Hyrésie - Volume 1 - Yves Roumiguieres - E-Book

Hyrésie - Volume 1 E-Book

Yves Roumiguieres

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Beschreibung

Un soir, Ève révèle à son époux Thomas, un terrible secret, en évoquant un mystérieux pouvoir qui réside en elle. Ébranlé par ses révélations, il commence à remettre en question les raisons de leur mariage, quand les autorités font irruption et interpellent violemment Ève. Mais sur le chemin du commissariat, Thomas découvre que les agents fédéraux sont des imposteurs à la solde d’un Ordre ancestral toujours actif.

Débute une course poursuite infernale dans les rues de New York, en quête de la vérité. Qui est en réalité cette femme, la mère de ses enfants ? Pourquoi toutes ces révélations ? Quel pouvoir peut-elle bien dissimuler ? Des questions qui ébranleront les fondements même de toute l’humanité.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Marié et père de trois enfants, Yves Roumiguieres est un passionné de cinéma depuis toujours. C'est ainsi qu'il se lance dans la littérature contemporaine et moderne avec l'envie de partager ses histoires propres, riches et atypiques, mêlant différents genres et époques. S'adonnant à tous les styles, sa plume spontanée et légère nous ouvre la porte d'un tout nouveau genre de roman, très imagé et rythmé, rivalisant avec les œuvres cinégraphiques actuelles, dont il est fan.

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HYRESIE

Vol 1

Du même auteur

Erétic, l’embrasement d’Hyrésie

Liberté d’Exister

Désastre Humain, épisode 1

Un vent de terreur

Cet ouvrage a été composé et imprimé en France par les

Éditions La Grande Vague

Site : www.editions-lagrandevague.fr

3 Allée des Coteaux, 64340 Boucau

Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle réservés pour tous pays.

ISBN numérique : 978-2-38460-001-4

Dépôt légal : Mai 2022

Les Éditions La Grande Vague, 2022

À ma mère, partie trop tôt.

L

a surface du monde, un chaos faisait rage. Sous la voûte nuageuse aux formes fantomatiques, la nature paraissait se tordre. L’océan s’était transformé en un monstre rugissant. Ses vagues furieuses et bouillonnantes jaillissaient du plus profond des mers etfrappaientsiférocement les rochers qu’elles donnaient l’impression de les repousser. Couronnées de blanc elles ne cessèrent de gifler avec furie les falaises, bien décidées à ne ployer devant leur ennemi.

Comme une apparition soudaine, sur les hauteurs de ce gouffre impétueux, une pointedeverduresemitàscintillertelunpharedansdelanuit, éblouissant les ténèbres de son éclatantelumière.

Enhaut des falaises dominantes,sedressaitun arbre.Sesbranches nues comme des éclairs pétrifiés, paraissaient défier le ciel, tel un chevalier brandissant son épée face auxténèbres, prêt à défendre la vie.

C’est dans cet âtre, bien au chaud, qu’elle fit son apparition, silhouette gracile recouverte d’une fine pellicule de mousse verte. Loin du chaos et lovée comme un serpent dans les épaisses racines noires, ce qui semblait être une fillette d’une dizaine d’années aux cheveux d’un blond immaculé, dormait profondément…

*

Aujourd’hui, dans l’état de New York.

Le regard lointain, le visage sans expression comme pour masquer son anxiété, Eve contemplait le foyer de la cheminée. Lapointedansantedesflammesluiévoquaitlesfalaisesténébreuses dupassé.Depuis un certain temps, ellesentait un fourmillement dans son ventre, elle était consciente que sesvieuxdémonsmenaçaientderemonter à la surface, pour à nouveau l’entraîner vers les abysses. Mais bien décidée à ne pas reproduire les mêmes erreurs, elle avait cette fois-ci pris la pénible décision de tout révéler à son mari. Une telle révélation n’était pas facile à raconter, et encore moins à entendre. Comment va-t-il réagir ?songea-t-elle. Ilva penserquejesuisfolle. Néanmoins, aujourd’hui lechoixluiavaitétévolé,etelledevaitfaireface.Ilenallait de la survie de safamille.

— Au bout de trois longues expirations, son estomac se relâcha. Les bras croisés sur sa poitrine, le cœur battant la chamade, elle inspira profondément avant de se jeter à l’eau.
— La vie est bizarrement faite, Thomas, déclara-t-elle.
— Que veux-tu dire par là ? l’interrogea son mari, assis dans son fauteuil et sans lever les yeux de son journal.
— Alors que vous ne vous rappelez pas le jour de votre naissance, moi au contraire je m’en souviens dans les moindres détails.

Unesecondedesilence.Les flammes de la cheminéedansaientsur sonvisagefermé.Elleapprochasamaincommepourseréchauffer. Elle lui tournait le dos.

— Aussi fou que cela puisse paraître, cela s’est passé dans le creux sombre d’un arbre millénaire.

Thomas s’arrêta de lire un instant, et fit de grands yeux étonnés dans sa direction.

— Je me souviens de cette douleur qui me paralysait, poursuivit-elle, comme si mon corps s’embrasait tout entier. À chaqueinspiration,uneintensebrûluremedéchiraitlapoitrineetchaquebattement demoncœurétaitcommeuncoupdemarteau.Jen’étaisqu’unnouveau-né… ladouleur… laterreur…?

Sa poitrine se resserra. Jamais elle n’avait imaginé entendre sa voix prononcer ces mots, et encore moins que quelqu’un les entende. Elle jeta un regard inquiet vers Thomas. De toute façon, il était trop tard pour faire marche arrière. Nerveusement, elle caressa les courbes de la rose noire tatouée sur le dos de sa main avec l’index.

— Parfois, dans mon sommeil, j’entends encore le bruit perçant de mon hurlement… Un hurlement dedouleur.

Cesouvenirseperditenéchodanssonesprit,provoquantunfrisson le long de sa colonnevertébrale.

— Ma toute première image fut celle de cet arbre, ses immenses branchesétaientnues,acéréescommedesgriffesprêtesàdéchiqueter. Mon corps me faisait souffrir à chaque mouvement. Maisquand je me missurmesjambes, frêles et tremblantes,monattention futcapturéeparunechoseencoreplusétrange.Unechose,quemon espritneparvenaitpasàdéchiffrer et qui resterait gravée dans ma mémoire.Jemesuislongtempsdemandé ce que ça pouvait représenter.Puis unjour,jecompris. Ça me semble si évident aujourd’hui, mais à l’époque ça ne l’était pas du tout. Maintenant je peux affirmer que lescrevasses obscures et arrondies du bois s’entremêlaient d’une manière logique et raffinée, formant dans mon esprit, une marque, ou plutôt une empreinteindélébile. Puis brusquement, le sol trembla sousmes pieds. Un éclair illumina l’océan, puis un coup de tonnerre éclata tel que le ciel paraissait se déchirer. Et un autre éclair zébra le ciel. La peur m’envahit. Je compris alors que la falaise menaçait de s’effondrer, je devais m’éloigner.

Eve se détourna de la cheminée et vint s’agenouiller auprès deson mari. Elle le fixa.

— Devant moi, tout était si froid et si… hostile.

Thomas, immobile, ne répondit rien.

— Ce que j’essaie de te dire monamour…

Sa voix tremblait, et ses yeux se remplirent de larmes.

— Je ne suis pas la personne que tu penses avoirépousée.

*

Un éclair illumina l’océan gonflé qui s’assombrit aussitôt. Il s’élevait en montagnes de lames plus voraces les unes que les autres dans la convoitise de submerger les terres. Le vent hurlait comme le tonnerre.

La jeune fille éprouvait toutes les peines du monde à rester debout et devait s’agripper, de toute son énergie, au moindre rocher, à la moindre racine. La vie trouvait son chemin.

Pendant qu’Ève s’enfonçait craintivement dans les ténèbres, l’arbre bien décidé à la protéger prit une couleur cuivrée et les crevasses de son tronc se mirent à suinter. Ce furent au début quelques gouttes, mais rapidement le sang se mit à couler abondamment, corrompant le vert immaculé du sol, glissant en petites rigoles qui se rejoignirent en cascade. La terre, les rochers, puis enfin la mer. Le mélange, entre l’acidité de l’océan et le sang pur et chaud, provoqua une colonne de fumée comparable à celle d’une coulée de lave, coulée qui repoussa l’envahisseur.Le sang s’écoula à profusion telle une barrière infranchissable.

On pouvait apercevoir les formes arrondies de l’empreinte gravée dans l’écorce, cette dernière formait en lettres de sang unmot…

Hyrésie.

« Si le monde était une ruche, je serais votre reine. Votre sang est ma vie, il coule dans vos veines. Mais quand je le lui ordonne, il se déploie, et tue pour moi. »

Hyrésie

1

Une heure avant.

Les toits et les rues étaient recouverts d’une épaisse couche de givre.Lestrottoirsétincelaientcommesidesmilliersdepaillettesy avaient été éparpillées. Les rues, désertes, étaient éclairées par les halos de buée orangés deslampadaires.

Désertes, pas tout à fait. Au fond, le coin de la rue d’en face laissait entrevoir l’avant d’un 4x4 noir. Ce n’était pas la voiture de Roger nicelledesafemme !Etdetoutefaçon,lalumièrechezeuxétaitéteinte.Étrange ! Quelleidéedelaisserainsisavoituresousles fortesgelées.Evesesouvintdujouroùelleavaitdûgrattersonpare-brise durant un bon quart d’heure, les doigts engourdis et brûléspar lefroid,etcerisesurlegâteau,lavoituren’avaitmêmepasdémarré. Vous savez, quand on s’était laissé prendre une fois, plus jamais on n’oubliait derentrer savoituredans legarage ! Evesecoualatête.

— Tudeviensparanomapauvrefille,sedit-elle.

Elles’assuratoutdemêmequelesportesétaientverrouillées, éteignit l’écran télé, et partit coucher les enfants.

Avec leurs yeux d’émeraude, les jumeaux de dix ans étaient le portrait craché de leur mère. Deux trésors si semblables et pourtant sidifférents ! Quandsonpetitfeu folletdeLéafaisaitunebêtise, Ethan,naïf,volaitgénéralementàsonsecours,allantparfoisjusqu’à s’accuser à sa place. Mais il n’était pas aussi bon comédien qu’il le pensait.Malheureusementpourlui,lavéritéétaitgravéesursonjoli minois, et à chaque fois qu’il essayait de mentir, son corps lui, démontraitlecontraire.Alors,quandlapunitiontombait,carelletombait, personne n’était épargné. Léa pour la sottise, et Ethan pour avoir menti ou essayé de mentir, ce qui revenait au même. Mais dans ces moments-là, à chaque fois une vague dechaleur l’envahissait. Eve était bien plus émue qu’agacée, à vrai dire. Ilslui rappelaient tellement Aveline et Gabriel quelques siècles auparavant.

Eve entra dans la chambre de Léa. Commechaquesoir,Eves’assitauborddulitetremontalescouvertures jusqu’au menton de la fillette, avant de l’embrasser sur le front.

— À l’école, Inéa m’a traitée de voleuse, marmonna la fillette avec une moue de culpabilité qui n’échappa pas à sa mère.
— Ah bon, pourquoi ça ? l’interrogea sa mère avec les sourcils relevés.
— Elle m’accuse de lui avoir volé son manteau, ses gants et son bonnet. Et aussi sonécharpe…

Eve soupira.

— Noussommesenpleinhiver,lapauvre.Qu’a-t-ellefaitducoup?
— Elle est restée toute seule dans la classe, pendant que nous, on jouait à la bataille de boules de neige.
— Inéa,cen’estpaslafillequit’avaitcachétatrousselasemaine dernière ?

Léa acquiesça d’un air coupable.

— Évidemment, tu n’asrienàvoir avec ça ?

Le regard de Léa glissa derrière l’épaule de sa mère vers la chambre voisine, celle de son frère.

— Non…Regarde-moi et réponds-moi franchement !

Elleluipritlementonetredressasatête.Evefronçaitlessourcils.

— C’estpas ma faute, maman ! Elle l’avait bien cherché !
— Donc ta copine a raison.
— C’est pas ma copine. Et j’ai rien volé, je les ai justecachés.

Eve sentit l’exaspération la gagner.

— Et où ça ?

Léa se tortilla sans répondre.

— Léa,réponds-moi.
— Dans les poubelles, murmura-t-elle d’une voix à peineaudible.

Eve soupira de nouveau.

— Mais à lafin, tu lui as rendu ses affaires ?
— Ehbien…Léaremontalacouverturesursonnezd’unairencore plus coupable.
— Eh bien quoi !
— Les poubelles avaient étévidées.

Eve porta une main à son front.

— Tu astoutexpliquéàlamaîtresseau moins ?

La petite essaya de se défendre.

— Ethan était avec moi et on s’est dit qu’il valait mieux ne rien raconter. Detoutefaçon, c’était trop tard, non ?

Eve se leva, furieuse, et éteignit la lampe de chevet qui projetait des licornes bleutées sur les murs et le plafond.

— Je ne veux pas te voir te lever, même pour aller boire. Tu restes dans ton lit ettu dors. Tu asbien compris ?

Léa hocha la tête. Eve ferma la porte et traversa le couloir. Ethan avait anticipé la réaction de sa mère et éteint les lumières. Dans son lit, couverture remontée, il faisait semblant de dormir.

— Petit malin, souffla sa mère en refermant la porte. Tu ne perds rien pourattendre.

Eve regagna sa chambre et enfila sa robe de chambre noire en dentelle. Une tige épineuse était tatouée sur l’ensemble de son corps, s’enroulant autour de ses quatre membres, comme si elle suivait le tracé de chacune de ses artères. L’arabesque végétale s’achevait sur sa main droite par les cinq pétales d’une rose noire, imbriqués les uns dans les autres, dans un réalismesaisissant.

— Tu sais cequetafille aencorefait àla petiteInéa ?
— Non ! répondit Thomasdans l’écho dela salledebain.
— Elle a jeté ses affaires à la poubelle. Manteau, gants, enfin tout, quoi !
— Et qu’est-ce que cette pauvre petite avait fait à notre furie pour mériter ça ?
— La semaine dernière, elle lui avait caché satrousse.
— Fautavouerquecen’étaitpastrèsgentil!rétorqua-t-ilensouriant devant sa glace, tout en vérifiant si aucun poil ne dépassait de sonnez.
— Cen’estpasuneraison,Thomas ! Tunevaspasprendreparti pour elle, encoreunefois!

Thomas apparut dans l’encadrement de la porte de la salle de bain, il souriait.

— Non, évidemment. Je voulais simplement dire que Léa est une fille qui ne manque pas de caractère. Elle me rappelle quelqu’un, ajouta-t-il d’un tonamusé.
— Tuluipassestoujourstout,maislàc’estsérieux !Qu’est-ceque je vais direà samèresiellevient me voir !?
— D’accord, d’accord. Comment l’histoires’estfinie ?

Eve se laissa tomber sur le lit en soupirant.

— Heureusement, personne n’a rien vu et avec Ethan ils n’ontrien dit. Lesparents doivent êtrefurieux, moi jele serais à leur place !
— Écoute, c’estjuste desgamineries, ellenepensait pasàmal !
— Jesaisbien.Maisquisaitcequ’elleauraitpuluifaired’autre ? Ça commence comme ça etpuis…
— N’exagèrepas, cen’estpasune sorcière, non plus !

Eve ressentit un petit pincement au creux de son estomac. Étrange, comme parfois les mots…

— Àpart cesenfantillages,quevoulais-tu medire ?

Elle se redressa et remonta la bretelle de sa chemise de nuit qui avait glissé.

— Ça risque de prendre un peu de temps. J’ai allumé le feu, onsera plus à l’aise dans le salon.
— D’accord, j’enfile un peignoir et je terejoins.

Eveavaitminutieusementpréparécejour,leplusimportantaprès celui de leur rencontre un soir d’été, sur un pont à Vienne. Le jour où elle lui raconterait tout.

Plus tard dans la soirée.

Agenouillée, Eve regarda Thomas d’un air circonspect. Évidemment, tout cela ne devait pas être facile à accepter.

— Bienvenue dans mon histoire,osa-t-elle.

Il ravala un rire amer. Comment pouvait-elle espérer qu’il avale ça ?Et surtout, commentétait-il supposéréagir ? C’est insensé ! songea-t-il. Un arbre, une falaise ?... Un goût de métal se forma dans sa bouche.

Thomas se dirigea vers la cuisine, se servit un verre d’eau au robinetetlebutd’untrait.Au-dessusdel’évier,lafenêtredonnaitsur la rue. Le 4x4 noir était toujours stationné devant chez leur voisin Roger. Le givre commençait à blanchir lacarrosserie.

Près de la cheminée, Eve resta assise. Qu’avait-elle espéré ? Il n’était pas prêt, c’était évident. Mais maintenant qu’elle avait commencé, elle ne pouvait plus faire marche arrière. Elle rajouta deux rondins dans la cheminée tandis que Thomas l’observait en silence, l’épaule appuyée contre l’encadrement de la porte de la cuisine. C’estdudélire !Unquartd’heureplustôtelleseplaignaitdu comportementdeLéaetmaintenantellepartaitdansundélire surla nuit des temps, c’était quoi lasuite ?Desfées et deslutins ? Totalementabsurde !pensa-t-il.Qu’essayait-elledeluifairecomprendre, plutôt ? Là, étaitla réellequestion.

Eve se leva et vint lui prendre la main pour le mener au coin du feu. Thomas eut l’impression que la rose noire tatouée sur la main droite d’Eve s’était mise à luire d’une teinte plus cuivrée.

— Çava allermon amour ? Tu dois meprendre pour une folle !
— C’est ce que je penserais si j’étais à ta place…
— En effet,oui.
— Depuis longtemps j’ai cherché comment te parler de toutes ces choses et je crois qu’il n’existait pas de manière douce ou facile. Je tedemandejusted’êtrel’hommeouvertd’espritquejeconnais,que j’aime et que j’ai épousé, tout te semblera plus acceptable avec un peu derecul.
— Vraiment ?Eve,jet’aimeetjevoudraistecroire,maislàonbasculedanslaquatrièmedimension…c’est…complètementdélirant !
— Je ne suis pas folle et toi non plus, mon chéri, c’est juste que la vie et le monde ne sont pas aussi simples que ce que nous pensons. Mais quand tu y réfléchis, il y a seulement cent cinquante ans, sion avait dit aux hommes qu’ils iraient marcher sur la lune, ils auraient ressenticequeturessensmaintenant,non ? Alors,jetedemande de m’écouter et de me faireconfiance.

Eve avait la désagréable impression de se mettre à nu devant un étranger, cette gêne que l’on peut éprouver à son premier rendez-vous romantique. Mais le plus dur pour elle était d’affronter le visage sombre et soupçonneux de son mari, cela la bouleversait terriblement.

Mais elle devait affronter cela, ce n’était qu’une question de temps, avant que quelque chose d’encore plus terrible n’arrive. Il était nécessaire qu’elle les prépare, lui et les enfants.

— D’accord, vas-y, jet’écoute.

Elle reprit doucement.

— Jesuisrestéeseuletrèslongtemps,maismessouvenirssontflous. Jevivaiscommeunpetitanimal,unpetitanimaldansuncorpsd’enfant. Un peu comme les enfants sauvages dont les médias parlent parfois. Et j’étais seule, trèsseule.

Un sourire crispé s’étira sur son visage. Celui de Thomas resta stoïque.

— Puis un jour, je l’airencontré.

*

Plusieurs siècles auparavant, quelque part dans le Nord.

Au cours d’une journée ordinaire, Eve errait à la recherche de baies le long d’une rivière cristalline. Elle avait goûté les petites boules rouges, un peu anxieuse. La saveur était à la fois sucrée et acidulée et Eve avait attendu. Pas de douleur cette fois. Alors elle avait jugé les baies bonnes à manger et voulait en cueillir d’autres.

Un craquement de branche sèche la fit sursauter. L’écho se répercuta dans le bois autour d’elle et les oiseaux s’envolèrent. Elle s’accroupit, prête à bondir, fouillant les sous-bois du regard. Quand soudain, à quelques mètres, elle le vit. Surpris, lui aussi se figea. Prisedepanique,elledétalacommeunlièvredevantunchasseur. Et au bout d’une course effrénée, elle bondit et se cacha derrière un buisson. C’était la première fois qu’elle croisait la route d’un humain. Une bête étrange et surnaturelle, mais une bête qui lui ressemblait.

Il y eut des bruits de feuilles écrasées, très proches, son cœur s’accéléra. Elle remonta ses genoux sous son menton en retenant son souffle, toute tremblante. Puis, son visage apparut au-dessusdu buisson. Il était si proche qu’elle se recroquevilla au lieu de fuir.

L’hommeladétailla,sonregardétaitdoux.Commeelleétaitpetite,avecsesbrasnouésautourdesesgenouxécorchés !Quefaisait-elleseuledanslaforêt ?Lapetiteparaissaitépuisée,affamée.Ilne pouvait pas la laisser, d’ici la prochaine lune elle serait sûrement morte.

L’homme décida alors de la prendre avec lui, ignorant que cet élan de générosité ferait basculer leurs vies à jamais.

*

Harosétaitlechefd’unpetitvillage,ungéantavecunegrosse barbe hirsute et une natte rousse.

Eve évita de préciser qu’il s’agissait en réalité d’un ancêtre des premiers Vikings.

— Jusqu’à cette rencontre, toute mon énergie servait à lutter pour ma survie. Mais avec Haros, mon existence s’en est trouvée bouleversée. Grâce à lui, je me suis sociabilisée, et j’ai pu commencer à apprendre autre chose que ce qui était ou non, bon àmanger.

Elle reprit sa respiration. L’atmosphère était tendue. Thomas ne disait rien. Voyant qu’il faisait des efforts, elle choisit d’y voir un encouragement.

— Haros m’éleva comme sa propre fille. Il m’éduqua et me donna desvaleurs,enfin,sil’onpouvaitappelercelaainsi.Mêmesije nesavaispasparler,jecomprenaistout.J’apprisleurdialecte,àfaire à manger, à cultiver la terre et à m’occuper des bêtes. Très tôt, il m’enseigna l’art de prendre des décisions, surtout les bonnes, et de réfléchir par moi-même, comme un chef. Je crois qu’Haros a toujourssuquej’étaisdifférente,mêmesiàl’époque,moijel’ignorais.
— Lefaitd’avoirvécuseuletoutcetemps,m’avaitforgéuncaractèrebientrempé.Àvraidire,jen’étaispasaussidocilequ’onaurait pu lepenser.

Eve eut un petit rire et tenta d’adoucir l’atmosphère.

Thomas lui accorda finalement un petit sourire. Toute cette histoire était délirante. Mais elle racontait bien et son émotion n’était pasfeinte.Quedevait-ilenpenser ? Mentalement,ilnotaitlesquestions qu’il voulait luiposer.

— Un peu avant notre rencontre, son fils et sa femme étaient morts demaladie.C’estsûrementpourcetteraisonqu’ils’attachaautantà moi. Il m’enseigna le combat à l’épée, l’usage de l’arc, à chevaucher, à nager, à courir et à chasser. Mais mon domaine de prédilectionrestaitlecombatàmainsnues.J’adoraisça.Enpuisj’étaisplutôt bonne, je battais la plupart des guerriers du clan. Harosn’arrêtait pas de me dire que je gagnais, non pas parce que j’étais lameilleure, mais parce que je me battais comme une survivante. D’un côté, il avait raison. Puis ce côté garçon manqué et un peu sauvage, lui rappelait sûrement le fils qu’il aurait aiméavoir.
— Il me faisait assister aux réunions du village, et j’écoutais dans mon coin, sans rien dire. C’est au bout d’un certain temps que je compris, par moi-même, qu’il m’enseignait tout ce qu’un chef de guerre devait savoir. En réalité, il préparait sa succession. Pourcréerunroyaume,ilestimportantdes’agrandirlepluspossibleetdegagnerdesterres,me répétait-ilsanscesse.Laterreestla richesse,lapuissance.Etcettepuissancenourriralescraintesdenos ennemis, et nous protégera de leursfolies.

Eve s’arrêta sur cette phrase et tendit la main vers le feu. Nous protégera de notre folie !

— Il n’eut jamais le grand royaume qu’ilconvoitait.

Elleresserrasesbrasautourd’elle,commesielleserefermaitsur elle-même.

— Les années défilèrent. Je grandis jusqu’à avoir l’apparence que j’ai aujourd’hui. Et plus le temps passait, plus les personnes qui m’entouraient,vieillissaientetmouraient.Tandisquemoi,jerestais jeune.

Eve retint sa respiration. Voilà, tout ce qu’elle avait raconté jusque-là, impliquait évidemment ce genre de révélation, mais tant que les paroles n’étaient pas prononcées… S’ensuivit un silence qui mettait mal à l’aise. Eve essaya de ne pas paniquer et reprit d’une voix posée :

— Ce ne fut pas simple, le village devenait suspicieux. C’est toujours pareil avec ce qui nous est inconnu, on rejette ce qu’on ne comprend pas. Ça a toujours été le cas, et ce le sera toujours, je pense.

Ellesemorditlalèvre.Quellemaladresse ! Maisilétaittroptard, ellen’avaitplusqu’àespérerqueThomasn’aitpasprissaremarque générale pour une agressionpersonnelle.

Thomas quitta son fauteuil et s’assit sur la moquette à quelques centimètres d’Eve, scrutant son visage en silence.

— Et puis un jour, Haros mourut lui aussi, poursuivit-elle. Ce jour-là, je compris que je n’avais plus de raison de rester dans le village. Et de toute façon, les habitants devenaient de plus en plus hostiles. Alors j’ai pris mon cheval, mon épée, et je suis partie à la conquête du monde.

Eve jeta un coup d’œil à son mari, surprise de constater qu’elle avaitréussiàcaptersonattention.Ellesouritetcontinuasonhistoire avec un regain deconfiance.

— J’ai beaucoup voyagé, à travers tous les continents, pendant des siècles, à la recherche de personnes comme moi. J’ai eu d’innombrables vies, que je ne te conterai pas ce soir. Ce soir, j’irai à l’essentiel. Un beau jour, je me suis réveillée lasse de parcourir le monde, convaincue que j’étais probablement laseule.

Elle reprit sa respiration et poursuivit.

— Avecunbesoinirrépressible,unbesoinquetoutefemmefinitpar avoir un jour, celui de fonder un foyer et avoir des enfants. Ce fut très difficile, car j’avais longtemps vécu à l’écart des gens. Et puis, c’est en 1580 que tout s’est compliqué. L’Église avait conquis une partie du monde occidental, et avait lancé une vaste et violente chasseaux sorcières. Quelle idée ! J’ai donc dû m’exiler, unefois de plus, dans la crainte que mon secret me conduise au bûcher. Bien qu’à l’époque, les sorcières étaient rarement brûlées comme le racontentleslégendes.Aulieudeça,ellesétaientsoumisesàdesviolences collectives, se faisaient mutiler, noyer, ou pendre. Après presque un siècle d’exil, je réapparus en France, sous le régime de LouisXIV.

Eve remonta ses jambes et expira longuement. À la lueur des flammes orangées, le salon était devenu un théâtre d’ombres qui dansaient en silence.

Thomasnesavaitpasquoipenser,toutsemblaitsivraiquandEve parlait. Y avait-il réellement une possibilité que toute cette fable ait un fond devérité ? Un sens ?

Eve remit délicatement en place une de ses mèches dorées derrière son oreille.

— C’est en France que je réussis enfin à trouver le bonheur. Mais celafutdecourtedurée.Ilaurafalluuneseuleetmalheureusedécision, aussi noble soit-elle, pour que tout vire aucauchemar.

2

1580 apr. J.-C.

Duranttouscessièclesàparcourirlemonde,Eveavaitaccumulé une certaine richesse, qu’à son arrivée en France, elle avait daigné cacher au fond d’une grotte, dans un endroit reculé de la Bretagne : desarmesdegrandevaleur,desbijoux,descoffresremplisdepièces detouslescontinents,desrobes…Celaluiauraitapportéconfortet luxe, elle le savait, mais un tel trésor aurait soulevé aussi beaucoup trop de questions. Alors, afin de rester dans l’anonymat d’une vie discrète et ordinaire, elle prit quelques sous en poche, pas plus, et décidades’installerenrasecampagne,oùl’herbeesttoujoursverte et le chant des oiseaux envoûtant : en Creuse. Même si de toute façon, elle n’avait besoin de rien d’autre pour vivre et être heureuse. Si, d'unefamille ! Letrésordestrésors,l’aboutissementdetouteune vie.

Eve avait découvert une ferme abandonnée, sur une colline en amontdupetitvillagedeBrousse.Entouréedechampsetprochede laforêt,sapositionluiprocuradèsledébutunprofondsentimentde sécurité. Avec ses robustes pierres carrées et ses solides poutrelles, c’était manifestement la demeure d’une riche personne, et s’il n’y avaitpaseuautantdepoussièreaccumulée,onauraitmêmepupenserqu’elleétaitencorehabitée,carunetableavecdeuxlongsbancs, unlitgarnid’unepaillasseetungrandcoffrelameublaientencore.

Elleréprimaunfrisson.Commentexpliquerqu’untelendroitsoit délaissé alors que des familles s’entassaient dans des maisonsbranlantesun peu plus bas ?

Sousladouceurduprintemps,Everéparalaclôtureetarrachales planches qui barraient les fenêtres, afin d’y faire entrer la lumière. Celaferaitduboisenplusquandl’automneviendrait.

Elleprofita dugrenierquis’étendaitsurtoutelalongueurdelabâtissepourfaire sécherdesherbes,desbaies,desfruitsetlaviandedeslapinsqu’elle piégeait.

Après plusieurs semaines, puisque personne ne vint réclamer qu’on lui rende la maison, Eve se décida à descendre au village, munie de fruits et de champignons ramassés au lever du soleil. Le village était plus grand qu’elle ne l’avait imaginé et plutôt bien agencé,avecsafontaineetsonégliseautourdesquelless’alignaient lesétalsdeviandes,delégumesetdepains.Quelquesvendeursambulants sillonnaient les rues et Eve regarda, tout autant amusée qu’agacée, un colporteur faire l’article pour un onguent qui devait miraculeusementsoignerlesfluxdeventreetlesulcères.Ellevendit quelques champignons et acheta du fil et des aiguilles, mais les ruelles puantes et grossièrement pavées l’écœuraient et elle hâta le pas pour aller vendre le reste de ses produits en dehors desmurs.

Depuis, elle prit l’habitude de revenir les vendredis quand le grandmarchéattiraitlespaysansdesenvironsetrapidement,laqualitédesesfruitsetdeseslégumesluiapportauneclientèlerégulière.

Il fallut attendre un matin de juillet pour qu’enfin une de ses clientessedécideàparler.Jetantdesregardsfurtifsautourd’elle,la vieille se pencha vers Eve, manifestementexcitée.

— Si j’étais vous labelle, j’resterais pasdans cettemaison !

Evehaussalessourcilsd’unairinterrogateur.Lavieilledamene demandait qu’à parler, elle allait enfin savoir pourquoi la ferme avait été laissée àl’abandon.

— Vraiment ? demanda-t-elled’unton encourageant.

La vieille ne se fit pas prier davantage.

— C’estlamaisondel’ancienmaireetils’yseraitpassédeschoses horribles ! Lavieillesesignafurtivement.Y adesgensquil’auraient vu faire des messes noires là-haut. On a beau dire qu’les sorciersçaexistepas,benmoijedisqu’yapasdefuméesansfeu!Il s’enseraitpassédeschoseslà-haut !Alorsc’estsûr,lamaisonelle estcommemaudite! Y apersonned’ici qui voudrait y habiter !

La vieille plongea ses yeux dans ceux d’Eve, qui comprit le danger.

— Oh,monDieu ! Maisjenesavaispas,sinonmoinonplusjeneseraispasrestéelà-haut ! C’estqu’ilfaitsibeauquejenesuispas souvent dedans, alors je… je n’ai rien remarqué,feignit-elle.

Voilà, avoir l’air assez inquiète, assez sincère et démunie pour lever les soupçons ; la vieille venait d’exprimer l’opinion de tous : seulesunesorcièreouunecréaturemonstrueusepouvaientchoisird’habiterunetelledemeure.Quelquepart,ellen’avait pastoutàfaittort. Et si le curé prêchait souvent que tout cela n’était qu’obscures superstitions, certaines croyances avaient la dent dure, et qui sait quel mal sournois pouvait s’échapper parfois des portes de l’enfer mal refermées ?

— Mais alors, ques’est-il passé,il est où lemaire ?
— Les hommes, ils sont montés un soir là-haut pour s’expliquer et lui faire avouer. Mais quand ils sont arrivés, y avait plus personne dans la maison, juste le feu qui brûlait dans la cheminée. Alors depuis, ben plus personnen’y monte !

Eve réprima un frisson non feint cette fois. La vieille dame n’avait pas tort, en matière de choses étranges, le curé ne savait pas tout. Danslemilieudel’été,Eveavaitprisl’habitudedepénétrerplus profondément dans la forêt, redescendant ensuite le long duversant escarpé qui menait vers un petit ruisseau difficilement accessible. Les écrevisses y étaient abondantes et elle en tirait toujours un très bonprixaumarché.Danslachaleurhumidedusous-boisrestédans l’ombre, elle devait se frayer un chemin au milieu des ronces. La première fois qu’elle s’était aventurée aussi loin, elle n’avait pasvu les racines des grands arbres cachées sous la mousse épaisse, et depuis,sachevillelafaisaitencoresouffrir.Alors,aujourd’hui,elle avait pris un bâton pour assurer son appui. Arrivée en bas, dans le creuxdelaravine,onentendaitàpeinelechantdesoiseaux.Quand Eve eut la soudaine sensation d’un dangerimminent.

Il y avait bien longtemps qu’elle n’avait pas ressenti ce picotementsursanuque,commedespetitesclochettesquis’agitaientsous sa peau. Et ce n’était jamais bon signe. Elle plissa les yeux, fouilla les buissons de ronces du regard et crut discerner une ombre d’un blanc luisant. La mousse gorgée d’eau lui permit de s’approcher en silence. Soudain, son regard accrocha deux grosses billes noires. Devant elle, à moins d’un mètre seulement, une biche d’un blanc pur la regardait, surprise elleaussi.

Pendant un instant qui parut durer une éternité, elles restèrent ainsi immobiles, se jaugeant l’une l’autre, puis Eve, sans même y réfléchir,tenditdoucementsamainverslemuseaudel’animal.Rien de tout cela ne pouvait être réel, le charme allait se rompre, et l’incroyable créature allait disparaître comme par enchantement, mais contre toute attente, les doigts d’Eve caressèrent le poil soyeux de la gorge de l’animal et elle sentit son souffle humide et chaud sur sonpoignet.Labichetenditlecou,esquissapresqueunpasversEve quand un sifflement déchiral’air.

Une flèche se planta avec un claquement sec dans un tronc à quelques centimètres seulement. Il ne fallut à la biche que quelques bonds vifs pour disparaître dans un bramement au cœur des broussailles, tandis qu’un second sifflement arriva aux oreilles d’Eve.

Avantmêmequeladouleurserépandedanssoncorpsetlaparalyse, elle eut le souffle coupé. Ses jambes flageolèrent, elle tomba le dos contre une grosse racine. Ce fut seulement quand elle porta la main à sa poitrine qu’elle découvrit la flèche plantée, etcomprit. Prisedepanique,ellesuffoquait.Unhalorougesombreseforma sur sa robe blanche et se répandit autour d’elle, gorgeant la mousse et les feuilles endécomposition.

Son énergie vitale la quittait, tout doucement. Les battements de son cœur ralentirent et sa tête bascula lentement vers l’eau de la rivière extraordinairement brillante, lui envoyant un rayon de soleil dans les yeux. La panique la gagna. Qu’est-ce qui m’arrive !? Je meurs !!! Elle essaya de crier. Le son étranglé de sa gorge l’en empêcha, puis elle glissa sur le sol humide et froid, le corps sans vie.

À ce moment-là, Eve distingua entre ses paupières mi-closes deux chasseurs armés d’arcs qui sepenchèrent au-dessus d’elle,horrifiés. Qu’avaient-ils fait ? Dans la panique, ne sachant comment réagir, ils la contemplèrent se vider de son sang,pétrifiés.

Au seuil de l’inconscience, Eve entendit la voix d’un des hommes évoquer l’idée de la mettre en terre afin de cacher son corps. «Enterrons-la ! »

Une larme roula sur son visage déjà froid.

*

— Cefutl’événementdéclencheur ! Danschaquecelluledemon corps, je sentis croître une immense puissance, une puissance que rien ne pouvait contrôler, comme si étrangement elle avait toujours étélà.

*

Son instinct de survie s’affola soudain. Son corps se réchauffa miraculeusement, son sang coulait de nouveau dans ses veines. Avec la sensation étrange qu’elle se sentait se liquéfier à travers le sol,commelaglacefondantausoleil.Sonespritdérivait-il ?Non,à vrai dire, la flaque de sang qui s’était formée sous elle, et qui s’enfonçait lentement dans les racines, se mit à bouillir avecfrénésie.

Devant la stupeur des trois chasseurs paralysés d’effroi, Eve se remit debout. Elle ne parvenait pas à chasser de son esprit les derniers mots de cethomme « Enterronslecorps ! »Sarobemaculéedesangétait aussi écœurante que les mots qui tournaient incessamment dans sa tête.Lesentimentd’avoirétéoutragéelaplongeadansunevéritable fureur.Unefureur sans nom!

D’un geste vif, elle retira la flèche de sa poitrine dans un cri rauque et aigu, chassant les oiseaux des arbres les plus proches.Ses yeuxseremplirentdelarmesquis’écoulèrentcommedeuxrivières, traçant des sillons rouges sur sesjoues. Dans tous les récits d’apocalypse et de damnation qu’ils avaient entendus,rienneleuravaitfaitimaginerl’horreurd’unetellevision et les trois hommes détalèrent, la peur auventre.

Evesuffoquaitetrelevalatêteafindereprendresonsouffle,sans se rendre compte qu’elle pataugeait dans une mare de sang bouillonnant. Son sang !

Là,leshurlementsdeterreurdestroischasseursseperdirentdans lesboisdansunéchoinfini.Puis,vintlesilence.Lebruissementdes arbres caressés par une petite brise. Le calme revenu, elle regarda autour d’elle, paniquée, quand son attention fut alertée par unrâle.

Son instinct la guida en bordure de rive. Elle avançait tout en laissant une traînée de sang derrière elle. Puis,elleaperçutlechasseurentredeux arbres,celuiquiavaitémisl’idéedel’enterrervivante,essayanttant bien que mal de se dépêtrer d’un liquide visqueux etpourpre.

Lorsqu’il vit Eve s’approcher de lui, sa panique redoubla d’intensité.

— Laisse-moi sorcière !implora-t-il en gémissant.

La terreur se lisait sur son visage et il se mit à pleurer. À travers les arbres, un rayon de soleil éclaira la clairière.

— Laisse-moi la vie sauve. Je t’ensupplie.

Eve examina le fluide qui l’emprisonnait, on aurait dit du sang, épais et caoutchouteux, mais c’était bien du sang. Elle suivit un petit filetvermeils’étirerjusqu’àsespiedsmaculés,sansfairelerapprochement entre elle et ce liquide vital qui semblait agressif, ni même avoir conscience qu’elle lecontrôlait.

Danssonforintérieur,ellepercevaitlapeurduchasseur,lespalpitations régulières de son cœur, ses veines gonflées à chaque battement. Là, son visage s’assombrit, son regard se fit plus cruel. Elle le fixa.

— Neme tuepas !gémit-il.

Le sang se glissa jusqu’à ses genoux, tel un serpent enveloppant lentement sa proie, puis gagna sa ceinture, ses bras et ses épaules. Le plus horrible,c’estqu’ilsevitmourirquandleliquidelerecouvritentièrement, étouffant ses cris de terreur. Il tomba à genoux, s’allongea sous le poids oppressant de tout ce sang, et seconsuma.

Une minute… toute trace du corps avait disparu.

*

Dedessouslecanapé,Evetiraunepochetteentissunoirqu’elle avait descendue du grenier un peu plus tôt dans la soirée, et la présenta àThomas.

Dubitatif,illapritdanssesmainsetregardaàl’intérieur.Ilretira lentement la flèche séchée et noircie par les siècles. Cette même flèche qui un jour avait été l’instrument de samort. Il l’examina calmement sans motdire.

3

Une semaine s’était écoulée. Lesbrascroiséssurlereborddelafenêtre,Evecontemplait,songeuse, les toits du village qui perçaient le voile blanc matinal, en repensant à ce jour. Le jour de samort.

Elle se réveilla seule, dans l’obscurité des bois, la nuit était tombée.Sarobeétaitmaculéedesangetdeboue.Toutegroggy,àdemi inconsciente, sans savoir réellement où elle se trouvait, ses jambes la conduisirent sur le chemin de sa maison. Quand elle passa le pas de sa porte, elle s’écroula d’épuisement sur son lit depaille.

Le lendemain matin, les cris de terreur du chasseur déchirantses tympanslatirèrentdesonsommeil.Àsonréveil,lesoufflecourtet le cœur battant, elle découvrit avec stupeur sonapparence.

Elle remplit une bassine d’eau chaude et se lava de la tête aux pieds.Lesbrasautourdesesjambes,lefrontcontrelesgenoux,elle ressentait des changements s’opérer en elle, la sensation d’être plus légère, et vide de tout remord. Mais pas seulement, un mélange de peur et d’exaltation l’avait aussi envahie, et des émotions violentes se disputaient la conquête de sonâme.

En s’habillant,ellesefitlaréflexionqu’ellenedevaitpaschanger ses habitudes, et devait être vue au village. Le contraire éveillerait des soupçons. Alors, avec appréhension, elle partit installer son petitétalagedeprimeurs,presqueconvaincuequesonvisagetrahissait l’horreur de son geste. Autour d’elle, le village bruissait desrumeurssurladisparitiondestroischasseurs,etdesgroupesarmésse préparaient à partir à leur recherche. Une fois son stock épuisé, ce fut avec soulagement qu’Eve repartit, laissant derrière elle les doutes et les spéculations de tout unvillage.

Ce matin-là, Eve labourait au beau milieu du champ, quand un gros caillou arrêta net la lame. Elle souffla et essuya son front avec le revers de la main.

Elle essaya en vain de le bouger, allant ensuite jusqu’à tenter de réduire la roche en miettes avec sa bêche, et finit par s’agenouiller, à bout de souffle, pour tenter de l’extraire en creusant la terre avec son couteau. Soudain, un cri perçant la fit sursauter et la lame vint entailler profondément la paume de sa main.

Une fillette et un garçon sortaient en courant des bois, suivis d’un groupe d’hommes. C’était un retour de chasse et les enfants riaient, mais quand Eve se redressa, elle remarqua qu’ils tenaient dans leurs mains les arcs et les flèches des trois chasseurs disparus, et non du gibier. Elle les reconnut à la teinte brunâtre de sangséché qu’avait pris lebois.

Le liquide chaud coulait le long de sa main et s’enroulait autour de son avant-bras. Malgré la douleur aiguë qui la tiraillait, Eve ne parvenait pas à détacher son regard du liquide visqueux qui ruisselaitentresesdoigts,épousantlesinfimespartiesetimperfectionsde sapeau.Craignantquelesangnetachesarobe,ellesecouasamain. Mais,aulieud’éclabousserlesol,lesgouttessemirentàflotterdans l’air, juste devant ses yeux, comme enapesanteur.

Parchance,lesgensduvillagedescendaientlacollineenluitournant le dos. Prise dans un mélange de fascination et de peur, Eve regarda sa peau absorber le sang qui s’écoulait, tandis que sous ses yeux, la plaie se refermait doucement. La douleur finit pars’estomper.

Les gouttes de sang, inoffensives, étaient toujours en lévitation devant son nez. Intriguée, elle essaya d’en toucher une et la petite bille rouge, aussi légère qu’une caresse, roula délicatement sur son doigt.Puis,ellemitsesdoigtsenéventail.Là,lesgouttesvoltigèrent une à une au-dessus et en dessous de chacun d’eux, au rythme de la vague souple que sa main mimait.

Elle regarda derrière elle, les chasseurs et leurs enfants avaient disparu.

Par curiosité, elle essaya d’aller encore plus loin et ferma les yeux un instant pour se concentrer. Le sang se rassembla alors en uneseulegrandeflaque,quis’étiraenunefinepellicule.Imitantles courbes de ses yeux, de son menton, de sa bouche et de sesoreilles, comme sur le moulage d’un mannequin. Et lorsqu’elle rouvrit les yeux,ellesetrouvafaceàsonvisage,reproduitdanslesplusinfimes détails. Un visage fait de sang. Une sensation de délivrance l’envahit, était-ce cela qu’elle sentait palpiter au fond d’elle depuis toujours ? Unvertigela saisit.

*

Eve avait les mains ouvertes devant elle, paumes vers le ciel.

— Après l’incident de la forêt, j’avais compris que je n’étais pas seulement différente, parce que je refusais de mourir, mais parce qu’un pouvoir incommensurable se cachait au plus profond de mes entrailles. Je pouvais contrôler l’essence même de la vie. Le sang. Par ma seule pensée, je pouvais en faire ce que je voulais. Et cela meterrifiait.

Elle referma ses mains et se tourna vers Thomas.

— J’aicruquej’allaisbasculerdanslafolie,alorsj’aidécidéd’ignorer tout cela et de ne plus jamais m’en servir.

*

Lebruitcourutqu’unemeutedeloupsavaitattaquéleschasseurs, puisonaccusaunours,quecertainsauraientvuroderauxabordsde la forêt. On organisa d’autres battues, mais seul un loup famélique fut piégé et les rumeursreprirent.

Lesannéespassèrentetladisparitiondestroischasseurssetransforma en légende, la forêt était maudite, et une entité inconnue y rodait la nuit, dévorant tous ceux qui s’y égaraient. On préférait la contourner, quitte à rallonger sa marche de plusieurs heures, pour rejoindre les villages les plusproches.

Eveavaitfinipartrouversaplaceparmicettecommunauté,mais elle veillait à ne pas fréquenter le village plus que nécessaire etsurveillait son apparence, usant de mille ruses pour masquer son éternelle jeunesse. De petits mensonges en réponses évasives, elle s’était construit le passé d’une jeune veuve inconsolable ayant choisi cette vie solitaire, quand d’autres entrent aucouvent.

La grange, en bon état à son arrivée, nécessitait maintenant quelques réparations, et Eve avait commandé quelques planches au bûcheron d’un bourg voisin, le village de Theil.

À son arrivée, le soleil se couchait derrière les cimes des sapins, les ombres s’étiraient. Tous les commerces de Theil étaient fermés et les rues désertes. Les sabots de Jules, son âne, s’enfonçaient dans la terre humide et les essieux de sa carriole grinçaient sinistrement. L’absence de vie la fit frissonner, elle allongea le pas. Pressée de quitter l’ombre des toits, elle fut soulagée d’atteindre la petite scierie installée au bout du village. Elle aussi était fermée… Hésitante, elle descendit de sa carriole et attacha Jules au puits. Le petit village semblait désert et la nuit était tombée.

— Quesepasse-t-il ici ?!...

Eve frappait nerveusement à la porte et fut soulagée d’entendre quelqu’un répondre. Méfiant, un œil marron coiffé d’une lourde paupière la toisa dans l’entrebâillement.

— Oui !grognal’individu avecunevoix de baryton.
— Je suis Eve, je vends des légumes à Brousse. Le marchand bimbelotier a dû vous donner une commande de ma part, c’est pourdes planches !
— Oui,eneffet.Mais…l’hommefouilladuregardlapénombre qui envahissait la cour, ilestbien tard !
— Jesuisdésolée,larouteétaitboueuseetmonchariots’estenlisé. Eve grelotta et resserra son châle autour de ses épaules. Puis-je entrer, jevous prie ? Lanuit commenceàsefairefraîche !

L’homme l’examina longuement, puis finit par ouvrir la porte et la fit entrer. Derrière une longue table en bois, un feu flambait dans une vaste cheminée, réchauffant la pièce de ses lueurs chaudes.

Eve tendit ses mains gelées vers la chaleur. L’homme s’approcha en soupirant bruyamment.

— Ilesttroptardpourrepartir,vousconnaissezquelqu’undansle coin pour passerlanuit ?
— Enfait,jenesuisvenuequ’uneoudeuxfoisiciparlepassé,je ne connais personne.

L’homme grogna quelques mots incompréhensibles, puis un pénible silence s’installa entre les crépitements du feu, et il soupira.

— J’peux pas laisser une femme comme ça dans la nuit, vousallez rester dormir ici.

Derrière le ton bourru, Eve discerna une grande bonté. Elle n’y était pas habituée.

— Merci beaucoup,murmura-t-elle.
— Nemeditespasmerci !Vousserezbienplusensécuritéici,vous jeter dehors, ce ne serait paschrétien.

Eve jeta un regard furtif vers son hôte. À première vue, celui-ci faisait peur, avec sa peau boursouflée parl’alcooletrecouvertedecrasse.Ilétaitgrand,grasetsedéplaçait en boitant, le dos voûté. Dans un sens, il lui faisait penser à Haros, plus vieux et plus petit. Il se cogna contre la table et grogna dans sa barbe comme un cheval quiruminait.

— Jeviensdepréparerdelasoupe,vousenvoulezunpeu ?lui proposa-t-il.
— Je veux bien,merci.

Eve s’installa à la table. D’une louche, il remplit deux bols en bois de la soupe qui mijotait au-dessus du feu dans un chaudron et trancha de larges morceaux de pain brun.

— Où sontpassésleshabitants du village ?questionna Eve. On dirait qu’ilest comme déserté quand je l’ai traversé.
— Il l’est.

Le vieil homme aspira sa soupe bruyamment. Eve devait reconnaître que le potage était bien meilleur qu’elle ne l’avait imaginé.

— Lapestenoire ! bredouilla-t-il la bouchepleine.

Elle s’arrêta soudainement de manger. La nouvelle lui fit froid dans le dos. La peste, elle l’avait déjà vue à l’œuvre par le passé.

— Les gens ne sortent plus de chez eux, ils pensentque la maladie s’arrête au pasdeleurporte. Baliverne ! cracha-t-il.
— Et vous, vous n’avezpaspeur d’être contaminé ?
— Bah,siçadoitm’arriver, qu’est-cequej’ypourrais ? Où voulez-vousquej’aille!C’estchezmoiicietl’seigneurmeferabienmourir un jour. Alors la peste ou autrechose…

Lasemainesuivante,EvedevaitretourneràTheil,maisunetempête d’une rare violence balaya la région. Des fermes furent entièrement soufflées, comme des maisons de paille. La grêle et le vent avaient déraciné les arbres, arraché les toits et les barrières des champs. Une partie du bétail avait péri et plusieurs vaches erraient dans la campagne. Il y eut de nombreux actes d’héroïsme cejour-là aussi, certains couronnés de succès, d’autres voués à l’échec. Mais la petite maison de la colline fut miraculeusementépargnée.

Vers les deux heures du matin, la grêle tombait moins dru et se transforma en pluie, le vent se calma un peu. Eve avait eu de la chance,carprotégéeparlesabordsdelaforêt,samaisonn’avaitpas trop subi dedommages. Les jours qui suivirent, Eve parvint à réparer seule ce qui avait étécassé:quelquesvolets,destuilesetunepartiedelaclôture.Mais le potager était réduit en bouillie sous la puissance des grêlons etsa récolte étaitperdue.

Un matin, alors qu’elle achetait de la corde pour la barrière de son champ, elle entendit dire que le maire prévoyait de rassembler les habitants : depuis la tempête, le gibier se faisait rare et les chasseurs revenaient bredouilles, sans parler des récoltes qui étaient en majeure partie détruites.

Laforêt,quirestaitpourbeaucoupd’habitantsunezonemaudite, devait désormais être investie. Lieu de passage et territoire de chasse,ilfallaitrepousserlepaganismeets’yaventurersanscrainte. Dieulesguiderait,etlecuréseproposaitdebénirceuxquioseraient s’yaventurer.Alorsunpetitgroupedecourageuxhommesseforma.

Contre toute attente, Eve se porta volontaire afin de les accompagner, prétextant avoir le besoin d’aller chez l’apothicaire pour s’approvisionner en nouvelles graines. Et puisque sa récolte avait été anéantie, elle devait absolument s’en procurer d’autres très vite, si elle voulait avoir une chance de sauver sa saison. Ce qui n’était pasfaux ! Leshommes du groupelui procureraient sécurité,et elle, en contrepartie, saurait se montrer utile en les guidant dans laforêt.

Ce jour-là, sur la place du village, face à sa proposition il y eut un murmure de désapprobation.

— On vous donnera notre réponse dans la soirée, lui avait répondu le maire, quelque peu gêné de la situation devant leshabitants.

Le soir même, le conseil du village en débattait autour d’une maigre soupe.

— Horsdequestion !Elleralentiral’expédition,contestal’un des membres, la bouche pleine.

L’homme était grand, mince, la barbe blanche et avait des petits yeux cachés derrière de petites lunettes.

— Nousavonsbesoindevivres,rapidement.Etelleneferaquenous ralentir. Ce n’est qu’unefemme.
— Seamus, rétorqua le maire d’une voix calme, on doit se rendre à l’évidence, de tous les villageois c’est elle qui connaît le mieux la forêt.
— D’ailleurs, vous n’avez jamais trouvé ça bizarre, qu’elle s’y plaisetant!déclara unegrosse damed’untonméprisant,commesielleavaitcrachésesmots.Ellenevientmêmepasàl’office.L’abbé Adrien nel’yajamais vue !

À l’autre bout de la table, celui-ci acquiesça silencieusement. À cettepériode,larégionnecomptaitqu’unechapelledesservieparun vicaire. L’Abbé Adrien tournait donc dans tous les petits villages avoisinants,afind’yapporterlaparoledeDieu.Etàchacunedeses venues, ce dernier était souvent invité à siéger auxconseils.

— Etalors ? Nousnesommespasicipourlajugernipourendébattre!coupalemaire.Cen’estpasparcequ’ellevenddebeaux légumes que ça en fait une sorcière, ou je ne sais quoiencore.
— Henry !renchérit Jean, un autremembre duconseil, courtsurpattes et sans cou. C’est pourtant vrai, elle ne se joint même pas à nous pourl’office.
— Etquisaitcequ’ellemetdansseslégumes,rajoutalagrosse dame.
— Ce plantureux repas a été fait avec ses légumes, rétorqua le maire. Mais, si ici quelqu’un connaît mieux la forêt qu’elle, alors qu’ilsefasseconnaîtreetlaquestionseraréglée !tranchalechef du villageentapantsonpoingsurlatable, sifortquel’argenterietinta.

Tout le monde se tut et Seamus manqua de s’étouffer.

— Alorsc’estvoté ! Eveferapartiedesémissairescommeellel’a si gentiment proposé. Et si quelqu’un d’entre vous veut faire partie du voyage, ce sera tout à sonhonneur.

Évidemment, personne ne se porta volontaire.

Le départ se fit le lendemain matin et Eve, qui comptait acheter des médicaments et des graines pour relancer sa petite production, prit trois sacs en bandoulière. Quand elle sortit, elle fut surprise de constater que les quatre hommes l’attendaient devant chez elle.Depuiscombiendetemps ? Ellefermalaporteetlesregardaavecde grandsyeux.

Lourdement armés d’épées et d’arcs, ils paraissaient sûrs d’eux et la regardèrent sans dire un mot. Le regard d’Eve s’attarda uninstantsurlederniermembredugroupe.Petitetjoufflu,unlégertremblementdesamaintrahissaitsapeur.Everetintunsoupir,etmême réprima un petitsourire.

— Bonjour, dit-elle pour rompre le silence, je pensais venir vous retrouver au village.
— Votre maison est proche de la forêt, ajouta l’un d’eux. C’est aussi bien qu’on commence d’ici, par les chemins que vous utilisezd’habitude, puisquevous connaissez sibien la forêt !

Était-ceune réflexion ? Du moins, elleleprit dansce sens. Ces hommesn’appréciaientmanifestementpassaprésenceparmieuxet elle ressentait la même chose à leur égard.

— Vousn’êtes pasarmée ?
— Pourquoileserais-je ?J’aiuncouteausurmoi,etjen’aijamais eu à m’enservir. Sauf pour ma cueillette.
— Àpartvous,personnenesaitcequinousattendlà-dedans,rétorqua le plus grand, le chef d’expédition. La dernière fois que des hommes s’y sont aventurés, reprit-il en réajustant son sac en peau sur le dos, nous ne les avons jamais revus… Vous y alliez régulièrement chasser, jecrois,non ?
— Toujours au même endroit, et toujours le matin, dit-elle en souriant.

L’homme faisait un bon mètre quatre-vingts, et se tenait droit, aussi fier qu’un guerrier. À son accoutrement, cela ne faisait aucun doute qu’il avait dû servir dans l’armée.

— Je me rappelle ce jour-là, fit Eve en réajustant son ceinturon. Ils ont dû surprendre desrôdeurs…
— Vous pensez sérieusement que des rôdeurs les auraient écorchés vifs ?! s’énervaunautrepluspetitauregardperçant.Ils’appelait Philippe.
— Philippe à raison, les histoires de rôdeurs ça arrange bien le maire,maismoijecroisquec’estunelégende,répliqualepetitjoufflu à triple menton, ensoufflant.