Le bureau des secrets professionnels - Tome 1 - Régine Vandamme - E-Book

Le bureau des secrets professionnels - Tome 1 E-Book

Régine Vandamme

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Beschreibung

Le bureau des secrets professionnels est un recueil de 200 histoires vécues au travail par des personnes de tous horizons, jeunes et moins jeunes, en quête de réalisation ou de sens, actives, à la retraite, en burn-out, en transition...Elles confient pour la première fois des souvenirs, des histoires, des anecdotes, des rêves, des aspirations, des doutes, des défauts, des petites lâchetés, des solidarités exprimées sur leur lieu de leur travail. Cela se passe en France, en Belgique, en Afrique, en Italie, en Hollande, dans des trains, des avions, des bureaux, des hôpitaux, des écoles, dehors... Toutes sont vraies et se lisent comme des nouvelles de fiction parce qu’elles surprennent autant qu’elles font rire, pleurer ou réfléchir...

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Le bureau des secrets professionnels

Drève Richelle, 159 – 1410 Waterloo

www.renaissancedulivre.be

Le bureau des secrets professionnels

Dominique Costermans & Régine Vandamme

Photo couverture : © Allilalu (www.allilalu.com)

e-ISBN : 9782507057015

Dépôt légal : D/2020/12.763/11

© Éditions de la Renaissance du Livre 2020

Tous droits réservés. Aucun élément de cette publication ne peut être reproduit, introduit dans une banque de données ni publié sous quelque forme que ce soit, soit électronique, soit mécanique ou de toute autre manière, sans l’accord écrit et préalable de l’éditeur.

Dominique Costermans & Régine Vandamme

Le bureau des secrets professionnels

Histoires vécues au travail

Tome I

Préface : Pascal Chabot Illustrations : Allilalu

Préface

La réalité dépasse la fiction, on le sait. En voici un nouvel exemple, fabuleux, dans ces histoires réelles que Dominique Costermans et Régine Vandamme ont suscitées, puis qu’elles ont ciselées pour en rendre la lecture inoubliable. Toutes concernent le rapport des gens à leur travail. Le sujet peut sembler commun. On croit savoir ce qu’il en est. Mais dès l’abord, et jusqu’à la fin du livre, l’on est saisi par l’extraordinaire variété des attitudes et des conditions de travail.

Les humains s’y montrent parfois sous leur jour le meilleur, donnant sans compter à ce qui devient pour eux une œuvre. D’autres fois, on y voit leur violence, leur solitude, les coups les plus bas. C’est aussi parfois très drôle, ces fous rires d’open space, ces femmes de ménage confrontées à des intimités qu’elles préféreraient ignorer, ces fiertés mal placées qui tombent de leur piédestal. Les lieux sont nombreux, depuis les bureaux cagibis jusqu’au grand air. Le lecteur y saisit également, au gré des histoires, le rôle du temps, pas seulement le temps de travail, mais aussi le rythme, quelquefois maîtrisé, parfois insoutenable et frénétique, d’autre fois monotone comme les longues journées des commerçants qui ne voient personne. De l’extérieur, on croit pouvoir imaginer à quoi elles ressemblent. Mais le témoignage nous ouvre une autre dimension, celle du concret et de la manière de le vivre. Il y a, dans les pages que l’on va lire, matière pour une dizaine de romans. Ce sont des dilemmes, des courages, des tromperies, des vocations qui ne veulent pas dévier d’un pouce. Le travail, alors, n’apparaît plus comme une nécessité à laquelle il faut se plier. Il est aussi un lieu politique, où chacun tente d’exprimer ce qu’il est… Tente, en effet, et parfois sans y réussir, car une autre leçon indique que le travail est en crise et doit être réinventé. Les souhaits sont énormes, les énergies puissantes. Mais certaines conditions sont parfois si lamentables et indignes que le lecteur n’a plus qu’une question en tête : « Comment est-il possible de tenir ? »

Avant de laisser place à la force de ces histoires réelles, il n’est pas inutile de se demander ce qu’il en est de ce « travail ». Qu’est-il, en définitive ? Omniprésent dans nos sociétés, il transforme l’existence des individus, module leurs manières de penser, sculpte leurs corps. Il n’est pas suffisant de parler de « déformations professionnelles ». Plus profondément, il faudrait parler d’une « transformation professionnelle » constante, qui métamorphose une femme ou un homme en enseignant(e), employé(e), commerçant(e), médecin ou artiste, ce qui façonne toute son identité. Notre manière de communiquer, de décider et de bouger tient beaucoup au métier que l’on exerce. C’est là que l’on apprend à vivre réellement, après l’avoir fait virtuellement sur les bancs de l’école ou de l’université. C’est dans ce contact avec des collègues et des obligations que se forme une seconde identité, visible jusque dans les gestes et les visages.

Le travail constitue sans doute la part la plus extériorisable de notre identité. Il n’est pas le centre secret d’une personne, comme le sont les rêves ou les attachements. Il n’est pas le lieu de l’intime ni des confidences que l’on réserve à ses proches. Il est la partie de nous-même que nous assumons publiquement. On pourrait dire qu’il est le costume que nous revêtons un certain nombre d’heures par semaine, pour jouer un rôle social. Car évidemment, nous jouons. Sartre le disait pour le garçon de café. Mais l’enseignant, le croque-mort, la femme de ménage, la cheffe d’entreprise, tous et toutes jouent à leur façon. Certaines personnes, certes, y croient plus que d’autres. Elles se prêtent au jeu, confondent l’être et le paraître et finissent par se prendre au jeu, alors que d’autres, plus sceptiques, refusant d’être dupes, conservent leur distance avec cette facette d’elles-mêmes dont elles se débarrasseront à l’heure de la retraite, comme on range dans une armoire un costume qui ne servira plus.

Mais même pour les plus distants, ceux pour qui le travail n’est pas un sacerdoce mais une façon de s’assurer de quoi payer les factures, les effets ne tardent pas à se faire sentir. C’est d’abord nous que le travail travaille. C’est notre langage qu’il affecte, notre personnalité qu’il oriente. Il détermine notre être-au-monde, d’abord de l’extérieur, puis, au fil des ans, s’immisçant en nous, de l’intérieur. Avoir la « tête » ou la « gueule » de l’emploi : l’expression le dit bien. Elle ne signifie pas avoir, depuis toujours, le faciès adapté à telle ou telle occupation, mais plutôt avoir laissé une profession marquer cette gueule, la rendre adéquate à ce que nous faisons. N’est-il pas vrai qu’en fin de carrière, tout le monde finit par avoir la tête de l’emploi ? De même que tous finissent par « faire partie des meubles », alors qu’au premier jour, chacun se sentait comme un corps étranger, forcé de s’insérer puis de se faire une place dans un milieu qui ne l’attendait pas ?

Ainsi, travailler, c’est toujours d’abord s’adapter. Il y a des habitudes à prendre, un jargon à comprendre. Celui qui pénètre un nouveau milieu professionnel en croyant qu’il va tout changer comme s’il était Napoléon en Italie se trompe souvent lourdement. C’est plutôt le milieu qui nous change. Ce sont les autres, nombreux, qui impriment leur marque au singleton récemment adopté, lequel, forcé de tempérer son ego, deviendra bientôt un élément parmi d’autres d’un ensemble plus vaste. L’adaptation est première. Mais elle ne suffit pas. Être adapté n’est pas une fin en soi, elle n’est qu’un moyen pour chercher à se réaliser : c’est-à-dire, depuis la place que l’on occupe, à façonner un petit morceau de monde d’une manière conforme à nos aspirations et à nos moyens. L’on s’adapte d’abord à son travail puis, adapté, l’on tente de s’y réaliser. Quand ce passage est réussi, un certain contentement est légitime, tant l’on sent que la réalisation de soi est possible. Cette satisfaction est audible dans le discours des personnes qui disent, comme parfois dans les pages que l’on va lire : « J’aime mon métier ». Elles s’y épanouissent comme si elles étaient parvenues à faire du milieu dans lequel elles se sont insérées une sorte de prolongement d’elles-mêmes, par le truchement duquel elles peuvent être ce qu’elles désiraient et faire ce qu’elles jugent approprié. Saluons-les au passage. Et remarquons aussi que le vocable a changé, car l’on est passé du travail, un peu extérieur et distant, décrié, marqué par l’étymologie que l’on sait, au terme de métier, qui suppose bien plus d’adhésion et de passion. Dans le métier, l’individu redevient central. Il n’est plus l’être abstrait, sommé de s’adapter, mais la personne qui a retrouvé une conscience, justement nommée « professionnelle », et par là regagné une autonomie et une liberté. Qui dit « c’est mon travail » exprime l’obligation, qui dit « c’est mon métier » avoue la vocation. L’individu, par son métier, a repris la barre de son existence. Il est fier de son faire, ce qui est une fierté justifiée parce qu’elle a passé l’épreuve sociale du concret, alors que celui qui est fier de son être n’en apporte pour toute preuve que son amour-propre.

Les choses, toutefois, ne se passent pas toujours aussi bien. La souffrance au travail, recouvrant les cas de harcèlement, d’épuisement, de harassement, de douleur physique, de fatigue musculaire, de violence, d’ennui ou de manque de reconnaissance, est là pour rappeler que le passage de l’adaptation à la réalisation de soi n’a rien d’automatique. Il peut être barré, condamné, inatteignable. La personne cherche à s’adapter, y met du sien, déploie des efforts qui peuvent être bien ou mal calibrés, mais ne parvient pas à dépasser cette phase frustrante, restant en deçà de l’objectif. C’est alors comme un nageur qui serait submergé par une nouvelle vague, détourné par un courant trompeur. Il serait pourtant possible de bien nager, et même d’y prendre du plaisir, mais les circonstances extérieures ainsi que les habilités personnelles, dans des proportions variables qui dépendent des responsabilités de la structure et de celles de l’individu, empêchent d’y parvenir. Il faut alors toujours lutter, toujours s’opposer, tandis qu’une petite voix impossible à faire taire dit que l’on n’y arrivera pas, que l’on est trop fatigué. La réalisation de soi, malgré les conseils du développement personnel, semble un horizon inatteignable, un horizon qu’on finit par laisser aux autres. On est juste là, découragé, et l’on pressent qu’une nouvelle vague va venir. Dans ce cas, il faut prendre conscience, prendre de la hauteur, et peut-être décider d’aller nager ailleurs.

Qu’il soit lieu d’épanouissement ou de souffrance, le travail est capital. On lui donne notre temps et notre énergie. On lui offre souvent ce qu’on a de puissant, même de meilleur. La volonté de dépassement comme le souci de bien faire, c’est à lui qu’on le confie. De même à lui, parfois davantage qu’aux proches, qu’on prête patience et écoute. C’est pour lui qu’on se lève avant l’aube, qu’on s’inquiète, voire qu’on dort mal. Mais c’est aussi de lui qu’on rit et qu’on médit, c’est de lui qu’on se lasse, se traînant jusqu’aux vacances, et parfois même le fuyant, dans un refus récalcitrant de tout ce qu’il peut engendrer comme aliénation et comme abnégation. C’est enfin de lui que l’on attend deux viatiques essentiels, de natures opposées : l’argent et le sens.

C’est aussi dire que le travail est par excellence le lieu où l’humain s’exprime comme être social. Et à ce propos, les puissantes histoires de Dominique Costermans et Régine Vandamme renferment un message qui n’est pas sans optimisme. L’on croise en effet dans ces pages quelques très belles personnes. Humbles et inconnues, elles sont admirables dans leurs lucidités, leurs amitiés et leurs manières de faire. Certaines sont inoubliables. Elles rappellent, par l’exemple de leurs existences, que la vraie réussite professionnelle, c’est de parvenir à faire place à ce qu’il y a de grand dans l’humain.

Pascal Chabot1

1. Pascal Chabot enseigne la philosophie à l’ IHECS. En 2013, il a publié Global burn-out aux Presses universitaires de France, entre-temps traduit en plusieurs langues. Un grand quotidien belge a publié son « Journal d’un philosophe confiné ».

Les premières fois

À côté de ses pompes

J’ai dix-huit ans. J’ai terminé mes humanités. Dois-je entamer des études supérieures ou chercher du travail ? J’ai des poèmes dans la tête. Je suis recrutée par une société d’assurance. Je ne me sens pas à ma place.

Après avoir suivi (distraitement) la formation dispensée, je suis prête à démarcher mes premiers clients. Au matin, je me lève, je m’habille selon les règles de l’entreprise : chemisier, veste, jupe sous le genou, pantys… Je sors de chez moi, je prends le métro, j’arrive chez le client, je sonne. Un dernier coup d’œil sur ma tenue, par réflexe. Et au moment où l’on ouvre… je m’aperçois que j’ai gardé mes pantoufles. Des pantoufles à longs poils, très confortables, trèèès voyantes.

Je relève la tête. Dans l’encadrement de la porte, le client, pas décontenancé pour un sou, m’accueille d’un sourire et me fait entrer.

Une heure plus tard, j’ai vendu un contrat.

Bizutage

J’ai décroché un travail à temps plein dans une administration dont les bureaux sont regroupés dans une immense tour du centre-ville. Le premier jour se passe sans problème. On m’attribue un poste de travail, on me présente mes collègues directs et bien entendu mon supérieur hiérarchique. 

Le deuxième jour, on m’envoie à la photocopieuse. Je dois emprunter une porte qui se trouve juste à côté pour aller chercher un document. On insiste bien sur la nécessité de refermer soigneusement la porte derrière moi. Ce que je fais.

Mon service se trouve au vingt et unième étage de la Tour du Midi. Je me rends vite compte que derrière cette fameuse porte que j’ai déjà malheureusement refermée, il n’y a que le vide, ou plutôt l’escalier de secours que je dois descendre jusqu’au rez-de-chaussée. Vingt et un étages d’escaliers battus par les vents, sans compter la grande sensation de balancement de la tour posée sur des vérins. Je n’en mène pas large : je ne suis pas certaine, une fois arrivée au rez-de-chaussée, de pouvoir m’extraire de cette cage. Heureusement, la porte en bas est ouverte. Honteuse de ce qui m’est arrivé, j’entre à nouveau dans la tour, je montre mon badge que j’ai heureusement sur moi et je regagne mon bureau sous le regard hilare de mon supérieur.

Je pensais qu’on ne bizutait que les étudiants.

Jeune fille à tout faire

À la fin du mois de juin, je suis partie à Gassin, en Matra-Simca Bagheera jaune, comme jeune fille au pair. Le père de la petite Lola, dont j’allais devoir m’occuper pendant les deux mois de vacances, conduisait ; j’occupais une des deux autres places de front de cette voiture de sport qui ne passait pas inaperçue. Un couple d’amis faisait la route en même temps que nous, à bord de son propre véhicule. Sur place, dans la villa à Gassin, il y avait déjà la maman de la petite fille, ex-femme de l’homme à la Bagheera, et son amant, un homme plus âgé dont j’ai oublié le prénom. Les deux ex et l’amant s’étaient associés pour ouvrir un restaurant à Saint-Tropez, à deux pas de la place des Lices et pas loin non plus du port. Seul l’amant avait de l’expérience dans la restauration. Elle avait des velléités d’artiste, et son ex-mari était orthophoniste. J’avais une expérience limitée de la vie communautaire avec des inconnus. 

Jusqu’à mon arrivée, je ne sais pas comment Sanne et son amant s’étaient organisés pour s’occuper de Lola, trois ans tout en boucles et en terreurs enfantines. On avait roulé de nuit. Le soleil se levait sur les vignes qui s’étiraient loin sur la ligne d’horizon. Plusieurs plans rehaussaient un paysage doucement accidenté. On a pris le petit-déjeuner avec la mère de Lola, son amant et Lola. Le couple d’amis qui avait roulé de conserve avec nous a prétexté une crise d’aérophagie et s’est retiré dans une chambre. Le compétent en restauration a fait un rapide topo de la marche de leur affaire, s’est plaint, comme souvent les commerçants, qu’il faisait calme, qu’il leur manquait quelqu’un à la plonge, que Sanne, la mère de Lola, était fatiguée et qu’elle ne passait pas assez de temps avec sa fille. Le discours faussement chaleureux ressemblait fort à une mise au point et à une invitation à mon chauffeur de se magner le train à prendre sa part de boulot, genre dans l’heure puisqu’il y avait le marché et la mise en place à faire, le service de midi à assurer avant celui du soir. 

« On parlera de ça demain, a dit Philippe à l’amant. Je pense que j’ai mérité un peu de repos. Sanne n’a qu’à garder la petite pendant que tu vas faire le marché et la mise en place. Fabienne va t’accompagner.

– Mais Fabienne n’est-elle pas censée garder la petite ?

– Sanne n’a qu’à s’en occuper ce matin, je la relayerai quand j’aurai dormi un peu. Je suis sûr que Fabienne sera ravie d’aller avec toi jusqu’à Saint-Tropez, n’est-ce pas, Fabienne ? »

J’avais l’impression d’être traitée comme une valise qu’on pose dans un coin en se promettant de la ranger plus tard. 

Je suis partie avec le vieil amant.

J’ai porté des cageots de tomates, des plateaux de melons, des sacs de baguettes de pain. J’ai fait la connaissance du commis de cuisine, un type rigolo qui avait la trentaine. J’ai découvert Le Jardin des saveurs, un modeste restaurant, sombre et étroit, que des murs peints à la chaux ne parvenaient pas à rendre lumineux. Il y avait deux rangées de tables étroites nappées de vichy rouge et bordées de chaises paillées. Capacité : une soixantaine de couverts. Pas de terrasse, pas de clim, ni en salle ni en cuisine. J’ai dressé les tables, lavé les légumes, nettoyé les chiottes. Pendant le service de midi (32 couverts), j’ai été affectée à la plonge. Le vieil amant s’était mué en cuistot ; de son plan de cuisson, il balançait les poêles et casseroles dans ma direction. Au mieux, elles atterrissaient dans le bac de lavage, au pire, elles se viandaient au sol et il se mettait à jurer comme un charretier.

On n’a pas eu le temps de rentrer à Gassin avant le service du soir. On a mangé tous les trois, le cuistot, le commis et moi, puis j’ai refait la mise en place, j’ai renettoyé les chiottes. J’en ai profité pour y faire une petite pause. J’étais crevée de la route, il faisait chaud, je n’avais pas encore eu le temps de me demander ce qui m’arrivait que déjà le vieux m’appelait. J’y suis retournée. 

« Y a un gars dehors, il veut te voir. Il voulait que je lui donne l’adresse de la maison à Gassin. Le temps que je comprenne que c’est toi qu’il cherchait, je lui ai dit qu’il avait de la chance, que t’étais là. Mais la fais pas trop longue parce que les clients vont arriver et ce soir, tu travailleras en salle. »

Je suis allée dans la rue. Yannick était là. Jeune, beau, grand, souriant, quoique l’air un peu inquiet à l’idée que je puisse lui reprocher d’être venu, de ne pas respecter ma décision de travailler pendant les vacances. Plutôt que de m’effondrer dans ses bras, de lui avouer qu’à peine arrivée, j’avais été instrumentalisée par celui qui m’avait embauchée, plutôt que de monter à l’arrière de sa moto et de partir loin de là pour dormir enfin, j’ai commencé à l’engueuler : 

« Mais qu’est-ce que tu fais là ? Tu peux pas me foutre la paix ? Tu crois quoi ? Que je peux me passer de ce boulot ? 

– T’avais pas dit que tu partais comme jeune fille au pair ? 

– Si, mais aujourd’hui, ils m’ont demandé de travailler au resto. Ça les arrangeait mieux comme ça. J’allais quand même pas refuser de leur rendre service ! Après tout, tant que je suis payée…

– Mais, enfin, c’est pas correct. Tu n’as pas à accepter. 

– Bon écoute, me fais pas chier, je suis assez grande pour savoir ce que je fais. Laisse-moi me démerder, rentre chez toi, on se verra en septembre. »

Raide de colère, je suis retournée au resto prendre mon service. Sans l’embrasser. J’ai entendu sa moto enfiler deux ou trois fois la rue, dans un sens puis dans l’autre. Puis le calme est revenu et le restaurant n’a pas désempli. 

On est partis à deux heures du matin passées. Je n’avais plus de jambes et je pissais du sang (merci, sainte Cystite). 

Arrivés à la maison, j’ai demandé au vieux où était ma chambre. Il a eu un rire sardonique qui s’est prolongé en fou rire, mais il s’est repris parce qu’il venait d’ouvrir la porte-fenêtre de la terrasse qui donne sur le salon. Il faisait noir, mais on pouvait deviner que le canapé était déplié et que quelqu’un y dormait.

« T’as qu’à te coucher là, il y a une place, m’a-t-il chuchoté pendant qu’il fermait la porte à clé. »

Le temps que je réalise ce qu’il venait de me dire, j’étais seule face au canapé-lit en partie occupé. Je me suis glissée sous le drap à tâtons en espérant que les aiguilles qui me dentelaient le ventre allaient cesser leur ouvrage. C’est alors que j’ai entendu, féline, la voix de l’homme à la Bagheera. 

« Ben, tu dors tout habillée, toi ? »

Apprentie notaire

Étudiante en droit, j’avais décidé d’explorer le métier de notaire par le biais d’un stage bénévole dans une étude de la région. Cette étude ressemblait à l’image qu’on s’en fait parfois : une grande maison bourgeoise, un notaire de province un peu distrait, des clercs efficaces et bienveillants, une ambiance familiale. J’ai tout de suite pu accomplir de vraies tâches, comme la mise en vente de biens immobiliers. Ce qui me plaisait dans cette profession à laquelle je me destinais, c’était le côté humain, le contact avec les gens venus pour des histoires de terrain, de patrimoine, de contrat, de testament et d’héritage. Contrairement au barreau, où il est nécessaire d’entrer dans le conflit et de l’exacerber – la loi du genre –, le notariat m’apparaissait comme le monde du contrat et de la médiation.

J’assistais régulièrement aux rendez-vous avec les clients. Il s’agissait ce jour-là d’une dame assez âgée qui venait de perdre son mari. De son vivant, son époux s’était occupé de tout : comptes en banque, impôts, assurances, factures, loyers, etc. Le temps du règlement de la succession, leurs comptes étaient bloqués. Ils vivaient dans une grande et belle maison dont ils étaient locataires ; elle ne pouvait plus assumer le loyer et devait quitter les lieux. Elle était sans ressources.

La chute était brutale, la situation catastrophique. Malgré sa compassion, le notaire ne pouvait rien faire, sinon lui recommander les services d’aide sociale. Car un notaire, s’il peut aider les gens, ne peut pas les sauver. 

C’est la première chose que j’ai apprise dans ce métier.

Avec mes deux petits bras

Octobre 2016, la crise des migrants bat son plein. Je suis un jeune diplômé en recherche d’emploi. Plusieurs centres d’accueil pour demandeurs d’asile ont vu le jour en Belgique. Je décroche un contrat comme travailleur polyvalent dans un centre d’accueil de la Croix-Rouge.

Une centaine de demandeurs d’asile supplémentaires sont attendus d’un jour à l’autre. Aidé par des résidents, j’installe des lits, des matelas, des armoires. Le travail est physique mais j’y trouve du sens. On ne lésine pas, allant jusqu’à fleurir les couloirs pour gommer la fonction militaire du bâtiment et le rendre le plus accueillant possible. Ainsi s’achève ma première semaine de travail. Enfin, non, parce que je me rappelle alors que je viens seulement de terminer ma journée : ils sont sur la route !

Je me souviens comme si c’était hier de l’arrivée, dans deux autocars, de ces femmes, hommes et enfants ayant traversé des pays en guerre, des mers furieuses, des montagnes hostiles, avec dans les yeux des rêves éteints. Nous les accueillons dans le réfectoire transformé pour la circonstance en salle d’accueil. La tension est palpable, les enfants exténués pleurent et les mères littéralement éreintées ont de la peine à les apaiser. L’affectation des chambres et la distribution des badges d’identité se font selon une règle simple et universelle : d’abord les familles avec les enfants – du plus jeune au plus âgé –, puis les femmes seules et enfin les hommes seuls. 

Je m’efforce d’être souriant et réconfortant tout en observant mon devoir de neutralité. Arrive un moment où je dois accompagner une famille dans sa chambre, chacun ayant reçu un viatique pour la première nuit contenant des couvertures et des produits hygiéniques. La chambre est un ancien dortoir d’une vingtaine de lits superposés. Détresse de la mère qui ne veut pas partager sa chambre. Elle me fait comprendre qu’elle a besoin d’intimité pour elle, pour sa famille. En être privée est inacceptable : après ce qu’ils ont vécu, elle a besoin de pouvoir offrir aux siens un refuge qui soit le leur, un endroit à l’abri des regards et des histoires des autres qui ressemblent tant aux leurs, au moins le temps de la nuit. Le centre, je le sais, ne peut pas répondre à son attente. Démuni et impuissant face à la désolation de cette mère qui voit disparaître l’ultime rempart de sa dignité, j’ai la présence d’esprit d’aller chercher quelques draps supplémentaires à l’intendance pour façonner une espèce de tente en les accrochant aux lits du haut et en les faisant pendre jusqu’au sol, afin que les membres de cette famille aient l’illusion d’un peu d’intimité en occupant les lits du bas.

Retour au réfectoire. Tout le monde ou presque a trouvé sa chambre. Deux hommes sont toujours là, un vieux et un jeune. Le vieux s’est vu attribuer une chambre mais ne s’y est pas encore rendu. L’autre n’a ni badge ni couverture. Je lui explique qu’il faut qu’on lui désigne une chambre. Mais il ne parle pas anglais et moi, pas l’arabe. Avec l’aide d’un interprète, je comprends que cet homme ne devait pas arriver chez nous ; il s’est faufilé dans le bus pour ne pas être séparé de son oncle, l’unique lien qui lui reste avec sa famille décimée.

La nuit est déjà très avancée. Je suis sur le pont depuis sept heures du matin. Le problème que me posent ces deux hommes est encore plus complexe que celui de la famille que je viens de loger dans le dortoir. Ne sachant comment le résoudre, je leur fais du thé et vais demander conseil à la direction. Je suis prié d’installer les deux hommes dans un dortoir pour la nuit et de dire à celui qui n’a pas reçu l’accord pour arriver dans notre centre qu’il doit repartir à Bruxelles dès le lendemain. 

Je ne sais pas si c’est la fatigue ou l’émotion, ou les deux, mais sur le chemin vers le dortoir, je dois m’arrêter – c’est comme si on m’avait coupé le souffle – et je ne peux plus retenir mes larmes. Après m’être ressaisi, je dois me résoudre à informer le neveu de l’obligation dans laquelle il se trouve de quitter le centre le lendemain. 

Vers une heure du matin, je rentre chez moi mais je ne puis trouver le sommeil, hanté par le regard dévasté du vieux quand il a compris qu’il sera désormais tout seul. 

Je sais bien qu’avec mes deux petits bras je ne vais pas changer le monde, mais je prends une résolution. Ces femmes, ces hommes, ces enfants que nous avons accueillis, ces femmes, ces hommes, ces enfants que nous accueillerons encore à l’avenir, je ferai de mon mieux pour préserver leur dignité et la joie de vivre qui leur reste. 

Les mois qui suivent, je vais presque tous les jours voir le vieil homme, qui est resté chez nous. Nous devenons amis. Quant à la famille, une fois les papiers de réfugiés obtenus, je continue à la voir et à l’accompagner à ma manière, à l’extérieur du centre, chez elle.

Le métier qui rentre

Juillet 1977. Dix-huit ans. Sorti du lycée en juin sans diplôme. Pas envie de redoubler ni de repasser le bac. L’indépendance a un prix. Les années précédentes, des jobs d’été, dans des administrations ou dans des supermarchés ; ça durait un mois ou deux, guère plus. Je n’avais pas à chercher, ma mère me les trouvait. L’argent, c’était pour elle et pour m’acheter une mobylette. Fini l’intermittence estivale laborieuse ; travailler pour se loger, pour se nourrir – je ne sais pas si l’emploi du verbe « vivre » est le plus adapté. 

Chercher du travail, certes, mais quoi ? Pas d’envie particulière, pas envie de retourner en supermarché ni dans un quelconque office de logements sociaux où je me suis républicainement ennuyé. L’ennui ne se conjugue pas uniquement sur le mode de la royauté. Le travail intérimaire sait être peu exigeant au niveau des savoir-faire, des compétences ; les travaux non ou sous-qualifiés ne manquent pas. J’ai compris plus tard que les boîtes d’intérim avaient dans leurs escarcelles des missions-tests. Missions qui avaient pour objectif de jauger ton savoir-être, en l’occurrence, savoir être capable d’accepter la mission la plus mal payée, la plus ingrate, la plus éloignée et peut-être même la plus risquée. On vérifiait ta loyauté comme au temps de la chevalerie ; une forme de rituel de passage, en somme. Sauf que c’est de cette manière que tu te faisais avoir : tu ne voulais pas les décevoir, ils avaient eu raison de te faire confiance, cqfd. Si t’étais capable de tenir plusieurs jours dans ce type de mission, tu gagnerais tes galons d’endurance et de servilité et d’autres portes s’ouvriraient sur d’autres emplois moins dégradants. Tu serais bien vu par l’agence, tu deviendrais un privilégié à qui on pouvait presque garantir une forme de plein emploi. 

L’employée au comptoir de l’agence, tu la connaissais assez vite par son prénom, souvent jeune, presque toujours maternante, le tutoiement de rigueur, elle donnait l’impression de s’occuper de toi, que tu étais important, qu’elle avait besoin de toi, comme si l’agence et elle ne faisaient qu’une. La mienne s’appelait Christelle.

***

L’embauche est à sept heures dans une malterie de la banlieue lilloise. J’arrive plus tôt. Christelle m’a dit qu’il ne faut pas être en retard. L’usine est située près d’un bras de la Deûle. En face de l’entrée, de l’autre côté de la rue, on entend le ronronnement du moteur d’une vieille péniche. Ses entrailles en bois sont à l’air libre, je crois y deviner une cargaison de blé. Erreur de débutant. Pas de froment dans cette malterie, uniquement de l’orge destinée à être transformée en malt servant à la fabrication de la bière. 

« Le boulot, c’est pas compliqué, tu verras, on t’expliquera sur place », qu’elle m’avait dit aussi.

Je ne suis pas le seul intérimaire. Julien, que j’ai croisé à l’agence me fait signe. On fume une cigarette. Il me demande où je suis affecté. 

« À la plateforme.

– Tous les nouveaux sont envoyés là, tu vas bosser avec le Polonais, Zbigniew, un brutal jamais malade, jamais fatigué, éructe plus qu’il ne te parle, ne prend pas sa pause. » 

Je vais me présenter à Zbigniew.

« Toi, costaud, c’est bien. Toi, courrrageux ? » 

Il m’explique le travail. Ça consiste à aérer et à retourner, à l’aide d’une fourche ayant autant de dents qu’un râteau, l’orge qui est sur une plateforme, afin qu’elle ne s’agglutine pas suite à l’opération dite de touraillage pendant laquelle elle est portée à une température de 80 à 105 degrés. Nous sommes dans une espèce de four en phase de refroidissement où il fait entre 25 et 35 degrés.

Zbigniew a la quarantaine velue. Il est torse nu ; des tatouages aussi nombreux que peu raffinés donnent à son corps musclé une apparence de valise sur laquelle seraient collées toutes les destinations d’un très long voyage. Ne manque que l’ancre marine.

Après une demi-heure à manier la fourche, j’ai une cloque dans la paume droite. 

« C’est le métier qui rrrentre », me répond-il quand je lui demande s’il y a une pharmacie où trouver un pansement. 

À 40 degrés, nous devons sortir, lui continue : « Trravail pas fini. » 

Je sors, quitte à passer pour un fainéant. 

Je tiens jusqu’à l’heure de la pause déjeuner. Après mon sandwich, j’enfourche ma mobylette et, sans rien dire à personne, je pars. Je n’irai pas chercher ma paie à l’agence, je suis grillé, je peux chercher ailleurs…

***

C’est en regardant, quelques années plus tard, les films de Wajda, et plus particulièrement L’Homme de marbre, avec dans le rôle-titre un dénommé Mateusz Birkut, héros inaltérable et inoxydable de la classe ouvrière durant « l’épopée stakhanoviste », que j’ai mieux compris le rapport qu’entretenait Zbigniew avec son travail. Sauf que Zbigniew ne travaillait pas à l’édification d’un hypothétique avenir radieux pour l’humanité. 

Pote au poteau

Je travaille depuis huit jours dans une agence de location de voitures. Nous ne sommes que deux filles dans toute l’équipe. Je suis la petite nouvelle. Je dois garer une voiture mais je n’en sors pas avec la boîte automatique. Chaque marque a son système et je suis un peu perdue. J’appelle un préparateur. Après s’être gentiment moqué de mon incompétence, il gare la voiture. De retour dans mon bureau, je prends un gâteau au chocolat que j’ai apporté et je sors le lui offrir. Cette fois, ce sont mes collègues qui se moquent de moi. Et de lui. « Eh, les gars, que je leur réponds, ça va, hein ! On a encore le droit d’être gentil ! »

La journée passe. De retour de pause, je remarque qu’une voiture de notre flotte effectue une marche arrière hasardeuse et touche un poteau. Le soir venu, je sors vérifier mes voitures pour le lendemain, une procédure qui permet aux clients de prendre leur véhicule avant l’ouverture de l’agence. Je croise mon collègue qui me remercie pour le gâteau. Je l’interroge sur la voiture abîmée. « C’est moi, avoue-t-il. Je te regardais et j’ai reculé dans le poteau… » 

Un gadget

En arrivant là, pour un stage d’un mois, j’étais bien décidée à me faire bien voir.

Maladivement timide mais capable de n’en rien laisser voir, j’ai mis un point d’honneur à sourire tout le temps, à saluer tout le monde, à rire des compliments comme des blagues et, sur un plan plus strictement professionnel, à répondre à toutes les propositions, à toutes les demandes, à travailler tard, week-ends compris. Je n’ai pas eu à le regretter, on m’a chargée de missions très variées, c’était passionnant, et le résultat a dépassé toutes mes espérances : une semaine avant la fin de mon stage, on m’a proposé de rester : « Y a pas vraiment de place, mais tu peux creuser ton trou à l’effort, à la patience, à la disponibilité. » Dans ce journal de qualité, je mesurais ma chance, j’ai laissé de côté ma vocation d’enseigner, j’ai pris un statut d’indépendante et je n’ai pas compté ma peine. 

Et peu à peu, tout le monde, tout le monde est devenu mon ami. Il y avait peu de femmes, à l’époque, à la rédaction, une seule par service, il me semblait qu’on s’entendait bien, partageant une tacite communauté d’expérience. Six jeunes femmes dans un univers d’hommes bien élevés, certes parfois un peu lourds, mais je portais des jupes courtes sur de longues jambes, mon rouge à lèvres était vif… Je voulais les croire… machos, peut-être ; phallos, sûrement ; mais pas misos.

Les mois ont passé, trente-six à peu près. J’étais épanouie. Mon complexe initial de romaniste formée ni au droit ni à l’économie, de journaliste formée sur le tas, je l’avais dom­pté. Apaisée aussi, ma gêne de ne pas sortir de la « bonne unif », de ne pas avoir la bonne couleur politique et de devoir donner des gages idéologiques. Ma « carrière » était ascendante : pigiste quelques semaines, puis très vite indépendante à temps plein, de nuit, puis de jour, assurant double service quatre mois d’affilée, cumulant les prestations. Et finalement première sur la liste des engagements à venir… J’avais pris confiance en moi, j’étais régulièrement sollicitée par les différents services, en remplacement des absents, en renfort quand l’actu bouillonnait. On vantait ma rigueur linguistique, on appréciait ma plume, l’avenir était ouvert, et adieu le souvenir humiliant des échecs scolaires, adieu les déceptions de Papa. J’avais vingt-cinq ans et je voulais bien être leur mascotte, leur égérie peut-être.

Jusqu’à cette nuit de janvier où, prenant un dernier verre après le bouclage du canard dans un bar un peu sinistre où les journalistes posaient leur fardeau de tensions avant de rentrer chez eux, mon compère éméché, jeune collègue devenu ami mais écorché et envieux, en a eu assez de mon enthousiasme : « Tu parles, tu parles, tout le monde il est beau tout le monde il est gentil, hein ! Mais est-ce que tu sais quel surnom on te donne à la rédaction ?

– Oui. Samsara, ou Nana…

– Non, ça, c’est pour te plaire. En vrai, dans ton dos, on t’appelle tous le gadget. » 

Vous me l’écrirez à la machine

Il y a toujours une première fois, un premier jour. Une page blanche où tout peut être écrit. 

Mon tout premier jour au travail était un jour de stage, juste après les vacances d’été. Pleine d’espoirs, j’avais choisi un endroit où je pourrais laisser exploser mes talents forcément innombrables et attendus.

J’ai poussé la double porte en fer au milieu d’une galerie décatie. J’espérais sans doute que l’on m’accueillerait à bras ouverts : c’est vous ? Regardez, c’est elle, elle vient nous aider. Vite, venez voir ! Elle est là, enfin ! 

Il n’y avait personne. Juste une dame derrière un comptoir énorme, accrochée à son téléphone. Peut-être a-t-elle eu pitié, ou alors c’était l’habitude, mais elle m’a fait traverser des pièces toutes sombres, « toilettes à gauche, sports à droite », expliquait-elle en agitant les bras comme une hôtesse de l’air. Des pièces vides, petites, basses de plafond qui s’ouvraient finalement sur une salle de rédaction improbable : lucarnes au plafond, tranches noires d’éditions anciennes prenant la poussière sur des armoires métalliques, vitrine donnant sur la galerie occultée par des rideaux rescapés des années 1970. « Bon courage », a-t-elle lâché en sortant. 

Les bureaux étaient encombrés de papiers, de vieux journaux, un dictionnaire ici, une tasse de café là. C’était donc leur salle de rédaction. Tellement éloignée des locaux mis à notre disposition par l’université pour nos travaux pratiques. Sur le côté, il y avait un réduit plus petit et plus obscur avec un bureau débordant de pellicules, de clichés, le mur couvert de tirages en couleur de miss éclatantes et de footballeurs suants. Au fond, une pièce plus claire, mieux rangée, toujours sans fenêtre et vide de toute humanité. Je pensais être seule quand j’ai entendu une voix masculine avec un accent franchouillard.

« C’est toi, la stagiaire ? »

J’ai opiné gentiment. Je n’allais plus changer le monde, tout au plus tenterais-je de m’y accrocher… L’homme avait la soixantaine bien tapée. Il était assis sur une chaise de bureau usée, il arborait une chemise claire à manches courtes incroyablement tendue au niveau du ventre, une pipe au bord des lèvres et une mèche de cheveux masquant mal sa calvitie. Il me dévisageait et s’était arrêté de marteler le clavier d’une vieille machine à écrire. Suivant mon regard, il m’a dit : « J’ai pas envie d’utiliser d’ordinateur, c’est comme ça. Je me présente : je suis S. »

Je me suis présentée. Il a ri. Je ne comprenais pas pourquoi.

« Tu vas pas rester d’bout. Tu te mettras là, ou plutôt là. Sont pas là, sont en vacances. » 

Je me suis assise là où il m’a dit : tout au fond de la pièce, punie, la dernière de classe. Je me suis faite toute petite dans ce coin discret, je passais doucement mes doigts sur le bureau vide, lisse, sans ordinateur. La chaise à roulettes marron était plutôt confortable. Au pire, je pourrais dormir. Comme s’il devinait mes pensées, il m’a dit : « Tu pourras prendre la machine à écrire. Elle est électrique. » Il a dit « électrique » comme s’il s’agissait là du fruit d’un progrès technologique majeur. Il s’est levé, a pris une grosse machine couverte d’une housse et l’a flanquée devant moi. Il m’a ensuite jeté quelques pages, écrites à la main, tachées de graisse. 

« On a reçu ça, faut en faire quelque chose de correct. » 

J’ai lu les mots barrés, raturés, à l’encre dégoulinante. Mèche-folle continuait à battre violemment sa machine à écrire en m’intoxiquant avec la fumée de sa pipe.

Je m’étais imaginée grand reporter des villages, au cœur d’une rédaction bouillonnante à la recherche d’informations qui mettraient en valeur les héros du quotidien. Je me retrouvais derrière une vitrine masquée par des tentures au crochet à transposer en français des affiches écornées, des textes bourrés de fautes, dans un décor à déprimer le soleil.