Heures de Corse - Jean Lorrain - E-Book

Heures de Corse E-Book

Jean Lorrain

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Beschreibung

La Corse au tournant du 20e siècle est à peu près celle qu'elle a toujours été. Les deux seuls bouleversements notables sont les premières arrivées de touristes, et la fulgurante trajectoire napoléonienne qui a marqué l'ile d'une empreinte indélébile. Les coutumes immémoriales étonnent les étrangers à la recherche des traces de l'Aigle, ou des bienfaits du climat pour rétablir une santé défaillante. C'est le cas de l'auteur qui, partout la plume à la main, se fait un plaisir de partager avec nous ses réflexions. Un livre sage dans l'oeuvre de Lorrain, distrayant et instructif pour le lecteur d'aujourd'hui. (Édition annotée)

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Heures de Corse

Jean Lorrain

Édition annotée

Fait par Mon Autre Librairie

À partir de l’édition E. Sansot, 1905, Paris.

Les notes entre crochets ont été ajoutées pour cette présente édition.

https://monautrelibrairie.com

__________

© 2022, Mon Autre Librairie

ISBN : 978-2-38371-067-7

Table des matières

De Marseille à Ajaccio

Lui !

Dimanche corse

Les quais

Les pèlerinages

Fleurs d’exil

Les voceri

Le seize août en Ajaccio

Sous les châtaigniers

Le village

Quelques bandits

De Marseille à Ajaccio

Un Marseille triste et sale sous la pluie, un Marseille terne, dont l’Affaire Dreyfus et les dernières grèves semblent avoir encrassé la claire atmosphère... ; la foire des Santons, chère à Paul Arène, y est elle-même en décadence ; à peine compte-t-on, sous les Allées, quatre ou cinq baraques de ces bonnes petites figurines : les dieux s’en vont ; d’affreuses exhibitions les remplacent, de musées anatomiques et de monstres sous-marins, et, sans les aguichantes Bonbonneries provençales (on prononce bombe… onneries), on pourrait se croire sur le cours de n’importe quelle ville du Centre.

L’animation, la gaieté, la foule, l’assent même n’y sont plus ; aussi est-ce sans regret que je le vois s’enfoncer et décroître à l’arrière du paquebot, ce Marseille de décembre et de déception, qui m’a, cette fois, apparu telle une maîtresse vieillie, avec un visage altéré qu’on ne reconnaît plus ; Marseille que j’ai tant aimé et que je quitte presque avec joie, comme j’ai quitté, il y a trois jours, un Paris de politiciens et d’intrigues, empoisonné par la reprise de l’Affaire.

Quelles émotions me donnera la Corse, la Corse odorante et sauvage, à laquelle je vais demander le repos, la santé et l’oubli ?

« Nous allons danser, cette nuit », a déclaré le commandant du bord ; or, on dit les bateaux de la Compagnie Fraissinet atroces, de vieux bateaux inconfortables et volages qui tiennent mal la mer, et je ne suis pas sans inquiétude : la Méditerranée est, ce soir, particulièrement houleuse, ses lames courtes secouent tout le bâtiment, de l’avant à l’arrière, et, étrangement balancée, la Ville-de-Bastia remonte et redescend le vallonnement creusé des vagues, dans un glissement effarant de montagne russe ; elle est pourtant suffisamment lestée, aujourd’hui, la Ville-de-Bastia : les vacances du Jour de l’An ont bondé troisièmes, secondes et premières de permissionnaires de casernes et de séminaires ; chasseurs alpins, marins de l’État, artilleurs de forteresse, apprentis prêtres, collégiens avec ou sans famille, il y a de tout, ce soir, à bord, et que de bagages ! Avons-nous assez attendu, pour leur embarquement et leur arrimage, dans ce port de la Joliette ! En sortant des jetées, nous n’avions déjà qu’une heure de retard.

Et voilà que la cathédrale, les drisses, les vergues et les cheminées de la Joliette, déjà, nous ne les voyons plus ; la Bonne Mère (Notre-Dame-de-la-Garde) seule se profile sur sa côte calcaire, au-dessus du quartier d’Endoume ; sur un ciel de limbes, strié de lueurs et de nuages, les collines de Marseille forment une ligne tragique ; la Méditerranée, d’un bleu vitreux et noir, s’enfle et court, démontée : on dirait du rivage à l’assaut du paquebot ; comme ses lames se creusent, précipitées, violentes et courtes ! Nous avons le vent arrière et courons sur les vagues, le mistral nous pousse, mais nous dansons.

Nous faisons mieux que danser, nous roulons et nous tanguons.

Je suis le seul passager demeuré sur la passerelle. Assis sur un banc, le coude à la barre, je me soûle de l’ivresse physique du mouvement et de la vitesse. Comme l’élan vigoureux du bateau se prolonge ! C’est opprimant, écœurant et délicieux, c’est le malaise dans le vide, la griserie d’anesthésie de la ballade de Verlaine : Tournez, bons chevaux de bois ! La Ville-de-Bastia ne chevauche plus la houle, elle se rue à l’assaut des vagues qui l’assiègent, c’est le vertige d’une course à l’abîme… Le vent me fouette, j’ai les mains glacées et les tempes en sueur et le cœur chaviré ; comme flottant avec elle sous les côtes, la tête vide, j’oscille avec la houle, je roule et je plonge, étreint partout d’un horrible délice, qui est, peut-être, le dilettantisme du mal de mer.

Mais la nuit est venue : un malheureux soldat, qui s’était, jusqu’alors, obstiné à demeurer sur l’autre banc, en face, vient de descendre en titubant… Ce chapelet de points de feu, à l’horizon, au pied d’une barre d’ombre, ce sont les réverbères du Prado ; la fumée du paquebot se déroule, funèbre, et semble s’envoler vers la côte : fuligineuse et noire, au lieu de diminuer, mes yeux hallucinés la voient s’accroître et grandir, plus dense à mesure qu’elle gagne l’horizon ; elle y devient des silhouettes de collines connues, des aspects de rivage, une Provence de songe semble surgir de ses volutes. Le paysage devient fumeux lui-même, décor de ténèbres et de nuées, déroulé de la cheminée du paquebot, et créé, tel un mirage, dans la lividité d’un ciel d’hiver. Tout à coup, au ras des lames, une grande masse blême, somme un suaire tendu sur un énorme écueil ; la mer est couleur d’encre, le récif d’une pâleur funéraire ; j’ai la sensation que nous passons tout près ; nous sommes loin, pourtant, de l’île de Maïre.

Ici, l’angoisse du vertige devient si atroce que je me lève, et, chancelant, me retenant aux bancs et aux rampes pour ne pas tomber, je gagne l’escaler et me décide à descendre... Dans le salon des premières, les lampes oscillent, balancées odieusement, des femmes gisent, en tas, sur les banquettes, et l’on met le couvert !! Encore un effort, je trouve un escalier, je demande ma cabine, le numéro 18 ! Un garçon de service me reçoit, me guide, me soutient et m’étend tout habillé sur une couchette ; il me cale avec des oreillers, me borde comme un enfant, car nous roulons de plus en plus ; oui, nous roulons et nous tanguons… O le vide de ma pauvre tête, mes yeux que je ne puis plus ouvrir, et l’affre de ce cœur, on dirait décroché, qui va et vient, et suit le roulis du bateau, ce balancier fou que j’ai là dans la poitrine, ce cœur endolori qui se heurte et se froisse partout aux parois de mes côtes !

On ne m’avait pas menti : ces bateaux de la Compagnie Fraissinet sont horribles, et je n’en suis pas à mes premières traversées ! Que d’hivers déjà passés en Algérie, à Tripoli et à Tunis ; je ne compte plus mes escales à Malte, à Naples et à Palerme, mes retours de Syracuse, par Livourne et Gênes, mes départs pour Oran, par Barcelone et Carthagène ! Et je n’ai jamais eu le mal de mer.

Je l’ai cette fois. Ces vertiges de l’estomac et des méninges, cette anémie cérébrale, c’est la naupathie. On pourrait me dire que le bateau sombre, je ne bougerais pas. Je demeure là, inerte, comme une chose morte, accablé, incapable d’un mouvement, une main passée dans la courroie d’une ceinture de sauvetage, pendue au-dessus de ma tête, pour me retenir et ne pas être projeté hors de ma couchettes, car nous roulons de plus en plus. Des crissements de gravier qu’on écrase crépitent, on dirait sur le pont... c’est le cri de l’hélice, tournant hors de l’eau, tant le bâtiment se penche sous le choc des vagues ; les marins appellent cela la casserole ; et des paquets de mer foncent sur mon hublot.

O douce nuit du 31 décembre !

Est-ce que je dors ? Des visions baroques, des masques et des grimaces traversent mon sommeil. Ce sont des insectes géants, des hannetons de grandeur humaine, avec des nez humains, chaussés de bésicles énormes, des scarabées aux yeux en lanternes de fiacre, car j’en lis les numéros, et des coléoptères, sanglés dans d’immenses élytres de carton verni ; ils sont repoussants et grotesques ; et je reconnais le défilé du Châtelet et les costumes de Landolff ; un travesti aussi me hante : une espèce de prince Charmant, au profil bouffi et vieillot, que je ne recon-nais pas. Je vois aussi Mme Ratazzi,1 penchée sur ma couchette, et, caricatural, M. Émile Zola, et puis Joseph Reinach,2 et jusqu’au général André,3 en silhouettes aggravées par le crayon de Forain.4 C’est Paris qui me poursuit ; Paris ne me lâche pas ; Paris, que je fuis, s’attache à ma fuite et penche sur mon oreiller de patient d’effroyables faces de mauvais rêve... œgri somnia.

Le bateau s’arrête... Stoppés, la houle nous secoue encore davantage ; la souffrance, intolérable, m’éveille tout à fait, m’arrache aux coquecigrues de mon demi-sommeil ; une aube d’hiver blêmit mon hublot, c’est le petit jour. « Sommes-nous arrivés ? Qu’y a-t-il ? – Rien, un accident à la machine, me répond le garçon de service, nous arriverons dans deux heures, le temps de réparer l’avarie ; nous sommes en vue des côtes, mais la mer est mauvaise. Monsieur est fatigué, que Monsieur tâche de se rendormir ! » Deux heures ! Rien que trois heures de retard ! Me rendormir ! Le moyen, avec ce sacré tangage, compliqué de roulis, qui me ballotte et me soulève l’estomac vide à hauteur des lèvres ! Je suis anéanti, comme roué de coups, endolori, rompu ! Je tente de déboutonner mon faux-col qui m’étrangle... car je me suis couché tout habillé, avec mon foulard et mon pardessus... je ne puis.

« Dans deux heures, a dit ce garçon ; nous sommes en vue des côtes ; le temps de réparer l’avarie. »

Ce garçon a menti, il n’y a pas d’accident de machine : nous sommes aux Sanguinaires, aux îles qui ferment la baie d’Ajaccio, et si nous stoppons ainsi dans la houle, c’est pour tenter le sauvetage d’un passager qui vient de se jeter à la mer, un Allemand qui, à la vue des côtes, a demandé : « Est-ce là Ajaccio ? » et, sur le ouid’un matelot, s’est penché par-dessus bord et s’est précipité dans le flot ; mais ce suicide, on le cache aux autres passagers et je ne l’apprendrai que dans la journée, à terre, de la bouche même de mon médecin.

Nous ne stoppons plus, la Ville-de-Bastia s’est remise en marche, nous ne roulons même plus : un calme délicieux, imprévu, a succédé presque instantanément aux balancements écœurants de la houle, aux saccades arrachantes du tangage ; nous voguons comme sur un lac, nous venons de quitter la haute mer pour entrer dans la baie d’Ajaccio ; on n’a pas repêché le suicidé, pas même son cadavre.

Pauvre mort inconnu, dont l’âme, déjà évadée, s’est débattue toute cette nuit au seuil du mystère, dans l’angoisse de la détermination suprême à prendre ! Pendant que je râlais bêtement dans les affres du mal de mer, lui, c’est le mal de la terre, la misère de vivre, qui l’a poussé violemment dans l’au-delà et l’infini ! Quelle douleur irréparable, quelle déception ou quelle détresse d’âme, ou seulement quel ennui a tenu, toute cette nuit du 31 décembre, cet homme penché sur cette mer d’hiver, le coude au bastingage ? Et, au lever de l’aube, devant les crêtes de l’île émergeant de l’ombre, il a salué la Vie et s’est délivré dans la Mort !

Adieu, ma vie !

Ajaccio ! Ajaccio ! Cette fois, nous arrivons ! Subitement guéri, je saute à bas de ma couchette, gagne l’escalier et monte sur le pont ; l’air vif me ranime. Ajaccio, c’est une muraille de hautes montagnes, d’arabesques violentes de granit, dominée par des neiges, on dirait éternelles ; la silhouette de la Corse, ainsi apparue dans le soleil levant, est hautaine et sombre ; c’est comme la proue immobile et géante d’un monumental vaisseau de granit ; mais, au-dessus des premiers contreforts, les cimes du Monte d’Oro et de l’Incudine resplendissent, éblouissantes ; une lumière d’Afrique les embrase, et, sous le vif argent de leurs neiges incendiées, les collines descendent, délicieusement bleutées, estompées de forêts de sapins, avec de grands pans d’ombre et de reliefs, tout en clartés violettes, et cela jusqu’au golfe d’un bleu léger de soie ; et rivages et montagnes semblent peints sur velours !