Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain - Nicolas de Condorcet - E-Book

Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain E-Book

Nicolas de Condorcet

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Beschreibung

Extrait : "L'Homme naît avec la faculté de recevoir des sensations, d'apercevoir et de distinguer, dans celles qu'il reçoit, les sensations simples dont elles sont composées, de les retenir, de les reconnaître, de les combiner,[...], de comparer entre elles ces combinaisons, de saisir ce qu'elles ont de commun et ce qui les distingue, d'attacher des signes à tous ces objets, pour les reconnaître mieux, et s'en faciliter de nouvelles combinaisons..."

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Veröffentlichungsjahr: 2015

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EAN : 9782335030327

©Ligaran 2015

Avertissement

Condorcet proscrit, voulut un moment adresser à ses concitoyens un exposé de ses principes, et de sa conduite comme homme public. Il traça quelques lignes ; mais prêt à rappeler trente années de travaux utiles, et cette foule d’écrits, où depuis la Révolution on l’avait vu attaquer constamment toutes les institutions contraires à la liberté, il renonça à une justification inutile. Étranger à toutes les passions, il ne voulut pas même souiller sa pensée par le souvenir de ses persécuteurs ; et dans une sublime et continuelle absence de lui-même, il consacra à un ouvrage d’une utilité générale et durable, le court intervalle qui le séparait de la mort. C’est cet ouvrage que l’on donne aujourd’hui ; il en rappelle un grand nombre d’autres, où dès longtemps les droits sacrés des hommes étaient discutés et établis ; où la superstition avait reçu les derniers coups ; où les méthodes des sciences mathématiques, appliquées à de nouveaux objets, ont ouvert des routes nouvelles aux sciences politiques et morales ; où les vrais principes du bonheur social ont reçu un développement et un genre de démonstration inconnu jusqu’alors ; où, enfin, on retrouve partout des traces de cette moralité profonde qui bannit jusqu’aux faiblesses de l’amour-propre, de ces vertus inaltérables, près desquelles on ne peut vivre sans éprouver une vénération religieuse.

Puisse ce déplorable exemple des plus rares talents perdus pour la patrie, pour la cause de la liberté, pour les progrès des lumières, pour leurs applications bienfaisantes aux besoins de l’homme civilisé, exciter des regrets utiles à la chose publique ! Puisse cette mort, qui ne servira pas peu, dans l’histoire, à caractériser l’époque où elle est arrivée, inspirer un attachement inébranlable aux droits dont elle fut la violation ! C’est le seul hommage digne du sage, qui, sous le glaive de la mort, méditait en paix l’amélioration de ses semblables ; c’est la seule consolation que puissent éprouver ceux qui ont été l’objet de ses affections, et qui ont connu toute sa vertu.

Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain

L’homme naît avec la faculté de recevoir des sensations, d’apercevoir et de distinguer, dans celles qu’il reçoit, les sensations simples dont elles sont composées, de les retenir, de les reconnaître, de les combiner, de conserver ou de rappeler dans sa mémoire, de comparer entre elles ces combinaisons, de saisir ce qu’elles ont de commun et ce qui les distingue, d’attacher des signes à tous ces objets, pour les reconnaître mieux, et s’en faciliter de nouvelles combinaisons.

Cette faculté se développe en lui par l’action des choses extérieures, c’est-à-dire, par la présence de certaines sensations composées, dont la constance, soit dans l’identité de leur ensemble, soit dans les lois de leurs changements, est indépendante de lui. Il l’exerce également par la communication avec des individus semblables à lui ; enfin, par des moyens artificiels, qu’après le premier développement de cette même faculté, les hommes sont parvenus à inventer.

Les sensations sont accompagnées de plaisir et de douleur ; et l’homme a de même la Faculté de transformer ces impressions momentanées en sentiments durables, doux ou pénibles ; d’éprouver ces sentiments à la vue ou au souvenir des plaisirs ou des douleurs des autres êtres sensibles. Enfin, de cette faculté unie à celle de former et de combiner des idées, naissent, entre lui et ses semblables, des relations d’intérêt et de devoir auxquelles la nature même a voulu attacher la portion la plus précieuse de notre bonheur et les plus douloureux de nos maux.

Si l’on se borne à observer, à connaître les faits généraux et les lois constantes que présente le développement de ces facultés, dans ce qu’il a de commun aux divers individus de l’espèce humaine, cette science porte le nom de Métaphysique.

Mais si l’on considère ce même développement dans ses résultats, relativement à la masse des individus qui coexistent dans le même temps sur un espace donné, et si on le suit de générations en générations, il présente alors le tableau des progrès de l’esprit humain. Ce progrès est soumis aux mêmes lois générales qui s’observent dans le développement individuel de nos facultés, puisqu’il est le résultat de ce développement, considéré en même temps dans un grand nombre d’individus réunis en société. Mais le résultat que chaque instant présente, dépend de celui qu’offraient les instants précédents, et influe sur celui des temps qui doivent suivre.

Ce tableau est donc historique, puisque, assujetti à de perpétuelles variations, il se forme par l’observation successive des sociétés humaines aux différentes époques qu’elles ont parcourues. Il doit présenter l’ordre des changements, exposer l’influence qu’exerce chaque instant sur celui qui le remplace, et montrer ainsi, dans les modifications qu’a reçues l’espèce humaine, en se renouvelant sans cesse au milieu de l’immensité des siècles, la marche qu’elle a suivie, les pas qu’elle a faits vers la vérité ou le bonheur. Ces observations, sur ce que l’homme a été, sur ce qu’il est aujourd’hui, conduiront ensuite aux moyens d’assurer et d’accélérer les nouveaux progrès que sa nature lui permet d’espérer encore.

Tel est le but de l’ouvrage que j’ai entrepris, et dont le résultat sera de montrer, par le raisonnement et par les faits, qu’il n’a été marqué aucun terme au perfectionnement des facultés humaines ; que la perfectibilité de l’homme est réellement indéfinie ; que les progrès de cette perfectibilité, désormais indépendante de toute puissance qui voudrait les arrêter, n’ont d’autre terme que la durée du globe où la nature nous a jetés. Sans doute, ces progrès pourront suivre une marche plus ou moins rapide, mais jamais elle ne sera rétrograde, du moins tant que la terre occupera la même place dans le système de l’univers, et que les lois générales de ce système ne produiront sur ce globe ni un bouleversement général, ni des changements qui ne permettraient plus à l’espèce humaine d’y conserver, d’y déployer les mêmes facultés, et d’y trouver les mêmes ressources.

Le premier état de civilisation où l’on ait observé l’espèce humaine, est celui d’une société peu nombreuse d’hommes subsistants de la chasse et de la pêche, ne connaissant que l’art grossier de fabriquer leurs armes et quelques ustensiles de ménage, de construire ou de se creuser des logements, mais ayant déjà une langue pour se communiquer leurs besoins, et un petit nombre d’idées morales, dont ils déduisent des règles communes de conduite, vivant en familles, se conformant à des usages généraux qui leur tiennent lieu de lois, et ayant même une forme grossière de gouvernement.

On sent que l’incertitude et la difficulté de pourvoir à sa subsistance, l’alternative nécessaire d’une fatigue extrême et d’un repos absolu, ne laissent point à l’homme ce loisir, où, s’abandonnant à ses idées, il peut enrichir son intelligence de combinaisons nouvelles. Les moyens de satisfaire à ses besoins sont même trop dépendants du hasard et des saisons, pour exciter utilement une industrie dont les progrès puissent se transmettre ; et chacun se borne à perfectionner son habileté ou son adresse personnelle.

Ainsi, les progrès de l’espèce humaine durent alors être très lents ; elle ne pouvait en faire que de loin en loin, et lorsqu’elle était favorisée par des circonstances extraordinaires. Cependant, à la subsistance tirée de la chasse, de la pêche, ou des fruits offerts spontanément par la terre, nous voyons succéder la nourriture fournie par des animaux que l’homme a réduits à l’état de domesticité, qu’il sait conserver et multiplier. À ces moyens se joint ensuite une agriculture grossière ; il ne se contente plus des fruits ou des plantes qu’il rencontre ; il apprend à en former des provisions, à les rassembler autour de lui, à les semer ou les planter, à en favoriser la reproduction par le travail de la culture.

La propriété qui, dans le premier état, se bornait à celle des animaux tués par lui, de ses armes, de ses filets, des ustensiles de son ménage, devint d’abord celle de son troupeau, et ensuite, celle de la terre qu’il a défrichée et qu’il cultive. À la mort du chef, cette propriété se transmet naturellement à la famille. Quelques-uns possèdent un superflu susceptible d’être conservé. S’il est absolu, il fait naître de nouveaux besoins ; s’il n’a lieu que pour une seule chose, tandis qu’on éprouve la disette d’une autre, cette nécessité donne l’idée des échanges : dès lors, les relations morales se compliquent et se multiplient. Une sécurité plus grande, un loisir plus assuré et plus constant, permettent de se livrer à la méditation, ou du moins, à une observation suivie. L’usage s’introduit, pour quelques individus, de donner une partie de leur superflu en échange d’un travail qui leur sert à s’en dispenser eux-mêmes. Il existe donc une classe d’hommes dont le temps n’est pas absorbé par un labeur corporel, et dont les désirs s’étendent au-delà de leurs simples besoins. L’industrie s’éveille ; les arts déjà connus s’étendent et se perfectionnent ; les faits que le hasard présente à l’observation de l’homme plus attentif et plus exercé, font éclore des arts nouveaux ; la population s’accroît à mesure que les moyens de vivre deviennent moins périlleux et moins précaires ; l’agriculture, qui peut nourrir un plus grand nombre d’individus sur le même terrain, remplace les autres sources de subsistance : elle favorise cette multiplication, qui, réciproquement, en accélère les progrès ; les idées acquises se communiquent plus promptement et se perpétuent plus sûrement dans une société devenue plus sédentaire, plus rapprochée, plus intime. Déjà l’aurore les sciences commence à paraître ; l’homme se montre séparé des autres espèces d’animaux, et ne semble plus borné comme eux à un perfectionnement purement individuel.

Les relations plus étendues, plus multipliées, plus compliquées, que les hommes forment alors entre eux, leur font éprouver la nécessité d’avoir un moyen de communiquer leurs idées aux personnes absentes, de perpétuer la mémoire d’un fait avec plus de précision que par la tradition orale, de fixer les conditions d’une convention plus sûrement que par le souvenir des témoins, de constater, d’une manière moins sujette à des changements, ces coutumes respectées, auxquelles les membres d’une même société sont convenus de soumettre leur conduite.

On sentit donc le besoin de l’écriture, et elle fut inventée. Il paraît qu’elle était d’abord une véritable peinture, à laquelle succéda une peinture de convention, qui ne conserva que les traits caractéristiques des objets. Ensuite, par une espèce de métaphore analogue à celle qui déjà s’était introduite dans le langage, l’image d’un objet physique exprima des idées morales. L’origine de ces signes, comme celle des mots, dut s’oublier à la longue ; et l’écriture devint l’art d’attacher un signe conventionnel à chaque idée, à chaque mot, et par la suite, à chaque modification des idées et des mots.

Alors, on eut une langue écrite et une langue parlée, qu’il fallait également apprendre, entre lesquelles il fallait établir une correspondance réciproque.

Des hommes de génie, des bienfaiteurs éternels de l’humanité, dont le nom, dont la patrie même sont pour jamais ensevelis dans l’oubli, observèrent que tous les mots d’une langue n’étaient que les combinaisons d’une quantité très limitée d’articulations premières ; que le nombre de celles-ci, quoique très borné, suffisait pour former un nombre presqu’infini de combinaisons diverges. Ils imaginèrent de désigner, par des signes visibles, non les idées ou les mots qui y répondent, mais ces éléments simples dont les mots sont composés.

Dès lors, l’écriture alphabétique fut connue ; un petit nombre de signes suffit pour tout écrire, comme un petit nombre de sons suffisait pour tout dire. La langue écrite fut la même que la langue parlée ; on n’eut besoin que de savoir reconnaître et former ces signes peu nombreux, et ce dernier pas assura pour jamais les progrès de l’espèce humaine.

Peut-être serait-il utile aujourd’hui d’instituer une langue écrite qui, réservée uniquement pour les sciences, n’exprimant que ces combinaisons d’idées simples qui se retrouvent exactement les mêmes dans tous les esprits, n’étant employée que pour des raisonnements d’une rigueur logique, pour des opérations de l’entendement, précises et calculées, fût entendue par les hommes de tous les pays, et se traduisît dans tous leurs idiomes, sans pouvoir s’altérer comme eux, en passant dans l’usage commun.

Alors, par une révolution singulière, ce même genre d’écriture, dont la conservation n’eût servi qu’à prolonger l’ignorance, deviendrait, entre les mains de la philosophie, un instrument utile à la prompte propagation des lumières, au perfectionnement de la méthode des sciences.

C’est entre ce degré de civilisation, et celui où nous voyons encore les peuplades sauvages, que se sont trouvés tous les peuples dont l’histoire s’est conservée jusqu’à nous, et qui, tantôt faisant de nouveaux progrès ; tantôt se replongeant dans l’ignorance, tantôt se perpétuant au milieu de ces alternatives, ou s’arrêtant à un certain terme, tantôt disparaissant de la terre sous le fer des conquérants, se confondant avec les vainqueurs, ou subsistant dans l’esclavage ; tantôt enfin, recevant des lumières d’un peuple plus éclairé, pour les transmettre à d’autres nations, forment une chaîne non interrompue entre le commencement des temps historiques et le siècle où nous vivons, entre les premières nations qui nous soient connues, et les peuples actuels de l’Europe.

On peut donc apercevoir déjà trois parties bien distinctes dans le tableau que je me suis proposé de tracer.

Dans la première, où les récits des voyageurs nous montrent l’état de l’espèce humaine chez les peuples les moins civilisés, nous sommes réduits à deviner par quels degrés l’homme isolé, ou plutôt borné à l’association nécessaire pour se reproduire, a pu acquérir ces premiers perfectionnements, dont le dernier terme est l’usage d’un langage articulé ; nuance la plus marquée, et même la seule qui, avec quelques idées morales plus étendues, et un faible commencement d’ordre social, le fait alors différer des animaux vivant comme lui en société régulière et durable. Ainsi nous ne pouvons avoir ici d’autre guide que des observations sur le développement de nos facultés.

Ensuite, pour conduire l’homme au point où il exerce des arts, où déjà la lumière des sciences commence à l’éclairer, où le commerce unit les nations, où enfin l’écriture alphabétique est inventée, nous pouvons joindre à ce premier guide l’histoire des diverses sociétés qui ont été observées dans presque tous les degrés intermédiaires ; quoiqu’on ne puisse en suivre aucune dans tout l’espace qui sépare ces deux grandes époques de l’espèce humaine.

Ici, le tableau commence à s’appuyer en grande partie sur la suite des faits que l’histoire nous a transmis ; mais il est nécessaire de les choisir dans celle de différents peuples, de les rapprocher, de les combiner, pour en tirer l’histoire hypothétique d’un peuple unique, et former le tableau de ses progrès.

Depuis l’époque où l’écriture alphabétique a été connue dans la Grèce, l’histoire se lie à notre siècle, à l’état actuel de l’espèce humaine dans les pays les plus éclairés de l’Europe, par une suite non interrompue de faits et d’observations ; et le tableau de la marche et des progrès de l’esprit humain est devenu véritablement historique. La philosophie n’a plus rien à deviner, n’a plus de combinaisons hypothétiques à former ; il suffit de rassembler, d’ordonner les faits, et de montrer les vérités utiles qui naissent de leur enchaînement et de leur ensemble.

Il ne resterait enfin qu’un dernier tableau à tracer, celui de nos espérances, des progrès qui sont réservés aux générations futures, et que la constance des lois de la nature semble leur assurer. Il faudrait y montrer par quels degrés ce qui nous paraîtrait aujourd’hui un espoir chimérique doit successivement devenir possible et même facile ; pourquoi, malgré les succès passagers des préjugés, et l’appui qu’ils reçoivent de la corruption des gouvernements ou des peuples, la vérité seule doit obtenir un triomphe durable ; par quels liens la nature a indissolublement uni les progrès des lumières et ceux de la liberté, de la vertu, du respect pour les droits naturels de l’homme ; comment ces seuls biens réels, si souvent séparés qu’on les a crus même incompatibles, doivent au contraire devenir inséparables, dès l’instant où les lumières auront atteint un certain terme dans un plus grand nombre de nations à la fois, et qu’elles auront pénétré la masse entière d’un grand peuple, dont la langue serait universellement répandue, dont les relations commerciales embrasseraient toute l’étendue du globe. Cette réunion s’étant déjà opérée dans la classé entière des hommes éclairés, on ne compterait plus dès lors parmi eux que des amis de l’humanité, occupés de concert d’en accélérer le perfectionnement et le bonheur.

Nous exposerons l’origine, nous tracerons l’histoire des erreurs générales qui ont plus ou moins retardé ou suspendu la marche de la raison ; qui souvent même, autant que les évènements politiques, ont fait rétrograder l’homme vers l’ignorance.

Les opérations de l’entendement qui nous conduisent à l’erreur, ou qui nous y retiennent, depuis le paralogisme subtil, qui peut surprendre l’homme le plus éclairé, jusqu’aux rêves de la démence, n’appartiennent pas moins que la méthode de raisonner juste ou celle de découvrir la vérité, à la théorie du développement de nos facultés individuelles ; et, par la même raison, la maniéré dont les erreurs générales s’introduisent parmi les peuples, s’y propagent, s’y transmettent, s’y perpétuent, fait partie du tableau historique des progrès de l’esprit humain. Comme les vérités qui le perfectionnent et qui l’éclairent, elles sont la suite nécessaire de son activité, de cette disproportion toujours existante entre ce qu’il connaît, ce qu’il a le désir et ce qu’il croit avoir besoin de connaître.

On peut même observer que, d’après les lois générales du développement de nos facultés, certains préjugés ont dû naître à chaque époque de nos progrès, mais pour étendre bien au-delà leur séduction ou leur empire ; parce que les hommes conservent encore les erreurs de leur enfance, celles de leur pays et de leur siècle, longtemps après avoir reconnu toutes les vérités nécessaires pour les détruire.

Enfin, dans tous les pays, dans tous les temps, il est des préjugés différents, suivant le degré d’instruction des diverses classes d’hommes, comme suivant leurs professions. Si ceux des philosophes nuisent aux nouveaux progrès de la vérité, ceux des classes moins éclairées retardent la propagation des vérités déjà connues ; ceux de certaines professions accréditées ou puissantes y opposent des obstacles : ce sont trois genres, d’ennemis que la raison est obligée de combattre sans cesse, et dont elle ne triomphe souvent qu’après une lutte longue et pénible. L’histoire de ces combats, celle de la naissance, du triomphe et de la chute des préjugés, occupera donc une grande place dans cet ouvrage, et n’en sera pas la partie la moins importante ou la moins utile.

S’il existe une science de prévoir les progrès de l’espèce humaine, de les diriger, de les accélérer, l’histoire de ceux qu’elle a faits en doit être la base première. La philosophie a dû proscrire sans doute cette superstition, qui croyait presque ne pouvoir trouver des règles de conduite que dans l’histoire des siècles passés, et des vérités, que dans l’étude des opinions anciennes. Mais ne doit-elle pas comprendre dans la même proscription, le préjugé qui rejetterait avec orgueil les leçons de l’expérience ? sans doute, la méditation seule peut, par d’heureuses combinaisons, nous conduire aux vérités générales de la science de l’homme. Mais, si l’observation des individus de l’espèce humaine est utile au métaphysicien, au moraliste, pourquoi celle des sociétés le leur serait-elle moins ? Pourquoi ne le serait-elle pas au philosophe politique ? S’il est utile d’observer les diverses sociétés qui existent en même temps, d’en étudier les rapports, pourquoi ne le serait-il pas de les observer aussi dans la succession des temps ? En supposant même que ces observations puissent être négligées dans la recherche des vérités spéculatives, doivent-elles l’être, lorsqu’il s’agit d’appliquer ces vérités à la pratique et de déduire de la science, l’art qui en doit être le résultat utile ? Nos préjugés, les maux qui en sont la suite, n’ont-ils pas leur source dans les préjugés de nos ancêtres ? Un des moyens les plus sûrs de nous détromper des uns, de prévenir les autres, n’est-il pas de nous en développer l’origine et les effets.

Sommes-nous au point où nous n’ayons plus à craindre, ni de nouvelles erreurs, ni le retour des anciennes ; où aucune institution corruptrice ne puisse plus être présentée par l’hypocrisie, adoptée par l’ignorance ou par l’enthousiasme ; où aucune combinaison vicieuse ne puisse plus faire le malheur d’une grande nation ? Serait-il donc inutile de savoir comment les peuples ont été trompés, corrompus, ou plongés dans la misère ?

Tout nous dit que, nous touchons à l’époque d’une des grandes révolutions de l’espèce humaine. Qui peut mieux nous éclairer sur ce que nous devons en attendre ; qui peut nous offrir un guide plus sûr pour nous conduire au milieu de ses mouvements, que le tableau des révolutions qui l’ont précédée et préparée ? L’état actuel des lumières nous garantit qu’elle sera heureuse ; mais aussi n’est-ce pas à condition que nous saurons nous servir de toutes nos forces ? Et pour que le bonheur qu’elle promet soit moins chèrement acheté, pour qu’elle s’étende avec plus de rapidité dans un plus grand espace, pour qu’elle soit plus complète dans ses effets, n’avons-nous pas besoin d’étudier dans l’histoire de l’esprit humain quels obstacles nous restent à craindre, quels moyens nous avons de les surmonter ?

Je diviserai en neuf grandes époques l’espace que je me propose de parcourir ; et j’oserai, dans une dixième, hasarder quelques aperçus sur les destinées futures de l’espèce humaine.

Je me bornerai à présenter ici les principaux traits qui caractérisent chacune d’elles : je ne donnerai que les masses, sans m’arrêter ni aux exceptions ni aux détails. J’indiquerai les objets, les résultats dont l’ouvrage même offrira les développements et les preuves.

Première époque

Les Hommes sont réunis en peuplades.

Aucune observation directe ne nous instruit sur ce qui a précédé cet état ; et c’est seulement en examinant les facultés intellectuelles ou morales, et la constitution physique de l’homme, qu’on peut conjecturer comment il s’est élevé à ce premier degré de civilisation.

Des observations sur celles des qualités physiques qui peuvent favoriser la première formation de la société, une analyse sommaire du développement de nos facultés intellectuelles ou morales, doivent donc servir d’introduction au tableau de cette époque.

Une société de famille paraît naturelle à l’homme. Formée d’abord par le besoin que les enfants ont de leurs parents, par la tendresse des mères, par celle des pères, quoique moins générale et moins vive, la longue durée de ce besoin a donné le temps de naître et de se développer à un sentiment qui a dû inspirer le désir de perpétuer cette réunion. Cette même durée a suffi pour en faire sentir les avantages. Une famille placée sur un sol qui offrait une subsistance facile, a pu ensuite se multiplier et devenir une peuplade.

Les peuplades qui auraient pour origine la réunion de plusieurs familles séparées, ont dû se former plus tard et plus rarement, puisque la réunion dépend alors, et de motifs moins pressants, et de la combinaison d’un plus grand nombre de circonstances.

L’art de fabriquer des armes, de donner une préparation aux aliments, de se procurer les ustensiles nécessaires pour cette préparation, celui de conserver ces mêmes aliments pendant quelque temps, d’en faire des provisions pour les saisons où il était impossible de s’en procurer de nouveaux ; ces ans, consacrés aux plus simples besoins, furent le premier fruit d’une réunion prolongée, et le premier caractère qui distingua la société humaine de celle que forment plusieurs, espèces d’animaux.

Dans quelques-unes de ces peuplades les femmes cultivent autour des cabanes quelques plantes qui servent à la nourriture, et qui suppléent au produit de la chasse ou de la pêche. Dans d’autres, formées aux lieux où la terre offre spontanément une nourriture végétale, le soin de la chercher et de la recueillir occupe une partie du temps des Sauvages. Dans ces dernières, où l’utilité de rester uni se fait moins sentir, on a pu observer la civilisation réduite presqu’à une simple société de famille. Cependant on a trouvé partout l’usage d’une langue articulée.

Les relations plus fréquentes, plus durables avec les mêmes individus, l’identité de leurs intérêts, les secours mutuels qu’ils se donnaient, soit dans des chasses communes, soit pour résister à un ennemi, ont dû produire également et le sentiment de la justice et une affection mutuelle entre les membres de la société. Bientôt cette affection s’est transformée en attachement pour la société elle-même.

Une haine violente, un inextinguible désir de vengeance contre les ennemis de la peuplade, en devenaient la conséquence nécessaire.

Le besoin d’un chef, afin de pouvoir agir en commun, soit pour se défendre, soit pour se procurer avec moins de peine une subsistance plus assurée et plus abondante, introduisit dans ces sociétés les premières idées d’une autorité publique. Dans les circonstances où la peuplade entière était intéressée, où elle devait prendre une résolution commune, tous ceux qui avaient à l’exécuter devaient être consultés. La faiblesse des femmes, qui les excluait des chasses éloignées et de la guerre, objets ordinaires de ces délibérations, les en fit éloigner également. Comme ces résolutions exigeaient de l’expérience, on n’y admettait que ceux à qui l’on pouvait en supposer. Les querelles qui s’élevaient dans le sein d’une même société en troublaient l’harmonie ; elles auraient pu la détruire : il était naturel de convenir que la décision en serait remise à ceux qui, par leur âge, par leurs qualités personnelles, inspiraient le plus de confiance. Telle fut l’origine des premières institutions politiques.

La formation d’une langue a dû précéder ces institutions. L’idée d’exprimer les objets par des signes conventionnels paraît au-dessus de ce qu’était l’intelligence humaine dans cet état de civilisation ; mais il est vraisemblable que ces signes n’ont été introduits dans l’usage qu’à force de temps, par degrés, et d’une manière en quelque sorte imperceptible.

L’invention de l’arc avait été l’ouvrage d’un homme de génie : la formation d’une langue fut celui de la société entière. Ces deux genres de progrès appartiennent également à l’espèce humaine. L’un, plus rapide, est le fruit des combinaisons nouvelles, que les hommes favorisés de la nature ont le pouvoir de forcer ; il est le prix de leurs méditations et de leurs efforts : l’autre, plus lent, naît des réflexions, des observations qui s’offrent à tous les hommes, et même des habitudes qu’ils contractent dans le cours de leur vie commune.

Les mouvements mesurés et réguliers s’exécutent avec moins de fatigue. Ceux qui les voient ou les entendent en saisissent l’ordre ou les rapports avec plus de facilité. Ils sont donc, par cette double raison, une source de plaisirs. Aussi l’origine de la danse, de la musique, de la poésie, remonte-t-elle à la première enfance de la société. La danse y est employée pour l’amusement de la jeunesse, et dans les fêtes publiques. On y trouve des chansons d’amour et des chants de guerre : on y sait même fabriquer quelques instruments de musique. L’art de l’éloquence n’est pas absolument inconnu dans ces peuplades : du moins on y sait prendre dans les discours d’appareil un l’on plus grave et plus solennel ; et même alors l’exagération oratoire ne leur est point étrangère.

La vengeance et la cruauté à l’égard des ennemis érigée en vertu, l’opinion qui condamne les femmes à une sorte d’esclavage, le droit de commander à la guerre regardé comme la prérogative d’une famille, enfin les premières idées des diverses espèces de superstitions, telles sont les erreurs qui distinguent cette époque, et dont il faudra rechercher l’origine et développer les motifs. Car l’homme n’adopte pas sans raison l’erreur, que sa première éducation ne lui a pas rendue en quelque sorte naturelle : s’il en reçoit une nouvelle, c’est qu’elle est liée à des erreurs de l’enfance, c’est que ses intérêts, ses passions, ses opinions, ou les évènements l’ont disposé à la recevoir.

Quelques connaissances grossières d’astronomie, celle de quelques plantes médicinales employées pour guérir les maladies ou les blessures, sont les seules sciences des Sauvages ; et déjà elles sont corrompues par un mélange de superstition.

Mais cette même époque nous présente encore un fait important dans l’histoire de l’esprit humain. On peut y observer les premières traces d’une institution, qui a eu sur sa marche des influences opposées, accélérant le progrès des lumières, en même temps qu’elle répandait l’erreur ; enrichissant les sciences de mérités nouvelles, mais précipitant le peuple dans l’ignorance et dans la servitude religieuse, et faisant acheter quelques bienfaits passagers par une longue et honteuse tyrannie.

J’entends ici la formation d’une classe d’hommes dépositaires des principes des sciences ou des procédés des arts, des mystères ou des cérémonies de la religion, des pratiques de la superstition, souvent même des secrets de la législation et de la politique. J’entends cette séparation de l’espèce humaine en deux portions ; l’une destinée à enseigner, l’autre faite pour croire ; l’une cachant orgueilleusement ce qu’elle se vante de savoir, l’autre recevant avec respect ce qu’on daigne lui révéler ; l’une voulant s’élever au-dessus de la raison, et l’autre renonçant humblement à la sienne, et se rabaissant au-dessous de l’humanité, en reconnaissant dans d’autres hommes des prérogatives supérieures à leur commune nature.

Cette distinction, dont à la fin du dix-huitième siècle nos prêtres nous offrent encore les restes, se trouve chez les Sauvages les moins civilisés, qui ont déjà leurs charlatans et leurs sorciers. Elle est trop générale, on la rencontre trop constamment à toutes les époques de la civilisation, pour qu’elle n’ait pas un fondement dans la nature même : aussi trouverons-nous dans ce qu’étaient les facultés de l’homme à ces premiers temps des sociétés, la cause de la crédulité des premières dupes, comme celle de la grossière habileté des premiers imposteurs.

Deuxième époque

LES PEUPLES PASTEURS.

Passage de cet état à celui des Peuples Agriculteurs.

L’idée de conserver les animaux pris à la chasse dut se présenter aisément, lorsque la douceur de ces animaux en rendait la garde facile, que le terrain des habitations leur fournissait une nourriture abondante, que la famille avait du superflu, et qu’elle pouvait craindre d’être réduite à la disette par le mauvais succès d’une autre chasse, ou par l’intempérie des saisons.

Après avoir gardé ces animaux comme une simple provision, l’on observa qu’ils pouvaient se multiplier, et offrir par là une ressource plus durable. Leur lait en présentait une nouvelle ; et ces produits d’un troupeau qui, d’abord, n’étaient qu’un supplément à celui de la chasse, devinrent un moyen de subsistance plus assuré, plus abondant, moins pénible. La chasse cessa donc d’être le premier, et ensuite, d’être même comptée au nombre de ces moyens ; elle ne fut plus conservée que comme un plaisir, comme une précaution nécessaire pour éloigner les bêtes féroces des troupeaux qui, étant devenus plus nombreux, ne pouvaient plus trouver une nourriture suffisante autour des habitations.

Une vie plus sédentaire, moins fatigante, offrait un loisir favorable au développement de l’esprit humain. Assurés de leur subsistance, n’étant plus inquiets pour leurs premiers besoins, les hommes cherchèrent des sensations nouvelles dans les moyens d’y pourvoir.

Les arts firent quelques progrès ; on acquit quelques lumières sur celui de nourrir les animaux domestiques, d’en favoriser la reproduction, et même d’en perfectionner les espèces.

On apprit à employer la laine pour les vêtements, à substituer l’usage des tissus à celui des peaux.

La société dans les familles devint plus douce, sans devenir moins intime. Comme les troupeaux de chacune d’elles ne pouvaient se multiplier avec égalité, il s’établit une différence de richesse. Alors, on imagina départager le produit de ces troupeaux avec un homme qui n’en avait pas, et qui devait consacrer son temps et ses forces aux soins qu’ils exigent. Alors, on vit que le travail d’un individu jeune, bien constitué, valait plus que ne coûtait sa subsistance rigoureusement nécessaire ; et l’on prit l’habitude de garder les prisonniers de guerre pour esclaves, au lieu de les égorger.

L’hospitalité, qui se pratique aussi chez les Sauvages, prend chez les peuples pasteurs un caractère plus prononcé, plus solennel, même parmi ceux qui errent dans des chariots ou sous des tentes. Il s’offre de plus fréquentes occasions de l’exercer réciproquement d’individu à individu, de famille à famille, de peuple à peuple. Cet acte d’humanité devient un devoir social, et on l’assujettit à des règles.

Enfin, comme certaines familles avaient non seulement une subsistance assurée, mais un superflu constant, et que d’autres hommes manquaient du nécessaire, la compassion naturelle pour leurs souffrances fit naître le sentiment et l’habitude de la bienfaisance.

Les mœurs durent s’adoucir ; l’esclavage des femmes eut moins de dureté, et celles des riches cessèrent d’être condamnées à des travaux pénibles.

Plus de variété dans les choses employées à satisfaire les divers besoins, dans les instruments qui servaient à les préparer, plus d’inégalité dans leur distribution, durent multiplier les échanges, et produire un véritable commerce ; il ne put s’étendre sans faire sentir la nécessité d’une mesure commune, d’une espèce de monnaie.

Les peuplades devinrent plus nombreuses ; en même temps, afin de nourrir plus facilement les troupeaux, les habitations se séparèrent davantage quand elles restèrent fixes : ou bien, elles se changèrent en campements mobiles, quand les hommes eurent appris à employer, pour porter ou tramer les fardeaux, quelques-unes des espèces d’animaux qu’ils avaient subjugués.

Chaque nation eut un chef pour la guerre ; mais s’étant divisée en plusieurs tribus, par la nécessité de s’assurer des pâturages, chaque tribu eut aussi le sien. Presque partout, cette supériorité fut attachée à certaines familles. Les chefs de famille qui avaient de nombreux troupeaux, beaucoup d’esclaves, qui employaient à leur service un grand nombre de citoyens plus pauvres, partagèrent l’autorité des chefs de leur tribu, comme ceux-ci partageaient celle des chefs de nation ; du moins, lorsque le respect dû à l’âge, à l’expérience, aux exploits, leur en donnait le crédit : et c’est à cette époque de la société qu’il faut placer l’origine de l’esclavage et de l’inégalité de droits politiques entre les hommes parvenus à l’âge de la maturité ;

Ce furent les conseils des chefs de famille ou de tribu qui, d’après la justice naturelle, ou d’après les usages reconnus, décidèrent les contestations, déjà plus nombreuses et plus compliquées. La tradition de ces jugements, en attestant les usages, en les perpétuant, forma bientôt une espèce de jurisprudence plus régulière, plus constante, que d’ailleurs les progrès de la société avaient rendue nécessaire. L’idée de la propriété et de ses droits avait acquis plus d’étendue et de précision. Le partage des successions, devenu plus important, avait besoin d’être assujetti à des règles fixes. Les conventions plus fréquentes ne se bornaient plus à des objets aussi simples ; elles durent être soumises à des formes ; la manière d’en constater l’existence, pour en assurer l’exécution, eut aussi ses lois.

L’utilité de l’observation des étoiles, l’occupation qu’elles offraient pendant de longues veilles, le loisir dont jouissaient les bergers, durent amener quelques faibles progrès dans l’astronomie.

Mais en même temps on vit se perfectionner l’art de tromper les hommes pour les dépouiller, et d’usurper sur leurs opinions une autorité fondée sur des craintes et des espérances chimériques. Il s’établit des cultes plus réguliers, des systèmes de croyance moins grossièrement combinés. Les idées des puissances surnaturelles se raffinèrent en quelque sorte : et à côté de ces opinions, on vit l’établir ici des princes pontifes, là des familles ou des tribus sacerdotales, ailleurs des collèges de prêtres ; mais toujours une classe d’individus affectant, d’insolentes prérogatives, se séparant des hommes pour les mieux asservir, et cherchant à s’emparer exclusivement de la médecine, de l’astronomie, pour réunir tous les moyens de subjuguer les esprits, pour ne leur en laisser aucun de démasquer son hypocrisie et de briser ses fers.

Les langues s’enrichirent sans devenir moins figurées ou moins hardies. Les images qu’elles employaient furent plus variées et plus douces : on les prit dans la vie pastorale, comme dans celle des forêts, dans les phénomènes réguliers de la nature, comme dans ses bouleversements. Le chant, les instruments, la poésie se perfectionnèrent dans un loisir qui les soumettait à des auditeurs plus paisibles, et dès lors plus difficiles, qui permettait d’observer ses propres sentiments, de juger ses premières idées, et de choisir entre elles.

L’observation a dû faire remarquer que certaines plantes offraient aux troupeaux une subsistance meilleure ou plus abondante : on a senti l’utilité d’en favoriser la production, de les séparer des autres plantes qui ne donnaient qu’une nourriture faible, malsaine, même dangereuse ; et l’on est parvenu à en trouver les moyens.

De même, dans les pays où des plantes, des graines, des fruits spontanément offerts par le sol, contribuaient, avec les produits des troupeaux, à la nourriture de l’homme, on a dû observer aussi comment ces végétaux se multipliaient, et dès lors chercher à les rassembler dans les terrains les plus voisins des habitations ; à les séparer des végétaux inutiles, pour que ce terrain leur appartint tout entier ; à les mettre à l’abri des animaux sauvages, et des troupeaux, et même de la rapacité des autres hommes.

Ces idées ont dû naître encore, et même plus tôt, dans les pays les plus féconds, où ces productions spontanées de la terre suffisaient presque à la subsistance des hommes. Ils commencèrent donc à se livrer à l’agriculture.

Dans un pays fertile, dans un climat heureux, le même espace de terrain produit en grains, en fruits, en racines, de quoi nourrir beaucoup plus d’hommes que s’il était employé en pâturages. Ainsi, lorsque la nature du sol ne rendait pas cette culture trop pénible, lorsqu’on eut découvert le moyen d’y employer les mêmes animaux qui servaient aux peuples pasteurs pour les voyages ou pour les transports, lorsque les instruments aratoires eurent acquis quelque perfection, l’agriculture devint la source de subsistance la plus abondante, l’occupation première des peuples ; et le genre humain atteignit sa troisième époque.

Quelques peuples sont restés, depuis un temps immémorial, dans un des deux états que nous venons de parcourir. Non seulement, ils ne se sont pas élevés d’eux-mêmes à de nouveaux progrès, mais les relations qu’ils ont eues avec les peuples parvenus à un très haut degré de civilisation, le commerce qu’ils ont ouvert avec eux, n’y ont pu produire cette révolution. Ces relations, ce commerce leur ont donné quelques connaissances, quelqu’industrie, et surtout beaucoup de vices, mais n’ont pu les tirer de cette espèce d’immobilité.

Le climat, les habitudes, les douceurs attachées à cette indépendance presqu’entière, qui ne peut se retrouver que dans une société plus perfectionnée même que les nôtres, rattachement naturel de l’homme aux opinions reçues dès l’enfance, et aux usages de son pays, l’aversion naturelle de l’ignorance pour toute espèce de nouveauté, la paresse de corps, et surtout celle d’esprit, qui l’emportaient sur la curiosité si faible encore, l’empire que la superstition exerçait déjà sur ces premières sociétés, telles ont été les principales causes de ce phénomène ; mais il faut y joindre l’avidité, la cruauté, la corruption, les préjugés des peuples policés. Ils se montraient à ces nations, plus puissants, plus riches, plus instruits, plus actifs, mais plus vicieux, et surtout moins heureux quelles. Elles ont dû souvent être moins frappées de la supériorité de ces peuples, qu’effrayées de la multiplicité et de l’étendue de leurs besoins, des tourments de leur avarice, des éternelles agitations de leurs passions toujours actives, toujours insatiables. Quelques philosophes ont plaint ces nations ; d’autres les ont louées : ils ont appelé sagesse et vertu ce que les premiers appelaient stupidité et paresse.

La question élevée entre eux se trouvera résolue dans le cours de cet ouvrage. On y verra pourquoi les progrès de l’esprit n’ont pas toujours été suivis du progrès des sociétés vers le bonheur et la vertu, comment le mélange des préjugés et des erreurs a pu altérer le bien qui doit naître des lumières, mais qui dépend plus encore de leur pureté que de leur étendue. Alors, on verra que ce passage orageux et pénible d’une société grossière à l’état de civilisation des peuples éclairés et libres, n’est point une dégénération de l’espèce humaine, mais une crise nécessaire dans sa marche graduelle vers son perfectionnement absolu. On verra que ce n’est pas l’accroissement des lumières, mais leur décadence, qui a produit les vices des peuples policés ; et qu’enfin, loin de jamais corrompre les hommes, elles les ont adoucis, lorsqu’elles n’ont pu les corriger ou les changer.

Troisième époque

Progrès des Peuples agriculteurs, jusqu’à l’invention de l’Écriture alphabétique.

L’uniformité du tableau que nous avons tracé jusqu’ici va bientôt disparaître. Ce ne sont plus de faibles nuances qui sépareront les mœurs, les opinions, les superstitions de peuples attachés à leur sol, et perpétuant presque sans mélange une première famille.

Les invasions, les conquêtes, la formation des empires, leurs bouleversements, vont bientôt mêler et confondre les nations, tantôt les disperser sur un nouveau territoire, tantôt couvrir à la fois un même sol de peuples différents.

Le hasard des évènements viendra troubler sans cesse la marche lente mais régulière de la nature, la retarder souvent, l’accélérer quelquefois.

Le phénomène qu’on observe chez une nation, dans un tel siècle, a souvent pour cause une révolution opérée à mille lieues et à dix siècles de distance ; et la nuit du temps a couvert une grande partie de ces évènements, dont nous voyons les influences s’exercer sur les hommes qui nous ont précédés, et quelquefois s’étendre sur nous-mêmes.

Mais il faut considérer d’abord les effets de ce changement dans une seule nation, et indépendamment de l’influence que les conquêtes et le mélange des peuples ont pu exercer.

L’agriculture attache l’homme au sol qu’il cultive. Ce n’est plus sa personne, sa famille, ses instruments de chasse, qu’il lui suffirait de transporter ; ce ne sont plus même ses troupeaux, qu’il aurait pu chasser devant lui. Des terrains qui n’appartiennent à personne ne lui offriraient plus de subsistance dans sa fuite, ou pour lui-même, ou pour les animaux qui lui fournissent sa nourriture.

Chaque terrain a un maître à qui seul les fruits en appartiennent. La récolte s’élevant au-dessus des dépenses nécessaires pour l’obtenir, de la subsistance et de l’entretien des hommes et des animaux qui l’ont préparée, offre à ce propriétaire une richesse annuelle, qu’il n’est obligé d’acheter par aucun travail.

Dans les deux premiers états de la société, tous les individus, toutes les familles du moins, exerçaient à peu près tous les arts nécessaires.

Mais, lorsqu’il y eut des hommes qui, sans travail, vécurent du produit de leur terre, et d’autres des salaires que leur payaient les premiers ; quand les travaux se furent multipliés, quand les procédés des arts furent devenus plus étendus et plus compliqués, l’intérêt commun força bientôt à les diviser. On s’aperçut que l’industrie d’un individu se perfectionnait davantage, lorsqu’elle s’exerçait sur moins d’objets ; que la main exécutait avec plus de promptitude et de précision un plus petit nombre de mouvements, quand une longue habitude les lui avait rendus plus familiers ; qu’il fallait moins d’intelligence pour bien faire un ouvrage, quand on l’avait plus souvent répété.

Ainsi, tandis qu’une partie des hommes se livrait aux travaux de la culture, d’autres en préparaient les instruments. La garde des bestiaux, l’économie intérieure, la fabrication des habits, devinrent également des occupations séparées. Comme, dans les familles qui n’avaient qu’une propriété peu étendue, un seul de ces emplois ne suffisait pas pour occuper tout le temps d’un individu, plusieurs d’entre elles se partagèrent le travail et le salaire d’un seul homme. Bientôt les substances employées dans les arts se multipliant, et leur nature exigeant des procédés différents, celles qui en demandaient d’analogues formèrent des genres séparés, à chacun desquels s’attacha une classe particulière d’ouvriers. Le commerce s’étendit, embrassa un plus grand nombre d’objets, et les tira d’un plus grand territoire ; et alors il se forma une autre classe d’hommes uniquement occupés d’acheter des denrées, pour les conserver, les transporter, les revendre avec profit.

Ainsi aux trois classes qu’on pouvait distinguer déjà dans la vie pastorale, celle des propriétaires, celle des domestiques attachés à la famille des premiers, enfin celle des esclaves, il faut maintenant ajouter celle des ouvriers de toute espèce et celle des marchands.

C’est alors que, dans une société plus fixe, plus rapprochée et plus compliquée, on a senti la nécessité d’une législation plus régulière et plus étendue ; qu’il a fallu déterminer avec une précision plus rigoureuse, soit des peines pour les crimes, soit des formes pour les conventions ; soumettre à des règles plus sévères les moyens de vérifier les faits auxquels on devait appliquer la loi.

Ces progrès furent l’ouvrage lent et graduel du besoin et des circonstances : ce sont quelques pas de plus dans la route que déjà l’on avait suivie chez les peuples pasteurs.

Dans les premières époques, l’éducation fut purement domestique. Les enfants s’instruisaient auprès de leur père, soit dans les travaux communs, soit dans les arts qu’il savait exercer, recevaient de lui le petit nombre de traditions qui formaient l’histoire de la peuplade ou celle de la famille, les fables qui s’y étaient perpétuées, la connaissance des usages nationaux, et celle des principes ou des préjugés qui devaient composer leur morale grossière.

Ils se formaient dans la société de leurs amis, au chant, à la danse, aux exercices militaires. À l’époque où nous sommes parvenus, les enfants de familles plus riches reçurent une sorte d’éducation commune, soit dans les villes par la conversation des vieillards, soit dans la maison d’un chef auquel ils s’attachaient. C’est là qu’ils s’instruisaient des lois du pays, de ses usages, de ses préjugés, et qu’ils apprenaient à chanter les poèmes dans lesquels on en avait renfermé l’histoire.

L’habitude d’une vie plus sédentaire avait établi entre les deux sexes une plus grande égalité. Les femmes ne furent plus considérées comme un simple objet d’utilité, comme des esclaves seulement plus rapprochées du maître. L’homme y vit des compagnes, et apprit enfin ce qu’elles pouvaient pour son bonheur. Cependant, même dans les pays où elles furent les plus respectées, où la polygamie fut proscrite, ni la raison ni la justice n’allèrent jusqu’à une entière réciprocité dans les devoirs ou dans le droit de se séparer, jusqu’à l’égalité dans les peines portées contre l’infidélité.

L’histoire de cette, classe de préjugés et de leur influence sur le sort de l’espèce humaine, doit entrer dans le tableau que je me suis proposé de tracer ; et rien ne servira mieux à montrer jusqu’à quel point son bonheur est attaché aux progrès de la raison.

Quelques nations restèrent dispersées dans les campagnes. D’autres se réunirent dans des villes, qui devinrent la-résidence du chef commun, désigné par un nom correspondant au mot de Roi ; celle des chefs de tribu qui partageaient son pouvoir, et des anciens de chaque grande famille. C’est là que se décidaient les affaires communes de la société, que se jugeaient les affaires particulières. C’est là qu’on rassemblait ses richesses les plus précieuses, pour les soustraire aux brigands qui durent se multiplier en même temps que ces richesses sédentaires. Lorsque les nations restèrent dispersées sur leur territoire, l’usage détermina un lieu et une époque pour les réunions des chefs, pour les délibérations sur les intérêts communs, pour les tribunaux qui prononçaient les jugements.

Les nations qui se reconnaissaient une origine commune, qui partaient la même langue, sans renoncer à se faire la guerre entre elles, formèrent presque toujours une fédération plus pu moins intime, convinrent de se réunir, soit contre des ennemis étrangers, soit pour venger mutuellement leurs injures, soit pour remplir en commun quelque devoir religieux.

L’hospitalité et le commerce produisirent même quelques relations constantes, entre des nations différentes par leur origine, leurs coutumes et leur langage : relations que le brigandage et la guerre interrompaient souvent, mais que renouait ensuite la nécessité, plus forte que l’amour du pillage et la soif de la vengeance.

Égorger les vaincus, les dépouiller et les réduire à l’esclavage, ne formèrent plus le seul droit reconnu entre les nations ennemies. Des cessions de territoire, des rançons, des tributs, prirent en partie la place de ces violences barbares.

À cette époque, tout homme qui possédait des armes était soldat ; celui qui en avait de meilleures, qui avait pu s’exercer davantage à les manier, qui pouvait en fournir à d’autres, à condition qu’ils le suivraient à la guerre ; qui, par les provisions qu’il avait rassemblées, se trouvait en état de subvenir à leurs besoins, ’devenait nécessairement un chef : mais cette obéissance presque volontaire n’entraînait pas une dépendance servile.

Comme rarement on avait besoin de faire des lois nouvelles, comme il n’était pas de dépenses publiques auxquelles les citoyens fussent forcés de contribuer, et que, si elles devenaient nécessaires, le bien des chefs ou les terres conservées en commun devaient les acquitter ; comme l’idée de gêner par des règlements l’industrie et le commerce était inconnue ; comme la guerre offensive était décidée par le consentement général, ou faite uniquement par ceux que l’amour de la gloire et le goût du pillage y entraînaient volontairement ; l’homme se croyait libre dans ces gouvernements grossiers, malgré l’hérédité presque générale des premiers chefs ou des rois, et la prérogative, usurpée par d’autres chefs inférieurs, de partager seuls l’autorité politique et d’exercer les fonctions du gouvernement, comme celles de la magistrature.

Mais souvent un roi se livrait à des vengeances personnelles, à des actes arbitraires de violence ; souvent, dans ces familles privilégiées, l’orgueil, la haine héréditaire, les fureurs de l’amour et la soif de l’or, multipliaient les crimes, tandis que les chefs réunis dans les villes, instruments des passions des rois, y excitaient les factions et les guerres civiles, opprimaient le peuple par des jugements iniques, le tourmentaient par les crimes de leur ambition, comme par leurs brigandages.

Chez un grand nombre de nations, les excès de ces familles lassèrent la patience des peuples : elles Furent anéanties, chassées, ou soumises à la loi commune ; rarement elles conservèrent leur titre avec une autorité limitée pour la loi commune ; et l’on vit s’établir ce qu’on a depuis appelé des républiques.

Ailleurs, ces rois entourés de satellites, parce qu’ils avaient des armes et des trésors à leur distribuer, exercèrent une autorité absolue : telle Fut l’origine de la tyrannie.

Dans d’autres contrées, surtout dans celles où les petites nations ne se réunirent point dans des villes, les premières formes de ces constitutions grossières furent conservées, jusqu’au moment qui vit ces peuples, ou tomber sous le joug d’un conquérant, ou, entraînés eux-mêmes par l’esprit de brigandage, se répandre sur un territoire étranger.

Cette tyrannie, resserrée dans un trop petit espace, ne pouvait avoir qu’une courte durée. Les peuples secouèrent bientôt ce joug imposé par la force seule, et que l’opinion même n’eût pu maintenir. Le monstre était vu de trop près, pour ne pas inspirer plus d’horreur que d’effroi : et la force comme l’opinion, ne peuvent forger des chaînes durables, si les tyrans n’étendent pas leur empire à une distance assez grande, pour pouvoir cacher à la nation qu’ils oppriment, en la divisant, le secret de sa puissance et de leur faiblesse.

L’histoire des républiques appartient à l’époque suivante : mais celle qui nous occupe va nous présenter un spectacle nouveau.