Le bureau des secrets professionnels - Tome 2 - Régine Vandamme - E-Book

Le bureau des secrets professionnels - Tome 2 E-Book

Régine Vandamme

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Beschreibung

Le bureau des secrets professionnels est un recueil de 200 histoires vécues au travail par des personnes de tous horizons, jeunes et moins jeunes, en quête de réalisation ou de sens, actives, à la retraite, en burn-out, en transition...Elles confient pour la première fois des souvenirs, des histoires, des anecdotes, des rêves, des aspirations, des doutes, des défauts, des petites lâchetés, des solidarités exprimées sur leur lieu de leur travail. Cela se passe en France, en Belgique, en Afrique, en Italie, en Hollande, dans des trains, des avions, des bureaux, des hôpitaux, des écoles, dehors... Toutes sont vraies et se lisent comme des nouvelles de fiction parce qu’elles surprennent autant qu’elles font rire, pleurer ou réfléchir...

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Le bureau des secrets professionnels

Drève Richelle, 159 – 1410 Waterloo

www.renaissancedulivre.be

Le bureau des secrets professionnels

Dominique Costermans & Régine Vandamme

Photo couverture : © Allilalu (www.allilalu.com)

e-ISBN : 9782507057145

Dépôt légal : D/2021/12.763/01

© Éditions de la Renaissance du Livre 2021

Tous droits réservés. Aucun élément de cette publication ne peut être reproduit, introduit dans une banque de données ni publié sous quelque forme que ce soit, soit électronique, soit mécanique ou de toute autre manière, sans l’accord écrit et préalable de l’éditeur.

Dominique Costermans & Régine Vandamme

Le bureau des secrets professionnels

Histoires vécues au travail

Tome 2

Préface : Isabelle Ferreras Illustrations : Allilalu

PRÉFACE Vivre le travail pour le changer

Avoir trop de travail, en manquer. Avoir un mauvais travail, avoir peur de le perdre. Quitter son travail comme quitter sa femme. Devoir le quitter. Avoir des collègues encombrants, irrespectueux, intéressants ou méprisants. Mélanger l’intime à l’organisation, mêler tous les pans de sa vie au travail. Être pris dans une organisation terrifiante, carrément aliénante ou franchement épuisante par l’ennui ou la surcharge. Régler un licenciement d’une somme d’argent et d’un plan-conseil en outplacement pour solde de tout compte, se faire jeter, tout simplement.

Toutes ces vies, tous ces fragments d’une vie singulière, la vôtre, la mienne, les nôtres, sont dans les pages qui suivent. La densité, la pluralité, la richesse la plupart du temps teintée de banalité du caractère ordinaire de ces vies ne pourront que vous sauter aux yeux. Récits passionnants, tous singuliers, aux styles aussi uniques que leurs co-auteur·e·s originaux·les, qui vous conduisent d’un coin à l’autre des secteurs d’activités et des professions. Ces récits vous font vivre le travail dans toutes ses dimensions. Ils se lisent en parfaite résonnance avec ces récents romans1 coups de poing, puissants portraits de femmes plongées dans le monde du travail le plus contemporain, le plus ordinaire… et le plus violent.

En cela, la littérature nous offre un portrait à charge du monde du travail actuel. Ce que Le Bureau des secrets professionnels, à la fois production littéraire et témoignage sociologique, nous fait entendre de manière forte et claire, au-delà des traits uniques de chaque vie, c’est un écho plus subversif, un potentiel, c’est une aspiration profonde qui suinte, comme un torrent cherchant sa voie entre les plaques de granit, qui force sa voie pour tout simplement exister. Il faut voir, plus encore que la douleur des dissonances (Monsieur Overbooké), leur fuite dans la démission (Plus jamais !) ou la consomption dans ce mal du siècle qu’est le burn-out (Docteur, dessine-moi une libellule) – qui n’épargne aucun territoire, même pas celui de la vocation médiatique ou de la créativité artistique –, il faut voir ces solidarités de bureau, ces poches d’humanité où s’installent l’intime et le familial, où surgissent l’amitié et l’amour (Voilà comment un jour au travail on s’éprend), mais surtout ces vols de bouts de ficelle, petits détournements de papeterie, microtriches aux feuilles de temps ou aux kilomètres, évitements de l’effort et procrastination élevés au rang des beaux-arts (Le dormeur) comme autant d’expressions de la résistance, de la révolte et de la résilience.

La question qui s’impose à nous, au terme de cette myriade de vies auxquelles nous touchons, jusqu’au plus près de leur intimité, est la suivante : comment est-il possible de tolérer pareil niveau de sous-développement organisationnel et institutionnel ? Comment est-il possible que le monde du travail fasse si peu de cas de cette aspiration profonde à l’épanouissement, au respect de la contribution de chacun·e, à la reconnaissance individuelle ? C’est ce que l’on peut appeler l’intuition critique de la justice démocratique, portée par les personnes au travail.

Cette intuition critique anime les individus dans des sociétés où ceux-ci ont des niveaux moyens de formation aussi élevés que les nôtres, où, vous le lirez, même une ouvreuse ou une caissière détiendra parfois un diplôme de doctorat. Cette intuition signe l’attente que le sens construit par l’individu au travail soit a minima reconnu comme existant. Au mieux, que ces registres de sens fassent l’objet d’une véritable reconnaissance, d’un droit de cité dans le cadre du travail et de son organisation. Pour atteindre droit de cité cependant, il faudra encore attendre…

La longue histoire des luttes sociales qui ont accompagné l’expansion du capitalisme depuis plus de deux siècles imprime pourtant cette quête de reconnaissance. Au début de cette période, ce n’était pas seulement une meilleure rémunération que recherchait déjà l’ouvrier qui s’organisait dans la France des révolutions entre 1830 et 1850, c’était une reconnaissance de sa conception d’une bonne organisation, celle qui serait juste et bonne, équitablement organisée et permettant les moyens d’une réussite commune2. Plus proche de nous, à la fin du XXe siècle, Pierre Bourdieu3 rassemble les témoignages de quantité de personnes qui occupent « une position inférieure et obscure à l’intérieur d’un univers prestigieux et privilégié ». Bourdieu, à l’appui des témoignages de ces vies ordinaires, étudie combien les aspirations légitimes des individus à l’épanouissement personnel se heurtent sans cesse à des mécanismes qui leur échappent. « Porter à la conscience des mécanismes qui rendent la vie douloureuse, voire invivable, ce n’est pas les neutraliser, écrivait Bourdieu ; porter au jour les contradictions, ce n’est pas les résoudre. Mais, pour si sceptique que l’on puisse être sur l’efficacité du message sociologique, on ne peut tenir pour nul l’effet qu’il peut exercer en permettant à ceux qui souffrent de découvrir la possibilité d’imputer leur souffrance à des causes sociales et de se sentir ainsi disculpés ; en faisant connaître largement l’origine sociale, collectivement occultée, du malheur sous toutes ses formes, y compris les plus intimes et les plus secrètes. [...] Constat qui, malgré les apparences, n’a rien de désespérant : ce que le monde social a fait, le monde social peut, armé de ce savoir, le défaire. »

Plus proches de nous encore, les travaux de François Dubet4 et de son équipe rassemblent quantité d’entretiens qui permettent de thématiser les différents registres de la justice au travail. Au départ de la description du quotidien de l’existence des individus au travail, les personnes interrogées témoignent d’une attente de justice qui traverse la singularité des situations. Peu importe d’ailleurs le caractère inutile, ou à la con, selon la terminologie de l’anthropologue David Graeber5, de certaines dimensions de leur travail, au contraire, c’est même contre ces dimensions que le sens et les attentes peuvent se construire. Car cette attente de sens n’est pas déliée de l’arrière-plan culturel sur lequel prennent place les interactions au travail, que nous identifions en parlant parfois de « monde du travail ».

Le monde du travail, il ne faut pas s’en étonner, est en effet marqué par son appartenance à la société démocratique6. C’est une dystopie portée par l’héritage libéral de l’Occident que celle qui a cru pouvoir séparer nettement les champs politique et économique. Or, il n’y a qu’un monde, celui que nous expérimentons tous et toutes, au niveau le plus réel, le plus humain, le plus physique de notre existence. Voir surgir les attentes de pouvoir mener la vie digne d’un citoyen capable de porter un jugement sur les situations qui le concernent et de participer à orienter les choix qui concernent la vie collective n’a rien de surprenant. C’est bien cela, l’intuition critique de la justice démocratique au travail.

La question qu’il vous faudra reprendre quand vous terminerez le parcours poignant, émouvant, épuisant, révoltant, enthousiasmant, fascinant des récits construits par Dominique Costermans et Régine Vandamme sera donc la suivante : pourquoi acceptons-nous que notre monde du travail produise autant de récits, aussi touchants que révoltants, confinant les personnes au rôle de victime, alors que les défis de notre économie réclament des personnes capables d’initiatives et respectées pour cela ? Fortes des attentes exprimées en forme ou en creux par ces récits, n’est-il pas temps pour nos sociétés de déployer plus d’ambition, de faire peser plus d’exigence sur l’organisation de notre monde du travail ? Gardez la question en tête et demandez-vous comment nous pourrons relever ce défi.

C’est possible. Cela correspond à un choix de société. Voici ma propre réponse : il importe en effet de poser le choix de faire rentrer pleinement le monde du travail dans le projet démocratique. Il en va ainsi de reconnaître la qualité de citoyen, libre et égal en dignité et en droits, à la personne au travail. Forts de cette reconnaissance, nos modèles organisationnels devront d’urgence s’adapter, nos organisations se démocratiser. Cela tombe bien, c’est ainsi que l’on pourra relever le défi de la motivation au travail, celui de construire de bien meilleurs équilibres entre temps de travail, vie privée et temps pour d’autres engagements, et de participer ainsi à relever le défi climatique et démocratique7.

À l’heure des disruptions majeures que subit le monde du travail suite à la pandémie de Covid-19, lisons cette collection de témoignages fulgurants, entre nouvelles et arguments de roman, pour saisir d’un seul geste combien il est temps de changer l’organisation du monde du travail afin qu’il puisse rencontrer les attentes de ceux qui y contribuent déjà, jour après jour.

Isabelle Ferreras8

1. Vincent Message, Cora dans la spirale, Paris, Seuil, 2019 ; Nina Bouraoui, Otages, Paris, JC Lattès, 2020.

2. La parole ouvrière, textes présentés par Alain Faure et Jacques Rancière, Paris, La Fabrique, 2007.

3. La Misère du monde, sous la direction de Pierre Bourdieu, Paris, Seuil, 1993.

4. François Dubet, Injustices. L’expérience des inégalités au travail, Paris, Seuil, 2006.

5. David Graeber, Bullshit Jobs, Paris, Les liens qui libèrent, 2020.

6. Isabelle Ferreras, Critique politique du travail. Travailler à l’heure de lasociété des services, Paris, Presses de Sciences Po, 2007.

7. Isabelle Ferreras, Julie Battilana, Dominique Méda, Le Manifeste Travail. Démocratiser, démarchandiser, dépolluer, Paris, Seuil, 2020.

8. Isabelle Ferreras est sociologue (PhD Louvain) et politologue (MSc MIT). Chercheure qualifiée du FNRS, elle est Professeure à l’UCL, membre fondatrice du CriDIS et Senior research associate du Harvard Labor and Worklife Program.

En octobre 2020, elle publie le très remarqué et très engagé Le Manifeste travail (avec J. Battilana, D. Méda, M. Richmond Mouillot, Seuil 2020) et est nommée Présidente de l’Académie royale de Belgique le 15 janvier 2021.

Art, presse et médias

Peindre ou travailler

Le plus court chemin entre moi-même et l’inspiration emprunte parfois quelques tours et détours. Surtout en période de frustration : j’ai alors besoin, sur le chemin de l’atelier, de cette parenthèse invisible pendant laquelle je remets tout en question et je m’oblige à réinventer la peinture.

Bref… je prends un café chez Corica. Accoudée au bar, j’engage la conversation avec mon voisin, un homme d’une soixantaine d’années. Propos de comptoir : les vacances, les voyages, sa fille, les jeunes d’aujourd’hui… quand je lui dis que je suis peintre. Il a l’air surpris. Nos cafés se vident ; nous prenons congé l’un de l’autre, chacun sur le départ. L’homme dit : « Bon, eh bien je vais travailler !

— Moi aussi, lui dis-je. » 

Il me regarde, étonné : « Vous allez peindre ?

— Oui.

— Ah ? Vous appelez cela travailler ? » 

Rouge

J’ai vu au regard de la vendeuse qu’elle me prenait pour une originale. J’ai acheté un papier mat et brun, un autre épais et lisse, brun aussi. Je ne lui ai acheté que des papiers d’emballage, délaissant les feuilles nobles rangées sur les longues étagères. 

Curieusement, c’est le papier lisse qui répond le mieux à mes premiers essais. Je fais des fonds à la gouache, avant d’entamer le pastel. Le premier contact est difficile. Tout est là, tout frémit, mais mon langage est vieux et périmé. Mes doigts refusent la liberté. Toujours cette peur de me tromper, alors que c’est précisément ce qui devrait arriver. Comme je ne trouve pas mon propre chemin, mes amis peintres s’invitent dans mon travail. Ils m’agacent. Il faut réinventer l’alphabet, border la voile et repartir sans se poser de questions.

Travailler au pastel, c’est travailler sans instruments. Il n’y a ni pinceaux ni couteaux. Le danger qui guette celui qui choisit cette « couleur en briques » est la recherche de l’effet de matière. C’est sans intérêt. Seuls les mouvements de la terre, du ciel et de l’eau produisent des traces significatives. Créer une trace artificiellement n’est pas une démarche intègre, sauf peut-être en calligraphie : un monde que je ne connais pas. Je me pose des tas de questions concernant les fonds, mais je me rends rapidement compte que cela n’a aucune importance, que la couleur envahit tout.

Le pastel est un séducteur capricieux. Avec lui, rien n’est jamais acquis, aucun pas ne ressemble au précédent ni à aucun autre. Pour qu’il me suive, je dois ruser et ne jamais cesser de l’observer. Il est fragile et le reste jusqu’au bout. Il faut tenir compte de cette fragilité. Elle varie par couleur et je dois constamment adapter mon rythme et mon toucher sinon la matière m’échappe, emportant la magie. Je suis sans arrêt en train de forcer les limites de la cohésion du pastel pour qu’il m’accorde d’aller plus loin.

Je n’ai plus d’autre sujet que la couleur elle-même. Elle suffit amplement à remplir mon univers de peintre. Le pastel est mon compagnon de route et j’accorde mon pas à sa texture, c’est tout. Nous cheminerons ensemble, tels des alpinistes encordés. Mes mains pétrissent cette matière sèche qui contient tous les désirs et tous les paroxysmes de beauté. Le reste appartient au hasard, à la patience et à la persévérance… à la liberté que j’oserai m’accorder.

Rouge et blanc. Le bleu est difficile, le vert aussi. Comment les faire parler de lumière ? Le noir est là, avec son ombre. Comment rendre ce couple lumineux ? Monochrome ? 

Effleurer la peau de la couleur, la plisser, voir apparaître les ombres, la voir frissonner, s’installer, refuser le mouvement ou l’amplifier, respirer et crier puis faire ce qu’elle décide de faire : accompagner ce miracle est un privilège immense. Chaque nuance a son histoire, chacune est une musique. La chercher revient à chercher une suite de notes, l’accord ou même la note unique. Il n’existe ni diapason ni guide, rien pour confirmer ni corriger le travail. Il faut sans cesse revenir sur ses pas, changer de direction, ou pas, accepter de tout recommencer à tout moment. Absolument rien n’est prévisible. C’est à la fois épouvantable et extraordinaire.

Le sol de l’atelier se couvre de pages découpées dans ces papiers d’emballage. Il y a du rouge partout. Commencer par cet enfant gâté, c’est prendre le meilleur gâteau dans la boîte. Ce n’est pas le choix le plus facile, mais c’est le plus jouissif. C’est vouloir l’orgasme sans les préliminaires. À chacun sa gourmandise. Le rouge est un ogre en matière de lumière. Il lui en faut toujours davantage. Mais sa générosité est à l’échelle de sa voracité : elle ne se tarit jamais. En pastel, chaque grain est un concentré de tout le travail. Il s’agit de les installer un à un comme les chanteurs d’une chorale. Il faut chercher longtemps, mais la récompense est incomparable.

Je m’amuse

Ma fille a sept ans. Deuxième année primaire. Rentrée scolaire. Premier exercice, histoire de faire connaissance et, peut-être aussi, pour voir si les notions d’alphabet de l’année précédente n’ont pas été enfouies avec les châteaux de sable sur la plage d’Ostende ou celle de Cagnes-sur-Mer.

La voix de la nouvelle institutrice est neutre :

« Prenez une feuille de papier. Inscrivez votre nom, votre prénom, la profession de votre père et celle de votre mère. »

Ma fille a écrit, un peu laborieusement sans doute : « Papa fait des dents. Maman s’amuse. »

Dans la semaine qui suit, je suis convoquée à l’école et reçue par les yeux scrutateurs – et désapprobateurs ! – de Madame la directrice et ses deux adjoints : on veut savoir comment, pourquoi et à quoi « je m’amuse » ! J’imagine qu’ils imaginent le pire. Je réponds que le papa est prothésiste. Puis j’enchaîne, en une longue diatribe, sur le fait que l’important pour moi, dans le travail que l’on réalise, est d’y trouver de l’amusement et de la joie de vivre. 

Un peu surpris, les trois représentants de l’Enseignement et de la Moralité s’asseyent. Moi, debout, j’ai l’impression de leur donner cours.

« Croyez-bien que dans amusement, j’entends d’abord le plaisir de la chose bien faite – que ce soit un voyage sur la Lune, un pain ou un dessin ! – ou le plaisir d’aider, de guérir, de construire, de réparer, de nourrir. Le plaisir de faire plaisir. Sans quoi, ce serait perdre le tiers de sa vie d’adulte dans l’ennui, le ressentiment et la fastidieuse attente du soir, du week-end et des vacances. Navrant, ne trouvez-vous pas ?

— Nous… »

Sans laisser la place à la riposte, j’ajoute : 

« Et je développe cette notion auprès de mes enfants afin qu’ils se choisissent plus tard un métier qu’ils aiment, un travail dans lequel ils s’épanouiront… et s’amuseront ! »

Ils sont dubitatifs et figés, mes interlocuteurs à qui je n’ai toujours pas dit mon métier : auteure et illustratrice de livres pour enfants. Ah oui, Messieurs-Dames, je m’amuse bien !

*

Dessiner, je le fais depuis toujours. « Je suis née avec un crayon dans la main », selon une expression populaire. Ce qui n’a pas empêché mon père de m’interdire formellement toutes études artistiques :

« Dessiner, ce n’est pas un métier, me disait-il avec véhémence, c’est un passe-temps de jeune fille riche. Nous ne sommes pas riches. Tu vas choisir un vrai travail, un boulot sérieux et, de préférence, utile à la société : institutrice ou infirmière. Et si tu n’es pas capable de faire mieux, eh bien, ma fille, tu seras boulangère.

— Oui, P’pa. »

Non, Papa. Dans ma petite tête de quatorze ans se prépare une rébellion insidieuse. En fin de deuxième latin-maths, je commence à faire de beaux dessins dans mes cahiers. Et pas que dans les marges.

La directrice de l’école convoque mes parents. Seule ma mère vient s’entendre dire que cette enfant est repliée sur elle-même, taciturne et imprévisible. Que cette enfant est intelligente et pourrait mieux faire, si elle le voulait. Que les professeurs de mathématiques et de latin en ont plus qu’assez que cette enfant remplisse les cahiers de dessins qui n’ont rien à y faire.

« Je conseille, chère Madame, que pour son bien, cette enfant soit inscrite, à partir de la prochaine rentrée, dans une école professionnelle pour y apprendre un métier de dessin. »

C’est un renvoi… mais diplomatique !

Pendant tout l’entretien, la docte dame à chignon gris garde une main posée sur ma tête, comme pour prouver qu’il s’agit bien de moi. Ce qui m’oblige, pour en diminuer le contact, à rentrer la tête dans les épaules. J’ai ainsi l’air d’une petite fille bien soumise. Mais en moi – et pour moi seule –, alléluia ! On va m’obliger à faire ce dont je rêve depuis toujours ! 

Pardon, Papa. Dommage que tu n’aies pas vécu assez longtemps pour voir ma réussite professionnelle et la parution de mes quarante livres pour enfants qui ont été, je pense, un peu « utiles à la société ». Et voir combien je m’amuse !

*

Des bébés, des robes de mariée, des ponts d’autoroute, le portrait du bourgmestre, des ovocytes, des paquets de lessive, des chats léchant leur gamelle… J’ai tout dessiné dans ma vie ! Bien sûr, il y a toujours les impératifs : le budget insuffisant, le délai déjà dépassé, le goût du client, le daltonisme du directeur artistique, le format à respecter, le grain du papier et la dilution des encres à maîtriser… mais dès que la pointe de mon crayon touche la feuille blanche, je n’ai pas peur de le dire : je m’amuse !

Des zébus à Paris

Ce matin-là, malgré mes trente-cinq ans et dix ans d’expérience, je me sens comme un Belge à Paris. C’est d’ailleurs ce que je suis : un petit Belge avec un grand reportage sous le bras. Mon premier film d’envergure : La Route des Zébus. Voilà deux ans que je travaille dessus, que je mange dessus, que je dors dessus. C’est l’histoire d’un convoyeur de bétail à Madagascar. Fomesua est une sorte de cow-boy africain qui marche pieds nus, armé d’un fusil, pour remonter les troupeaux vers la capitale du pays. Je l’ai suivi pendant un mois, à travers le grand sud malgache. France 3 a décidé de coproduire ce documentaire, pour sa case du dimanche après-midi, et aujourd’hui je le présente à la responsable des documentaires, Christine Ardouin-Plantier.

Le film n’est pas tout à fait achevé. Elle va visionner ce que dans le métier on appelle un « ours », un montage sur lequel la chaîne peut encore intervenir. Je lui ai laissé des os à ronger. Des séquences un peu longues qu’elle pourrait demander de raccourcir, quelques plans dont l’utilité est discutable. Le producteur qui m’accompagne, Léon, est assez confiant mais il m’a demandé de ne pas me braquer si les choses tournent mal. Ne jamais froisser un diffuseur : ils font la pluie et le beau temps sur le financement des documentaires. Il a déjà eu affaire à des réalisateurs qui ne supportaient pas que l’on touche à leur œuvre. « Des petits merdeux qui se prennent pour des divas. » Cela ne risque pas d’arriver avec moi : je suis un petit Belge à Paris.

L’immeuble de France 3 qui surplombe la Seine m’impressionne moins que Christine Ardouin-Plantier, bien haute sur ses talons et dans la hiérarchie de la télévision française. Léon l’appelle simplement Christine, ils se tutoient de longue date. Après l’échange de quelques mondanités, on s’installe devant le téléviseur. Comme toutes les télés de l’époque, c’est un tube cathodique en verre légèrement bombé. La cassette vidéo est poussée dans le magnétoscope et le documentaire démarre. 

Le début du film semble plaire à Christine qui ne quitte pas l’écran des yeux. Mais après moins d’un quart d’heure, elle regarde sa montre, au moment où Fomesua négocie son salaire avec un maquignon. Je crains que Christine ne s’ennuie déjà. Au contraire, elle dit : « Ah, c’est bien ça ! », puis reprend le visionnage, concentrée. Le téléviseur déroule les pistes rouges de la grande île, les ciels immenses, les visages cuivrés… Après une trentaine de minutes, Christine pousse sur pause et me demande si on ne pourrait pas supprimer cette séquence. Je m’en étonne parce que c’est un moment important dans la narration : Fomesua croise la route d’éleveurs qui ont été attaqués par des voleurs de bétail et qui cherchent désespérément à récupérer leur cheptel. « Oui, je comprends que ça soit intéressant, mais c’est la seconde scène de nuit de votre film. » Je ne comprends pas. Elle me donne alors une leçon de réalisme que je n’oublierai jamais : « À chaque scène de nuit, nous perdons 10 % de téléspectateurs. Vous comprenez : si l’écran est sombre, il reflète les lumières de la pièce, à la manière d’un miroir. Or, le film passe un dimanche après-midi. Les personnes âgées ou celles dont les téléviseurs sont situés en face d’une fenêtre voient mal, et parfois ça les incite à changer de chaîne. » J’en reste pantois. Les considérations narratives, la structure du récit, l’intérêt d’une séquence ne pèsent rien face à l’audimat. Léon intervient pour proposer de grouper les deux séquences de nuit. Compliqué : la première est la scène où Fomesua s’endort à côté du brasero. La seconde a été tournée à la pleine lune, trois jours plus tard. Nous décidons de ne pas trancher tout de suite, et le visionnage reprend. À la fin du film, Christine Ardouin-Plantier est ravie. Quelques ajustements de commentaire et la suppression de cette seconde scène de nuit lui paraissent un compromis acceptable. Léon acquiesce et renchérit : « C’est formidable, pour un premier film avec nous ! Si peu de modifications, tu peux être fier de ton travail. » Je ne vais pas gâcher leur enthousiasme. Mais quelque chose me turlupine, et j’ose une question : « Pourquoi avez-vous regardé votre montre au début ? » Elle répond, laconique : « Après treize minutes, c’est le moment où une émission grand public se termine sur TF1. Les gens zappent. À ce moment-là, ils pourraient tomber sur une scène assez forte de votre film, et donc nous avons une chance de les capter. » 

Christine Ardouin-Plantier aura eu la gentillesse de vanter les qualités du film : des images splendides, une musique originale entraînante, une histoire pittoresque. Moi, j’ai retenu que pour la télévision, La Route des Zébus était surtout une piste comme une autre pour disputer la course à l’audience. 

J’étais cameraman 

Était-ce un métier dangereux ? Nous étions souvent au plus près des conflits. Un collègue était mort. D’autres avaient été pris en otage. Je n’y pensais pas : je faisais mon métier. À la fin des années 1970, nous étions partis en reportage en Afrique du Sud, soi-disant pour couvrir les élections présidentielles – motif de notre visa –, mais en fait pour enquêter sur l’Apartheid. Un adolescent avait été écrasé lors d’une manifestation contre la police. Ses obsèques, comme la plupart des célébrations religieuses, étaient l’occasion de rassemblements politiques clandestins. Les messes du dimanche étaient d’ailleurs l’occasion de vrais meetings politiques, animés par des Noirs communistes venus de l’étranger. Une fois dans cette église, on a vu l’armée sud-africaine et sa brigade anti-manifestation se déployer aux alentours. Notre présence avait sûrement été signalée. Les obsèques ont été expédiées en quelques minutes, mais le meeting politique battait son plein. Dans l’assemblée, il y avait quatre religieuses. À l’époque, on travaillait avec des films : des bobines de 120 mètres (ce qui représentait dix minutes de film) qu’il fallait charger et décharger sur la caméra. 

Au fur et à mesure que les bobines étaient déchargées, on les donnait aux nonnettes qui les cachaient sous leurs jupes. Parce qui si la police nous avait attrapés, elle aurait confisqué nos films avant de nous expulser. Elles ont réussi à dissimuler ainsi douze boîtes de film, le produit de toute une journée de tournage. Et elles les ont transportées jusqu’au couvent. Une sacrée acrobatie pour les sœurs, mais aussi une vraie prise de risque… Finalement, on a pu quitter les lieux sans encombre, et le soir, on est allés récupérer les films pour les déposer à l’ambassade de Belgique – à l’hôtel, c’était trop risqué. Un autre jour, les autorités nous avaient fait visiter Soweto, mais un Soweto de façade, officiel. Nous y sommes retournés clandestinement avec un prêtre belge qui lui-même n’avait pas le droit de dormir dans sa paroisse, parce les Noirs et les Blancs ne pouvaient vivre ensemble.

Ce reportage a reçu un prix à Berlin. Et m’a valu une lettre recommandée de l’ambassade nous interdisant de remettre un pied en Afrique du Sud, sous peine de prison.

Mais je ne me suis jamais senti en danger. On n’allait pas nous assassiner. Rien de très grave ne pouvait nous arriver, même si j’ai été mordu par un chien qu’un policier sud-africain a lancé sur moi. Il m’a attrapé au ventre. Heureusement, j’avais une caméra reliée à sa batterie par un câble – les caméras avec batteries intégrées viendraient plus tard – et ce câble a limité la morsure du chien. Mais j’ai quand même été à l’hôpital ! J’étais à Belfast lors de la mort de Bobby Sands et des émeutes qui se sont ensuivies. Les Britanniques tiraient sur tout ce qui bougeait avec des balles à blanc. Je les ai toujours… J’ai même été en prison au Vatican ! Ce sont les risques du métier, mais ils ne sont pas très grands quand on pense aux journalistes qui ont été enlevés au Liban. Ou à ce collègue cameraman mort au Congo.

Il y a eu des moments acrobatiques ; des vues d’hélicoptère, par exemple. Ou du haut d’une grue. Une année, on m’a envoyé en reportage sur une plateforme pétrolière au large des côtes norvégiennes. En plein mois de février. On est arrivé à Stavanger, d’où on partait le lendemain pour rejoindre la plateforme de forage. Mais la tempête empêchait l’hélicoptère de décoller. Comme le temps était précieux, on a décidé, le preneur de son et moi, de partir en bateau, dans une sorte de remorqueur dont le pont arrière était assez grand et dégagé pour permettre notre transbordement et celui de notre matériel. 

Il y avait des creux de dix mètres. Pas moyen de tenir debout sur ce bateau sans se cogner. On était tellement secoués qu’on s’est réfugiés dans la timonerie. Mais il fallait débarquer ! Ils ont fait descendre un grappin de la plateforme avec un grand filet dans lequel on a jeté le matériel et les valises. Et nous ? C’était trop dangereux de grimper dedans : si le câble décrochait, on risquait de recevoir la poulie sur la tête. On a dû s’accrocher au filet, les pieds dehors. Avec un vent de 120 km/h, au bout de trois mètres, nos doigts étaient bleus… Mais dans ces cas-là, on ne lâche pas ! On est montés, secoués par les rafales de vent, basculés de droite à gauche… il fallait encore que la grue nous dépose avec précautions sur la plateforme ! Si on était tombés à la flotte, on n’aurait pas survécu plus de quelques minutes.

Le lendemain, le réalisateur et le journaliste sont arrivés en hélicoptère directement de Stavanger, au sec, à peine décoiffés, et nous ont demandé comme si de rien n’était : « Alors, ça a été ? » 

Être de la revue

Premiers jours du printemps. Une revue trimestrielle à créer, dédiée aux enjeux de l’agriculture et de l’alimentation. Un poste de coordinateur. Je postule. Le lendemain, un message me remercie pour ma candidature. Un « à bientôt » le clôt.

Mi-avril. J’apprends d’une source bien informée que je fais partie d’une short list de cinq noms pour ce poste.

Mi-mai. Un nouveau message intitulé « Suivi de la sélection » me parvient. Le choix est en cours et sera arrêté d’ici fin mai. « Belle semaine et à bientôt », finit-on.

Solstice. Cette fois, le message s’intitule « Votre candidature ». C’est de mauvais augure. La sélection a été plus chronophage que prévue, précise-t-on. En effet, une saison entière. Je ne ferai pas partie de l’équipe de la revue.

Je n’échappe pas à cette emphase esthétisante d’aujourd’hui qui consiste à balancer du beau à tout va. On me souhaite donc une belle suite dans mes projets puis un beau week-end. Il ne manque que le bel été.

Je lis ça sur le coup de 6 h du matin, avec d’autres choses en tête. J’avais presque perdu de vue que j’avais postulé à ce boulot. Mais ça m’irrite.

Le message a été transmis un vendredi en fin de journée. Classique, que les recruteurs soient routiniers ou non. L’expéditeur achève sa semaine et liquide les affaires courantes pour faire place à son week-end. Le destinataire, dans la plupart des cas, voit un espoir s’évanouir et on lui fait cadeau de deux jours pour ruminer la chose.

Le soleil luit déjà dehors, comme une invitation à chercher la lumière ailleurs sans m’attarder davantage devant mon écran. En réponse à l’envoyeur, j’écris : Beau courage, belle continuation et beau succès.

Élections, piège à con

Je travaillais comme informaticien dans un grand quotidien belge. Et sur qui le journal comptait-il pour traiter les données des élections ? Sur moi. 

J’étais chargé de gérer les données servant à publier les résultats des élections. Les résultats partiels le soir même ; les résultats complets le lendemain. J’étais aussi chargé de générer les pages web des résultats, consultables en ligne sur notre site. J’avais même développé plusieurs versions de ce site, destinées aux journaux à qui la boîte avait vendu par avance le résultat de mon travail.

Bref, c’était un boulot stressant par excellence : deadline absolue, impossibilité d’anticiper vu que les données tests ne sont pas fournies par le client avant une certaine date... Et j’étais tout seul ou presque pour accomplir cette tâche. Expliquer ce qu’il convenait de faire à quelqu’un d’autre aurait pris plus de temps que le faire moi-même. J’en sais quelque chose. On avait chargé un consultant de m’aider et au bout de deux jours, il m’a dit que ce que je lui demandais n’était pas possible. J’y suis arrivé en une après-midi.