce dernier rempart, et que le monde puisse admirer au grand jour la poitrine parfaite de la mythique Claudia Schiffer. Ces photos firent le tour du monde et la presse internationale se fit largement l’écho de cet événement. Il n’y eut que l’hebdomadaire allemand Bunte pour la mettre en couverture habillée. Pour mieux lui consacrer, hypocritement, de nombreuses pages intérieures avec les photos poitrine dénudée. Et la nouvelle Bardot protesta, furieuse, promettant des plaintes et des demandes de dommages et intérêts astronomiques.

Grâce à certains contacts privilégiés dans le monde de la mode, je décidai de cueillir au vol cette vague d’intérêt provoquée par les “photos-scandale” pour essayer de l’interviewer pour l’hebdomadaire Panorama. Ce fut très difficile : coups de fil innombrables, puis longues négociations avec son agente, qui bloquait toute tentative d’approche journalistique. Mais ma persévérance paya, et, en août 1993, j’obtins enfin le rendez-vous : Claudia était en vacances avec sa famille, aux Baléares, et il fallait donc que je m’y rende pour l’interview.

Il s’agissait d’un authentique scoop, une interview absolument exclusive : la belle Claudia n’avait jamais accordé d’interview à la presse italienne et, surtout, aucun journaliste n’avais jamais mis les pieds dans l’intimité familiale de sa résidence secondaire. À l’endroit où les photos-scandale avaient été prises, qui plus est, sur l’île de Majorque, à Puerto de Andratx, une discrète petite baie au sud de Palma où la famille Schiffer possédait depuis des années une maison de vacances.

Cette année-là, Claudia avait une raison supplémentaire d’aller s’y reposer. Elle venait juste de finir de jouer son propre rôle dans un long film documentaire consacré à sa vie : Around Claudia Schiffer, de Daniel Ziskind, ex-assistant de Claude Lelouch, tourné en France, en Allemagne et aux États-Unis. Le tournage s’achevait à peine et les télévisions du monde entier se battaient déjà pour en acheter les droits.

Peu avant de partir, en discutant avec un de mes proches amis de l’époque, plutôt à l’aise, issu d’une famille propriétaire d’une célèbre société qui produit des outils professionnels, je laissai échapper (je me suis peut-être un peu vanté...) que j’allais partir à Palma de Mallorca pour la rencontrer. Sur quoi mon ami me dit de ne pas réserver d’hôtel : « Mon yacht est amarré là » (un magnifique voilier de trente-deux mètres) me dit-il aussitôt. « Il y a cinq marins à bord, plus le cuisinier, qui sont payés à ne rien faire, dans le port de Palma. Vas-y toi, comme ça ils travailleront un peu ! Et tant que tu y es, fais-toi amener à Puerto de Andratx en bateau, comme ça tu fais une belle croisière par la même occasion !»

Je ne me le fis pas répéter deux fois, et c’est ainsi que le jour convenu pour l’interview je débarquai dans le petit port, à deux heures de mer de Palma, en sautant du voilier de mon ami. Après avoir salué les marins, je me rendis au Cafè de la Vista, en face du môle encombré de yachts, le lieu convenu pour le rendez-vous, prévu à trois heures et demi.

A coup sûr l’entrée en scène la plus spectaculaire dont ait jamais bénéficié un journaliste pour une interview !

*****

Une Audi 100 immatriculée à Düsseldorf arrive, légèrement en avance : ce sont eux. Devant, deux hommes, à l’arrière, Aline Soulier, son inséparable agente. Une petite déception : où est-elle ? Ça n’est qu’un instant. Un nuage blond apparaît derrière Aline et se penche en avant sur le siège. « Ciao, Claudia » dit-elle ; elle me tend la main, et sourit. Un charme qui étourdit, quelque part entre Lolita et la Madone.

Aucun d’eux ne descend de voiture. « Les paparazzis sont partout » murmure son agente pendant le rapide trajet vers la maison, une villa basse, couleur brique, à un étage. En me précédant, Claudia tient à préciser que jusqu’à ce jour, aucun journaliste n’était jamais entré chez les Schiffer, puis elle fait les présentations : « Mon petit frère, ma sœur Caroline, ma mère ». Une dame très distinguée, très Allemande, les cheveux blonds courts, qui dépasse le mètre quatre-vingt-un de sa fille. Seul le père manque à l’appel ; avocat à Düsseldorf, il est le véritable metteur en scène et artisan, dans l’ombre, du succès de sa fille, disent les gens bien informés. Est-ce à lui que l’on doit la création d’un tel mythe de la beauté ?

Tout a commencé dans une discothèque de Düsseldorf…

J’étais très jeune. Un soir, le propriétaire de l’agence Metropolitan s’est approché de moi, et il m’a demandé de travailler pour lui…

Quelle a été votre réaction ?

« Si c’est du sérieux » ai-je répondu « va en parler demain avec mes parents ». Vous savez, il y a tellement de techniques de drague en discothèque, ça pouvait en être une, et pas spécialement nouvelle…

Vous êtes très liée à votre famille ?

Énormément. C’est une famille qui a les pieds sur terre. Mon père est avocat et ma mère l’aide pour l’administratif. Ils ne se sont pas laissés impressionner par mon succès. Ils sont difficiles à étonner. Ils sont très fiers de moi, ça oui, mais pour eux ce n’est rien d’autre que mon métier, et ils attendent de moi que je le fasse le mieux possible.

Et vos frères et sœurs, ils ne sont pas jaloux ?

Mais non ! Ils sont fiers de moi, au contraire. Et surtout mon petit frère, qui a douze ans. J’ai une sœur de dix-neuf ans qui va à l’université, il n’y a donc aucune rivalité entre elle et moi. Et puis j’ai un frère de vingt ans : un ami.

Vous venez toujours à Majorque avec eux, pour les vacances ?

Depuis que je suis toute petite. J’adore cet endroit.

Mais maintenant que vous êtes grande, on dirait que vous avez du mal à vous promener par ici…

Effectivement, il y a des paparazzis partout, dans les arbres… c’est gênant. Chacun de mes mouvements est observé, étudié, photographié… De ce point de vue ce n’est pas vraiment des vacances ! (Elle rit).

C’est le prix de la célébrité…

Eh oui, c’est exactement ça. Mais je fais souvent faire du bateau avec maman, et mes frères et sœur. En mer, je me sens tranquille.

Tout à fait tranquille ?

Ah, pour les photos en topless ? Je ne comprends vraiment pas comment ils ont pu faire. J’étais en bateau avec maman et ma sœur Carolina. On était amarrés pour prendre le soleil. Il y avait aussi Peter Gabriel, qui est un ami proche…

On l’a vu…

Oui, c’est vrai. Il est sur ces photos, lui aussi. De toute façon je préfère ne pas en parler... Et puis j’ai engagé des avocats pour les dommages et intérêts…

On dit que vous voudriez être actrice.

J’aimerais essayer, c’est tout. On me propose des scénarios, et plus j’en lis, plus j’ai envie de tenter. En ce moment, j’ai envie de faire un film. Très envie.

Mais nous ne jouerez pas pour Robert Altman, l’an prochain, dans “Prêt-à-porter”, consacré au monde de la mode ?

C’est vraiment incroyable. La presse du monde entier continue à en parler, mais ce n’est absolument pas vrai. Et puis je ne voudrais pas faire un film dans lequel je joue encore mon propre rôle.

Si vous deviez choisir entre top model et actrice ?

Top model, ça ne dure pas toute la vie. C’est un métier pour les filles très jeunes, qu’on fait peu de temps, comme jouer au tennis, ou nager… Il faut en profiter tant qu’on peut, en somme. Ensuite, j’aimerais retourner à l’université et faire des études d’histoire de l’art.

Vous avez toujours dit vouloir préserver votre vie privée à tout prix. Ce n’est pas contradictoire de tourner ce film sur votre vie, chez vous, chez vos parents ?

Je ne pense pas. Les moments vraiment privés le sont restés. On ne voit dans le film que ce que j’ai volontairement décidé de montrer au public : ma famille, mes amis, mes vacances, mes hobbys… Les choses que j’aime, en somme. Et puis les voyages, les défilés, les photographes avec lesquels je travaille, les agences de presse…

Vous vivez entre Paris et Monte-Carlo ?

En fait j’habite à Monte-Carlo, et je ne rate jamais l’occasion d’y retourner quand je ne travaille pas : les week-ends, par exemple.

Vous voyagez toujours avec votre agente ?

Normalement non. J’ai besoin d’elle quand je dois travailler dans des pays que je ne connais pas. Argentine, Japon, Australie ou Afrique du Sud. Dans ces cas-là, il y a énormément de fans, et puis des journalistes, des paparazzis…

C’est pénible, tous ces voyages ?

Non, parce que j’adore lire, et avec un livre le temps passe toujours, même en avion. Et puis c’est un travail, pas des vacances !

Quel genre de livres lisez-vous ?

Surtout des livres d’art. Ce que je préfère, c’est l’impressionnisme et le Pop art. J’aime aussi beaucoup l’histoire, les biographies des grands hommes. J’ai lu celle de Christophe Colomb. Incroyable !

On a dit de vous que vous êtes mi-Brigitte Bardot et mi-Romy Schneider-Sissi. Vous vous reconnaissez dans ces deux modèles ?

Oui. Mais pas tellement pour le physique. J’ai plutôt l’impression d’avoir certains traits de caractère en commun avec elles, un style de vie… Je trouve Bardot extraordinaire, en plus d’être très belle : quel caractère ! Et puis j’ai une sorte d’adoration pour Romy Schneider. J’ai vu tous ses films, et quand elle est morte, ça a été terrible. Une telle malchance dans une vie…

Si on excepte les malheurs, vous voudriez être la nouvelle Romy Schneider ?

Encore un beau compliment ! Ressembler à une telle, à une autre, ou encore à telle autre belle femme. Ce sont de très beaux compliments, tout ça, mais je veux surtout être moi-même. Je fais tout pour être moi-même.

Qu’est-ce que vous vouliez faire, quand vous étiez petite ?

Je ne pensais absolument pas à devenir top model. J’aurais voulu être avocate.

Comme votre père ?

Oui, j’aurais volontiers travaillé dans son étude. Et puis tous mes projets ont sauté. Quand je me suis rendue compte de la chance que j’ai eue, j’ai décidé de renoncer.

On dirait que votre histoire est une fable des années quatre-vingt-dix. Et les moments difficiles ?

Il y en a, bien sûr. Mais je me sens toujours à ma place, par exemple.

Quel est votre secret ?

Beaucoup de discipline. Et puis la capacité à être avec les autres. J’aime être avec les gens. J’aime répondre rapidement aux tirs croisés des journalistes, pendant les conférences de presse. C’est comme un défi. Je n’ai pas peur, voilà.

Ce n’est qu’une question de discipline ?

Il faut aussi beaucoup d’équilibre. Pour ça, l’éducation que j’ai reçue est fondamentale : ça m’a beaucoup aidée. Elle a forgé mon caractère en me donnant sécurité, pragmatisme et équilibre. Elle m’a habituée à ne pas perdre le contrôle de la situation dans les moments les plus compliqués. Si aujourd’hui je peux parler en public sans timidité, par exemple, tout le mérite en revient à mes parents.

D’après les médias, vos amours naissent et changent rapidement, Albert de Monaco aujourd’hui, Julio Boca [6] demain. Qui est la vraie Claudia ?

La vraie Claudia est une jeune femme qui a beaucoup d’amis. Le prince Albert est l’un d’entre eux, Julio Boca en est un autre. Mais il y a aussi Placido Domingo ou Peter Gabriel, et beaucoup d’autres personnalités. Dès que je suis photographiée avec l’un d’entre eux, la presse du monde entier nous transforme instantanément en fiancés ! Mais ce n’est pas vrai.

Mais, dans votre vie future, il y a un fiancé, un mari, des enfants ?

Je suis tout à fait disposée à tomber amoureuse, et même vite. Mais pour l’instant je n’ai aucun compagnon, pour la simple raison que je ne suis amoureuse de personne.

Que regardez-vous le d’abord chez un homme ?

Je n’ai pas d’idéal esthétique. La première chose que je regarde, c’est le caractère, et surtout le sens de l’humour. Je demande à un homme d’avoir du charme,de me conquérir par son intelligence, par son esprit, en somme. Qu’il sache ce qu’est l’humour et qu’il puisse me l’apprendre. Si on ne peut pas rire, dans la vie…

C’est difficile, d’être votre fiancé…

Tous les compagnons des personnes célèbres doivent avoir un caractère fort. Moi, j’aime les hommes de caractère, mais il faut aussi qu’ils soient sensibles. Pour se promener avec moi, il faut supporter le vacarme, les intrusions, les ragots, les journalistes…

Vous ressentez de la culpabilité ?

C’est-à-dire ?

Eh bien, il me semble que vous avez tout : beauté, célébrité, richesse…

Je sais que j’ai de la chance, ça oui, et je remercie Dieu et mes parents qui m’ont fait naître comme ça. C’est pour ça que quand je peux, j’essaie de faire quelque chose d’utile, de social.

Mais dans la mode, il n’y a pas que des bons sentiments. Il y a aussi la drogue, l’alcool, les rivalités…

La drogue et l’alcool ne m’intéressent pas. Les jalousies, si, par contre, mais je ne les comprends pas. Les tops ont des physiques, des caractères et des mentalités tellement différents que, pour moi, chacune a sa place. Et puis ce n’est pas la peine d’être très belle. Chaque femme a quelque chose de beau. Il faut juste le mettre en valeur.

Que faut-il pour percer ?

Du caractère, surtout, parce qu’il y a plein de belles femmes, dans le monde. Et puis avoir une formation, une personnalité, et de la discipline.

Discipline alimentaire, aussi ?

Pas trop. Je ne fume pas et je ne bois pas d’alcool, mais c’est seulement parce que je n’aime pas ça. Je ne mange pas beaucoup de viande parce que je crois que ce n’est pas bon pour la santé, et je fais attention aux graisses. Mais j’adore le chocolat… Ah ! Et le Fanta, bien sûr ! (Elle rit).

Quel rapport avez-vous à l’argent ?

Ce n’est pas le plus important, mais il me permettra, plus tard, de faire ce que j’ai envie. L’argent, c’est la liberté.

Que signifie le mot sexe, pour vous ?

Pour moi ? (Elle est vraiment étonnée).

Oui, pour vous.

Eh bien, c’est quelque chose qui se passe naturellement entre deux personnes amoureuses l’une de l’autre. Rien d’autre.

Vous pensez avoir une grande force érotique, ou sensuelle, plutôt ?

Absolument.

Absolument pas ?

Si, absolument !

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