Le retour d'Arsène - Valérie Lys - E-Book

Le retour d'Arsène E-Book

Valérie Lys

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Beschreibung

Ferdinand et Victor de La Fosse, deux frères issus de l’aristocratie locale, menaient une vie paisible et discrète à Étretat, dans leur magnifique château situé à quelques encablures des célèbres falaises, inlassablement grignotées par les tumultueuses marées. Lorsque Ferdinand est retrouvé mort sur une plage, avec dans la poche un mot signé « de la part d’Arsène », le commissaire Velcro et sa fidèle équipière, dépêchés en Normandie pour prêter main-forte à leurs collègues débordés, abandonnent vite l’hypothèse d’une chute accidentelle. L’enquête dévoile le passé trouble du défunt, renié très jeune par ses parents pour être tombé fou amoureux d’une roturière, longtemps expatrié, et dont les affaires outre-Atlantique reposaient vraisemblablement sur des méthodes peu vertueuses. Les investigations de Velcro et Déborah les plongent rapidement dans l’univers feutré d’Arsène Lupin, à la poursuite d’un meurtrier qui brouille habilement les pistes. Les deux enquêteurs comprennent que dans ce lieu hautement touristique, la frontière entre fiction et réalité est très fragile. Qui pouvait bien en vouloir au riche retraité au point de le pousser du haut de la falaise ? Les fantômes du passé resurgissent les uns après les autres, tous munis d’une cape et d’un haut-de-forme…


À PROPOS DE L'AUTEURE


Née dans le Val de Marne, Valérie Lys, est médecin biologiste et vit dans les environs de Rennes depuis une vingtaine d’années. Elle y dirige un laboratoire d’Analyses Médicales. Elle est aussi expert en réparation juridique et dommage corporel. Mariée, mère de trois enfants, passionnée de peinture et de littérature, elle écrit depuis l’enfance : théâtre, nouvelles fantastiques, polars… Ses multiples voyages sont une source d’inspiration. Elle est membre fondateur et vice-présidente du collectif rennais CALIBRE 35, dont le but est de dynamiser la scène rennaise de l’édition polar.

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Couverture

Page de titre

CE LIVRE EST UN ROMAN.

Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres, des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant ou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

1

De la plage en contrebas, le commissaire Velcro, mains sur les hanches, leva la tête vers le sommet de la falaise. À ses pieds gisait un vieil homme, ou du moins ce qu’il en restait. Les déformations de son squelette ne laissaient aucun doute. Il avait fait le grand saut. L’homme était vêtu d’un pantalon de velours vert à grosses côtes, d’un pull ocre au col agrémenté de boutonnières de cuir et d’une paire de bretelles. Tout dénotait l’aristocratie du siècle passé. L’équipe technique était arrivée et commençait l’inspection du corps selon un protocole minutieux. Rapidement, il fut retourné, photographié sous toutes les coutures. Ses poches révélèrent son identité sans aucune difficulté, tous ses papiers étant soigneusement conservés dans un portefeuille en cuir d’autruche. Il s’agissait d’un certain monsieur Ferdinand de La Fosse, né en 1942, frôlant donc les quatre-vingts printemps.

Les badauds commençaient à s’attrouper. Velcro scruta la promenade qui s’étendait le long de la plage. Il s’imaginait le site plus vaste, d’après ce qu’il en avait si souvent vu dans les reportages, mais ce n’était tout au plus que cinq cents mètres de bord de mer, ponctués de part et d’autre par la falaise d’Amont et celle d’Aval. En revanche, le déchiqueté de ces roches était vraiment magistral. Tour à tour, pointe de flèche, lanceur interplanétaire ou gigantesque chat d’aiguille, les millénaires d’érosion, de tempêtes et de secousses sismiques avaient fait des falaises d’Étretat un site exceptionnel.

— Commissaire, venez voir.

Le commissaire Velcro émergea de ses réflexions géographiques et s’approcha du corps.

Une technicienne penchée sur ce qui restait de monsieur de La Fosse avait fait ses poches. Elle tendait délicatement une feuille pliée au commissaire.

— Trouvée dans sa poche, commissaire.

Velcro s’équipa à son tour de gants en vinyle, prit avec précaution ce qui paraissait être un indice de premier plan puis ouvrit la banale feuille A4. Il eut du mal à cacher sa surprise en découvrant ce qui y était écrit. Quatre simples mots inscrits au gros feutre :

De la part d’Arsène

Déborah, sa fidèle collaboratrice, s’était approchée sans bruit et tendait son cou par-dessus les épaules du commissaire pour déchiffrer le message.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? finit-il par lâcher.

Il s’était retourné vers Déborah. Ses yeux interrogateurs attendaient à l’évidence une réponse. Leur duo fonctionnait maintenant depuis de nombreuses années et les rouages en étaient parfaitement huilés. Elle, c’était la réflexion mixée à une érudition encyclopédique ; lui, un instinct animal greffé sur une ténacité hors du commun.

— L’Aiguille creuse, commissaire, émit Déborah comme une évidence.

Il parut ne pas comprendre. Après quelques secondes, il rétorqua :

— Quoi, L’Aiguille creuse ? Je connais mes classiques, je sais bien que c’est une des plus fameuses aventures d’Arsène Lupin et qu’elle se déroulait à Étretat. Mais il ne s’agit que d’un roman. Nous sommes dans la vraie vie avec un vrai cadavre et une vraie enquête à élucider. Il faut redescendre sur terre.

Déborah se recula légèrement. Elle était habituée à ces sautes d’humeur et savait parfaitement qu’elle avait visé dans le mille.

— Je suis d’accord, c’est déroutant, mais il faut bien reconnaître que dans un lieu pareil, avec un cadavre et un mot comme celui-là dans sa poche de veston, on ne peut pas s’empêcher de penser au gentleman cambrioleur.

— C’est un héros de roman ! Un héros de fiction ne précipite pas un vieillard du haut d’une falaise. C’est invraisemblable.

Déborah lâcha l’affaire. Inutile d’en rajouter. Elle connaissait son commissaire par cœur.

— Alors on s’oriente sur quelle piste, commissaire ?

— Déjà, s’assurer qu’il s’agit bien d’un crime puis rechercher si dans l’entourage de la victime il n’existe pas un dénommé Arsène par exemple, conclut-il, ironique.

Il terminait à peine de donner ses directives qu’un cri sordide retentit derrière eux. Une bousculade s’ensuivit. Un homme tentait de forcer les délimitations de la scène de crime, obligeant les officiers de police à intervenir en le maintenant de force.

— Ferdinand, Ferdinand, mon Dieu, que t’a-t-il fait ? hurlait-il à qui voulait l’entendre.

Le commissaire Velcro s’approcha et s’interposa avec autorité. L’homme, paraissant aussi âgé que la victime, poussait de toutes ses forces sur les agents qui lui faisaient obstacle. De toute évidence, la douleur le rendait violent. Ses yeux rivés sur le corps étaient noyés dans un torrent de larmes qu’il n’essayait pas de retenir.

— Calmez-vous, monsieur, tenta Velcro. Si vous faites preuve de retenue, je vous laisserai approcher la victime, mais promettez-moi d’être raisonnable.

À ces mots, le vieil homme s’immobilisa. Il fixa le commissaire, le prit par les épaules, ou plutôt s’y agrippa, puis murmura :

— Vous avez l’air d’être un brave homme, commissaire. Je vous promets d’être calme, mais vous, promettez-moi de retrouver l’assassin de mon frère.

Ses yeux implorants auraient fait fondre le plus tortionnaire de tous les hommes. Velcro, ému, se détacha lentement de son étreinte et le repoussa délicatement.

— S’il s’agit d’un crime, l’hypothèse du suicide ne pouvant être exclue, je vous promets de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour retrouver son meurtrier.

L’homme se calma instantanément. Il partit d’un pas mal assuré sur les galets de la plage, s’agenouilla devant le cadavre et pleura doucement tout en lui caressant les cheveux. Une technicienne voulut s’interposer. Velcro lui fit un signe de la main pour lui signifier de n’en rien faire. De toute façon, ce n’était pas dans ses cheveux que l’on allait trouver qui avait tué ce pauvre homme. Alors, autant faire preuve d’humanité.

Les minutes passèrent, chacun repartit à son poste. Au bout d’un long moment, l’homme se releva et s’écarta du corps. Il regarda, impuissant, l’équipe de médecine légale le séparer définitivement de ce frère qu’il avait l’air de tant aimer.

Déborah laissa partir la victime puis, se rapprochant de l’homme, le prit par l’épaule pour le raccompagner vers le quai bordant la plage. Le corps de la victime emmené, la foule se dispersa très vite. Le vieillard remonta péniblement la plage. Des canoës et des paddles attendaient patiemment leurs futurs clients. Bien que décembre débutât, le temps était exceptionnellement clément et permettait aux loueurs d’espérer faire quelques affaires. Pagayer directement sous les falaises devait en effet être très sympathique, pensa Velcro en se tordant lui-même les pieds sur les galets de la plage normande. Réflexion tout à fait hors de propos vu la situation, s’empressa de lui susurrer sa conscience.

La mer montait vite. Située au pied de la falaise d’Amont, la grotte des Demoiselles, comme l’appelaient les Étretatais, allait bientôt disparaître sous les eaux.

Déborah et le vieil homme étaient arrivés sur le quai. Velcro les y rejoignit rapidement.

— Malgré ces circonstances pénibles, nous allons devoir vous interroger, monsieur, commença Velcro en s’adressant au frère de la victime.

— Je comprends tout à fait. Si vous pouviez me ramener chez moi, je répondrai à toutes vos questions si j’en suis capable.

Tous les trois prirent place dans la voiture. La circulation était dense dans les rues étroites et très fréquentées de la ville. Des échoppes de souvenirs avec leurs éternels bols, cirés jaunes et polos rayés bleu marine tentaient de grignoter davantage le bitume. Finalement, l’ambiance était très proche de celle de la Bretagne, pensa Velcro. Habitant Rennes, il avait été envoyé à Étretat pour remplacer exceptionnellement des collègues, eux-mêmes transférés en raison des conditions sanitaires actuelles. Ils remontèrent la rue Adolphe-Boissaye, passèrent devant le magnifique bâtiment, tout de bois ciselé, du marché couvert situé sur la place principale et hébergeant des boutiques d’artisans locaux, puis s’échappèrent vers la périphérie. De superbes propriétés défilaient de chaque côté de la route, toutes plus belles les unes que les autres avec leurs parcs cascadant vers la chaussée. Au bout de quelques minutes, le vieil homme indiqua un portail ouvert sur la gauche et fit signe au conducteur de s’engouffrer dans l’allée qui débouchait sur un parc. Au centre trônait un véritable château, qu’il présenta comme étant celui des Aygues.

Ils empruntèrent le perron situé sur le côté. Le lieu était empreint de souvenirs. Un long couloir s’ouvrait devant eux. Il desservait de vastes pièces de part et d’autre. Les portes entrouvertes permettaient d’apercevoir une multitude de bibelots et de tableaux, résumé probable de la vie de plusieurs générations de châtelains.

— Tout ceci est la partie réservée aux visites. Nous, nous vivons exclusivement au premier étage. Mon frère et moi avons racheté ce château il y a vingt ans. Son histoire est fabuleuse. Deux reines d’Espagne en sont tombées amoureuses et y ont passé de nombreux étés à l’époque où les stations balnéaires ont vu le jour. Avant le xixe siècle, se baigner dans la mer était inconcevable puis cela est devenu du plus grand chic et même fortement conseillé par le corps médical. Initialement, le château a été construit par un Français, monsieur Amédée Boyer. C’est lui qui a inventé l’eau de Mélisse des Carmes, remède avec lequel il a fait fortune. Puis le château a eu sa période sombre pendant laquelle il a été occupé par les nazis. Ici, nous sommes entourés de domaines appartenant à des personnalités politiques ou du show-business. Maurice Leblanc, l’auteur d’Arsène Lupin, a séjourné quelque temps dans la ville d’Étretat, dont il s’est inspiré pour écrire L’Aiguille creuse.

Le vieil homme ne s’arrêtait plus. Il avait repris son rôle de guide au sein du château des Aygues devenu le sien. Il poursuivit la visite. En haut de l’escalier, tout le faste du rez-de-chaussée avait disparu. Le mobilier était simple, les peintures défraîchies et l’odeur de renfermé confirmaient que deux personnes âgées et seules vivaient dans ce lieu. Tristesse d’une ancienne noblesse, probablement toujours fortunée, mais dépassée par le temps et les progrès du xxie siècle.

— Je ne me suis même pas présenté, continua-t-il. Je suis Victor de La Fosse, le frère de Ferdinand, mais cela vous l’aviez compris. Je vous en prie, asseyez-vous.

Tout en parlant, il désigna un divan élimé. Le parquet était magnifique tout comme le haut plafond aux moulures et rosaces de plâtre superbement sculptées de motifs floraux.

— Pourquoi avez-vous dit tout à l’heure « que t’a-t-il fait ? » devant le corps de votre frère ? lui demanda Déborah, une fois confortablement assise.

L’homme parut dans un premier temps embarrassé. Ses yeux s’humidifièrent de nouveau à l’évocation de la mort de Ferdinand. Il se tordait les doigts, un rictus de douleur crispait ses lèvres minces et sèches comme l’ensemble du personnage. Il flottait dans ses vêtements. Son pantalon tenait en place grâce à un jeu de bretelles d’un autre âge laissant apparaître des pans de chemise de sa taille flasque. La peau de son cou ballottait. Le temps le desséchait à petit feu. Malgré tout, il avait gardé une allure hautaine et fière, en rapport avec sa naissance à particule.

— Cela va certainement vous sembler idiot, mais depuis quelques semaines, mon frère avait changé. Il ne m’a rien dit, mais un soir je l’ai surpris au téléphone. Je n’ai pas entendu ce qu’il disait, cependant, dès qu’il m’a aperçu, il a raccroché et a semblé extrêmement troublé. Il s’est perdu dans une justification fumeuse alors que je ne lui demandais rien, caractéristique de l’attitude de quelqu’un qui ment ou veut cacher quelque chose. Vous pensez bien que deux vieux frères qui vivent ensemble depuis deux décennies savent tout l’un de l’autre, alors rien que ce coup de fil m’a interpellé.

— Quoi d’autre ?

— À peu près à cette même période, il s’est mis à aller chercher le courrier à la boîte chaque jour, comme s’il attendait une lettre importante alors qu’avant c’était moi qui m’en chargeais, lorsque nous revenions de faire des courses et pas tous les jours vu le peu de courrier que nous recevions. D’ailleurs, Ferdinand ne s’y intéressait absolument pas, je m’occupe habituellement de tout le côté administratif du domaine et des tracasseries quotidiennes.

— Vous avez pu voir s’il avait finalement reçu une lettre ?

— Oui. Il y a environ une semaine. Je l’observais par la fenêtre. En revenant dans le parc, il tenait une enveloppe qu’il retournait dans tous les sens. Il l’a mise dans sa poche. Je ne l’ai jamais revue depuis. Je n’en étais pas encore à fouiller dans ses affaires. J’étais à cent lieues de penser que sa vie était en jeu. Mon Dieu, comment aurais-je pu imaginer une telle chose ? Si vous saviez comme je m’en veux ! J’ai fait celui qui n’avait rien vu, parce que c’était plus simple de faire l’ignorant plutôt que de rentrer en conflit avec la personne que j’aimais le plus au monde ; d’ailleurs, entre nous, la seule qui me restait.

— Vous n’avez pas de famille ?

— Non, je n’en ai plus. Ils sont tous morts. C’est l’apanage du grand âge. Vous voyez tous vos proches disparaître. Il ne reste que vos souvenirs qui se transforment puis s’effacent à leur tour.

— Aucune lettre n’a été retrouvée sur le corps de votre frère, hormis celle où il est écrit « De la part d’Arsène ». Le courrier reçu est peut-être encore dans sa chambre. Accepteriez-vous que nous allions voir, monsieur de La Fosse ?

Le vieux monsieur s’était déjà levé, confirmant par là même son accord pour aller faire une visite dans la chambre de son frère. Un couloir étroit et sombre, comme on en rencontre souvent dans ces vieilles demeures, se terminait par une porte que Victor de La Fosse ouvrit avec délicatesse comme s’il ne voulait pas déranger l’habitant. La lumière vive, contrastant avec la noirceur du couloir, éclaira une pièce parfaitement rangée. Rien ne dépassait ni du lit, ni de la bibliothèque qui occupait tout un pan de mur, ni du bureau xviiie. Pas un grain de poussière n’était visible.

— S’il vous plaît, ne dérangez rien, mon frère était un maniaque de l’ordre, comme vous pouvez vous en rendre compte.

— Ne vous inquiétez pas. Nous remettrons les choses en place comme avant notre arrivée, le rassura Déborah.

Le vieil homme s’assit dans un coin et ne bougea plus. Il avait dû vivre tant de choses avec son frère dans cette pièce. Son regard se perdit dans ses souvenirs.

Ce fut comme s’il se parlait à lui-même :

— Nous étions quatre initialement, Ferdinand, moi-même et deux sœurs. Malheureusement, l’une d’elles est décédée en bas âge et l’autre de mort accidentelle à cinquante ans. Ferdinand a été marié à une certaine Claire Lefeuvre. Je sens votre sarcasme : un de La Fosse épouser une Lefeuvre, ça ne fait pas sérieux. Et, en effet, nos parents se sont formellement opposés à cette union. Elle était une roturière sans fortune. Ils ne virent en elle qu’une fille intéressée par l’argent et la grande vie. Elle n’avait d’ailleurs aucun diplôme particulier et ne pouvait pas prétendre à grand-chose. Je crois que Ferdinand était fou d’elle. Il ne voulut rien entendre. Leur mariage se fit en secret et quand mes parents l’apprirent, il y eut une scène comme jamais je n’en avais entendu. Résultat, Ferdinand est parti avec Claire. Les années qui ont suivi sont restées un mystère pour moi. Ferdinand ne me donnait que de rares nouvelles par télégrammes à l’époque. Il était parti en Amérique, dans le Maine je crois, où il vivait de petits boulots. Il ne me parlait jamais de son épouse, il se contentait le plus souvent de me dire qu’il allait bien.

— Puis il est réapparu ?

— Absolument. Sans prévenir. Je me souviendrai toujours de cet après-midi. De mon côté, j’avais pris la voie choisie par mes parents et par mon rang. Je travaillais dans l’entreprise familiale. J’étais assis à mon bureau et ma secrétaire venait de me prévenir qu’un monsieur voulait me voir, un dénommé Ferdinand, en ajoutant : « Il m’a dit que vous comprendriez. » La pauvre fille ne savait même pas que j’avais un frère, mes parents ayant rayé définitivement ce rejeton de la famille. Mon cœur avait failli exploser à l’évocation de ce prénom. J’ai tout de même réussi à rester professionnel. Je lui ai lancé un « Laissez-le entrer » et j’ai vu apparaître Ferdinand sur le pas de mon bureau. Il était méconnaissable. Il avait maigri, ses traits ridés lui donnaient dix ans de plus. Mais je me fichais bien de cela. J’avais retrouvé mon frère, c’était tout ce qui importait. Nous nous sommes jetés dans les bras l’un de l’autre. Je crois qu’il a pleuré autant que moi. Ça a été le plus beau jour de ma vie.

— Vous avez fini par savoir ce qui lui était arrivé ?

— Non. Ferdinand ne m’a jamais parlé de cette période. Ce que je sais, c’est qu’il est rentré sans Claire. Il ne m’a jamais raconté ce qui s’était passé, pourquoi il revenait après tout ce temps. J’ai pourtant essayé de savoir à plusieurs reprises, mais à chacune de mes tentatives, il esquivait la question. J’ai cru apprendre par la suite que Claire était partie avec un autre homme, mais je n’en suis pas certain. Une chose est sûre, c’est que Ferdinand n’était pas rentré à cause de problèmes d’argent. Il avait réussi à créer une petite entreprise de bois, je crois, et il avait quelques économies. Le reste, mystère pour moi.

— Et après ?

— Après, le temps a fait son travail et a arrondi les angles. Mon père est mort entre-temps. Ma mère, ayant subi sa forte autorité, a été bien contente, à son décès, d’ouvrir ses bras à son fils répudié. La vie a suivi son cours. Ferdinand a sagement repris l’entreprise familiale à mes côtés. Il n’y eut plus jamais de femme dans la vie de Ferdinand. Puis notre mère est décédée à son tour, nous avons vieilli tous les deux sans descendance. L’entreprise a été vendue et nous avons eu le coup de foudre pour ce château. Depuis vingt ans, nous lui consacrons toute notre existence.

Un silence lourd suivit ce long monologue, chacun perdu dans ses pensées, songeant à ces deux frères inséparables, l’un attendant que l’autre revienne, et l’autre, aventurier malgré lui et trahi par la femme de sa vie. Un roman aurait pu être tiré de cette histoire, pensa le commissaire. Déborah rompit ce silence.

— Vous n’avez jamais été marié, monsieur de La Fosse ?

— Non, jamais. Mes parents m’ont bien présenté plusieurs prétendantes dignes de mon rang, comme ils disaient, mais je n’ai pas voulu faire ce que mon frère aurait désapprouvé de tout son cœur : épouser une femme que je n’aimais pas. D’un autre côté, mon caractère casanier m’interdisait de me marier sans l’aval de la famille. Perdre mon confort et ma sécurité m’était inconcevable. J’en ai pris mon parti et je suis toujours resté célibataire.

Les deux enquêteurs reprirent leur exploration, et très vite, Déborah poussa un petit cri de satisfaction. Dans le tiroir central du bureau trônait une enveloppe blanche pouvant bien être celle recherchée. Des timbres, des feuilles de correspondance immaculées et un calepin lui disputaient la place. Sur le cachet de la poste, on lisait la date du 24 novembre 2021, ce qui était cohérent avec le témoignage de Victor de La Fosse. Déborah la tendit au vieil homme. Il la prit avec précaution et l’ouvrit très méticuleusement. Ses mains ridées aux longs doigts manucurés avec soin tremblaient sous l’émotion. Il en sortit une feuille, la déplia et déchiffra à haute voix :

« Je t’ai enfin retrouvé, salopard. Maintenant tu vas payer.

Signé Arsène. »

Tous se regardèrent en silence.

— Aucun doute, une personne lui en voulait à mort, et ça n’a pas l’air de dater d’hier, affirma le commissaire.

— Dire que pendant tout ce temps, j’étais à côté de lui et que je n’ai rien compris, je n’ai rien fait pour le sortir de là. Vous ne pouvez pas savoir à quel point je m’en veux. J’aurais dû lui mettre cette lettre sous le nez, le forcer à me raconter de quoi il en retournait, aller voir la police. Oh, mon Dieu, il y a tant de choses que j’aurais dû faire !

Le pauvre homme était ravagé par le regret. Il s’était assis, recroquevillé sur la chaise attenante au bureau. Replié sur lui-même, il pleurait, les mains cachant ses yeux rougis. Il faisait pitié. Finalement, sa vie avait été bien morose. Il avait pourtant eu de la chance à la naissance mais, pris dans l’engrenage des bonnes mœurs du XXe siècle, il s’y était laissé enfermer.

— Vous avez une idée de l’identité de celui qui signe Arsène ? osa Déborah.

— Non, aucune. Dans mon entourage, je ne me rappelle pas avoir connu un dénommé Arsène.

— Vous pensez que l’auteur a voulu mettre un peu d’humour dans son message en le signant d’un prénom qui, immanquablement, fait penser au personnage de Maurice Leblanc ?

— Ça ne me paraît pourtant pas en rapport avec le ton de la phrase qui se veut très menaçant et direct. L’humour n’y a pas vraiment sa place…

De la fenêtre de la chambre, la vue était magnifique. Des rocailles agrémentaient le parc sur la droite tandis qu’une large pelouse dégageait la partie centrale. Le château avait été bâti au pied d’une colline arborée et à la pente douce, ce qui donnait une impression de calme bucolique.

— Votre frère fréquentait-il encore du monde, avait-il des activités particulières ? demanda Déborah.

— Sa santé ne lui permettait plus beaucoup de fantaisie. Il se contentait de quelques balades durant lesquelles il rencontrait parfois des voisins ou des connaissances. Nous sommes entourés de beau monde, vous savez, ironisa le vieillard malgré les circonstances.

Il poursuivit :