Gabriel - Volume 3 - Yves Roumiguieres - E-Book

Gabriel - Volume 3 E-Book

Yves Roumiguieres

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Beschreibung

Ursula, une archéologue audacieuse, s'empare d'un document secret, déclenchant une implacable traque des membres de l'Ordre. Alors qu’à des milliers de kilomètres, Gabriel et Aveline surmontent le vide laissé par la disparition de Nicolas.C’est au crépuscule d'une troisième attaque sanglante et dévastatrice, occasionnant la perte de milliers de vies, que l'identité de Gabriel et Aveline attire l'attention des Nations Unies, faisant d’eux les ennemis publics numéro 1. Mais dans les ténèbres, deux questions subsistent :Se seraient-ils trompés sur les véritables motivations d'Hyrésie ?Ont-ils commis l'erreur de sous-estimer la véritable nature de l’humanité ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Marié et père de trois enfants, Yves Roumiguieres est un passionné de cinéma depuis toujours. C'est ainsi qu'il se lance dans la littérature contemporaine et moderne avec l'envie de partager ses histoires propres, riches et atypiques, mêlant différents genres et époques. S'adonnant à tous les styles, sa plume spontanée et légère nous ouvre la porte d'un tout nouveau genre de roman, très imagé et rythmé, rivalisant avec les œuvres cinégraphiques actuelles, dont il est fan.


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Yves ROUMIGUIERES

 

 

Gabriel

Les liens du sang

Vol 3

 

Du même auteur

 

Hyrésie, Vol. 1

Hyrésie, l’embrasement d’Eretic, Vol. 2

Liberté d’exister

Désastre humain

Un vent de terreur

Lesly Rock

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cet ouvrage a été composé par les éditions La Grande Vague

et imprimé en France par ICN Imprimerie Orthez.

Graphisme de Leandra Design Sandra

Images libres de droits Pixabay/Pexels/IStock

 

ISBN numérique : 978-2-38460-111-0

Dépôt légal : Mars 2024

Les Éditions La Grande Vague

3 Allée des Coteaux, 64340 Boucau

Site : www.editions-lagrandevague.fr

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je tiens à exprimer ma gratitude à ma femme Natali, qui est la critique la plus exigeante et incisive que je connaisse. Elle a assisté au développement de ce roman avec une attention particulière. Et sans ses remarques, Gabriel n'aurait pas le visage que j'ai pu lui donner.

Un grand merci à Natali pour son soutien et ses conseils précieux.

 

 

Yves.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

France, sous le règne de Louis XIV, dit « Le Roi soleil ».

 

La Creuse était dominée par un ciel anthracite impénétrable. La tempête de neige s'était adoucie, laissant des flocons virevolter gracieusement dans l'air figé. L'étendue était maintenant drapée d'un linceul épais et immaculé. La forêt, tel un spectre vêtu de coton, se dessinait à perte de vue, sauf en un lieu bien précis.

À la lisière des bûchers éteints, là où la neige fondait mystérieusement, s'effaçant dans le sol, Nicolas perçut une anomalie. Malgré les jours écoulés depuis le dernier brasier, les cendres semblaient encore empreintes de chaleur. Une sensation troublante.

Debout dans son long imperméable noir, tiraillé par le doute, Nicolas scruta le cercle de terre noircie et dénudée. Il se pencha, déposant un genou dans la poudreuse, sa paume caressant le sol souillé. Une chaleur inattendue lui réchauffa la main. Mais en la retirant, la paume était tachée de sang. Qu’est-ce que cela voulait dire ?

Tout à coup, la terre dure sembla frémir sous ses pieds. Nicolas, perplexe, observa le sol se soulever lentement, dévoilant les contours d'une fine menotte. Alors, pour la première fois depuis des siècles, son cœur sembla s'animer devant cette scène inexplicable.

— Ce n’est pas possible, murmura-t-il.

Il la dégagea et empoigna la petite main glacée dégoulinante de sang et la tira précautionneusement vers la surface.

 

*

 

Péninsule de South Fork. Aujourd’hui.

 

La soirée touchait à sa fin, et le pub se vidait de ses derniers clients. Thomas, accompagné du lieutenant Thruman, avait reconduit Ethan et Léa, presque assoupis, jusqu'à l'hôtel. Gabriel, quant à lui, avait quitté le groupe pour s'accorder une pause cigarette, laissant Aveline seule en compagnie de McCarthy.

Tandis que les membres de son groupe rangeaient leur équipement, Aveline émergea de sa loge, drapée d'un châle sur ses épaules. Les deux serveuses et le barman s'affairaient à nettoyer la salle, effaçant les traces de l'animation passée.

Elle retrouva le lieutenant McCarthy qui l'attendait avec impatience près d'une table éclairée. Après les épreuves qui les avaient unis, suite à la disparition de Nicolas, ce jeune officier de police au charme intrépide s'était vu confier la noble tâche de veiller sur elle. Alors que Thruman avait pour mission de protéger les plus jeunes. Depuis plusieurs semaines maintenant, ils se croisaient chaque jour, se cherchant, se rapprochant, mais dans cette proximité naissante, une timide réserve persistait.

Aveline avait troqué sa tenue de scène sombre contre un simple jean et une chemise à carreaux. Ses cheveux blonds, libres, s'étiraient délicatement jusqu'à frôler ses omoplates.

— Le concert t’a plu ? s'enquit-elle d'un ton léger.
— Intéressant, hasarda-t-il.

Le regardant, la bouche entrouverte, elle fut surprise de ne pas recevoir la réponse à laquelle elle s'attendait. Devant sa réaction, il esquissa un sourire charmeur.

— Ok, c’était une tuerie, se laissa-t-il aller.

Sa veste pendait négligemment sur le dossier de sa chaise, et son insigne de police brillait sur son ceinturon à côté de son pistolet.

— Maintenant, c’est quoi la suite du programme ? demanda-t-elle en gloussant.
— En fait, je croyais que tu me le dirais, répondit-il avec un soupçon de timidité.

Face à son sourire, une cascade d'émotions complexes l'envahit, colorant ses joues, même si elle tentait de dissimuler ses sentiments. À chaque fois, elle essayait de dissimuler sa timidité, mais cette fois-ci, elle sentit en elle un élan irrésistible. Pour une raison inexplicable, elle était à la fois irrémédiablement attirée par lui et intimidée parses yeux doux et pénétrant qu'il posait sur elle. Cela avait assez duré. Elle devait briser la glace. Aveline prit une profonde inspiration, rassembla tout son courage, et se redressa fièrement sur son tabouret.

— Je crois qu’on devrait tout reprendre à zéro, fit-elle. Bonjour, je m’appelle Aveline.
— Cory.
— Alors, enchantée, Cory, lui retourna-t-elle en tendant la main. Quel est le programme de la soirée, lieutenant ?

Il la serra délicatement comme s'il craignait de la briser. Devant cette scène, ils éclatèrent de rire.

— On est ridicules, Cory.
— Tu as raison.

Il posa ses coudes sur la table.

— Et pourquoi ne me dirais-tu pas d’où tu viens ? C’est un bon début.

Elle marqua un bref arrêt.

— Tu veux que je te raconte mon histoire ?

À la vue de ce changement soudain de comportement, il se sentit embarrassé.

Il ne se doutait pas à quel point ses paroles étaient justes, car elle n'avait jamais accordé une telle confiance à quiconque, allant jusqu'à divulguer quelque chose d'aussi personnel. Dès leur première rencontre, Cory éveillait en elle non seulement une certaine loyauté, mais aussi une sérénité palpable qui la faisait doucement fondre. De plus, il connaissait sa véritable identité et savait qu'il ne la jugerait pas. Malgré cela, elle hésita un moment. Partager son histoire avec lui équivalait à dévoiler son intimité la plus profonde. Or, elle trépignait de tout lui raconter.

— Ne te sens pas obligée…
— Non, non… l’interrompit-elle. Ça va. Seulement, je ne peux pas te raconter mon histoire, sans te parler de celle de mon frère.

Il opina en silence.

— Comme tu le sais, je ne suis pas de la première jeunesse, fit-elle en roulant des yeux.
— C’est ce que j’ai pu comprendre, rétorqua-t-il en rigolant.

Elle retrouva son sérieux. Sa voix avait pris un ton plus sombre, presque vibrant.

— Tout a commencé au Moyen Âge, quand Eve, notre mère, a ressuscité notre père Baptiste. Ils sont aussitôt tombés amoureux, puis ils se sont installés en France, dans la région de la Creuse. Et, bien des années plus tard, Gabriel et moi avons vu le jour.

Cory buvait ses paroles.

— Comment était-elle ?
— Eve ? Eh bien, à l’époque, elle n’avait pas de tendance meurtrière si tu veux savoir. Non, elle était aimante, attentionnée, c’était la meilleure mère du monde. Nous avons vécu heureux tous les quatre, jusqu’au jour où des Templiers sont arrivés dans la région.

Une lueur sombre assombrit son visage alors qu'elle baissait les yeux vers son verre, faisant tournoyer distraitement le liquide à l'intérieur. Son pouls battait plus fort dans sa poitrine. Malgré la tristesse qui l'envahissait, elle décida de se confier.

— Je suis tombée malade. Un matin, maman s'est éclipsée dans le village voisin à la recherche de plantes médicinales, et là, deux chevaliers ont fait irruption chez nous. Je crois avoir perdu connaissance alors que mon père luttait contre l'un d'eux. Je me souviens que Gabriel me serrait dans ses bras, tournant doucement ma tête vers lui. Je ne pouvais pas voir ce qui se passait, mais j'entendais le combat acharné. Parfois, même dans mon sommeil, les gémissements de mon père résonnent encore dans mes oreilles, comme un écho lointain. Je me demande si je ne suis pas morte à ce moment-là. Les ombres de cette tragique journée enveloppent encore chacun de mes souvenirs.

D'un regard empreint de compassion, Cory déposa délicatement sa main sur la sienne. Elle redressa la tête, fixant intensément la fenêtre. À travers celle-ci, elle distingua la silhouette de son frère, le col de son cuir relevé, s'adonnant à une bouffée de sa cigarette.

— Tu sais, ce n’était pas le pire. Moi, j’étais morte, plus rien ne pouvait m’atteindre. Mais quand les Templiers nous ont brûlés sur le bûcher, Gabriel était encore en vie.

 

*

 

Nicolas dégagea délicatement le corps du jeune garçon des cendres souillées de sang pour le blottir contre ses cuisses. Tremblant et replié sur lui-même, l'enfant se recroquevilla dans une posture fœtale. Nicolas ôta sa veste et enveloppa le petit être avec délicatesse, sentant le sang affluer et le pouls de l'enfant battre d’une force désordonnée. Avec réconfort, il apporta au petit corps la chaleur nécessaire, parvenant à apaiser les battements frénétiques du cœur. Malgré tout, l'enfant, prostré, demeurait immobile.

Nicolas le souleva dans ses bras, avança dans la neige épaisse, laissant derrière lui une trainée, et se dirigea vers le village en amont de la colline. En même temps, les deux troncs calcinés s'enfoncèrent lentement dans la terre molle, s'inclinant l'un vers l'autre jusqu'à disparaître entièrement. Le liquide écarlate et les taches résiduelles qui corrompaient l'éclat immaculé de la neige s'estompèrent soudain, comme par enchantement.

Une brise se leva, un petit morceau de tissu blanc s'extrait des cendres et tourbillonna dans l‘air. Il s'agissait d'un fragment de la robe avec laquelle Eve avait un jour pansé la joue de son fils, égratignée par un cerf, des mois auparavant. Cependant, toute trace de sang de l’enfant avait mystérieusement disparu. Portée par le vent, l'étoffe dansa devant Nicolas avant de se perdre dans la teinte rougeoyante du soleil émergeant à l'horizon.

 

 

 

 

 

 

 

 

1rePartie

 

 

1

 

Venise, Italie. Deux jours plus tôt.

 

— Je l’ai ! marmonna Ursula Nalfe, excitée.

Ses lèvres tremblaient et ses yeux brillaient comme à la découverte d’un trésor. L’aspect jauni du document témoignait des siècles passés, l’épaisseur de la peau justifiait de son extrême fragilité. Elle l’effleura du bout des doigts, fascinée.

— Il est authentique…

Elle avait traqué cette information des années durant, ne songeant plus vraiment à la trouver un jour. Jusqu'à cette rencontre fortuite, une semaine plus tôt à Paris, où elle avait cédé aux insistances d'un individu mystérieux. Il était apparu de nulle part, au moment où elle s'apprêtait à abandonner son projet de recherche. Une rencontre improbable dans un café, offrant un plan détaillé d'un passage secret vers son objectif sur une serviette en papier. Puis il s'était volatilisé, aussi insaisissable à son départ qu'à son arrivée, sans la moindre présentation, et avec ce charme énigmatique. Comment savait-il ce qu'elle recherchait ? Comment connaissait-il cet endroit ? Comment la connaissait-il ? Malgré ses interrogations, elle avait mené sa petite enquête et découvert avec stupeur la véracité du passage indiqué. Toutes ses incertitudes s'étaient envolées à ce moment précis et elle avait pris un billet pour Venise.

Un mélange d'émotions l'avait envahie un court instant, qu'elle avait vite refoulé. Elle n'avait pas le temps de s'attarder, elle se devait de presser le pas. Elle jeta un coup d'œil rapide derrière elle pour vérifier que la salle était toujours vide. En hâte, elle protégea le parchemin dans du plastique et le glissa dans un tube en carton, qu'elle dissimula dans son sac. Elle referma le cadre vide en le remettant en place, puis elle effaça toute trace de son passage, posa son sac sur ses épaules et se dirigea vers la sortie. L'angoisse de voir les services de sécurité rappliquer lui noua l'estomac.

Elle sortit de la pièce stérile aux murs de verre, où les œuvres les plus précieuses de la bibliothèque étaient entreposées. La porte en verre se referma sans bruit derrière elle, glissant comme sur un souffle. Avançant dans le corridor, elle retira ses gants et les fourra dans ses poches. Mais un bruit la fit sursauter. À l'autre bout, deux agents en costume l'observaient, incrédules. Sans réfléchir, Ursula Nalfe prit la fuite, grimpant un escalier en colimaçon, poursuivie par les hommes en costume.

La bibliothèque était une attraction touristique majeure, regorgeant chaque jour de visiteurs. Un bijou de l'architecture et de la Renaissance vénitienne. Une coupole délicate de stucs et de fresques ornait le hall. Une scène dominait le plafond, représentant la Sagesse volant sur les nuages, jusqu'à ce qu'un meuble glisse dans un crissement de bois, et brise le silence.

Ursula émergea du passage secret, surprise par un groupe de jeunes lycéens en sortie scolaire. Rapidement, elle replaça le meuble, verrouilla les loquets, et poursuivit sa fuite, esquissant un sourire crispé aux observateurs perplexes.

Les magnifiques plafonds peints par sept artistes vénitiens attiraient les regards, mais Ursula traversa la salle sans s'attarder, en se dirigeant vers la sortie.

Vérifiant en arrière, elle constata que l'alarme n'avait pas encore retenti. Cependant, alors qu'elle entamait la descente de l'escalier principal, les hommes en costume surgirent du fond de la salle, heurtant les touristes sur leur passage.

Bien avant que l'ordre de la stopper ne résonne aux oreilles des agents de sécurité, elle franchit le portique du hall d'entrée, dévala les marches au risque de se briser une cheville, et s'échappa sous les arches finement ouvragées, dansant entre les volumes séculaires. Puis elle disparut dans la foule compacte de la Piazzetta San Marco.

Ses deux poursuivants déboulèrent en trombe, mais une muraille de touristes se dressant devant eux les freina dans leur élan.

— Merda ! railla le plus grand tout en balayant la place bondée derrière ses lunettes noires. Putta…

Les tables des restaurants et des cafés vibraient de la présence des estivants. Les touristes déambulaient, capturant l'essence historique de cette place, dominée par deux colonnes monolithiques en granit, évoquant les piliers massifs de bronze érigés pour Salomon par Hiram de Tyr. Sous la vigilance du Lion ailé de la Piazzetta San Marco, une silhouette quadripartite auréolée, tenant épée et livre, symbole de guerre et de paix, la place respirait l'histoire. En toile de fond, se dressait la majestueuse Bibliothèque Marciana, que venait de quitter Ursula.

Transpirante, elle ajusta ses lunettes qui glissaient, retira sa casquette, permettant à sa chevelure châtain clair de s'épanouir sous le soleil. Elle positionna son sac à dos sur sa poitrine, inspira profondément, simulant une détente ordinaire. Puis elle s'enfonçaHaut du formulaire dans la foule, s'efforçant de rester incognito.

Les deux hommes se fondirent dans la foule, scrutant chaque figure à la recherche de la jeune femme. Ils évaluèrent les personnes qui portaient des casquettes et celles avec un sac à dos. Ursula tenta de se frayer un chemin autour d'un groupe compact de sœurs émerveillées, revêtues de leurs uniformes ecclésiastiques, avec leurs robes noires amples et leurs voiles de soie qui entravaient son passage. Lorsqu'elle jeta un dernier coup d’œil dans leur direction, ses poursuivants s'étaient séparés, élargissant ainsi leur zone de recherche, et l'un d'eux se dirigeait inévitablement vers elle.

— Scusate1!, pressa-t-elle les ecclésiastiques.

Ses assaillants scrutaient attentivement les visages, balayant toute personne sur leur passage, telle une machine inarrêtable. Quand le regard du plus proche d’elle croisa le sien, il se rua immédiatement à sa poursuite, bousculant violemment quiconque se dressait sur son chemin. Les plaintes et les protestations atteignirent son complice, qui se précipita à sa suite dans la même direction.

Ursula se mêla à la foule, se dissimulant tel un plongeur sous l'eau, échappant habilement aux regards. Une des religieuses remarqua la jeune fille et établit le lien avec l'homme qui la pourchassait. Dans ses yeux, celle-ci comprit l’urgence de la situation.

L'homme abattit sa main sur le col de la jeune fille, la faisant pivoter. La jeune Chinoise, prise à tort pour Ursula, le repoussa vigoureusement, lançant des insultes en mandarin qui glissaient sur lui comme l'eau sur les plumes d'un canard. Serrant les dents, il l’écarta brusquement sur le côté. Les religieuses, se plantant devant lui, formèrent un rempart. Fixant le sol en prière, elles le contraignirent à reculer. Sans même s'en rendre compte, il se retrouva pris au piège.

— Scusate ! grogna-t-il d’un ton abrupt et pressant.

Une d'entre elles leva la tête. Lui, gonfla le torse. La femme resta immobile un moment, fière, inébranlable et sévère. Toutefois, les traits de son visage s'étirèrent face au pin's de la croix des templiers, épinglé sur le revers de sa veste. Elle l'observa, incrédule, les yeux pétillants, sans faire un geste.

— Scusi sorella2 ! insista-t-il.

Comprenant que les religieuses ne cèderaient pas, il s'ouvrit donc un passage au milieu d'elles, rongé par la frustration.

Ursula s'engouffra dans la Calle Salvadago, puis, quelques mètres plus loin, elle bifurqua dans la Calle Frezzeria. Se glissant furtivement dans un recoin, elle s'adossa au mur du bâtiment, jetant un coup d'œil rapide pour scruter la place. Même si ses poursuivants n'étaient pas visibles, elle sentait leur présence dans la foule. Des individus de cette envergure ne se décourageraient pas facilement, elle le savait. Désormais, elle devait redoubler de précaution et se fondre dans la masse.

Pour l'instant, personne ne la suivait. Elle réajusta son sac, enfouit son nez dans sa tenue et remit sa casquette. Sortant son téléphone de sa poche, elle tapa : Ufficio, Poste Italiane3. Un plan du quartier s'afficha en trois dimensions, lui offrant un itinéraire d'un kilomètre six. Elle se mit à courir, suivant le tracé virtuel bleu signalé. Elle devait se débarrasser au plus vite de son butin. Elle fila à travers les ruelles étroites, pourchassée par l'ombre des assaillants qui cherchaient à la capturer.

À l'écran, une jeune fille blonde apparut et le smartphone se mit à sonner. Elle répondit :

— Oui, dit-elle le souffle court. C’est bon, je l’ai. Mais deux hommes m’attendaient.

Le temps que son interlocuteur termine sa phrase, elle ajouta.

— Hors de question, je n'abandonnerai pas si près du but... Écoute-moi, toutes les cités que j'ai explorées aux Bahamas, au Pérou, en Inde, en Grèce, en Turquie et en Égypte, présentent les mêmes caractéristiques. Malgré leurs différences évidentes, elles ont été construites de la même manière avec les mêmes matériaux. L'ensemble des données archéologiques d'aujourd'hui indique qu'à cette époque, aucune ville n'existait sur terre, et pourtant, elles sont là sous nos pieds à l'instant même où je te parle... Et ce document prouve l'existence d'une civilisation bien antérieure. On ne peut pas abandonner maintenant.

Haut du formulaire

Bien qu’elle fût à court d’air, elle ne pouvait pas prendre le risque de s’arrêter. Elle reprit son souffle et poursuivit.

— C'est tellement évident qu'il est probable que ça a échappé à tout le monde... On doit faire analyser et dater cela... Avec ces résultats en main, et toutes les preuves scientifiques que j'ai recueillies, je te garantis qu'ils seront forcés de me croire... Je dois te laisser, je dois raccrocher, je dois prendre le bateau... Oui, je fais attention à moi, bye !

Arrêtée surun quai surplombant le Canal Grande, elle cacha un détail crucial à son ami le plus proche. Plus elle s'approchait de son objectif, plus elle ressentait cette terrible impression d'être prise au piège d'un danger imminent, risquant de compromettre sa recherche de la vérité. En tête, un groupe d'hommes mystérieux la pourchassait. Qui étaient-ils ? Pour l'instant, une seule certitude : ils n'étaient pas des agents de sécurité.

Je dois me séparer du parchemin au plus vite, songea-t-elle en vérifiant son GPS. L’itinéraire lui indiquait de rejoindre l’autre rive. Elle rangea son téléphone et grimpa dans une gondole.

 

Les deux hommes se dressaient fermement au sein de la foule, manifestement irrités d'avoir échoué. Les regards méfiants de la foule les observaient sans s'approcher. Le plus grand sortit son smartphone, fit glisser son doigt sur l'écran, geste aussitôt répliqué par son interlocuteur.

— She ran away4, dit-il avec un fort accent italien.

Un silence s’étira pendant quelques secondes, après quoi son interlocuteur répondit.

— What about the artifact5 ?
— I don’t know, sir.

 

— We’re going to do a satellite search. You come home6 !
— Yes, sir !

Sur ce, il raccrocha son téléphone et reboutonna sa veste.

— Danny, andiamo a casa 7, adressa-t-il à son équipier.
— Puttana ! s’emporta-t-il.

Les deux hommes revinrent sans leur butin sous les visages figés des vingt-quatre statues de mythes grecs et romains, soutenues par la corniche de la façade de la bibliothèque.

 

Un instant plus tard, une caméra de sécurité filma Ursula en train de sortir d’un bureau de poste et remettre son sac sur le dos avant de reprendre son chemin, les mains dans les poches comme si rien ne s’était passé.

 

 

Paris, France. Lieu inconnu.

 

Linda Labonté était la figure dominante dirigeant l'ensemble des commanderies et des dépendances européennes, établies En plein cœur de Paris. Vue de dos, sa silhouette pouvait s'apparenter à celle d'un ecclésiastique ordinaire de l'Église catholique, revêtue d'une tenue noire. Cependant, elle se distinguait par l'absence de col blanc, arborant simplement une chemise déboutonnée laissant entrevoir un tatouage, dont les contours évoquaient une croix pattée. Absorbée dans la lecture de textes anciens, Linda fut interrompue par le carillon de son téléphone, un modèle rétro des années cinquante. Elle quitta les hautes étagères de sa bibliothèque pour rejoindre son bureau et décrocha.

— Linda, c’est Augustin.

Augustin Labarthe était l’autorité dirigeant l'ensemble des commanderies et des dépendances américaines. Depuis l'ouverture du procès des templiers par Philippe IV le Bel à Paris en 1312, suivi de l'ordonnance officielle du pape Clément V dissolvant formellement l'Ordre, certains membres dissimulés s'écartèrent de l'influence de l'Église, demeurant pourtant fidèles à leur statut discrédité de Templiers. Cet héritage fut préservé à travers les générations, se maintenant au sein des familles des derniers survivants nobles de cette vendetta. Des années plus tard, ces mêmes lignées nobiliaires se rassemblèrent lors d'une soirée de carême pour discuter d'une réunification. Ils envisageaient la création d'un nouvel Ordre templier complètement indépendant de toute affiliation religieuse, offrant ses services dans l'ombre.

 

Une fois cet ordre des Templiers ressuscité, ils établirent rapidement des alliances avec la royauté, travaillant dans les coulisses des siècles durant sans éveiller l'attention du clergé. Néanmoins, avec le temps, ce nouvel Ordre fut également sollicité pour des missions confidentielles, voire singulières, par de hautes instances religieuses. Ainsi, traversant les âges, ils perdurèrent jusqu'à l'époque contemporaine, où le maître Augustin Labarthe, depuis son bureau à New York, contacta son amie, la maîtresse Linda Labonté.

— Quelle surprise ! Que me vaut ton appel ? demanda-t-elle en reposant sa plume sur son bureau et s’abandonnant dans son siège molletonné de style Louis IV.

Étant originaire de Québec, Linda parlait avec un accent doux et très prononcé. Mais depuis le temps qu’elle habitait en France, les expressions particulières et typiques liées au canadien avaient quitté son vocabulaire pour un français plus que correct.

— Je t’appelle pour une affaire importante.
— Je suis tout ouïe, mon petit Augustin.
— Depuis quelques mois, on surveille une jeune étudiante en archéologie.
— Tu fais dans le voyeurisme, maintenant ?
— Cesse tes sarcasmes. Elle a travaillé deux ans à Paris à l’INRAP (institut national de recherches archéologiques préventives) ...
— Je connais l’INRAP, Antoine…
—  … avant de se lancer en freelance…
— Arrête les préliminaires en tournant autour du pot. Qu’est-ce que t’a fait cette pauvre jeune étudiante pour que tu te donnes la peine de m’appeler ? La dernière fois, je croyais avoir été claire…
— Linda, c’est du sérieux. Cette fille accorde trop d’importance à la théorie des anciens astronautes.

Elle sourit.

— Mais enfin, beaucoup de scientifiques, des plus célèbres, croient en cette théorie fantasque…
— Écoute ! insista-t-il. Là n’est pas le problème. J’ai reçu un appel du conservateur du musée de Jérusalem qui nous a avisés qu’une jeune étudiante française avait découvert un artéfact dans le désert.

Linda se redressa. Son visage s’était figé subitement.

— De quelle nature est l’artéfact ? l’interrogea-t-elle d’un ton moins évasif.
— De celle qui a provoqué l’indignation des responsables des différents cultes chez nous. Je pense d’ailleurs que la CRCF (conférence des responsables de culte en France) ne va pas tarder à te contacter.
— En quoi ça les regarde ?
— La jeune Ursula Nalfe réside à Paris, donc la mission t’incombe.
— De quelle nature est la mission ?
— Elle doit disparaître.

Linda soupira en passant sa main sur son visage. Les révélations récentes l'avaient laissée perplexe, surtout en ce qui concerne leur implication dans la croisade de cette jeune femme.

— Bon, écoute…
— Non. Toi, écoute-moi ! Ce n’est pas tout. Elle a volé un document à la bibliothèque de Venise.
— Quel document exactement ? le questionna-t-elle.
— Un parchemin.
— Lequel ?!
— LE parchemin.

Il y eut un second silence de sa part, puis elle se leva.

— Tant qu’il ne nous est pas rendu, elle ne doit pas disparaître, déclara-t-elle. Est-elle consciente de ce qu’elle a entre les mains ?
— Je ne crois pas. Du moins, je ne l’espère pas.
— Écoute, l’Ordre s’est déjà perdu une fois en prenant ce genre de décision, et vous avez fait les mêmes erreurs lors des attaques de New York qui ont failli nous coûter très cher. Et je ne les réitérerai pas. As-tu vu son dossier ?
— Je vais te l’envoyer. Elle a obtenu trois maîtrises, à chaque fois elle a été major. Quatre prestigieux instituts ont essayé de la recruter, elle les a tous refusés pour l’INRAP…

Qui fait cela ? songea Linda.

— … puis elle a volé un des écrits les mieux protégés au monde et elle a semé nos hommes, poursuivit-elle.
— C’est exact.

Après quelques secondes de réflexion, elle reprit la parole.

— Elle est intelligente et n’a pas froid aux yeux, cela ne fait aucun doute. J’aime assez cela. Elle a un but… Mais lequel ? Ça reste à déterminer…

Après un autre moment de réflexion, elle poursuivit.

— Bon, je te propose une solution. On ne l’aura pas en nous montrant offensifs. Cette jeune fille nous a prouvé qu’elle avait des ressources.
— Je vois où tu veux en venir.
— Si on la recrutait, c’est ça ?

Nouveau silence.

— Je suis assez d’accord, Linda. Seulement, si elle refuse, on sera obligés de la faire disparaître, quoi qu’il arrive.
— Je me porte garante de l’opération, elle ne refusera pas. Il faut qu’on sache pourquoi elle a volé ce parchemin. Bon, je dirai au CRCF qu’on s’occupe de cette affaire.
— Fais attention, ils vont épier nos moindres faits et gestes.
— Je ne leur conseille pas. Tu oublies que nous sommes sur mon territoire. Ici, ils ont la main mise sur l’État, mais pas sur nous. Et s’ils opposent une résistance, je leur montrerai où est leur place sur l’échiquier.
— J’ai confiance. Je discuterai bien plus longtemps avec toi…
— Je sais, oui.

Elle esquissa un sourire.

— Au fait, Augustin, tu ne m’as pas dit, où se trouve-t-elle actuellement ?
— Toujours à Venise. Je vais t’envoyer par mail le nom de son hôtel, on la trace par satellite.
— D’accord. Je vais contacter la commanderie italienne et leur demander de nous la ramener.
— Si le CRCF se montre déterminé, je t’enverrai Gérald.
— D’ailleurs, comment se remet-il ?
— Il est de nouveau opérationnel.
— Et Nicolas ?
— Toujours pas de nouvelles. On ignore encore s’il a survécu.
— Et quelles sont vos intentions s’il réapparaît ?

La réponse tarda à arriver.

— Tu le sais aussi bien que moi, aucune décision n’a été évoquée. Son sort est toujours en instance…
— Je ne parle pas des grandes instances. Je parle de toi.
— Franchement... Je n’en ai pas la moindre idée.
— Juste une chose, si vous le croisez, n’oubliez pas que c’est vous qui avez versé le premier sang. Non lui. Il a été ton plus fidèle officier. Ses aptitudes n’en font pas plus un ennemi qu’un frère.
— Je prends en compte ce que tu me dis, comme toujours tu as raison.
— Néanmoins, concernant notre affaire, je garde ta proposition dans la manche. Mais on n’en est pas encore là. Force et courage Augustin.
— À toi aussi, ma chère.

Linda raccrocha le combiné. Plongée dans ses pensées, elle joignit ses mains en forme de pyramide devant sa bouche, les yeux écarquillés. Elle se devait absolument de localiser cette étudiante, de l'exfiltrer au plus vite et de lui assurer une nouvelle identité avant que le CRCF ne la repère de lui-même.

Quoi qu'il en soit, la récupération de ce parchemin demeurait une priorité incontournable. Le carillon de son téléphone retentit à nouveau.

 

 

2

 

Alors que les serveuses faisaient le ménage, et que le groupe rangeait ses instruments, Aveline prit délicatement une gorgée de sa bière, ses yeux capturant l'éclat brillant dans le regard de Cory. Une atmosphère chargée d'électricité enveloppait le moment, laissant présager une soirée empreinte de douceur et de souvenirs.

— Pourquoi ton frère est-il si distant avec tout le monde ? On a l’impression qu’il se marginalise sciemment.
— Marginal, ça il l’est, fit-elle d’un air amusé.
— Je ne comprends pas… Je veux dire, avec votre passé…
— Je sais ce que tu veux dire. Mais tu vois, le fait de ne pas pouvoir mourir n’est pas si cool que ça en a l’air, répondit-elle en toute franchise.

Il savourait chaque parole qu'elle prononçait, chaque syllabe qui l'incitait à entrouvrir la bouche, à étirer les muscles de son visage, à rehausser ses pommettes et à adoucir son regard tendre et évocateur. Sa voix glissait vers lui comme des notes de musique conduites par le vent. Sans le réaliser, ses yeux étincelaient. Une ombre passa sur le visage d'Avy. Hésitante, elle continua.

— On passe notre temps à rencontrer des gens, à s’attacher, et à les voir disparaître, Cory. Et ça c’est dur…
— Je peux comprendre que vivre plusieurs vies…
— … N’est pas si simple, le coupa-t-elle délicatement. Je sais que ça semble passionnant au premier abord, un fantasme pour certains. L’immortalité ! Waouh ! Mais crois-moi, voir disparaître les gens auxquels on tient, vie après vie, est traumatisant. Surtout quand on est seul.

Par-delà son voyage à travers le temps, l'émotion du déchirement de la perte d'un être cher, qu'il s'agisse d'un parent, d'un ami ou d'un amour, demeurait insaisissable pour Cory. Malgré ses nombreuses investigations sur des meurtres et sa proximité avec la mort, il n'avait jamais réellement exploré ce lien direct avec l'au-delà. De même, l'ombre d'un amour passionnel, celui qui vous révèle votre âme sœur et rend la vie sans elle dénuée de sens, restait un mystère insondable. Il ne pouvait que spéculer sur la douleur que cela devait engendrer.

— La vie n’a été tendre pour aucun d’entre nous, dit-il.
— Pour lui, tout a commencé le soir où je suis morte…

Cory resta pantois. Qu’avait-elle dit ?

— Nous étions tout petits… Et il s’agissait de la dernière fois que je voyais ma mère…

 

*

 

1587 apr. J.-C.

 

— Jereviensvitemapuce, la rassura Eve en posant sa main sur sa chevelure.

Elle scella ses tendres sentiments d'une caresse délicate sur son front perlé de sueur, un baiser maternel qui semblait apaiser chaque souci. Puis, se redressant avec la grâce, elle déposa une étreinte réconfortante sur Gabriel, assis au bord du lit. Aveline ne manqua pas de remarquer l'inquiétude qui se dessinait sur son visage. C'était une première, une manifestation inédite de son empathie, et cela ne fit que renforcer le lien particulier qui s'était tissé entre eux.

— Surveille-la, mon garçon, lui avait alors confié sa maman. Je reviensvite.

Baptiste, inquiet, s'approcha d'Eve qui agrippa un épais chandail en laine.

— Je ne suis pas rassuré de te voir partir toute seule, exprima-t-il du salon. C'est à moi d'y aller !

Eve fit une pause dans ses préparatifs et le regarda avec douceur.

— Je connais un court chemin à travers la forêt. Et on ne peut pas laisser les enfants seuls, répondit-elle en se roulant dans son chandail. Je serai vite revenue. En passant par la rivière, j'en ai pour moins d'une heure. Philippe ne va pas tarder à vous rejoindre.

Baptiste, incapable de dissimuler son inquiétude, agrippa les épaules d'Eve.

— Et si tu tombes sur ces chevaliers ?

Eve esquissa un sourire rassurant.

— Je ne les croiserai pas, si je fais vite.

Le regard de Baptiste fut pris d'une profonde préoccupation. Il relâcha ses épaules, mais son regard persistait à exprimer ses craintes. Toutefois, il savait qu'il était difficile de dissuader Eve une fois qu'elle avait pris une décision.

— Prends soin de toi, mon amour. Reviens vite, murmura-t-il, laissant échapper un soupir.

Elle lui offrit un baiser chargé d'émotion avant de s'éloigner sans se retourner. Depuis la fenêtre, Baptiste la contempla avec un mélange de fierté et de nostalgie. Déterminée, elle monta à cru sur le cheval. Le tableau de sa femme, une vision unique de grâce et de courage, ses jambes se posant de chaque côté de sa monture comme une affirmation de sa force intérieure. Un sourire traversa le visage de Baptiste en observant cette scène. Elle s'éloigna au galop à travers la forêt enneigée, laissant derrière elle un vide. À cet instant, il était loin d’imaginer qu’il ne la reverrait plus jamais.

Le visage de Baptiste disparut de la fenêtre, tandis que des paires d'yeux les espionnaient en lisière de la forêt. À l'ombre des feuillages, des silhouettes se confondaient dans le manteau neigeux, leurs regards perçants.

Au bout d’un moment, on frappa à la porte. Baptiste alla ouvrir.

— Ah, Philippe !
— Comment va la petite ? s’enquit-il en glissant un regard dans la chambre.

La fillette était d'une pâleur fantomatique, son visage luisant de sueur, une triste image de vulnérabilité. Les signes d'une préoccupation profonde se dessinaient sur le visage du jeune garçon. Elle toussa, une quinte si sèche qu'on aurait dit entendre une râpe crissant sur du bois, un écho de sa santé précaire.

— Je ne sais pas… Eve est partie chercher des herbes médicinales.

Ils s’installèrent à table, Baptiste lui servit de l’eau chaude et du thym.

— Merci. Je l’ai vue partir en descendant. Mais je ne sais pas si c’est très prudent avec ces chevaliers qui rôdent dans le coin.
— Je lui ai dit ! Mais tu la connais, que voulais-tu que je fasse pour l’en dissuader ? rétorqua-t-il en dirigeant son regard en direction d’Aveline, allongée, à demi consciente.
— C’est vrai.
— Puis, force est de constater qu’elle connaît la forêt mieux que quiconque. Et puis, des templiers… Si l’Ordre s’était reformé, on en aurait entendu parler.
— D’autres renseignements sont parvenus à Marius de la part des villages voisins. Ces trois hommes recherchent une femme.

Des mots qui piquèrent l’attention de Gabriel.

Une incertitude glaçante s'empara de Baptiste, son regard scrutant Philippe. Parmi toutes les femmes du royaume, quelle probabilité y avait-il pour qu’Eve soit celle recherchée ? C'est à cet instant qu'une pensée sinistre s'insinua dans son esprit. Elle n'avait jamais vraiment expliqué les raisons de son départ précipité de sa famille, une famille dont il n'avait jamais aperçu la moindre ombre. Non ! se dit-il, sentant une paranoïa sourde s'installer. Cette histoire était en train de semer le doute dans son esprit.

— Elle va vite revenir, se rassura-t-il.
— Dès qu’elle sera de retour, je vous monte au village, vous y serez en sécurité.
— Avy, murmura Gab en lui serrant la main.

Elle tourna péniblement la tête, des perles de transpiration s'étalant sur son oreiller. Son teint livide et les cernes qui encadraient ses yeux mi-clos la défiguraient. Chaque souffle semblait émerger avec une rugosité inquiétante, sa respiration devenant rauque dans l'atmosphère étouffante.

— Je crois qu’ils recherchent maman, lui glissa-t-il à l’oreille.
— Pourquoi ? nasilla-t-elle avec un sifflement qui se perdit dans sa poitrine.
— Tu sais bien, à cause de ses pouvoirs.
— Je sais pas…

Devant sa fragilité évidente, il prit délicatement sa main entre les siennes, lui offrant une caresse réconfortante.

— Je ne comprends pas pourquoi elle ne te soigne pas elle-même…
— Avec papa et Marius, elle ne prendrait pas le risque, tu sais bien.
— Même… Elle pourrait…
—  J’ai confiance en elle. Elle ne me laissera pas.
— Tiens bon, alors. Elle va vite revenir.
— Je vais essayer… Mais je suis très fatiguée…
— Alors repose-toi, je veille sur toi, petite sœur. Il ne t’arrivera rien, tant que je serai à tes côtés.

Une larme de douleur glissa le long de sa joue tandis qu'elle esquissait un sourire, comme une tentative de le rassurer malgré la souffrance qui l'embrasait.

— J’en suis sûre, Gab...

Gabriel était profondément perplexe face au choix de sa mère de persister à ne pas utiliser ses pouvoirs. De la voir s'entêter à ne pas exploiter ses dons, cela le perturbait. Pour lui, c'était une énigme déconcertante. Comment pouvait-elle ignorer, semblait-il penser, que cette maladie ne pouvait pas être guérie simplement par des remèdes naturels et des plantes ?

L’incompréhension grandissait en lui, comme une ombre. Il se demandait si sa mère percevait réellement la gravité de la situation ou si elle s'accrochait à une croyance qui, à ses propres yeux, semblait trop idéaliste. Ce questionnement laissait une empreinte palpable dans l'atmosphère, créant un fossé de perplexité entre Gabriel eeux, dont les convictions divergeaient.

Soudain, Baptiste, Philippe, Aveline et Gabriel furent surpris par un fracas. La porte d'entrée s'ouvrit brusquement, laissant place à l'irruption d'un templier qui campa fermement dans l'embrasure. Derrière son heaume, ses yeux perçants étincelaient à la lumière du jour, brillant telles deux petites billes incandescentes. Sans prononcer un mot, il se rua sur Baptiste.

Philippe, dépourvu de réaction, vit un second chevalier fondre dans le vestibule, armé d'une longue épée. Par pur réflexe, il lui envoya le contenu de sa boisson chaude sur les yeux et s'éloigna rapidement. L’intrus émit un grognement, contraint de frotter ses paupières à travers son casque métallique.

Pendant ce temps, Baptiste projeta son tabouret vers la lame grise qui se précipitait sur lui. D'un mouvement fluide et rapide, le chevalier pivota, contournant l'attaque pour le neutraliser.

Quant à Philippe, retranché au fond de la pièce, il eut à peine le temps de distinguer un éclair blanc fendre l'air.

— Non ! ragea Baptiste avec fureur.

Coincé derrière la table, il se sentit impuissant à sauver son ami alors que son agresseur, avec une frappe dévastatrice, le trancha de la tête aux pieds à l'aide de son imposante épée. L'acier s'arrêta net au niveau du nombril, heurtant le ceinturon avec un impact retentissant. Dans un mouvement brusque, le templier retira la lame, ternie de sang. Le corps inerte rebondit brutalement sur la table avant de s'effondrer lourdement au sol.

Gabriel serra sa sœur avec une force protectrice, la recouvrant de son propre corps.

— Qu’est-ce qui se… tenta-t-elle de dire. Tu m‘étouffes...

Ses yeux s'affolaient, essayant de déterminer l'origine du bruit.

Armé d'un couteau de cuisine, Baptiste livrait une bataille acharnée contre le premier agresseur, le maintenant sous contrôle, l'empêchant d’utiliser son arme.

Lorsque Gabriel tourna la tête, il eut l'impression que le temps se figeait. Son père se lançait avec ferveur dans un duel contre deux chevaliers issus des légendes. Il abandonna sa lame et brandit un tisonnier de fer chauffé, l'utilisant comme une arme. Avec sa main opposée, il lança une autre chaise à travers la pièce après une attaque, puis frappa violemment le casque d'un des assaillants avec l’attisoir, parant une attaque à l'épée avant de repousser violemment son ennemi. Son père devenait un héros. Il se battait avec la férocité d'une bête.

Gabriel sentit le corps de sa sœur s'affaisser dans ses bras. Quand sa tête retomba, Baptiste s'effondra à genoux. Lâchant le tisonnier, il pressa ses mains sur son abdomen.

— Non, non, non, Avy… Réponds-moi… gémit Gab en secouant le corps inerte de la jeune fille. Je t’en prie…

Toujours conscient, Baptiste venait de se faire lui aussi éventrer d’un revers de lame et une flaque de sang s’élargissait sous ses genoux. Les deux chevaliers se dressaient au-dessus de lui, le regard sombre, insondable. À leur respiration, ce père de famille et fermier leur avait donné du fil à retordre, inspirant un certain respect dans l’esprit des guerriers.

— Tu t’es battu avec bravoure. Mais le sort a voulu que tu abrites une créature venant tout droit des enfers, proféra le plus massif des deux.

Des mots qui resteront gravés dans l’esprit de Gabriel.

— Nous ne sommes pas là pour toi.
— Tu ne nous intéresses pas, on la veut elle, grogna le second.
— Vous n’aviez pas besoin d’utiliser la force… prononça Baptiste, la voix tremblante. On ne vous a rien fait.

Le templier le plus chétif s'accroupit à sa hauteur, le regardant empreints de compassion.

— Ta femme s’est jouée de toi, lui dit-il calmement. Tu n’y as vu que du feu. Tu n’es qu’une victime de sa diablerie.

Baptiste rassembla ses dernières forces pour rétorquer le plus dignement possible malgré la douleur. 

— Dans ce lieu… les seuls criminels… c’est vous ! Si votre dieu… (il grimaça) vous a dicté de vous en prendre à des familles innocentes… c’est peut-être que vous ne ployez pas le genou devant le… bon… dieu.
— Nous sommes là pour purifier le monde d’une hérésie. Pour rétablir l’ordre des choses. Et nous allons nous débarrasser de ce monstre ainsi que de sa progéniture.

À la réponse du templier, il n’arriva plus à prononcer un seul mot. Les mains dans ses entrailles, des larmes de rage roulèrent sur ses joues.

— La gamine est morte ! envoya le second étranger de sa voix grave et ronde.

Gabriel leva un regard rageux vers le géant casqué, une imposante masse de près de deux mètres de hauteur. Dans cet instant, Baptiste, tentant péniblement de se relever, s'effondra, noyé dans une mare de sang. Sa main droite, tendue vers la chambre, il portait un masque de terreur figé sur son visage. Sa dernière vision fut celle de son fils luttant, s'accrochant au bras du chevalier, avant que ce dernier ne l'agrippe violemment à la gorge. Gabriel se débattait avec acharnement, comme une proie prise à l'hameçon. Malgré ses coups de pied et ses tentatives désespérées pour frapper le bras de son agresseur, c'était comme cogner un mur de pierre. Devant l'inutilité de ses efforts, Gabriel opta pour une ultime tentative. Il abandonna toute résistance et ferma les yeux.

Entre-temps, l'autre chevalier récupéra son épée, ayant fini dans la cheminée, le métal rougeoyant de la chaleur des flammes. Il se dirigea vers le fond de la maison, en direction du lit.

Face à son assaillant, Gabriel tendit la main vers le corps inerte de son père, paume ouverte, comme un geste de supplication. Malgré cela, une sensation étrange parcourut le bras de l’homme. L'enfant semblait plongé dans une intense concentration, en transe.

Perplexe, le chevalier le contempla, curieux. Soudain, le sang qui imprégnait le sol autour du chef de famille commença à frémir et à bouillonner, comme dans une marmite sur le feu.

— Ce n’est pas normal !

En une ébullition croissante, des bulles de plus en plus imposantes éclataient à la surface, agrandissant la flaque centimètre par centimètre. Cet enfant possédait une force, un pouvoir, émergeant directement des entrailles des enfers.

— Qu’est-ce… ? se demanda-t-il en reculant, effaré.

Au bout d’un moment, le templier eut l’horrible sensation de tenir une plume au creux de sa main, l’enfant lévitait dans les airs. Il fit un second pas en arrière, et dans un accès de peur, il frappa Gab si fort au visage avec sa main opposée, que le garçon tomba dans les limbes de l’inconscience. Le petit corps se relâcha. Surpris par la retombée de son poids, il le prit dans ses bras.

Il demeura un moment à contempler le sang, qui avait retrouvé sa limpidité, telle une mer apaisée après le passage d'une tempête.

— Le père est toujours en vie, fit son compagnon en se tournant vers lui.

Le chevalier resta mutique. Gabriel, inconscient, tout danger paraissait être écarté.

— Il n’en a pas pour longtemps, ajouta-t-il d’un ton sans expression.
— En tout cas, la petite est morte. En tout cas, la petite est morte. Quoi ? s’étonna-t-il en le voyant silencieux. Tu m’écoutes ?! Tu m’écoutes ?!
— Oui, oui. On la prend avec nous, dit-il en chargeant Gabriel sur son épaule, tel un pantin de tissu.

Sous son casque, ses yeux trahissaient la peur. Tiraillé par un mauvais pressentiment, il décida d’un plan.

— Eh, ça va ? lui demanda son collègue. Tu as l’air bizarre.
— Oui, j’te dis. Leur mère ne va pas tarder à revenir. On remet la maison en état et on brûle les corps jusqu’à la dernière cendre.
— Et le mari ?
— On va le cacher derrière avec son ami. Que l’on gagne ou que l’on perde, quelque chose me dit que la bataille qu’on s’apprête à mener va retentir dans l’éternité.

Pendant qu’un troisième templier remettait le salon en état, les deux hommes transportèrent le jeune garçon et sa sœur en contrebas du flanc de la colline, derrière un hameau. Avec leurs épées, ils brisèrent la terre gelée et y logèrent des planches en bois sec trouvées à l’arrière de la maison dans un petit cabanon. Ils y ficelèrent les enfants et les badigeonnèrent de graisse de porc récupérée la veille, qu’ils avaient conservée dans une besace en peau. Puis ils y mirent le feu.

Le bruissement des flammes et l’odeur de brûlé attaqua les narines sensibles de Gabriel qui ouvrit les yeux. La fumée âpre l’agressa aussitôt. Des flammes lui léchaient le visage. Il toussa et essaya de se dégager de ses liens, mais ces derniers, étant bien trop serrés, lui permettaient de bouger seulement la tête. Puis, sur sa droite, il vit le corps de sa sœur qui se consumait, en proie aux flammes.

Devant les deux chevaliers, Gabriel réalisa. Pris de panique il se mit à pleurer, à hurler et s’acharna à se balancer en espérant faire casser le morceau de bois contre lequel il était ficelé. Tôt ou tard, les flammes l’affaibliraient et il pourrait s’en défaire. Puis de retour, sa mère le soignerait. Sa mère les soignerait tous les deux.

Il était là, implorant le nom de « Maman !» avec une intensité dévorante, jusqu'à ce que l'épaisse fumée l'enveloppe, obstruant ses poumons. Soudain, une toux violente le secoua, ses yeux brûlants se remplirent de larmes. Les flammes, avides et agressives, griffèrent sa chair, s'accrochant à ses chevilles, et ses vêtements s'embrasèrent instantanément. Ses cheveux, sa peau, tout était englouti par le feu vorace. Par moments, une douleur lancinante lui traversait le corps, c’était une sensation glaciale de terreur absolue. L'air lui manquait, ses forces se consumaient. La douleur, si atroce, finit par l’engourdir. Alors, le crépitement hypnotique des flammes l'emporta.

 

*

 

Les larmes inattendues d'Aveline vinrent comme une vague d'émotion, touchant Cory, tiraillé par un sentiment de regret. Il ne voulait pas être la cause de sa tristesse, et pourtant, la peine qui transparaissait de la figure d'Aveline était incontournable.

— Désolé, si j’avais su…

Cory ressentit le poids de sa propre implication dans cette émotion. Il aurait préféré ne pas ouvrir cette porte douloureuse, mais il savait que parfois, comprendre le passé était un moyen de tisser des liens plus profonds. Alors, avec une délicatesse empreinte de dignité, il déposa une main chaude et réconfortante sur celle d'Aveline. Il voulait lui signifier qu'il était là, prêt à partager le fardeau de ses souvenirs sans jugement, offrant un soutien silencieux mais solide.

— Ne le sois pas. Ça me fait du bien de parler.

Il lui offrit délicatement un mouchoir en papier. Elle l’accepta volontiers et épongea ses joues et ses yeux trempés.

 

Alors qu'Aveline échangeait avec Carl, Gabriel se laissait emporter par la tranquillité de la nuit, créant des volutes de fumée avec sa propre bouche. Les cercles fantomatiques, éthérés, prenaient forme devant lui pour ensuite s'évanouir dans le firmament étoilé.

Ces derniers jours l'avaient complètement vidé, mais surtout, l'avaient plongé dans un abîme émotionnel. Bien plus profond que ce qu'il révélait à son entourage : entre les retrouvailles avec sa mère biologique, une confrontation nécessaire, et la disparition de Nicolas et Agathe, figures parentales pour lui depuis des éons. Puis, la fin du monde... Ou du moins, la fin de l'humanité. Pour lui et les siens, cela n'aurait guère d'impact. Honnêtement, sa chute ne le tourmentait pas, cela n'aurait été ni un commencement ni une fin. Cependant, lorsqu'il se confrontait à la question de savoir si Eve avait accompli ses desseins, il préférait éluder le sujet. Malgré les intentions sombres d’Eve, il refusait d'imaginer qu'elle causerait l'extinction de l'humanité par sa main.

En revanche, se retrouver plongé dans une solitude extrême, sans attaches, sans repères pour se soutenir, se sentir abandonné, c'était une toute nouvelle expérience pour lui. Bien qu'il ait revendiqué son indépendance depuis longtemps, au fond de lui, la certitude d'avoir une amarre l'avait toujours rassuré, lui donnant la force d'avancer sans crainte. Pourtant, aujourd'hui, avec Aveline, ils avaient pris la place laissée vacante par Nicolas et Agathe, gravissant ainsi un échelon sur l'échelle familiale. Un rang qu’ils n’avaient jamais désiré, et qui, à l'époque, ne les intéressait guère. À présent, cette position venait avec un fardeau conséquent : celui d’éduquer et de veiller sur Ethan et Léa, leurs jeunes frère et sœur, comme Nicolas l'avait fait pour eux.

À cette pensée, le souvenir du jour où il fit recueilli par Nicolas émergea soudain du passé. Fixant l’extrémité incandescente de sa cigarette, il se laissa emporter dans un bond temporel.

 

*

 

À son réveil, Gabriel se trouva allongé dans une pièce obscurcie, sur un lit qui lui était étranger. Les volets clos laissaient filtrer les ténèbres à travers les fines fissures du bois. Une étrange sensation de mouvement le poussa à frotter ses yeux pour dissiper toute illusion.

À travers l'embrasure d'une porte entrebâillée, le crépitement régulier d'un feu de cheminée attira son attention, la lumière tremblotante projetait des ombres dansantes sur les murs. Prudemment, il posa ses pieds sur le sol chaud, se dirigeant vers la source lumineuse.

Un homme à l'aspect noble, presque chevaleresque, doté de cheveux semblables à des rayons de soleil, était assis dans un fauteuil défraîchi, fixant les flammes du foyer. À proximité, son carquois clouté reposait près de l’entrée, flanqué de son épée, tandis que sa longue veste cuivrée pendait élégamment au portemanteau. L'homme au visage sombre semblait absorbé par ses pensées, captivé par le brasier dansant.

Pourtant, la régularité lancinante du feu de cheminée raviva chez Gabriel une douleur incroyable. Les visions du bûcher surgirent brusquement dans son esprit, déclenchant une souffrance indescriptible. Le souvenir de cette expérience effrayante s'imposa à lui, comme figé dans une toile de tourment. La chaleur devenait un tourbillon insoutenable, une transpiration ruisselant sur son corps telle une ébullition dévorante. Les flammes, furieuses et voraces, le dévoraient sans merci, consumant chaque parcelle de son être. Il se trouvait plongé dans une fournaise, une fusion brutale de chaleur intérieure et extérieure, tandis qu'un hurlement inarticulé déchirait le silence oppressant. Sa peau se craquelait, sa chair se consumait, laissant entrevoir la blancheur dérangeante de ses os.

À travers le crépitement infernal de la cheminée, il entendait le son de ses propres cris. Puis, dans un sursaut, il se réveilla, retrouvant la réalité, enveloppé dans les bras protecteurs du chevalier qui, par sa présence réconfortante, dissipait peu à peu les vestiges oppressants de ce rêve terrifiant.

— Calme-toi mon grand, c’est fini. C’est fini… le rassura-t-il.

Gabriel, reprenant lentement ses esprits, affichait un visage livide, figé par la terreur. Ses lèvres étaient sèches, témoignant de l'épisode traumatisant qu'il venait de vivre. La douleur s'était dissipée, presque comme par enchantement. Une brise fraîche, mêlée à la sueur qui le recouvrait, caressait sa peau, provoquant un frisson.

L'homme avait éteint le feu avant de se précipiter vers le jeune homme. Sa propre nervosité s'était apaisée. En enveloppant Gabriel dans une étreinte réconfortante, il lui tapotait le dos. Le simple contact de ses mains suffisait à apaiser toute sa détresse, transformant l'horreur du cauchemar en une atmosphère rassurante et de confiance.

— Viens t‘assoir, mon garçon. J’ai préparé du lait avec du miel.

Il tira le fauteuil contre la table, dos à la cheminée. La fumée s’étirait en décrivant la forme d’une clé de sol. Une fois installé, il lui tendit un bol rempli du breuvage chaud.

— Tiens, ça va t’aider à reprendre des forces.

Son ton était doux mais ferme. L’enfant s’exécuta. La délicate odeur du lait sucré remplit ses narines et appela ses papilles.

— Monsieur, qui êtes-vous ? demanda-t-il en toute innocence.

L’homme s’assit en face de lui.

— Nous sommes de la même famille.

Gabriel l’examina avec de grands yeux. Que voulait-il dire ? Il ne l’avait jamais vu. Pourtant, il prétendait être de la même famille que lui.

— Je suis ton oncle, Nicolas. Du côté de ta mère, ajouta-t-il en essayant de sourire.

La révélation ne sembla pas susciter de réaction particulière chez l'enfant. Après toutes les épreuves qu'il venait de traverser, l'innocence joyeuse qui caractérise habituellement les enfants semblait l’avoir déserté. Nicolas essaya d’attirer son attention autrement.

— Tu as son visage, prononça-t-il.

Le garçon, toujours mutique, avala une gorgée de son breuvage.

— Et toi, comment te nommes-tu ?
— Gabriel, monsieur, dit le gamin sans lever la tête.

Nicolas le regarda se replonger dans son bol qu’il tenait à deux mains. Le liquide crémeux et sucré lui procura une sensation de bien-être.

— Tes parents t’ont bien élevé, mais oublie le monsieur entre nous, Gabriel.

Un nouveau silence.

— Tu peux me regarder ?
— Savez-vous où est ma maman ? articula l’enfant en le contemplant craintivement.

Nicolas se recula, perplexe. Comment pourrait-il expliquer à cet enfant que sa mère, dans un acte impensable, venait de s'en prendre à des chevaliers du Temple avant de disparaître ? La question plus grande encore, la reverrait-il ? Face à ce dilemme, Nicolas opta pour une vérité édulcorée, une version de l'histoire que l'enfant pourrait saisir sans être submergé par la cruauté de la réalité. Et puis, sur le moment, il n’avait rien d’autre à lui dire. Les mots durs étaient inévitables, c’est alors qu’il chercha la façon la plus délicate de les formuler.

— Ta mère est partie au ciel avec ton père. Je suis navré.

Gabriel demeura impassible, prenant une nouvelle gorgée. En observant sa façon de faire face à l'adversité, de contenir sa souffrance, Nicolas ne put s'empêcher de voir en lui une réflexion de sa propre résilience. Ce jeune homme a du courage, pensa-t-il, reconnaissant la force intérieure qui animait Gabriel.

— Écoute, nous resterons ici, cette nuit. Et demain je t’emmènerai vivre avec moi.
— Je n’ai pas envie de partir, s’alarma l’enfant.
— Tu n’avais pas non plus envie qu’on tue ta famille. Pourtant ils sont partis, rétorqua Nicolas d’une voix douce et ferme.

Ses mots semblèrent n’avoir aucun effet sur l’enfant. Pourtant, il savait que cela n’avait pas été le cas. Les yeux vitreux du jeune garçon lui donnèrent raison.

— Et ma sœur ? ajouta-t-il en les essuyant d’un revers de main.

Nicolas fut frappé par la stupéfaction. C'était une information qu'il n'avait pas anticipée, une surprise qui le prit au dépourvu, faisant naître en lui une curiosité mêlée d'étonnement. Les pensées de Nicolas s'entrechoquèrent, alors qu'il devait assimiler un nouveau fait : le petit Gabriel avait une sœur.

— Tu avais une sœur ?

Le petit garçon opina tristement.

— Aveline. Ma sœur jumelle.

Nicolas revit dans son esprit le second bûcher. Ce n’était pas son père, mais sa sœur… Abasourdi, il le contempla sans proférer un mot. La présence de Gabriel lui permit rapidement de réaliser qu'entre les deux, c'était lui qui avait hérité des pouvoirs de sa mère. Cependant, demeurait la question cruciale : était-il conscient de cet héritage extraordinaire ?

— Veux-tu qu’on récite un psaume pour leur bénédiction ? Ou souhaites-tu leur dire adieu d’une autre manière ?
— Pas en latin.
— Pourquoi ça ?
— Le curé de notre paroisse racontait des histoires, je le ne comprenais pas. C’est maman qui nous les traduisait quand on rentrait à la maison.
— Voilà une chose fâcheuse à laquelle on va remédier. Viens avec moi.

Gabriel se leva, suivant Nicolas qui saisit sa longue épée. Il s'agenouilla et invita Gabriel à en faire de même. Délicatement, il replaça la large lame dans son fourreau, la disposant devant lui. La croix formée par ses gardes et le pommeau évoquait un crucifix. Nicolas trouva prématuré de lui expliquer l’histoire de cette épée emblématique, l’une des armes utilisées par les chevaliers croisés, mais il comprit que ce n'était pas le moment opportun. Gabriel découvrirait cela en son temps. Pour l'instant, il devait l'assister à surmonter sa perte de la manière la plus respectueuse qui soit.

— Ta famille a lutté pour ta survie, et ils doivent être traités comme des héros. Ferme les yeux.

La croix estampillée sur le pommeau le captivait, lui semblant étrangement familière... C'était la même que celle dessinée sur les vêtements des assassins de sa famille ! Un templier ! réalisa-t-il. Nicolas était un templier ! Un instant, son regard s'assombrit, empreint de méfiance. Ce n'était pas la panique qui s'emparait de lui, mais plutôt le désarroi. Il se figea, réalisant que si cet homme avait eu des intentions hostiles, il aurait déjà agi. Il ferma les yeux, cherchant à comprendre les implications de cette connexion inattendue.

— Seigneur, bénis cette famille et accueille-la dans ton paradis. Répands ta sainte lumière sur elle. Seigneur, place-les à ta droite avec les justes, et accorde-leur la paix de leur âme. Amen.
— Amen, répéta l’enfant.

Le lendemain matin, le cœur de Gabriel, désormais affranchi, rassembla le courage nécessaire pour accompagner Nicolas et s'ouvrir à sa nouvelle existence. Malgré cette libération intérieure, une pointe de suspicion demeurait. Il se lançait dans cette aventure avec un sentiment de liberté, mais aussi une prudence mêlée de méfiance.

 

*

 

Le dernier rond de fumée s’effaça dans l’air, suivi de quelques paroles que Gabriel adressa au ciel.

— Seigneur, bénis Nicolas et Agathe, et accueille-les dans ton paradis. Répands ta sainte lumière sur ces pieux chevaliers. Seigneur, place-les à ta droite avec les justes, et accorde-leur la paix de leur âme. Amen.
— Qu’est-ce que tu fous ? l’interpella Mickey embarrassé de ses cymbales de batterie. Quand tu veux, tu m’ouvres la porte du van.

Gabriel écrasa son mégot sous son pied et se leva.

— J’arrive, mon pote !

À une centaine de mètres, appuyée contre un tronc, Agathe distingua une silhouette qu’elle reconnut, nue et enduite de sable mouillé. Elle prit quelques secondes pour confirmer sa vision. Derrière ses cheveux raides et noirs qui tombaient comme des lames suspendues devant son visage, elle fronça les sourcils pour mieux la discerner. Gabriel ?

Des nuages de buée s’élevaient à chacune de ses inspirations, seule preuve de sa présence.

— G…Ga… G… Ga…

Frappée par le froid, elle frissonnait si fort qu'aucun son ne pouvait franchir ses lèvres. Muettes, ses cordes vocales semblaient devoir réapprendre à fonctionner normalement, tout comme le reste de son corps. Sa voix, aussi éthérée qu'un fantôme, s'éteignit dans les ténèbres. Un silence oppressant enveloppait l'obscurité, ne laissant rien transparaître de ce qui allait se dérouler dans l'ombre glaciale.

Invisible dans le décor, Gabriel apporta son assistance sans même percevoir la présence d'Agathe, qui était sur le point de s'évanouir de froid.

 

 

3

 

Venise, Italie.