L’œuvre des pieux - Valérie Lys - E-Book

L’œuvre des pieux E-Book

Valérie Lys

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Beschreibung

Velcro, débordé par ses propres sentiments, sortira-t-il vainqueur de sa lutte contre des fantômes qui nous hantent tous ?

Au cœur de Rennes, le commissaire Velcro va voir ressurgir le chaos des années passées, l'ambition sans limites de quelques hommes, l'origine inconnue de quelques autres.
Il devra lutter contre le mensonge et l'hypocrisie.

Retrouvez une nouvelle enquête passionnante du commissaire Velcro !

EXTRAIT

Arrivé au troisième étage, Delcourt était frais comme un gardon et respirait aussi calmement qu’un nourrisson. À croire qu’il avait laissé ses kilos au bas des escaliers comme il l’aurait fait de son vélo. Il se retourna et m’aperçut tirant la jambe.
— Désolé, Delcourt, problème de ménisque.
— La capitale ne vous réussit pas, Commissaire. Vous devriez songer à venir vous installer définitivement en Bretagne.
— J’y songe, j’y songe... surtout si vous m’appelez tout le temps à la rescousse...
J’essayai un sourire complice en direction de mon acolyte, malgré la douleur lancinante de mon genou. Arrivé sur le palier, je pris quelques secondes pour récupérer.
— Ça vient juste d’arriver, reprit Delcourt. C’est pour ça qu’on vous a chopé avant que vous ne repartiez sur Paris. Ça a l’air d’être du lourd.
Un calme olympien régnait dans l’appartement malgré la multitude de personnes présentes.
Une entrée desservait les principales pièces. Le salon s’ouvrait sur notre droite. La pièce était vide. Aucun meuble. Visiblement, l’appartement était inoccupé.
J’approchai.
Au centre de la pièce, un homme torse nu était agenouillé sur le sol. Un rabot à la main, il ponçait le parquet. Un pieu flanqué dans la poitrine me confirma la fixité de sa posture était des plus surprenantes. L'homme était mort.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Née en 1962 dans le Val-de-Marne, Valérie Lys est médecin biologiste et vit dans les environs de Rennes depuis une vingtaine d'années. Elle y dirige un laboratoire d'Analyses Médicales. Elle est aussi expert en réparation juridique et dommage corporel.
Mariée, mère de trois enfants, passionnée de peinture et de littérature, elle écrit depuis l'enfance: théâtre, nouvelles fantastiques, polars... Ses multiples voyages sont une source d'inspiration.
Elle est membre fondateur et vice-présidente du collectif rennais CALIBRE 35, dont le but est de dynamiser la scène rennaise de l'édition polar.

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CE LIVRE EST UN ROMAN.

Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres, des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant ou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

J’avais toujours eu horreur des gares et de leur désordre. Assis sur ma valise, à l’écart, j’observais, oppressé, cette fourmilière géante paniquée par un coup de pied invisible. Lorsque mon portable vibra au fond de ma poche, je ressentis comme un soulagement. Le monde des humains existait toujours. Pourtant, cet appel allait me faire rater mon train. Je venais de passer plusieurs semaines à Quimper pour résoudre une enquête difficile et j’avais hâte de retrouver ma trompette et mon divan.

— Allô, Velcro, j’écoute…

Je me levai machinalement et tirai ma valise trolley derrière moi, comme si le fait de marcher pouvait m’isoler du désordre environnant. J’entendis difficilement :

— Commissaire Le Diguet à l’appareil.

Le Diguet était un des deux commissaires quimpérois responsables de la Criminelle cornouaillaise, que j’avais épaulé pendant plusieurs semaines.

— Je vous manque déjà, collègue ? lui répondis-je, surpris.

— Plutôt à vos collègues rennais, Velcro. Ils viennent de nous contacter. Ils savaient que vous étiez dans nos murs. Ils ont besoin de vous et, à leur ton, ça avait l’air urgent.

— Vous savez de quoi il s’agit ?

— Ils ne m’ont rien dit, sauf que votre chef divisionnaire à la PJ parisienne est déjà au courant et que vous pouvez filer directement sur Rennes. Tout le monde vous attend là-bas.

À croire que la Bretagne ne pouvait plus se passer de moi. À peine eus-je raccroché que l’ambiance de fin du monde de la gare m’envahit de nouveau. Un rapide coup d’œil au tableau d’affichage m’apprit sans surprise que j’avais loupé mon direct pour Paris. Le suivant était un omnibus et faisait halte à Rennes. À croire que tout le monde s’était ligué contre moi. Adieu ma trompette et mon cher divan…

C’est un commissaire bougon qui descendit à la gare de Rennes. Les gosses me criaient dans les oreilles, la foule me bousculait et les taxis m’ignoraient. Tout allait de travers. Une tape sur l’épaule me fit sursauter. J’étais prêt à remettre à sa place le propriétaire de cette main hasardeuse lorsque j’entendis une voix qui m’était familière.

— Commissaire Velcro, ravi de vous revoir ! J’entrepris une volte-face rapide et reconnus le commissaire Delcourt. Nous avions travaillé de concert quelques années auparavant et ma foi, c’était un homme fort sympathique et compétent qui plus est. Ma mauvaise humeur s’évanouit instantanément.

— Commissaire Delcourt, comme on se retrouve ! Alors c’est vous qui avez besoin de mes services ?

— Eh oui, comme vous voyez. Suivez-moi, Commissaire, la voiture n’est pas loin. Je vous expliquerai en route…

Le commissaire Delcourt était un homme de forte corpulence, mais dynamique et plein d’énergie. Tout était rond chez lui, son visage, véritable boule de billard chauve et luisante, sa bedaine maintenue par des bretelles d’un autre âge et jusqu’à ses paturons d’une largeur impressionnante. Une véritable force de la nature. Comme toutes ces personnes rondes, la peau de son visage ne montrait aucune ride, mais ses mains aux larges phalanges étaient plissées comme une momie égyptienne, ce qui confirmait une expérience datant de nombreuses années.

Nous grimpâmes dans une voiture banalisée. Il ne nous fallut pas longtemps pour arriver sur les quais. Je reconnus la place de la République. Nous enfilâmes la rue en contresens, gyrophare aidant, puis nous arrivâmes Place de Bretagne. J’étais en terrain de connaissance. Empruntant la voie réservée aux bus, nous traversâmes le pont de la Mission. Sur notre gauche, un imposant bâtiment, sorte de paquebot de verre, pointait sa proue vers la ville. On apercevait des ombres se mouvoir à l’intérieur des appartements tels des poissons dans un aquarium. Drôle d’idée d’architecte que d’afficher l’intimité des gens à tout va… J’osais à peine imaginer le spectacle de ces vies, la nuit venue.

Au pied de l’immeuble voisin, un attroupement et des véhicules de secours s’agglutinaient. Nous stoppâmes la voiture à proximité. Après un rapide salut à ses collègues qui sécurisaient le périmètre, le commissaire Delcourt s’engouffra dans la cage d’escalier. Je lui emboîtai le pas.

Arrivé au troisième étage, Delcourt était frais comme un gardon et respirait aussi calmement qu’un nourrisson. À croire qu’il avait laissé ses kilos au bas des escaliers comme il l’aurait fait de son vélo. Il se retourna et m’aperçut tirant la jambe.

— Désolé, Delcourt, problème de ménisque.

— La capitale ne vous réussit pas, Commissaire. Vous devriez songer à venir vous installer définitivement en Bretagne.

— J’y songe, j’y songe… surtout si vous m’appelez tout le temps à la rescousse…

J’essayai un sourire complice en direction de mon acolyte, malgré la douleur lancinante de mon genou. Arrivé sur le palier, je pris quelques secondes pour récupérer.

— Ça vient juste d’arriver, reprit Delcourt. C’est pour ça qu’on vous a chopé avant que vous ne repartiez sur Paris. Ça a l’air d’être du lourd.

Un calme olympien régnait dans l’appartement malgré la multitude de personnes présentes.

Une entrée desservait les principales pièces. Le salon s’ouvrait sur notre droite. La pièce était vide. Aucun meuble. Visiblement, l’appartement était inoccupé.

J’approchai. Au centre de la pièce, un homme, torse nu, était agenouillé sur le sol. Un rabot à la main, il ponçait le parquet. Un objet tranchant flanqué dans sa poitrine et une large flaque de sang me confirmèrent que la fixité de sa posture était des plus surprenantes. L’homme était mort.

J’enfilai mes protège-chaussures et m’approchai du corps. Des copeaux de bois jonchaient le sol. L’homme devait être au travail depuis plusieurs heures car le décapage du parquet était déjà bien avancé. La lumière qui pénétrait par l’unique fenêtre de la pièce éclairait l’homme par-derrière et donnait un caractère irréel à la scène. L’unique meuble présent était une vieille table sur laquelle étaient posés une bouteille de vin rouge et un verre à moitié plein.

Au fond, contre le mur, on apercevait un tas de vêtements, probablement ceux de l’individu. Je contournai le cadavre. Il tenait accroupi grâce à une ingénieuse position des pieds équilibrant le corps. Ils faisaient balancier avec le bras qui tenait le rabot. Le tout était maintenu par l’arme du crime, véritable étai planté dans la poitrine du pauvre homme. Un marteau était posé à sa gauche.

— Effrayant, Commissaire, n’est-ce pas ?

— En effet. Mise en scène extrêmement soignée. On a probablement affaire à un obsessionnel, maniaque du détail.

Les techniciens de la PJ s’affairaient autour du corps. Les prélèvements effectués, les photographies prises et les empreintes et autres traces suspectes délimitées, le corps pourrait ensuite être transporté à l’Institut médico-légal de l’hôpital de Pontchaillou.

— Vous devez vous demander pourquoi nous vous avons appelé, commissaire Velcro ?

J’aurais, en effet, dû me le demander, mais il se dégageait un tel anachronisme entre la violence du meurtre prémédité avec tant de méticulosité et la scène banale, presque champêtre, d’un bricoleur ponçant son parquet que mon cerveau avait omis de se poser une telle question.

En guise de réponse, Delcourt me tendit une pochette plastifiée. Je reconnus des papiers d’identité.

— Tenez, on les a trouvés dans la poche du veston, dans le coin là-bas…

D’un signe de menton, il me montrait le tas de vêtements que j’avais remarqué contre le mur.

— Henri de La Motte, né le 11 décembre 1962. J’eus beau chercher dans ma mémoire, ce nom ne me rappelait rien.

— Ne cherchez pas, Commissaire. Vous ne le connaissez pas. Moi non plus d’ailleurs, mais le ministre de la Culture, lui, si. Il s’agit de son adjoint. Il était de passage à Rennes pour l’inauguration du nouvel écomusée à la Bintinais.

— C’est pour cela qu’il faisait une démonstration de remise à neuf de parquet ?

— Ne plaisantez pas, Velcro. Non seulement il est en poste au ministère de la Culture mais en plus, c’est le fils d’un ancien ministre. On a intérêt à élucider rapidement l’affaire, sinon ça va sentir le roussi. On va avoir l’Intérieur aux fesses. Vous allez voir ce que je vous dis. Ils vont rappliquer vite fait…

— On sait pourquoi il était dans cet appartement ?

— Pour le moment, on ne sait rien du tout. C’est un voisin qui l’a découvert ce matin. La porte était entrouverte. Le peu que j’ai eu le temps d’apprendre, c’est qu’officiellement, il logeait à l’Hôtel des Lices, sur la place un peu plus haut. Il était arrivé depuis 48 heures. Il avait déjà fait plusieurs interventions à la Mairie et au Conseil Général. Il devait repartir demain après l’inauguration.

— C’est maigre.

— Je suis d’accord. On va voir le voisin ?

— Allez, c’est parti.

Sur le palier, le calme était revenu. Il n’y avait que deux appartements par étage. À peine avions-nous tapé à la porte d’en face qu’un homme d’une cinquantaine d’années nous ouvrit.

Petit, barbu, brun de la tête aux pieds, il nous dévisageait avec méfiance. Il portait de vieux chaussons troués sur lesquels tombait un pantalon sans forme et sans couleur. Sa barbe n’avait pas dû rencontrer le rasoir depuis longtemps car sa lèvre supérieure disparaissait derrière des poils qu’il mâchouillait mollement. En quelque sorte, un voisin tel que les aimaient les policiers : toujours chez eux, à surveiller le voisinage, au courant des moindres faits et gestes de tout le monde. Les présentations faites, nous apprîmes qu’il s’appelait Joël Belhomme. Il s’effaça pour nous laisser entrer. L’intérieur était à l’image du personnage. Une forte odeur de litière pour chat souillée flottait dans la pièce. Des piles de journaux, froissés et tachés de café, s’entassaient sur une table bancale.

— Messieurs, je vous en prie, asseyez-vous.

Tout en parlant, l’homme nous montrait deux chaises suspectes. Des paquets de poils recouvraient les accoudoirs. Nous nous assîmes sur le bout des fesses tandis que lui se coulait littéralement le long du dossier, jambes écartées et nombril à l’air. Ses doigts jaunis par des années de nicotine et tordus par des crises de goutte tapotaient la toile cirée. Il attendait. Nous n’eûmes pas besoin de lui expliquer le but de notre visite.

— L’appartement est inoccupé depuis plusieurs mois. L’ancienne propriétaire, une vieille dame, charmante ma foi, est décédée brutalement. Ses enfants l’ont mis en vente, because héritage, vous comprenez, mais les temps sont durs et pour le moment, les visiteurs se font rares.

— Il y en a eu récemment ?

— Attendez que je réfléchisse. Hier, il n’y a eu personne ou, tout au moins, je n’ai rien vu. En fait, j’ai émergé après le déjeuner. J’avais eu une soirée difficile.

— Alcool ?

— En partie.

— Essayez de vous rappeler. Faites un effort. Delcourt commençait à s’énerver.

Je me rappelais qu’il avait horreur des vieux débris et l’homme qui nous faisait face en était un beau spécimen.

— Lundi dernier, oui, c’est ça, c’était lundi, il y a eu une visite. J’ai entendu l’ascenseur s’arrêter à mon étage. J’ai regardé par l’œilleton. C’était un agent immobilier, j’en suis sûr. Vous savez un mec en costume-cravate, chaussures cirées nickel, petite mallette en cuir de pédale et, surtout, un trousseau de clefs à la main avec des étiquettes pour rattacher chacune à son logement. Il était accompagné par une femme, jolie d’ailleurs. La trentaine, blonde, sexy, BCBG. J’aurais adoré l’avoir comme voisine, si vous voyez ce que je veux dire… Mais vu les circonstances, c’est mal barré, n’est-ce pas ?

Un clin d’œil vicieux accompagna sa remarque. Delcourt soupira bruyamment. Il se leva et contourna l’homme. Visiblement, il ne l’appréciait pas du tout.

— Nous ne sommes pas là pour écouter vos remarques déplacées, monsieur Belhomme, mais pour tenter de découvrir des informations concernant un meurtre.

— Ne montez pas sur vos grands chevaux, Commissaire ! Moi ce que je vous en dis… Et puis, si j’ai rien vu, j’ai rien vu.

J’intervins pour tenter de calmer le jeu.

— Je sais que la situation n’est pas facile. Mais, réfléchissez bien. Ce matin par exemple, vous avez certainement entendu quelque chose… Le parquet est aux trois quarts raboté, ça a dû faire du bruit. Vous ne pouvez pas ne rien avoir entendu.

L’homme me regarda avec des yeux ronds. Il se remit à tapoter sur la table puis se leva et disparut dans une pièce voisine. Nous entendîmes une porte claquer, le bruit sec métallique d’un objet tombant au sol. Il revint portant une bouteille de bière.

— Ça va aller mieux avec ça.

Il montra, triomphant, sa bouteille et mit le goulot à ses lèvres. De la mousse se figea dans sa moustache. Il s’essuya d’un revers de main.

— Eh bien, en fait, je n’étais pas très frais non plus. En ce moment, j’ai des insomnies terribles, je m’endors vers le matin après avoir pris un cachet. Hier soir, j’ai dû forcer sur les cachetons, je suis tombé comme une masse et du coup, ce matin, vous comprenez…

— Nous comprenons, surtout que vous avez l’air de ne pas abuser que de somnifères, monsieur Belhomme, et que le mélange alcool, drogue et médicament est redoutable et répréhensible devant la loi.

— Quelques petits joints, Commissaire. Rien de méchant, je vous l’assure, et uniquement pour ma consommation personnelle.

— Vous êtes en bonne relation avec vos voisins ?

— Comme-ci, comme ça. En dessous, c’est un cabinet dentaire. Il occupe tout le premier. Il n’y a donc personne en dehors des heures d’ouverture. Au-dessus de chez moi, c’est un homme seul, je crois. Il part le matin et rentre le soir. Bonjour, bonsoir, c’est à peu près tout ce que nous échangeons. Mais remarquez bien que lorsque nous nous croisons, il a l’air très aimable et très comme il faut. Au-dessus de l’appartement d’en face, il n’y a personne. Vous n’avez vraiment pas de chance, Commissaire.

De nouveau, l’homme regarda Delcourt d’un air provocateur et ironique à la fois.

Celui-ci resta stoïque.

— Au second, par contre, il y a une gentille famille. Deux adorables petites filles, une mère au foyer et le père qui travaille dans les assurances, je crois. Je discute souvent avec les enfants et leur mère. On se dépanne parfois, on se rend quelques services entre voisins. Sympathique famille vraiment.

— Vous n’avez pas l’air très ému par le meurtre de cet homme en face de chez vous ?

Joël Belhomme fit une moue dubitative. Il avala le reste de sa bière, s’essuya de nouveau la bouche avec le revers de sa manche.

Avant qu’il n’ait eu le temps de me répondre, une boule de poils lui sauta sur les genoux. Un chat miteux, décharné, aux oreilles grignotées dans une autre vie se frotta contre le torse de l’homme. Un ronronnement sonore envahit la pièce. Nous n’existions plus. Les vieilles mains de l’homme caressaient le ventre du chat qui écartait ses pattes pour mieux recevoir les caresses.

— C’est mon ami, ça, Messieurs. Mon seul ami. On s’entend bien tous les deux. Des fois, ça pète entre nous, mais après une bonne engueulade, on s’aime encore plus. Il vaut mille humains, ce bestiau.

— Vous n’avez pas répondu à ma question. Votre absence d’émotion devant l’événement qui vient de se passer devant chez vous, vous en pensez quoi ?

— Ah oui. J’en pense quoi ? Rien du tout. Vous savez, Messieurs, je travaillais à l’abattoir de Vitré. Quarante ans de boîte avant d’être viré pour inaptitude. Oui, Messieurs, c’est comme ça qu’ils m’ont remercié. Soi-disant que j’ai le foie fatigué et que manier des objets tranchants, ce n’était plus pour moi. C’était toute ma putain de vie et tout a foutu le camp d’un coup. Pour revenir à nos moutons, j’ai passé toutes ces années à dépecer, à extraire des joues de bœuf, à couper des jarrets, et j’en passe et des meilleures. Alors, non, ce n’est pas un mec, piqué comme un bœuf dans son appartement, qui va m’émouvoir. D’autant plus que je ne le connais ni d’Ève ni d’Adam.

Nous ne pouvions décidément pas en tirer grand-chose. La vie avait fait des ravages. J’étais certain qu’à peine nous serions sortis, il allait replonger dans son frigo à la recherche de la seule échappatoire qui lui restait, hormis son chat.

Nous nous retrouvâmes sur le palier. La porte refermée, Delcourt se retourna vers moi.

— Je n’ai jamais vu quelqu’un porter aussi mal son nom !

Je n’eus pas le temps de lui répondre. Un brancard tenu par des officiers de police nous frôla. Le corps partait pour l’Institut. Nous pénétrâmes de nouveau dans l’appartement où avait eu lieu le drame. Maintenant, l’arme du crime trônait seule, plantée au milieu de la pièce restée vide. Le médecin légiste, aidé des techniciens, avait dû être obligé de soulever le corps pour le détacher du pieu assassin, solidement fiché entre les lattes du parquet. Nous nous approchâmes. Il ressemblait à un piquet identique à ceux qui délimitent les champs. La seule différence était l’existence de pointes acérées à chacune de ses extrémités, ce qui lui avait permis, à la fois, de transpercer le thorax de l’homme et de le maintenir au-dessus du sol. Un rapide coup d’œil aux pièces voisines ne nous apprit rien de plus. Les policiers toujours sur place nous invitèrent à sortir. L’appartement allait être mis sous scellés.

De retour sur le palier, je regardai machinalement en direction de la porte du voisin. Dès que mon regard se posa sur l’œilleton, je perçus un mouvement furtif derrière la porte. Monsieur Belhomme était à l’affût, il n’était pas à cuver son malheur comme il avait voulu nous le faire croire. Un interrogatoire au poste nous en apprendrait certainement davantage…

L’hôtel de police de Rennes m’était familier. Sa cohabitation avec la cité judiciaire m’évoquait la guerre froide. Rigidité stalinienne de ce bâtiment austère aux lignes sans courbes contre expansion américaine de l’Enterprise de Star Wars aux rondeurs généreuses. Les bureaux grouillaient toujours de personnel. Les uniformes côtoyaient les petits voyous en attente de leur inculpation. Des pièces aux portes entrouvertes laissaient deviner de jeunes mineurs attendant leurs parents après qu’on les eut surpris à commettre de menus larcins. L’angoisse des retrouvailles se lisait dans leurs regards. Une pièce voisine était occupée par deux loques ramassées dans la rue pour tapage et harcèlement de passants. Leurs haleines alcoolisées imprégnaient la pièce. Leurs voix rauques et décalées résonnaient dans le couloir.

Nous arrivâmes dans les locaux réservés aux professionnels. Des bureaux vitrés et en open space pour la plupart, des murs poignardés de punaises en tous sens, des sonneries de téléphone anarchiques, tous les ingrédients des commissariats étaient réunis dans ce microcosme professionnel. Je suivais Delcourt. Dans un bureau anormalement calme, un policier bombait le torse et semblait prendre la pose. Face à lui, un individu le prenait en photo. Je m’arrêtai, surpris.

Delcourt devança ma question.

— C’est un photographe. Il réalise un reportage pour la ville. Soi-disant pour rapprocher la population de sa police urbaine, pour nous humaniser auprès de nos concitoyens. Belle idée de com’, n’est-ce pas, Velcro ? Vous n’avez pas ça à Paris ?

Je me demandais s’il plaisantait. Mais son air sérieux me confirma la véracité de l’idée.

— Il a l’autorisation de circuler dans tout le commissariat. La ville lui a donné carte blanche. Le préfet aussi. Alors nous n’avons qu’à nous exécuter.

Delcourt attendit ma réaction. Je n’en eus pas. Au bout d’un moment, il rajouta :

— Heureusement, c’est un homme discret. Il est là depuis une petite semaine. Il a très vite appris à se fondre dans le paysage. On ne le remarque même plus, sauf quand il nous demande de poser devant l’éternité comme ici. Mais bon…

L’homme dut sentir qu’on parlait de lui car il tourna son visage vers nous. Je lui souris machinalement. Son visage était avenant. Il portait le bouc et la moustache. Un large col de chemise blanc étoffait un peu plus son menton et lui donnait un air d’artiste du siècle dernier. Il me rendit mon sourire, y ajouta même un petit signe de la main puis se replongea dans les mystères de son objectif.

Le bureau du commissaire Delcourt se trouvait tout au fond. Il était constitué de cloisons pleines, chef oblige, avantage non négligeable pour pouvoir réfléchir un tant soit peu. Nous refermâmes la porte derrière nous. À peine étions-nous assis l’un en face de l’autre qu’un grattement discret se fit entendre. Sans attendre de réponse, ce qui me confirma la nature rituelle de l’événement, la porte s’entrebâilla. Je ne vis dans un premier temps qu’un plateau soutenu par deux avant-bras nus. Mon odorat, plus rapide que ma vue de myope, sentait déjà la bonne odeur du café bien tassé. Les deux tasses qui suivirent rapidement les avant-bras confirmèrent cette hypothèse.

— Velcro, je vous présente Déborah, stagiaire pendant six mois. Comme vous le voyez, elle est devenue indispensable au bon fonctionnement du commissariat et fait preuve d’un zèle en tous points remarquable…

Tout en faisant les présentations, Delcourt me décocha un clin d’œil éloquent. La Déborah en question avait fini par apparaître en entier. Vu son statut de stagiaire, je m’attendais à voir une jeune étudiante boutonneuse. Au lieu de cela, je me trouvais face à une femme d’une quarantaine d’années, à la peau irréprochable d’ailleurs. Elle se tenait devant moi, le plateau tendu à mon intention, attendant patiemment que je prenne ma tasse. Je m’exécutai en m’excusant de mon manque de réactivité.

— Déborah est chez nous dans le cadre d’une reconversion. Elle possède déjà une formation solide en tant qu’ingénieur en police scientifique. Suite à un problème de santé, elle désire intégrer nos bureaux et ne plus être sur le terrain comme sa fonction initiale l’y obligeait.

Son plateau posé sur le bureau, Déborah me tendit une poignée de main ferme et chaleureuse à la fois.

— Ravie de faire votre connaissance, commissaire Velcro. Votre réputation vous a précédé. Je suis impatiente de pouvoir vous aider, si vous le souhaitez bien évidemment…

Je la remerciai de sa proposition. Sa voix était agréable, douce mais sans signe de mollesse. Je compris immédiatement que cette femme avait l’habitude de diriger des équipes. Rien à voir avec la première impression laissée par le plateau et les tasses de café. Excellent par ailleurs.

— Si vos compétences d’enquêtrice sont à la hauteur de votre café, vous êtes mon homme ! rajoutai-je en riant en guise de salutation.

Sa discrétion l’empêcha de me répondre, mais le regard qu’elle me lança me confirma sa vive intelligence.

— Ce n’est pas tout ça, Velcro, asseyez-vous, voulez-vous. Faites comme chez vous !

Delcourt me tendait une chaise.

Le dossier du meurtre de monsieur de La Motte nous attendait sur le bureau. Les photos du corps tel qu’on l’avait retrouvé dans l’appartement, le procès-verbal des policiers et le squelette d’interrogatoire du voisin dégénéré en consistait l’essentiel. Je parcourus rapidement les quelques feuillets puis refermai le document avec une moue significative.

— Que sait-on des activités de ce monsieur de La Motte ? lui demandai-je.

— Il avait les activités de tout adjoint du ministre de la Culture : réunions ministérielles, participation à des manifestations publiques, inaugurations, participation aux premières, classement d’œuvres au patrimoine, interviews, rédaction de décrets, vote des budgets… Je continue ?

— Les attachés culturels ne sont pas aux 35 heures ?

— Sans oublier les déplacements en région et à l’étranger.

— Ils ne dorment jamais ?

— En ce qui concerne notre macchabée, il est trop tard pour le lui demander.

— Je vous l’accorde, Delcourt.

Le commissaire se leva, remonta son pantalon qui avait une fâcheuse tendance à prendre la fuite, puis tripota machinalement la boucle de sa ceinture. Je reconnaissais sa façon de réfléchir et, en effet, au bout d’un moment, il se mit à penser tout haut :

— Quelque chose me tracasse, Velcro. Ce matin, avant que vous n’arriviez, j’ai discuté avec la légiste dans l’appartement. Elle a été formelle, la mort remontait aux alentours de 6 heures ce matin. Or, comme vous avez dû le constater, il y a un interphone pour entrer dans l’immeuble. À six heures du matin, les boutons « porte » qui ouvrent sans code sont inactifs. Le plus souvent, les programmateurs les bloquent à partir de 20 heures jusqu’aux alentours de 9 heures le lendemain matin. Donc, soit l’assassin connaissait le code et il est arrivé avec la victime, soit quelqu’un dans l’immeuble a ouvert…

— Soit l’assassin était déjà dans l’immeuble avant 20 heures la veille au soir…

Nous nous regardâmes. Déborah avait émis cette hypothèse du ton le plus anodin qui soit. D’un seul mouvement de tête, les deux commissaires les plus fameux de la PJ parisienne et bretonne se retournèrent vers la stagiaire-quadragénaire-ingénieur scientifique. Elle était tranquillement assise dans un coin et nous regardait le plus naturellement du monde.

— Déborah, votre idée est intéressante, mais à supposer que l’assassin fût dans l’immeuble depuis la veille, comment expliquez-vous qu’un représentant du gouvernement vienne sonner à 6 heures du matin pour rencontrer un inconnu dans un appartement inoccupé ?

— Sauf votre respect, Commissaire, monsieur Henri de La Motte n’a probablement pas sonné car, l’appartement étant vacant, l’électricité est probablement coupée et donc la sonnette hors service.

Elle marquait un nouveau point.

— Il a peut-être été tué ailleurs en tout début de journée puis transporté dans l’appartement plus tard, à l’heure où la porte du hall pouvait être ouverte par n’importe qui… Dans ce cas, pas besoin de sonnette.

— À supposer que l’on puisse rentrer dans un hall d’immeuble avec un cadavre aussi facilement, la flaque de sang que j’ai pu observer sur les photos vous contredit, Commissaire. L’attaché culturel a obligatoirement été tué sur place, je pense même dans cette position. La tache montre que le sang a coulé à la verticale, directement de la plaie provoquée par l’introduction du pieu dans sa poitrine. Si le corps avait été transporté, quelques heures se seraient écoulées avant la mise en scène et, dans ce cas, son sang aurait coagulé et nous n’aurions pas de flaque ou pas comme celle-ci… D’autre part, je crois qu’aucune trace n’a été retrouvée sur le parquet ou dans l’entrée de l’appartement. Le corps n’a probablement pas été traîné sur le sol.

Pour la première fois depuis mon arrivée dans le bureau, je regardai réellement la stagiaire. Ses reparties calmes, son assurance posée me hérissaient le poil. Je décidai rapidement que je ne l’aimais pas. Je la dévisageai, volontairement désagréable. Elle soutint mon regard sans animosité particulière. C’était une femme ni belle ni laide. Des lèvres trop fines, un large front caché par quelques mèches blondes, des épaules carrées sur un cou fragile, un chemisier certes élégant mais entrouvert sur un décolleté trop plat et une coupe au carré stricte et raide. L’affaire était faite, aucun attrait n’émanait d’elle. Pour être honnête, j’avais omis des yeux superbes, tant par leur couleur bleu sombre que par leur expression, rieurs et humains à la fois, tout comme le sourire discret qu’elle me lança à cette seconde.

Delcourt assistait à notre confrontation muette quand la sonnerie du téléphone retentit. C’était la légiste qui appelait pour nous transmettre ses premiers résultats. Le commissaire mit le haut-parleur.

— Votre bonhomme est mort sur le coup. Cause de la mort, sans surprise, rupture aortique suite à l’introduction du pieu dans le thorax. Mort instantanée par hémorragie interne foudroyante. Aucune maladie sous-jacente. Tous les organes vitaux étaient en bon état. Un homme en bonne santé, pour résumer. Aucune trace de lutte. Des ongles propres. Pour un « presque » ministre, vous me direz, normal, mais parfois on voit de ces choses… Par contre, je n’ai retrouvé sur notre homme aucune trace de copeau, de cire ou d’autre particule, qui prouverait que ce monsieur était en train de poncer le parquet. Il s’agit bien d’une mise en scène. Des traces récentes de déodorant et d’after-shave font penser qu’il sortait de sa douche peu de temps auparavant. Comme il n’y a pas d’eau ni d’électricité dans l’appartement, il venait probablement d’arriver de son hôtel, d’autant plus que la mort remonte aux alentours de six heures du matin. Voilà, Messieurs, ce que je peux vous en dire pour le moment. Je vous envoie mon rapport complet et je vous rappelle si je trouve d’autres infos. Tchao.

— Merci Docteur.

— Vous avez toujours la même légiste ? demandai-je à Delcourt.

Sacré personnage ! Je l’avais déjà croisée lors d’une enquête précédente ; plus qu’une femme, c’était un véritable monument.

— Eh oui, fidèle au poste. D’ailleurs, je ne sais pas ce que nous ferions sans elle. Notre affaire n’est pas simple. Le type a l’air d’un pro. Il a préparé son coup avec une méticulosité à toute épreuve, il n’a rien laissé au hasard.

De nouveau, le téléphone nous interrompit. Après un rapide échange, Delcourt raccrocha. Il avait blêmi, à la limite de la couleur du navet tirant sur le mauve.

— Le ministre débarque !

Son ton n’aurait pas été plus dramatique si on lui avait annoncé qu’il y avait une bombe planquée sous le bureau.

— Il fallait s’y attendre, lui répondis-je pour le consoler.

Delcourt commença à marcher de long en large dans le bureau. Des gouttes de sueur perlèrent à son front tandis que ses larges phalanges, recroquevillées, s’entortillaient les unes autour des autres.

— Nous devrions interroger sa collaboratrice… J’imagine qu’un adjoint de ministre ne se déplace pas seul. Elle pourra nous renseigner sur le type d’homme qu’il était, ses affaires en cours et peut-être nous donner des informations plus personnelles sur sa vie…

— Vous avez raison, Velcro. Il était descendu à l’Hôtel des Lices. Mes équipes ont déjà pris contact avec la secrétaire. Ils lui ont demandé de rester à disposition de la police. Elle doit être là-bas…

Nous sortîmes du bureau ou plutôt nous courûmes hors du bureau, vu la démarche proche du sprint de Delcourt. J’avais de nouveau du mal à le suivre.

À notre passage dans l’allée principale, les officiers nous regardèrent, étonnés, se demandant probablement s’ils n’avaient pas raté un exercice d’alerte incendie. Je croisai les regards surpris. J’aperçus le photographe, debout, calé contre un meuble métallique à tiroirs. Il avait l’air très inspiré et tenait son appareil en équilibre instable sur une des poignées. Une impression de temps décalé émanait de l’image qu’il renvoyait. C’était peut-être l’expression de son talent… Qui sait ?

Je n’eus pas le temps de m’interroger davantage que Delcourt me poussait déjà dans la voiture et démarrait en trombe. Direction Place des Lices.

Après avoir remonté le boulevard de La Tour d’Auvergne, nous débouchâmes Place de Bretagne. Je me souvenais de ces déesses rutilantes comme des carrosseries automobiles qui nous guidaient vers le pont de la Mission.

— Pas trop de dégradation sur les statues, Commissaire ?

— Ne m’en parlez pas, Velcro ! On les a restaurées à de nombreuses reprises. C’est un véritable gouffre.

— Vous les remettez quand même…