L’histoire naturelle des sociétés humaines ou animales - Alfred Fouillée - E-Book

L’histoire naturelle des sociétés humaines ou animales E-Book

Alfred Fouillée

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La constitution de la science sociale sur des bases positives semble la principale tâche de notre siècle. Jadis objet de pure curiosité et comme de luxe réservé à quelques penseurs, l’étude de la société et de ses lois finira par devenir pour tous, dans nos nations démocratiques, une étude de première nécessité. C’est que, par le développement même de la civilisation, chaque homme vit davantage non-seulement de sa vie propre, mais encore de la vie commune ; le progrès a deux effets simultanés, qu’on a crus d’abord contraires et qui sont réellement inséparables : accroissement de la vie individuelle et accroissement de la vie sociale. Longtemps l’individu s’est persuadé que ce qu’il donnait à la société, il le perdait pour soi ; longtemps aussi la société a cru que ce qu’elle accordait à l’individu elle se l’enlevait à elle-même, comme un corps qui craindrait de laisser ses membres se développer et les emprisonnerait pour accroître sa propre force. De là cette vieille antithèse entre la société et l’individu qui caractérise l’esprit antique, et dont l’esprit moderne s’affranchit en montrant une harmonie dans ce qu’on prenait pour une opposition. Si grande est la solidarité entre l’individu et la société que, dans la pratique, l’un ne peut vraiment exister sans l’autre. 

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Veröffentlichungsjahr: 2025

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L’histoire naturelle des sociétés humaines ou animales.

L’histoire naturelle des sociétés humaines ou animales

Chapitre 1

L’ORGANISME SOCIAL.

La constitution de la science sociale sur des bases positives semble la principale tâche de notre siècle. Jadis objet de pure curiosité et comme de luxe réservé à quelques penseurs, l’étude de la société et de ses lois finira par devenir pour tous, dans nos nations démocratiques, une étude de première nécessité. C’est que, par le développement même de la civilisation, chaque homme vit davantage non-seulement de sa vie propre, mais encore de la vie commune ; le progrès a deux effets simultanés, qu’on a crus d’abord contraires et qui sont réellement inséparables : accroissement de la vie individuelle et accroissement de la vie sociale. Longtemps l’individu s’est persuadé que ce qu’il donnait à la société, il le perdait pour soi ; longtemps aussi la société a cru que ce qu’elle accordait à l’individu elle se l’enlevait à elle-même, comme un corps qui craindrait de laisser ses membres se développer et les emprisonnerait pour accroître sa propre force. De là cette vieille antithèse entre la société et l’individu qui caractérise l’esprit antique, et dont l’esprit moderne s’affranchit en montrant une harmonie dans ce qu’on prenait pour une opposition. Si grande est la solidarité entre l’individu et la société que, dans la pratique, l’un ne peut vraiment exister sans l’autre. Au point de vue théorique, la science même de l’individu et la science de la société sont de plus en plus inséparables : toute question philosophique et morale finira, selon nous, par apparaître comme une question sociale. La psychologie, en étudiant l’individu, s’aperçoit bientôt que les facultés et tendances individuelles sont en réalité un héritage de la race et de l’espèce, conséquemment de la société, et elle finit par se poser à elle-même cette question : — Que resterait-il dans ce que nous appelons notre moi, si on en enlevait tout ce que nous avons reçu d’autrui, et la conscience propre de chaque homme ne se réduit-elle point en un certain sens à la conscience commune de l’humanité ? Si le moraliste à son tour, après avoir étudié la forme actuelle sous laquelle les lois morales apparaissent à l’individu, en suit l’évolution historique et en recherche sans préjugé l’origine naturelle, il se demandera : — Les lois morales qui s’imposent à l’individu sont-elles autre chose que les conditions générales de la société, et les conditions de la société sont-elles autre chose que les lois plus générales encore de la vie, soit physique, soit intellectuelle ? De cette question, le métaphysicien doit passer à une autre : — Puisque la biologie et la sociologie se tiennent si étroitement, les lois qui leur sont communes ne nous révéleraient-elles pas les lois les plus universelles de la nature et de la pensée ? L’univers entier n’est-il point lui-même une vaste société en voie de formation, une vaste union de consciences qui s’élabore, un concours de volontés qui se cherchent et peu à peu se trouvent ? Les lois qui président dans les corps aux groupements des invisibles atomes sont sans doute les mêmes que celtes qui président dans la société au groupement des individus ; et les atomes eux-mêmes, prétendus indivisibles, ne sont-ils point déjà des sociétés ? S’il en était ainsi, il serait vrai que la science sociale, couronnement de toutes les sciences humaines, pourra nous livrer un jour, avec ses plus hautes formules, le secret même de la vie universelle.

I

La question finale que soulèvent les plus récents travaux sur la science sociale est la suivante : — Qu’est-ce en définitive qu’une société, soit d’hommes, soit d’animaux ? est-ce un véritable individu ayant non-seulement une vie propre, mais même une conscience propre ? — Déjà les anciens philosophes, Platon et surtout Aristote, avaient représenté la société comme un grand corps vivant, un véritable animal à mille têtes. Déjà les poètes anciens et modernes étaient allés jusqu’à en décrire les membres :

…. Pendant que le bras armé combat au dehors,

La tête prudente se défend au dedans, car tous les membres d’une société, petits et grands,

Chacun dans sa partie, doivent agir d’accord

Et concourir à l’harmonie générale comme en un concert….

C’est pourquoi le ciel partage la constitution de l’homme en diverses fonctions

Dont les efforts convergent par un mouvement continu

Vers un résultat et un but unique : — la subordination….

Il y a dans l’âme d’un peuple une force mystérieuse dont l’histoire

N’a jamais osé s’occuper, et dont l’opération surhumaine

Est inexprimable à la parole ou à la plume

La similitude entre les sociétés et les êtres animés, qui ne paraissait alors qu’une sorte de figure poétique, redevient chez les philosophes du XVIIIe siècle, comme autrefois chez Aristote, une analogie scientifique. Rousseau, dans son article de l’Encyclopédie sur l’économie politique, va jusqu’à déterminer les organes particuliers du corps social. « Le pouvoir souverain, dit-il, représente la tête, les lois et les coutumes sont le cerveau, les juges et les magistrats sont les organes de la volonté et des sens ; le commerce, l’industrie et l’agriculture sont la bouche et l’estomac qui préparent la substance commune ; les finances publiques sont le sang, qu’une sage économie, en faisant les fonctions du cœur, distribue par tout l’organisme ; les citoyens sont le corps et les membres, qui font mouvoir, vivre et travailler la machine. On ne saurait blesser aucune partie sans qu’aussitôt une sensation douloureuse ne s’en porte au cerveau, si l’animal est dans un état de santé. » Cet organisme décrit par Rousseau représente parfaitement la société au point de vue des intérêts économiques ; mais de nos jours on est allé plus loin. On considère ces rapprochements entre le corps social et l’animal non comme de pures analogies, mais comme des identités qui expriment la réalité même avec une entière exactitude.

C’est à Auguste Comte que revient l’honneur d’avoir mis hors de doute l’intime lien qui unit la science de la vie avec la science de la société. Pourtant il recommandait à la sociologie de se tenir en garde contre les empiétements de la biologie. M. Spencer, au contraire, tend à fondre les deux sciences en une seule. Dans ses Principes de sociologie, il entreprend de s’élever à une vue systématique des phénomènes sociaux et de dégager les lois qui les régissent ; or ces lois, qui se résument pour lui dans celle de l’évolution, lui paraissent identiques aux lois mêmes de la vie. Dans un livre très remarquable sur la Structure et la vie du corps social, M. Schaeffle, en bon Allemand, pousse la même thèse jusqu’au bout et l’appuie d’un grand appareil scientifique : il décrit minutieusement la cellule sociale, c’est-à-dire la famille, les tissus sociaux, les organes de la société, l’âme de la société. M. Jaeger, dans son Manuel de zoologie, classe les sociétés parmi les êtres vivants et en analyse les caractères comme un naturaliste. En France, un jeune philosophe vient d’écrire, dans un esprit analogue, une œuvre vigoureuse où sont pour la première fois étudiées scientifiquement les sociétés animales, ébauches de la société humaine. Gardons-nous de ne voir là que de pures questions de philosophie spéculative : ces intéressants problèmes sur les rapports des individualités et des sociétés ont leurs conclusions pratiques dans l’ordre politique comme dans l’ordre moral. Maintenant que les sciences naturelles sont justement en honneur, c’est dans leur domaine que les systèmes autoritaires vont à chaque instant chercher des arguments nouveaux et plus raffinés ; c’est là aussi que les esprits libéraux doivent chercher un nouvel appui pour leurs théories. Nous voudrions montrer quel est sur ce point capital l’état actuel de la question. Déjà, dans une précédente étude sur la théorie de l’état, nous avons fait à l’école idéaliste sa part légitime ; aujourd’hui nous devons faire celle de l’école naturaliste. Le problème s’agrandit, tout en demeurant au fond analogue : il ne s’agit plus seulement de l’état et des associations politiques, il s’agit des sociétés humaines en général et même des sociétés animales ; nous passons du domaine purement juridique et politique dans le domaine de la biologie, nous abordons cette partie de la science sociale qu’on peut appeler l’histoire naturelle des sociétés. Recherchons donc la nature essentielle de « l’organisme social, » soit chez les hommes, soit chez les animaux. En premier lieu, au point de vue physiologique, n’est-ce pas une véritable vie qui anime les sociétés ? En second lieu, a-t-on le droit d’en conclure, au point de vue psychologique, que les sociétés ont une véritable conscience d’elles-mêmes ? Nous n’examinerons aujourd’hui que la première de ces questions, réservant la seconde pour une étude prochaine. Cet examen nous permettra de reconnaître, si l’histoire naturelle des sociétés donne gain de cause à la politique autoritaire ou à la politique libérale.

Recherchons d’abord si M, Spencer et ses partisans n’ont pas raison d’assimiler la société à un organisme régi par les lois ordinaires de la vie. Quel est, selon tous les physiologistes, le premier et le plus essentiel caractère d’un corps vivant ? C’est que des parties dissemblables y concourent à la conservation du tout. Un végétal, par exemple, se compose de parties différentes, racines, feuilles, fleurs, dont chacune sert à conserver l’ensemble. Les conditions que ce concours suppose peuvent, selon nous, se réduire à deux : 1° la division des fonctions entre les diverses parties et la spécialité de ces fonctions ; 2° leur solidarité et leur coopération à un but final. Or ce sont là aussi, il faut le reconnaître, les conditions de toute société animale ou humaine ; reprenons-les chacune à part. D’abord, là où ne se trouve pas une division de fonctions, il n’y a point encore organisation proprement dite : par exemple, dans un monceau de sable, les diverses parties se ressemblent toutes et agissent de la même manière, chacune isolément, comme si les autres n’existaient pas ; point de fonctions distribuées entre les divers grains de sable ; le monceau n’est donc pas un organisme. De même, un ensemble d’hommes menant une vie uniforme et toute rudimentaire l’un à côté de l’autre, dans un état d’isolement et d’indépendance mutuelle, ne forment pas une société ; plus les hommes sont encore voisins de l’état sauvage, plus ils ressemblent à ces agrégats où l’action des parties demeure isolée alors même que les parties sont voisines dans l’espace et dans le temps. Que les fonctions au contraire se divisent, que l’une des parties d’un végétal, par exemple, suce le suc de la terre, qu’une autre fasse circuler la sève, qu’une autre la purifie par la respiration au contact de l’air, aussitôt l’organisation commence. De même, que les hommes primitivement absorbés par une vie égoïste et uniforme partagent entre eux des travaux, que l’un cultive le sol, que l’autre construise des maisons, que l’autre fasse des vêtements, la société commence. La division des fonctions est dans l’ordre physiologique, selon la lumineuse conception énoncée pour la première fois par Milne Edwards, ce qu’est la division du travail dans l’ordre économique. Cette division entraîne comme conséquence, soit dans l’organisme de l’être vivant, soit dans l’organisme des sociétés, la spécialité des fonctions et des travaux. Ce que font l’estomac, le cœur et les poumons, le cerveau ne le fait pas, et réciproquement. Dès lors devient nécessaire la seconde condition de développement et de vie que nous avons indiquée : il faut que les effets de la division et de la spécialisation soient compensés par la solidarité ; il faut dans l’animal que, le cerveau renonçant à se nourrir lui-même, l’estomac se charge d’élaborer sa nourriture, le cœur de la lui transmettre ; il faut que, dans la société, certains hommes prenant pour eux le soin de réfléchir aux affaires communes, d’autres prennent à leur place le soin de pourvoir à l’alimentation et à la défense. Cette solidarité aura pour résultat ce qu’on nomme en économie politique la coopération, c’est-à-dire le concours à un but final qui est la conservation de l’ensemble. Grâce à cette coopération, chacun est à la fois un moyen et une fin par rapport à tous les autres : le laboureur sert au magistrat, le magistrat au laboureur, le guerrier au laboureur et au magistrat. Ainsi les divers organes de l’être vivant se prêtent un mutuel appui : c’est le « cercle de la vie, » et on peut dire que toute société humaine, toute famille, toute nation forme un cercle analogue.

Des caractères essentiels de la vie, passons à la structure générale des êtres vivants. Dans chaque organisme complet et un peu élevé, M. Spencer remarque avec raison qu’il y a trois grands systèmes d’organes exécutant trois fonctions dominantes : les organes de la nutrition (dont la reproduction n’est qu’un cas particulier), les organes de relation et les organes de la circulation ; en d’autres termes, le système alimentaire (estomac, foie, etc…), le système directeur (cerveau, nerfs), le système distributeur (cœur, vaisseaux sanguins). Voyons-les d’abord au début de la série des êtres. Quand le corps d’un des animalcules d’ordre très bas dont la mer est peuplée cesse de former une masse entièrement homogène, on commence à y distinguer deux couches, l’une extérieure, en commerce avec le milieu, et qui formera les organes de relation ou de direction (tentacules, cils moteurs ou défensifs, etc.), l’autre intérieure, entourant la cavité digestive, et qui sert à élaborer les aliments. D’abord en contact et en rapport direct, ces deux systèmes, alimentaire et directeur, à mesure qu’ils se diversifient et se compliquent chacun de son côté, se complètent par un troisième système intermédiaire, le système distributeur, lequel porte à toutes les parties du premier la nourriture préparée par le second : ce ne sont d’abord que de petits canaux très simples qui à la fin deviendront, chez les êtres plus élevés, l’appareil circulatoire avec ses mille ramifications. De même une société se partage d’abord en deux classes, l’une qui travaille et produit les choses nécessaires à l’alimentation, l’autre qui dirige, commande, veille aux rapports de la communauté avec le dehors plus tard seulement apparaît une classe intermédiaire qui distribue les produits dans tout l’ensemble pour la consommation finale. M. Spencer a donc raison de dire : « La classe qui achète et revend, en gros ou en détail, les produits de toute sorte ; et qui par mille canaux les distribue partout à mesure des besoins, accomplit la même fonction que dans un corps vivant le système circulatoire. »

On le voit, l’industrie, le gouvernement et le commerce sont dans une nation parallèles aux trois principales classes d’organes qui entretiennent la vie chez un animal. Nous ne suivrons pas M. Spencer dans les innombrables détails à travers lesquels il poursuit l’analogie entre les corps animés et les nations. On peut discuter sur beaucoup de rapprochements particuliers et « d’illustrations » à l’anglaise, où l’auteur se montre peut-être trop ingénieux ; mais, à prendre les choses dans leur ensemble, nous pouvons accorder que jusqu’à présent la similitude est parfaite entre l’organisation d’un être vivant et l’organisation d’une société.

Maintenant se pose une question nouvelle et plus importante, que M. Spencer n’a pas examinée : — l’organisation, quoique nécessaire à la vie, est-elle la vie même ? En d’autres termes, de ce qu’une société est organisée, faut-il conclure qu’elle est vivante ? On pourrait retrouver dans une machine à vapeur, dans une montre, etc., beaucoup d’analogies avec les êtres vivants, une division du travail entre des parties diverses avec une coopération à un but final ; aussi les enfants et les sauvages ne peuvent se persuader qu’une montre ne vit pas. Qu’est-ce donc qui distingue la machine artificielle et sans vie de la machine naturelle et vivante ? — Leibniz nous fournit une première réponse : les parties d’un automate, comme le bois ou le fer, ne sont point elles-mêmes organisées, tandis que celles des êtres vivants sont elles-mêmes organisées et vivantes ; les machines naturelles « sont machines jusque dans leurs moindres parties, » et enveloppent des organes dans des organes à l’infini. C’est cette sorte d’abîme que Pascal avait déjà décrit avec une admiration mêlée de terreur : « Des gouttes dans ce sang, des humeurs dans ces gouttes, » et ainsi sans fin, si bien que chaque monde vivant embrasse une infinité d’autres mondes vivants à des degrés divers. Tel est en effet un des caractères les plus frappants de la vie. Or, si nous considérons d’après ce principe les sociétés et les nations, est-ce aux machines artificielles ou aux organismes naturels qu’il faut les assimiler ? D’abord, une société n’est-elle pas composée de parties vivantes, d’individus, d’hommes ou d’animaux ? Peut-on dire qu’elle soit formée par l’ajustement de parties inertes ? Non, assurément. Les individus humains qui composent une société, à leur tour, ne sont-ils pas composés d’autres individus doués de vie et dont l’ensemble forme leurs organes, leur corps ? La science contemporaine, comme Pascal, nous montre dans chaque individu organisé un monde d’autres êtres organisés, et dans ce qui paraissait une sorte d’atome vital elle découvre « un abîme nouveau. » Carpenter, Hœckel, Virchow, MM. Claude Bernard, Robin, Bert, ont prouvé que tout animal est composé d’un grand nombre d’autres animaux plus élémentaires. « L’éponge, par exemple, dit Huxley, est une sorte de cité sous-marine dont les membres sont rangés le long des rues, de telle manière que chacun puise aisément sa nourriture dans l’eau qui passe devant lui. » De même les cellules dont se compose le corps d’un vertébré supérieur, tel que l’homme, sont autant d’individus vivant d’une vie propre et trouvant leur aliment dans le sang. Ces petits organismes contenus dans un grand organisme ont leurs tendances particulières et leurs appétits, leur voracité, leur santé et leurs maladies, leurs alternatives de fixité et de mobilité, leurs migrations. Qui ne sait que dans les animaux inférieurs, comme les annélides et les vers, on peut partager le corps en segments qui continuent de vivre ? C’est un état que l’on a démembré. On nous dira qu’il n’en est pas de même dans les animaux supérieurs ; mais d’abord certaines parties de ces animaux peuvent continuer de vivre quelque temps après la mort du grand organisme, comme les ongles ou les cheveux ; puis, des parties plus importantes peuvent être détachées de l’animal complet, greffées sur un autre animal et continuer de vivre dans ce milieu nouveau, comme un peuple annexé à un autre. On sait comment M. Bert greffe sur un rat une ou plusieurs queues empruntées à d’autres rats ; on fait des expériences analogues pour les pattes. On peut même greffer un rat sur un autre et en faire ainsi deux frères siamois. Il y a dans la nature même des exemples de ces greffes : certains crustacés parasites sont greffés sur leur femelle et forment deux animaux en un, sans compter tous les autres animaux microscopiques dont chacun d’eux est formé. Si les animaux supérieurs, mutilés au delà d’une certaine limite, ne peuvent vivre, c’est parce que la spécialisation des fonctions y est plus grande : les imperceptibles organismes qui les composent n’accomplissent chacun qu’un petit nombre de travaux très déterminés ; ils ne peuvent dès lors, en cas de besoin, se suppléer mutuellement, comme cela a lieu dans les êtres inférieurs, ni accomplir les fonctions les uns des autres ; les muscles, par exemple, ne peuvent jouer le rôle de viscères, le cœur celui de cerveau. Ainsi dans une fourmilière certaines classes de fourmis, qui sont habituées à recevoir des autres leur nourriture, meurent de faim quand on les sépare de la cité, faute de pouvoir elles-mêmes se nourrir. La forte centralisation des animaux supérieurs ne prouve donc point, selon nous, qu’ils ne soient pas composés d’animaux plus élémentaires, tout comme la forte centralisation d’un état cache sans l’exclure la distinction des provinces, des cités et des individus. S’il en est ainsi, n’avons-nous pas le droit de dire qu’au point de vue purement physiologique tout individu est une société et toute société un individu, selon le terme de comparaison, de même que l’infiniment petit comparé à ce qu’il enveloppe devient un infiniment grand, et l’infiniment grand, comparé à un ordre d’infinité supérieur, un infiniment petit ?



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