Le Crime de l'Express Côtier - Alain Arnaud - E-Book

Le Crime de l'Express Côtier E-Book

Alain Arnaud

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  • Herausgeber: Ex Aequo
  • Kategorie: Krimi
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2023
Beschreibung

Juin 2022. Le soleil ne se couche plus sur le Grand Nord. En Norvège, l’express côtier termine sa croisière après une longue traversée des fjords, entre les hautes montagnes encore enrobées d’une écharpe de neige. La plupart des voyageurs quittent le navire à Kirkenes, le dernier port proche de la frontière russe, ivres de leurs découvertes.
Cependant, la nuit qui précède leur arrivée, un homme est assassiné. Toutes les personnes présentes à bord deviennent suspectes.
Pourtant, on s’interroge parmi les passagers. Qui était vraiment la victime ? Quels peuvent être les mobiles du crime ?
L’événement va semer le trouble au sein d’un groupe disparate de six touristes venus ensemble de Paris. Parmi eux, Daphné, une jeune femme curieuse, tenue informée de l’affaire par Ludvik, le guide touristique resté à bord, s’évertue étrangement à démêler à sa manière les fils d’une toile aux ramifications complexes et inattendues.
Alors que l’enquête internationale de la police norvégienne piétine, saura-t-elle faire émerger la vérité de la brume nordique désormais si lointaine ?


À PROPOS DE L'AUTEUR

Alain Arnaud vit à Hyères-Les-Palmiers, dans le Var. Après diverses activités professionnelles, notamment ingénieur en aéronautique, diplomate en ambassades de France et enseignant en mathématiques, il se consacre depuis 2018 à sa passion pour la littérature.
"Le crime de l’express côtier" est son septième roman.

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Alain Arnaud

Le crime de l’express côtier

Roman

ISBN : 979-10-388-0748-8

Collection : Rouge

ISSN : 2108-6273

Dépôt légal : octobre 2023

© couverture Ex Æquo

©2023 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de

traduction intégrale ou partielle,

réservés pour tous pays.

Toute modification interdite.

« La vie est une chose grave.

Il faut gravir. »

1

Dès le Grand Nord, tout paraît plus clair en juin lorsque la marée nocturne se retire et cède sa place à la saison blanche : le soleil ne se couche plus. La lumière occupe alors tout l’espace et la vérité peut éclore.

Dans le comté de Finnmark, un bus circule ce jour-là. D’un coup de reins énergique, il se hisse vers l’aéroport de Kirkenes. Pour ses passagers, c’est le terme d’un long voyage maritime sur l’échine rugueuse de la Norvège, un pays où les fjords sont des cicatrices jamais refermées.

Fourbue de fatigue, Mina s’appuie sur l’épaule de son fils Serge. Sa main lui enserre le bras, comme si elle était parcourue d’un sentiment d’angoisse après la traversée agitée de la mer de Barents depuis Honningsvåg, port de l’île de Magerøy. Une mer où la fierté de l’Atlantique se cogne contre le front polaire des eaux glacées de l’Arctique. Les bruits du caboteur, de son combat contre les vagues hostiles ont remué en elle les souvenirs de sa jeunesse, de sa naissance au cœur de la Seconde Guerre mondiale.

La route est déserte. Un panneau avertit : « Interdit de photographier. Zone militaire. » Le relief rocheux est austère, dénudé. Quelques verrues de neige sont encore incrustées dans les parois, comme un rappel des rigueurs de l’hiver. Des images jaillissent alors en grappes du tréfonds de sa mémoire, qui lui rappellent son enfance à Vilnius où elle est née quatre-vingts ans plus tôt, sous le régime soviétique.

Le bus frôle la frontière russe, à portée de Murmansk. La vision de Mina se brouille. Il lui semble voir de nouveau des chars russes, comme en Lituanie lorsqu’elle était enfant, comme à Prague plus tard ou encore à Kaliningrad, ville d’origine de Levon Kacew, son mari disparu, et devenue enclave communiste. Elle ferme les yeux. Depuis quelques mois, les chars russes gravent leurs sillons en Ukraine. Une nouvelle invasion parasite. La folie des hommes. Devront-ils toujours mener des batailles meurtrières et leurs familles fuir pour trouver la paix ? Une paix provisoire.

Le dos rond du chauffeur devant elle n’efface rien, ne la rassure pas. L’absence de nuit éclaire le tableau de bord du passé et la réalité cruelle imprime sur son visage une sensation d’effroi. Elle se ressaisit, se redresse contre le siège. L’homme au volant n’est pas jeune. Il est prudent, peut-être méfiant lui aussi, avec des pensées qui pourraient ressembler aux siennes : la menace russe oppressante, la liberté précieuse, la lourde responsabilité des actes de sa vie.

L’approche d’un bras d’eau bordé d’une mince toison de verdure la distrait un moment. Non, le pont n’est pas miné, cela se saurait. L’eau s’écoule jusqu’au fjord où les voyageurs ont quitté le navire ce matin, au port de Kirkenes, aboutissement de leur longue croisière jusqu’à la pointe extrême de la Norvège. Un pays allongé que la Suède semble porter éternellement sur son dos. Est-ce un fardeau ou une carapace, peut-être une épine dorsale bienvenue ?

Avec quatre autres compagnons, mère et fils terminent leur voyage à bord de l’express côtier qui relie Bergen à ce terminus, après deux mille kilomètres de navigation à travers les fjords et la mer de Barents, des paysages de rêve enchâssés dans la démesure.

Deux rangs derrière, Daphné, l’auxiliaire de vie qui les accompagne, regarde le couple filial pathétique que l’on dirait réconcilié en territoire neutre. À leur service à Paris, elle n’a en mémoire que désaccords et querelles entre eux. Les reproches de Mina assaisonnent souvent leurs repas en commun. Serge les digère mal et elle l’a entendu répéter en rafale dans son coin, comme s’il se flagellait : « À quoi sers-je ? À quoi sers-je ? ... » C’est ainsi que les paroles sculptent des caricatures que le personnage visé finit par endosser.

Le fils somnole, paupières closes sur la dune de ses joues. Les mains croisées aux avant-postes sur son estomac rebondi — la bosse des bien-nourris. La frange en arrière, Serge semble cuver un trop-plein d’insouciance.

Depuis qu’elle l’a mis au monde, Mina en prend soin : cinquante ans de patience et d’exaspération, avec quelques relents secrets d’amour maternel et l’avantage de chasser sa solitude de veuve. Elle a beau le secouer, l’inertie de son fils est telle qu’il ne parvient pas à se détacher, comme si un élastique le ramenait sans cesse au domicile familial.

Dans le ronronnement et les soubresauts du bus, même endormi, l’enfant unique règne en gardien symbolique de ses vieux jours. Dans ses périodes d’agacement, Mina le qualifierait plutôt de sangsue, de poids mort ou que sais-je encore !

Au moment de prendre place sur son siège, sa mère lui avait dit, dans une sorte de prémonition : « C’est le dernier voyage de ma vie. »

2

Le bus se vide de ses passagers devant un long bâtiment gris, l’unique terminal à l’aéroport de Kirkenes, à l’extrémité crochue du pays nordique plantée tel un grappin dans la Russie. Serge donne le bras à sa mère chancelante, encore déséquilibrée par le chahut maritime de la nuit et ses pensées obscures. Il se libère le temps de récupérer leurs bagages. Le convoi de voyageurs aux mines engluées de fatigue et de sommeil s’étire lentement vers le hall de départ du prochain vol à destination d’Oslo.

Le béton de la piste miroite sous les fenêtres de l’immense abri commercial, déroulant sa langue de caméléon pour happer les avions de la journée. Sur l’autre flanc du bâtiment s’alignent les bureaux et leurs écailles luisantes.

L’enregistrement des bagages se fait en silence. Bientôt, tous les touristes vont quitter le territoire rude aux confins du pays des Sami, dernier peuple autochtone d’Europe, voué à l’élevage des rennes en Laponie, toujours sous l’œil mauvais du voisin russe.

Peu à peu, les sièges se remplissent pour au moins deux heures d’attente avant l’embarquement et le retour progressif jusqu’à Paris pour une poignée de voyageurs. Les tons gris du terminal semblent effacer la joie qui renaît sur certains visages. Dehors, le ciel découpe avec peine une fente bleue dans l’édredon des nuages.

Alors que Daphné s’approche, Mina se redresse sur son assise, attentive à ne montrer qu’un visage fier et respectable à la jeune femme de vingt-sept printemps qui lui sert d’auxiliaire de vie sociale et de bonne à tout faire depuis deux ans, quelques heures chaque jour ou presque.

Puis arrivent les autres larrons de l’équipage insolite : Diego, un homme athlétique au teint brun, grand et frisé, le sourire charmeur, tenant par la main Coralie, sa fille, qui sirote un Coca Cola. Derrière eux, sa seconde femme, Angèle, une ancienne danseuse au talent limité. Elle doit beaucoup à son physique attractif, à sa toison de blonde fatale, à ses yeux bleu-vert aux battements de papillon égaré.

Dans la salle, sa démarche chaloupée draine les regards. Six ans plus tôt, Diego l’a extraite d’un cabaret où son contrat prenait fin, sans espoir de renouvellement et donc la perspective de la rue pour danser avec la misère. La beauté blonde à bout de souffle professionnel ne sait rien faire d’autre que danser et promener son image flatteuse. Ils se sont mariés aussitôt. Chef d’entreprise exfiltré de sa banlieue parisienne, Diego emploie Daphné depuis sept ans déjà. Elle a vu naître leur couple.

L’homme avait failli tourner voyou, après ses glorieux débuts de chef de bande. Il s’était brusquement extrait de la gangrène de Trappes en épousant une fille d’architecte enceinte par inadvertance. Un mariage contre l’avis des parents de la tourterelle bien élevée. Leur foyer avait tenu un septennat non renouvelé. À quarante ans, le charmeur de banlieue règne désormais sur une cour de femmes, la sienne et sa douzaine d’employées.

Jeune délinquant par fatalité, il a réussi sa reconversion amorcée quatorze ans plus tôt et s’offre une belle vitrine blonde pour sa marque de nettoyage et d’aide à domicile Help & Clean Top.

Le bruissement sourd des voix s’apaise soudain. Le terminal aux ailes grises s’assombrit d’une constellation d’uniformes en mouvement. Tous les regards sont absorbés par l’arrivée d’une bordée de policiers qui scrutent la foule d’un œil méfiant. Le commissaire s’avance avec une liste. Face à l’étonnement et dans une ambiance figée, il égrène des noms. Au fur et à mesure que se lèvent les mains, on reconnaît ceux fraîchement débarqués du bus.

Les voyageurs interpellés s’agitent sur leur siège. Au fil de ses trente-cinq étapes de Bergen à Kirkenes, le navire a transporté un mélange de touristes en croisière, de passagers en transit d’une ville à l’autre, du fret et jusqu’à une vingtaine de véhicules en cale. Une valse quasi inextricable, bien que chaque individu soit identifié par un badge magnétique. Après les allées et venues aux escales qui détricotent la pelote de voyageurs, le noyau restant est celui des croisiéristes sur le retour dans leurs pays.

Les policiers sont-ils à la recherche d’un gros poisson noyé dans la foule disparate ? Ordre est donné que personne ne sorte du terminal. Le commissaire et son adjoint s’installent chacun dans un bureau et les policiers convoquent l’un après l’autre les passagers du navire. Une simple enquête, leur dit-on, que dément la mine grave des hommes en uniforme.

Mina se raidit davantage sur son siège, le visage crispé, balayé par un rictus qui contracte ses joues. Elle avait eu comme un pressentiment en approchant la frontière hostile de la Russie. Rechercherait-on un espion ? Rien n’empêche les policiers de séquestrer les voyageurs et de bloquer leur départ.

Les idées noires de la guerre lui reviennent, l’époque de la terreur, des représailles. Elle n’était qu’une enfant lorsque ses parents ont fui la Lituanie occupée par les forces allemandes, puis par l’Armée rouge. Elle se souvient de l’angoisse de sa mère, de la fébrilité de son père. Cette période douloureuse la tourmente encore. Les uniformes qui s’agitent dans le terminal lui donnent des frissons.

Chaque voyageur est interrogé individuellement, ses renseignements administratifs consignés et ses empreintes digitales relevées. Mina répond avec réticence aux questions curieuses. Est-elle sortie de sa cabine la nuit précédente ? Qui peut lui servir d’alibi puisqu’elle était seule dans la sienne, tout comme Serge ? Mère et fils ne supportent pas de partager un espace confiné. Elle se souvient que, vers 23 heures, Daphné est venue vérifier qu’elle avait bien pris ses médicaments. Rien d’autre à signaler.

A-t-elle observé quelque chose d’anormal sur le navire ces derniers jours ? Elle ne cesse de remuer la tête négativement. L’air soupçonneux du commissaire l’indispose. Comment peut-il se méfier d’une vieille dame inoffensive ?

C’est au tour d’Angèle, toute tremblante. Diego l’accompagne jusqu’à l’entrée du bureau en la tenant par la taille. On dirait une enfant prise en faute. Le comportement de coupable idéal, bien qu’elle ne sache pas encore ce qu’on lui reproche. Elle s’efforce de sourire, rêvant que les policiers s’inclinent devant sa beauté naturelle et reconnaissent sa fragilité qui la rend incapable de nuire à quiconque.

Finalement, l’embarquement se fait avec une heure de retard. Personne n’a été retenu par la police norvégienne, mais chacun doit se tenir à sa disposition pour les besoins d’une enquête, par le relais des autorités policières de son pays. Cette sortie soupçonneuse du territoire nordique jette un voile d’inquiétude sur l’expédition qui avait comblé Mina, Serge et leurs compagnons de voyage tout au long de leur croisière entre les mers et leurs montagnes postées en sentinelles.

L’équipée avait franchi avec succès les nombreux ports retranchés, le Cercle polaire, le Cap Nord, les flots tapageurs, partagé la même table au restaurant du bord, les tournées de rires et de complicités, chacun mettant de côté ses propres angoisses et pensées secrètes. Tous butent à la fin sur un interrogatoire comme si on les sommait de restituer leurs souvenirs avant de partir, ces moments précieux gravés en eux.

Que cherche la police, sinon à gâcher leur croisière ?

3

Assis dans l’avion aux couleurs de la Scandinavian Airlines, les six compères français affichent des mines perplexes. L’interrogatoire est encore dans tous les esprits et suinte lentement sur leurs visages. L’attente se prolonge sur le tarmac et la plupart des croisiéristes se demandent encore ce que l’on peut bien reprocher à de simples touristes ravis de leur périple.

Est-ce pour faire diversion ou pour ancrer davantage ce voyage d’exception ? Mina passe en revue l’impressionnante traversée des fjords, les hautes montagnes dégoulinantes de cascades, leurs falaises ridées qui lui rappellent les ravages du temps sur son propre corps, leurs margelles suspendues au-dessus des flots d’où les rapaces déroulent un fin collier de liberté. Par endroits, quelques maisons perchées, entourées de cultures, prouvent que la vie résiste à l’assaut répété des hivers. Quatre pour cent seulement des terres norvégiennes sont cultivables ! Et le soleil déplace sur les armures de pierre ses projecteurs bienveillants, traçant des arabesques sur les pentes encore enneigées.

Au roulage, un léger grésillement s’ajoute au sifflement aigu des réacteurs. Un message s’affiche sur le téléphone portable de Daphné. Leur guide norvégien, Ludvik, lui avait demandé ses coordonnées, en prévision d’un futur voyage à Paris. L’aspect peu farouche de la Parisienne l’avait attiré et la jeune femme lui prêtait volontiers attention, sensible à sa prestance, à sa grande culture. Ludvik était resté à bord du navire, enrôlé pour le trajet retour à Bergen.

Un message peu banal : « Lars Christiansen a été assassiné à coups de couteau dans sa cabine pendant la nuit. La police enquête. Bon retour et au plaisir de vous revoir. » Daphné ne dit mot. Elle fait circuler son téléphone d’un siège à l’autre. L’écran lumineux répand la triste nouvelle. Serge ouvre grand les yeux et reste suspendu au-dessus du message. La surprise s’inscrit sur son visage ! Coralie survole l’information sans réagir, absorbée par sa playlist. On dirait que les écouteurs plaqués sur ses oreilles lui bouchent aussi la vue et anesthésient ses pensées. Les affaires entre adultes lui importent peu. Elle avait accepté l’invitation de son père pour ce voyage de l’extrême comme une manière d’échapper aux dernières semaines de lycée. Et, disait-elle, pour mieux saisir l’écologie des grands espaces qu’elle défend avec ses copines, davantage par solidarité que par enthousiasme.

À l’exception de Diego impassible, ou plutôt avec un léger pincement narquois au coin des lèvres aussitôt ravalé, la triste nouvelle sème le trouble dans les rangs. Angèle est choquée. Elle ne supporte ni la violence ni la souffrance. Le groupe a connu cet homme pendant l’excursion en bus au Cap Nord, au départ du port d’Honningsvåg sur l’île de Magerøya. Un lambeau de terre relié au continent par un tunnel sous-marin de sept kilomètres ; cordon ombilical et précieuse issue de secours par mauvais temps. Malade lors de l’étape, Diego était resté à bord, donnant quartier libre à la belle Angèle.

Lars, un Norvégien d’Oslo, avait embarqué à Bodø trois jours plus tôt. Un personnage grand et beau, l’allure nordique volontaire, d’un abord agréable et curieux de tout. Il avait commencé une formation de pilote de navire et venait découvrir les caboteurs côtiers. Peut-être une opportunité d’emploi à l’issue de ses deux années de formation et d’une autre année de pratique pour accéder au poste suprême ! Bien qu’il ait été la plupart de son temps auprès du commandant et de son second, ses incursions sur les ponts n’étaient pas passées inaperçues.

Troublée par la nouvelle sur l’écran, la blonde sensible est prise d’une frayeur muette. Elle a longuement bavardé avec lui la veille, au Cap Nord, dans un paysage brumeux, désertique, laminé par les vents et les tempêtes. L’inconnu avait profité de cette visite au point septentrional du continent, agrippé au soixante et onzième parallèle, pour l’accompagner jusqu’au globe géant. La sculpture de métal marque la limite du territoire, avant la paroi rocheuse, un à-pic de plus de trois cents mètres au-dessus de l’océan Arctique.

La présence du Norvégien la rassurait. Lars lui avait tenu délicatement le bras alors qu’elle paniquait. Il avait évoqué avec douceur la transhumance des rennes qui prennent leurs quartiers d’été sur ces terres maigres, et se nourrissent de lichens et de mousses. Les troupeaux arrivent par bateau et repartent à la nage, ragaillardis après la belle saison. Même les animaux apprécient cette région sauvage. Elle n’avait rien à craindre. Il était à ses côtés. Mina et son fils observaient de loin, et d’un œil méfiant, la danseuse déchue se laisser guider par les paroles du Norvégien et leur curieuse chorégraphie embrumée.

Le soir, Angèle et Lars ont passé un long moment à bavarder autour d’un verre, au salon panoramique Fyret, sur le pont supérieur de l’express côtier. L’homme parlait un français approximatif. La jeune femme s’était chamaillée avec Diego après le dîner et avait décidé de prendre l’air, tandis que son mari se reposait en cabine.

Installé dans un fauteuil, Lars avait invité à sa table la belle blonde qui errait seule. Plus tard, de passage au salon, Serge avait bavardé un moment avec eux et très vite compris qu’il était de trop. Leurs regards ne s’attardaient pas sur lui. L’attirance entre les deux complices de charme était trop forte. Il était allé leur chercher un cocktail au bar et s’était esquivé, serrant dans la poche de son veston la fiole d’arsenic qu’il porte toujours sur lui, tout comme les femmes se rassurent avec une bombe lacrymogène au fond de leur sac.

Ce soir-là, seul sur le pont extérieur, la mèche chahutée par le vent, Serge a ruminé le désintérêt qu’il suscite auprès des femmes. Malgré ses attentions, Angèle s’était peu intéressée à lui. Il avait dû se contenter de quelques échanges brefs, de son sourire et de ses regards aimables teintés d’indifférence. Il était conscient que sa beauté de catalogue lui serait inaccessible. Un mince espoir le faisait encore rêver lorsqu’il songeait à la beauté modeste de Daphné, bien plus méritoire que le cliché flatteur de la princesse blonde, un mannequin dont l’âge aurait raison de la réputation.

Dans le jour sans fin assombri par une escorte de nuages, des feux scintillaient au loin pareils à des lucioles à la dérive sur les eaux froides. La fraîcheur avait fini par renvoyer Serge vers l’abri de sa cabine où il avait retrouvé sa solitude. Et la nuit l’avait accablé encore de remords. Il n’aurait atteint aucun de ses objectifs dans la vie, les plus anciens comme les récents. Il s’était endormi, enveloppé de sa médiocrité et de songes venus de sa lointaine enfance.

L’avion les emporte désormais vers Oslo. Angèle remue sur son siège, desserre la ceinture qui l’oppresse. Elle revoit Lars Christiansen souriant et affable. Ils sont restés tard dans l’éclairage du Fyret. Les derniers clients. Le bar avait fermé. Elle a beau réfléchir, elle ne parvient pas à se rappeler le moment où ils se sont séparés. Il lui reste le souvenir d’un réveil difficile le matin, le corps engourdi et le crâne serré dans un étau, inondé d’une migraine diffuse. Elle avait trop bu alors qu’elle s’était déshabituée des excès de boissons, depuis son époque de danseuse. Sa dispute futile la veille avec Diego l’avait contrariée. Elle avait noyé son émoi et sa mélancolie dans l’alcool, éloignant du même coup son perpétuel manque de confiance en elle.

Dans le ronronnement des moteurs, aucun d’entre eux n’ose commenter le crime qui ternit leur croisière. Pourtant, une rumeur se propage depuis les autres rangées. La nouvelle circule, éclairant enfin le retard de leur décollage. Puis les visages se referment, comme si une page devait se tourner.

Dans un même élan, la nouvelle tragique s’inscrit dans les cerveaux, avec son cortège d’interrogations, tandis que la traînée des réacteurs se dissipe dans les hauteurs illuminées du ciel, bientôt gommée par l’éloignement et l’oubli.

Kirkenes ne sera plus qu’une lointaine et minuscule tache sur la planète.

4

À l’escale d’Oslo, Mina, son fils et leurs quatre acolytes retrouvent l’anonymat dans l’aéroport international et un agréable sentiment de liberté, loin de l’oppressante irruption des policiers. Les enquêteurs semblaient convaincus que le ou les meurtriers se trouvaient parmi eux. À l’affût d’une faiblesse ou d’une défaillance de l’un ou l’autre pour démasquer les coupables, ils ont dû se résigner à laisser partir tous les voyageurs. Ont-ils aussi interrogé l’équipage, les passagers restés à bord pour un trajet retour, et tous ceux qui ont quitté l’express côtier sans rejoindre l’aéroport ? Autant de questions chargées de soufre.

Pendant l’attente à combler avant l’embarquement pour Paris, Serge invite la bande à partager une bouteille de champagne au bar. Est-ce pour oublier leurs déboires ? Ils n’évoquent pas l’affaire, mais les regards restent imprégnés des récents tourments. Le fils s’interroge en silence. Les derniers jours, une dame en manteau vert et lunettes noires l’avait intrigué. Elle semblait figée dans le salon à la proue du navire, plongée dans un livre sans en tourner les pages. Était-ce une posture d’observation ? Un alibi pour détourner l’attention ? Il n’avait jamais vu son visage en entier. Peu importe, il lève son verre : « Buvons à la santé de ma mère qui a fêté ses quatre-vingts ans le mois dernier. Ce voyage est en son honneur. »

Elle s’en était vantée bien à l’avance. L’idée était venue à Diego d’entreprendre la même croisière que sa cliente, avec femme et enfant, et d’offrir le voyage à Daphné en récompense de ses bons et loyaux services depuis sept ans. Elle le secondait avec brio auprès de son équipage féminin.

Pour ne pas être en reste, Diego remet une tournée de champagne. Après trois coupes, Serge est joyeux et excité comme s’il fêtait en même temps d’autres bonnes nouvelles. « Ne bois pas trop, lui dit sa mère, tu supportes mal l’alcool. » Daphné fixe avec curiosité son visage poupon, ses yeux luisants. Elle songe à leurs fréquentes querelles familiales. L’homme est sans emploi depuis un retentissant échec professionnel. Autrefois simple employé de banque, il avait démissionné voilà quatre ans, tenté par une aventure de courtier en diamants d’investissement. On lui avait vanté les avantages financiers et l’autonomie du métier. Une occasion inespérée de changer son image d’enfant gâté, toujours dans l’ombre écrasante de sa mère, et de marcher enfin sur les traces glorieuses de son père.

Serge prospecte alors une clientèle aisée qu’il fait investir dans le portefeuille de diamants d’une société aux Bahamas. Sa démarche est animée d’un esprit de revanche sur la vie et sur sa famille. Ses parents, réfugiés en Suisse, y menaient une vie prospère. Son père, diamantaire réputé, se déplaçait souvent entre Anvers et le Brésil.

La famille avait investi dans l’immobilier à Paris, leur prochaine ville d’élection. Depuis lors, Mina gère le pactole laissé par son époux Levon, un mari généreux et attentionné, négociant intransigeant en affaires.

Elle a eu un premier enfant en 1962 : Sacha, un garçon précoce, intelligent. Levon voit déjà en lui son digne successeur. Dès les vacances scolaires, il l’emmène dans ses tournées.

Malgré son très jeune âge, Sacha écoute et enregistre. Son père lui fait découvrir le miraculeux résultat de la cristallisation du carbone pur pendant des millions d’années. Il lui apprend à reconnaître les diamants à leur couleur, leur réfraction de la lumière, leur dureté.

Leur complicité l’emporte sur celle avec sa mère au comportement rigide. Celle-ci lui enseigne les bonnes manières. Elle le fait grandir plus vite que son âge. Mais à neuf ans, les médecins lui décèlent une tumeur au cerveau qui ne lui laisse qu’un sursis de quelques mois. Mina et Levon sont abattus. C’est comme si leur avenir s’effaçait devant eux.

Ils avaient fui la guerre et n’étaient pas d’une nature à renoncer. Ils consultent d’autres médecins et oncologues, sans succès. Après la perte de leur fils unique, ils se fixent un nouvel objectif : « Nous ferons un autre enfant au plus vite. Un garçon ! »

Serge naît en 1972, moins d’un an après leur installation à Paris, dans le quartier du Marais.

Les affaires de Levon continuent de prospérer, mais leur enfant ne remplace pas Sacha. Il est petit, gras et peu énergique, au désespoir de sa mère. Elle lui inculque les bonnes manières et le stimule, à grand renfort de cours privés. Le père comprend, dès son plus jeune âge, qu’il n’aura jamais l’envergure de son aîné, ni la capacité de lui succéder. Mais le sort s’acharne de nouveau sur la famille : Levon Kacew est terrassé par une crise cardiaque au printemps 1981.

 Mina cède les affaires de son époux. Elle investit dans l’immobilier, acquiert des appartements dans l’île Saint-Louis, aussitôt loués. Elle place son argent en Suisse et déménage dans un immeuble cossu du XIVe arrondissement, rue Alphonse-Daudet. Un beau conte prend fin.

Depuis la disparition de Levon, la mère et l’enfant vivent ensemble dans un grand appartement du dernier étage où ils ne partagent que la cuisine et la salle de séjour, chacun se réservant une grande chambre et ses annexes, leur part d’intimité. Leurs univers se rencontrent en zone de turbulences.

Le manque d’initiative et d’ambition de Serge exaspère sa mère. Elle vit alors sa situation comme un déclassement dans la bonne société. Une dégringolade du sommet ou Levon l’avait hissée. Son fils est un boulet qui, tel le rocher de Sisyphe, redescend chaque fois qu’elle le pousse vers le haut. Et ses forces s’amenuisent avec l’âge.

En 2019, Mina lui trouve une fiancée : Olga, fille d’une famille honorable venue de l’Est. Petite femme timide, au visage grêlé par un assaut d’acné à l’adolescence et plus jeune que lui. À quarante-sept ans et fier de son titre récent de courtier, Serge convainc l’innocente de placer ses économies dans la société aux Bahamas. Il lui vante la réussite de ses parents diamantaires. Sa mère vit de ses rentes depuis.

Par malchance ou imprudence, un an plus tard la société déménage brusquement sans laisser d’adresse. L’arnaque laisse conseillers et investisseurs démunis, sans recours contre des gérants volatiles, disparus avec leurs sacs de diamants sur le dos. Serge perd d’un seul coup la confiance de ses clients, sa fiancée, son emploi et ses espoirs d’une indépendance vis-à-vis de sa génitrice.

Décidément, le monde lumineux de la réussite ne veut pas de lui ! À quarante-huit ans, le fils sans talent et sans emploi reprend sa trajectoire d’assisté, son avenir cantonné à l’appartement familial.

À Oslo, avant de s’éloigner toujours plus loin du Cap Nord qui avait dévié la boussole de ses idées sombres, l’enfant maudit s’évade un moment dans les bulles de champagne qui le font rêver d’autres horizons artificiels. Et il écoute sa mère, soudain plus loquace sous l’effet libérateur de l’alcool.

— Cette croisière, dit-elle, m’a ramenée à mes origines par la voie détournée de la Norvège. J’ai eu l’impression de voguer de nouveau vers mon passé, de me rapprocher de ma petite enfance en Lituanie. J’ai ressenti de près la menace du voisin russe, toujours présente. Il ne me manquait que mon cher Levon, sans oublier mon regretté Sacha.

Les convives restent sans réaction autour de la table. Seul Serge tend le bras vers sa mère, malgré l’évocation du frère disparu, un concurrent qui a terni son image.

— Maman, nous sommes tous avec toi, dit-il. Ta compagnie nous est précieuse. Tu es la sagesse même ! Et nous sommes là grâce à toi, à ton courage pour accepter ce long voyage malgré tes soucis de santé.

— Je dois avouer que vous m’avez tous agréablement surprise. Je n’ai pas l’habitude de voyager en groupe. Et nous nous connaissions si peu avant le départ. Sauf Daphné qui prend soin de ma santé contre cette satanée arthrite qui me mine, sans oublier l’assaut du grand âge capable de renverser les forteresses, à l’exception des montagnes nordiques, ajoute-t-elle en souriant. Et bien sûr, Serge, toujours à mes côtés, depuis sa naissance.

Celui-ci retire son bras et fait la moue. La dernière remarque chasse les bulles de champagne qui se bousculent encore dans ses pensées.

Puis Mina se tourne vers Coralie qui, après avoir vidé sa coupe comme les autres, monte le son de la musique dans ses oreilles. La vieille dame jalouse un peu l’insouciance de l’adolescente enrobée d’un nuage musical qui la tient à l’écart de la réalité. Quel bel âge ! se dit-elle. Toutes les possibilités de la vie lui sont encore ouvertes.

En face d’elle, Angèle laisse fuiter quelques larmes. Diego la serre contre lui : « Mon ange, tout va bien. »

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Juillet 2022 à Paris. Le rythme de la ville change. On remarque le souffle ébahi des touristes devant les monuments. Leurs regards en l’air croisent ceux des Parisiens et banlieusards pointés vers leurs chaussures. Peu à peu, le cœur de la capitale dégorge ses habitués, remplacés par les nouveaux venus, ceux qui hésitent sur les trottoirs, devant les panneaux, dans le métro, un plan entre les mains.

Serge retrouve un zeste de confiance après son voyage en Norvège. En plus des souvenirs inoubliables, il a ramené avec lui un secret qui le réjouit. Ses journées parisiennes s’évaporent dans l’errance, en fin connaisseur de la typologie citadine et fier de renseigner à la volée les touristes égarés.

Mais son refuge préféré est l’île aux Cygnes, une étroite avancée de près d’un kilomètre qui tranche en deux le cours de la Seine, face à la tour de Radio France et son chapelet ininterrompu de paroles et musiques.

L’île est une lame de terre artificielle chauffée au soleil, un havre paisible de promenade entre deux alignements d’arbres. Depuis son extrémité aval où trône une réplique de la statue de la Liberté, au format réduit, jusqu’au pont de Bir-Hakeim et son armature tendue. Le tout évoque une arbalète prête à projeter la liberté sur la cible mouvante du fleuve lorsqu’il se fait menaçant, toujours sous l’œil amusé de la tour Eiffel en amont.

C’est là que Serge vient méditer, détricoter son ennui. Posé sur un banc, il donne à manger aux cygnes et aux pigeons, à la compagnie ailée du moment. Sous son regard rêveur, la Seine poursuit son chemin avec plus ou moins de hâte, ses couleurs dérobées aux nuances du ciel. Il a l’impression de voyager en regardant bateaux et péniches.

Passager anonyme, il se sent en confiance sur l’allée des Cygnes, un perchoir à part, silencieux et discret. Les promeneurs le frôlent sans le voir.

Depuis son échec dans le commerce des diamants, des idées noires planent dans sa tête, des oiseaux de mauvais augure. Non, il le sait : il n’égalera jamais Sacha, l’enfant prodige dont sa mère lui vante encore les qualités. Il s’est même persuadé à la longue que c’est l’excès d’intelligence de son frère qui lui a fait exploser la tête. L’ombre de Sacha tisse une toile gluante qui le freine. Deux ans plus tard, son échec dans les affaires écorche toujours ses pensées, le poursuit dans ses rêves. Plusieurs fois, il se serait bien jeté à l’eau.

Sans le vouloir, il a fait du mal à ceux dont l’épargne était la conquête d’une vie ou une bouée de sauvetage, depuis sa fiancée jusqu’à ses relations, des gens séduits par son discours. Désormais, plusieurs plaintes en justice l’enchaînent à la honte alors qu’il est lui-même victime, peut-être de son excès de confiance ou de sa naïveté. Qui sait ? Mais les hommes sont-ils encore dignes de confiance dès lors que la fée argent les ensorcelle ?