CHAPITRE PREMIER.NOTIONS GÉNÉRALES.
CHAPITRE II.ÉMIGRATION DE PARTHOLON.
CHAPITRE III.ÉMIGRATION DE PARTHOLON (suite). LÉGENDE DE TUAN MAC GAIRILL.
CHAPITRE IV.CESSAIR, DOUBLET DE PARTHOLON.—FINTAN, DOUBLET DE TUAN MAC CAIRILL.
CHAPITRE V.ÉMIGRATION DE NÉMED ET MASSACRE DE LA TOUR DE CONANN.
CHAPITRE VI.ÉMIGRATION DES FIR-BOLG.
CHAPITRE VII.EMIGRATION DES TÛATHA DÊ DANANN. PREMIÈRE BATAILLE DE MAG-TURED.
CHAPITRE VIII.ÉMIGRATION DES TÛATHA DÊ DANANN (suite). SECONDE BATAILLE DE MAG-TURED.
CHAPITRE IX.LA SECONDE BATAILLE DE MAG-TURED ET LA MYTHOLOGIE GRECQUE.
CHAPITRE X.LA RACE DE MILÉ.
CHAPITRE XI.CONQUÊTE DE L'IRLANDE PAR LES FILS DE MILÉ.
CHAPITRE XII.LES TÛATHA DE DANANN DEPUIS LA CONQUÊTE DE L'IRLANDE PAR LES FILS DE MILÉ.—PREMIÈRE PARTIE. LE DIEU SUPRÊME DAGDÉ.
§ 5.Les amours d'Oengus, fils de Dagdé.
CHAPITRE XIII.LES TÛATHA DÊ DANANN APRÈS LA CONQUÊTE DE L'IRLANDE PAR LES FILS DE MILÉ.—DEUXIÈME PARTIE: LES DIEUX LUG, OGMÉ, DÎAN-CEGHT ET GOIBNIU.
CHAPITRE XIV.LES TÛATHA DE DANANN APRÈS LA CONQUÊTE DE L'IRLANDE PAR LES FILS DE MILÉ.—TROISIÈME PARTIE: LES DIEUX MIDER ET MANANNAN MAC LIR.
CHAPITRE XV.LA CROYANCE A L'IMMORTALITÉ DE L'AME EN IRLANDE ET EN GAULE.
CHAPITRE XVI.CONCLUSION.
PRÉFACE
Un
des documents le plus souvent cités sur la religion celtique est un
passage de César,
De bello gallico,
où le conquérant de la Gaule raconte quels sont, suivant lui, les
principaux dieux des peuples qu'il a vaincus dans cette contrée:«Le
dieu qu'ils révèrent surtout est Mercure; ses statues sont
nombreuses. Les Gaulois le considèrent comme l'inventeur de tous les
arts, le guide dans les chemins et les voyages; ils lui attribuent
une très grande influence sur les gains d'argent et sur le commerce.
Après lui viennent Apollon, Mars, Jupiter et Minerve. De ceux-ci ils
ont presque la même opinion que les autres nations: Apollon chasse
les maladies; Minerve instruit les débutants dans les arts et les
métiers; Jupiter a l'empire du ciel; Mars a celui de la guerre.
Quant ils ont résolu de livrer bataille, ils lui consacrent d'avance
par un vœu le butin qu'ils comptent faire[1]...»Si
nous prenons ce texte au pied de la lettre, il paraît que les
Gaulois auraient eu cinq dieux presque identiques à autant de grands
dieux romains: Mercure, Apollon, Mars, Jupiter et Minerve; la
différence n'aurait guère consisté que dans les noms. Cette
doctrine semble confirmée par des inscriptions romaines, où des
noms gaulois sont juxtaposés comme épithètes ou par apposition aux
noms de ces dieux romains. On pourrait donner de nombreux exemples.
Nous citerons: 1° pour Mercure, les dédicaces
Mercurio Atusmerio[2],
Genio Mercurii Alauni[3],
Mercurio Touren[o][4],
Visucio Mercuri[o][5],
Mercurio Mocco[6];
2° pour Apollon, les dédicaces
Apollini Granno[7],
[A]pollini Mapon[o][8],
Apollini Beleno[9];
3° pour Mars les dédicaces
Marti Toutati[10],
Marti Belatucadro[11],
Marti Camulo[12],
Marti Caturigi[13];
4° pour Jupiter, les dédicaces
Jovi Taranuco[14],
Jovi Tarano[15];
et 5° pour Minerve les dédicaces
Deæ Suli Minervæ[16],
Minervæ Belisamæ[17].
Ce sont les cinq dieux dont parle César.Avant
de tirer du passage précité de César, des inscriptions que nous
venons de mentionner et des documents analogues, une conclusion
quelconque, il est indispensable d'en déterminer exactement le sens.
Le texte de César commence par le mot «dieu»:
Deum maxime Mercurium colunt.
Que signifie le mot «dieu» dans la langue que parlait César quand
il dictait ses
Commentaires?
Cicéron, dans son traité
De inventione rhetorica,
distingue entre ce qui est nécessaire ou certain et ce qui est
probable; comme exemple de propositions probables, il cite celle-ci:
«Ceux qui s'occupent de philosophie ne croient pas qu'il y ait des
dieux[18].»
Pour Lucrèce, les dieux sont une création de l'esprit humain,
développée par les hallucinations du rêve[19].
Le mot «dieu,» aux yeux de la plupart des membres de l'aristocratie
romaine contemporains de César, désignait une conception sans
valeur objective[20].Nous
pensons pourtant être en droit d'affirmer que la langue employée
par César dans les
Commentaires est
celle d'un croyant; peu nous importe ce qu'il pouvait penser au fond
de sa conscience. César est un homme politique dont le but, quand il
parle, est de préparer ses auditeurs à lui obéir quand il
commandera. Il est, parmi ses compatriotes, un de ceux qui ont le
mieux su mettre en pratique les vers fameux de Virgile:Tu
regere imperio populos, Romane memento;Hæ
tibi erunt artes, pacique imponere moremParcere
subjectis, et debellare superbos[21].Placée
en face de populations qui croient à leurs dieux, l'aristocratie
romaine, sceptique ou non, admet officiellement l'existence des dieux
et s'en fait un moyen de gouvernement. Pour comprendre César, il
faut admettre que, dans la langue dont il se sert, le mot «dieu»
désigne des êtres dont l'existence réelle est considérée comme
indiscutable, et qu'on ne peut sans erreur manifeste se figurer comme
de simples conceptions de l'esprit humain, comme des fictions plus ou
moins fantaisistes, plus ou moins logiques. La langue de César fut,
après lui, celle des inscriptions romaines de la Gaule.Notre
manière d'envisager les doctrines mythologiques est toute différente
de celle qu'avaient adoptée les hommes politiques de Rome et les
croyants qui ont dicté les inscriptions romaines de la Gaule. Nous
ne sommes ni, comme les premiers, appelés à gouverner une
population que des habitudes séculaires attachaient au culte de ses
dieux, ni, comme les seconds, des païens. Les dieux des Gaulois,
comme ceux des Romains, sont, à nos yeux, une création de l'esprit
humain, inspirée à une population ignorante par le besoin
d'expliquer le monde. Il est, par conséquent, très difficile de
nous satisfaire, quand on prétend démontrer que deux divinités,
l'une romaine, née de la combinaison de la mythologie romaine et de
la mythologie grecque, l'autre gauloise et issue du génie propre à
la race celtique, sont identiques l'une à l'autre. Il ne suffit pas
que les deux figures divines se superposent à peu près l'une à
l'autre par quelque côté; il faut, sinon concordance complète, au
moins accord sur tous les points fondamentaux.Lorsqu'il
s'agit d'affirmer l'identité d'un personnage réel, on est beaucoup
moins difficile. J'ai connu tel professeur illustre; à son cours
j'ai admiré sa science profonde des textes, la justesse et la
nouveauté des conclusions qu'il en tirait, l'élégante netteté de
son langage, le charme de sa diction, l'éclat de son regard,
l'animation de ses traits. Dans son cabinet il a achevé de me
séduire par la bienveillance de son accueil, par la finesse de son
sourire, par la spirituelle simplicité de sa conversation savante
d'où tout pédantisme était absent. Ensuite, je le rencontre dans
la rue. Je ne lui parle pas; il ne me dit rien; ses yeux, si vifs il
y a un instant, sont mornes et ternes; rien, dans sa physionomie, ne
révèle l'homme éminent qui se manifestait avec tant de supériorité
dans la chaire du professeur devant un nombreux auditoire, ou au coin
de la cheminée sans témoins pendant un entretien familier.
Maintenant il semble ne penser à rien: que dis-je? La pensée qui
l'occupe et que j'ignore est peut-être la plus triviale et la plus
vulgaire. Mais les traits de son visage, tout à l'heure inspirés,
en ce moment insignifiants et presque sans vie, offrent à mon regard
un ensemble de lignes que je reconnais. Je m'écrie: C'est lui! et je
ne me suis pas trompé.Les
Romains procédaient d'une manière analogue quand il était question
de leurs dieux. Leur Jupiter, par exemple, portait comme insigne
caractéristique la foudre dans la main droite; les Gaulois avaient
aussi un dieu qui maniait la foudre. Sur ce simple indice, les
Romains crurent reconnaître dans le dieu gaulois leur Jupiter. De ce
que les deux dieux, l'un national, l'autre étranger, avaient un
attribut identique, les Romains conclurent que ces deux dieux n'en
faisaient qu'un; ils le conclurent sans se préoccuper des
différences que, sur d'autres points beaucoup plus importants,
pouvaient offrir ces deux figures mythiques.Du
reste, quand il s'agissait de grands dieux, qui dans le monde
exerçaient, croyait-on, un pouvoir général, il ne pouvait pas en
être autrement. Il était inadmissible que la foudre obéît à deux
maîtres, l'un en Gaule, l'autre en Italie. Si l'explication qu'on
donnait du phénomène de la foudre au sud des Alpes était bonne, il
fallait bien qu'elle restât bonne au nord-ouest des Alpes.Le
Mars romain décidait du sort des batailles. De deux choses l'une: ou
le dieu gaulois de la guerre était identique au Mars romain, et dès
lors son culte pouvait être maintenu dans la Gaule conquise; ou il
était inférieur, en ce cas c'était un dieu vaincu, dont le culte
devenait inutile.Le
résultat de la conquête devait être nécessairement ou la
suppression du culte des grands dieux gaulois, ou la confusion de ce
culte avec le culte des grands dieux romains; et la seconde
alternative était celle dont la réalisation était le plus facile à
obtenir, puisqu'elle n'infligeait aux vaincus aucune humiliation.
Elle avait l'avantage d'empêcher toute lutte religieuse entre les
vaincus et les vainqueurs qui voulaient se les assimiler; elle
rapprochait par là l'époque de cette assimilation. La confusion des
deux cultes était par conséquent la solution qu'un homme politique
devait préférer.César
a donc affirmé l'identité de cinq grands dieux de Rome avec les
grands dieux de la Gaule, et cette identité a été admise après
César. Elle l'a été d'autant plus facilement que les Romains
croyant à la réalité de leurs dieux se contentaient pour les
reconnaître d'attributs tout à fait secondaires; alors, avant de
prononcer que deux divinités sont identiques, on ne se livrait point
à l'enquête minutieuse qu'entreprend de nos jours tout savant qui
applique à l'étude de la mythologie les procédés de l'érudition
moderne.Notre
conclusion sera par conséquent celle-ci:Nous
ne pouvons accepter sans vérification les assertions de César d'où
l'on semblerait en droit de conclure que la religion des Gaulois et
celle des Romains étaient à peu près les mêmes. Il faut consulter
d'autres textes que celui par la citation duquel nous avons commencé,
et que les inscriptions qui semblent être la confirmation de ce
document. Telle est la raison qui nous a fait entreprendre le travail
contenu dans ce volume. Sans prétendre y résoudre les innombrables
questions que soulève l'étude de la mythologie celtique, nous y
proposons une solution à quelques-unes des principales difficultés
qui peuvent être agitées à propos d'un sujet si digne d'attirer
l'attention de l'historien.Ce
n'est pas une mythologie celtique que nous livrons au public, c'est
un essai sur les principes fondamentaux de cette mythologie. Nous
avons pris pour base de notre étude le traité que les Irlandais
connaissent sous le nom de
Lebar Gabala,
«Livre des conquêtes» ou «des invasions.» Notre travail est un
commentaire de ce document, tel qu'on le trouve dans le Livre de
Leinster, manuscrit du milieu du douzième siècle, dont l'Académie
royale d'Irlande a publié un fac-similé. Les nombreux textes que
nous citons, outre celui-là, n'ont d'autre objet que de l'expliquer.Notre
œuvre aura les inconvénients que présente la méthode exégétique;
le principal sera celui des répétitions; les légendes, analogues à
des légendes déjà exposées, demanderont souvent le retour
d'explications données précédemment. Mais nous espérons qu'on
nous saura gré d'avoir respecté l'ordre antique dans lequel
l'Irlande a jadis classé les récits fabuleux qui constituent la
forme traditionnelle de sa mythologie. En substituant à ce vieux
plan consacré par les siècles un classement plus méthodique, mais
nouveau et arbitraire, nous aurions brisé de nos mains le tableau
même que nous voulions mettre sous les yeux du lecteur[22].[1]
De bello gallico,
livre VI, chap. xvii.[2]
Bulletin des antiquaires de France,
1882, p. 310.[3]
Brambach, Corpus inscriptionum rhenarum,
1717.[4]
Ibid., n° 1830.[5]
Ibid., n° 1696.[6]
Inscription de Langres, chez De Wal,
Mythologiæ septentrionalis monumenta latina,
vol. I, n° clxvii.
Moccus paraît être
le cochon ou sanglier, en vieil irlandais
mucc, génitif
mucce, thème
féminin en a;
en gallois, moch,
et en breton, moc'h.[7]
Brambach, nos
566, 1614, 1915;
Corpus inscriptionum latinarum,
t. III, nos
5588, 5861, 5870, 5871, 5873, 5874, 5876, 5881; t. VII, n° 1082.[8]
Corpus inscriptionum latinarum,
t. VII, n° 218.[9]
Ibid., t. V, nos
737, 741, 748, 749, 753.[10]
Ibid., t. III, n°
5320; t. VII, n° 84.[11]
Ibid., t. VII, nos
746, 957.[12]
Ibid., t. VII, n°
1103; Brambach, n° 164; Mommsen,
Inscriptiones confœderationis Helveticæ,
n° 70.[13]
Brambach, n° 1588.[14]
Corpus inscriptionum latinarum,
t. III, n° 2804.[15]
Ibid., t. VII, n°
168.[16]
Corpus inscriptionum latinarum,
t. VII, nos
42, 43.[17]
De Wal, Mythologiæ
septentrionalis monumenta latina,
vol. 1, n° lii.[18]
De inventione,
livre I, chap. xxix, § 46.[19]Quippe
etenim jam tum divum mortalia sæclaEgregias
animo facies vigilante videbant,Et
magis in somnis mirando corporis auctu....
Livre V, vers 1168 et suivants.[20]
Comparez Boissier,
La religion romaine d'Auguste aux Antonins,
t. I, p. v-vi.[21]
Virgile, Enéide,
livre VI, vers 851–853.[22]
L'exception que nous avons faite pour la légende de Cessair n'est
qu'apparente, puisque cette légende est une addition chrétienne au
cycle mythologique irlandais.
CHAPITRE PREMIER.NOTIONS GÉNÉRALES.
§1.
Les catalogues de la littérature épique irlandaise.—§2.
Les cycles épiques irlandais.—§3.
De la place occupée par la littérature épique dans la vie des
Irlandais aux premiers siècles du moyen âge.—§4.
Le cycle mythologique irlandais. Les races primitives dans la
mythologie irlandaise et dans la mythologie grecque.—§5.
Le cycle mythologique irlandais (suite).
Les inondations dans la mythologie irlandaise et dans la mythologie
grecque.—§6.
Le cycle mythologique irlandais (suite).
Les batailles entre les dieux dans la mythologie irlandaise, dans
celle de la Grèce, de l'Inde et de l'Iran.—§7.
Le roi des morts et le séjour des morts dans la mythologie
irlandaise, dans la mythologie grecque et dans celle des
Vêda.—§8.
Les sources de la mythologie irlandaise.§
1.Les
catalogues de la littérature épique irlandaise.Dans
le volume précédent nous avons dit qu'il existe plusieurs
catalogues des morceaux qui composaient la littérature épique
irlandaise. Le plus ancien de ces catalogues paraît avoir été
dressé vers l'an 700 de notre ère, sauf une ou deux additions qui
dateraient de la première moitié du dixième siècle. Le deuxième
appartient à la seconde moitié du même siècle. Le troisième nous
a été conservé par un manuscrit du seizième siècle.Le
premier de ces catalogues se trouve dans deux manuscrits; l'un des
deux a été écrit vers 1150: c'est le Livre de Leinster, p.
189–190, d'après lequel ce catalogue a été publié par O'Curry,
Lectures on the ms. materials,
p. 584-593; l'autre date du quinzième ou du seizième siècle: c'est
le ms. H. 3. 17, col. 797–800 du Collège de la Trinité de Dublin,
d'après lequel le même catalogue a été publié par M. O'Looney
dans les Proceedings
of the Royal irish Academy,
Second series, vol. I,
Polite Literature and Antiquities,
p. 215–240. Ce catalogue est anonyme; il contient cent
quatre-vingt-sept titres dans le premier des deux manuscrits.Le
deuxième catalogue, inédit jusqu'ici[1],
se rencontre, à ma connaissance, dans trois manuscrits: le Rawlinson
B. 512 de la bibliothèque bodléienne d'Oxford, f° 109–110,
quatorzième siècle; le Harleian 5280, f° 47 recto-verso du British
Museum, quinzième siècle; et le 23. N. 10, autrefois Betham 145, de
l'Académie royale d'Irlande, p. 29–32, seizième siècle. Il
comprend cent cinquante-neuf titres dans le premier des trois
manuscrits; il est attribué à Urard mac Coisi,
file de la seconde
moitié du dixième siècle.Il
n'y a que vingt titres dans le troisième catalogue: celui-ci, plus
récent que les deux premiers et sans nom d'auteur, est conservé par
un manuscrit du seizième siècle au Musée Britannique, sous le n°
432 du fonds Harléien, et il a été publié dans les
Ancient Laws of Ireland,
t. I, p. 46.Le
deuxième et le troisième catalogue contiennent des titres qui ne
sont pas compris dans le premier, mais, même en ajoutant au premier
catalogue un supplément formé avec les titres qui lui manquent et
que les deux autres catalogues contiennent, on n'aurait pas la liste
complète des morceaux qui formaient le vaste ensemble de la
littérature épique irlandaise. D'après la glose de l'introduction
au Senchus Môr,
le nombre des histoires que devait savoir l'ollam
ou chef des file
était de trois cent cinquante. Les manuscrits irlandais des Iles
Britanniques nous ont conservé quelques-unes des histoires dont les
titres n'ont pas été inscrits dans les catalogues dont nous venons
de parler. Par contre, on ne retrouve plus dans ces manuscrits une
partie des histoires dont ces catalogues nous ont transmis les
titres. Ainsi notre connaissance de la littérature épique
irlandaise offre bien des lacunes qu'il sera probablement toujours
impossible de combler.[1]
Depuis que ces lignes sont écrites, il en a été publié une
édition dans le volume intitulé:
Essai d'un catalogue de la littérature épique de l'Irlande,
p. 260–264.§
2.Les
cycles épiques irlandais.Les
monuments de la littérature épique irlandaise semblent pouvoir se
diviser en quatre sections:1°
Le cycle mythologique, qui concerne l'origine et la plus ancienne
histoire des dieux, des hommes et du monde;2°
Le cycle de Conchobar et de Cûchulainn, comprenant des récits qui
se rapportent, soit à ces deux personnages soit à d'autres héros
que l'on se figurait avoir été leurs contemporains, ou les avoir
soit précédés soit suivis à peu d'années de distance. Suivant
les annalistes irlandais, Conchobar et Cûchulainn auraient vécu
vers le même temps que Jésus-Christ; ainsi Cûchulainn serait mort,
d'après Tigernach, l'an 2 de notre ère et Conchobar l'an 22[1];3°
Le cycle ossianique, dont les principaux personnages sont Find, fils
de Cumall, et Ossin ou Ossian, fils de Find; il paraît avoir pour
base des événements historiques du second et du troisième siècle
de notre ère; Tigernach met la mort de Find en 274[2];4°
Un certain nombre de morceaux qui, si on les plaçait bout à bout
dans l'ordre chronologique des faits vrais ou imaginaires auxquels
ils se rapportent, nous offriraient, en quelque sorte, les annales
poétiques de l'Irlande, du troisième siècle de notre ère au
septième. Les pièces relatives à des événements postérieurs au
septième siècle sont fort peu nombreuses.[1]
O'Conor, Rerum
hibernicarum scriptores,
t. II, 1re
partie, p. 14, 16. Certaines personnes en Irlande au douzième siècle
croyaient ces personnages beaucoup plus anciens. Un des récits
légendaires conservé par le
Livre de Leinster
fait régner Conchobar trois cents ans avant J.-C. Windisch,
Irische texte, p.
99, lignes 16–17.[2]
O'Conor, Rerum
hibernicarum scriptores,
t. II, 1re
partie, p. 49.§
3.De la
place occupée par la littérature épique dans la vie des Irlandais
aux premiers siècles du moyen âge.Pendant
les longues soirées d'hiver, les morceaux épiques ou histoires
compris dans ces quatre sections étaient débités par les
file aux rois
entourés de leurs vassaux dans les grandes salles de leurs
dûn ou
châteaux[1].
Les file
récitaient aussi ces histoires aux foules qu'attiraient les grandes
assemblées périodiques du 1er
mai ou Beltené,
du premier août ou
Lugnasad, et du 1er
novembre ou Samain,
dont une des plus célèbres est celle qui se tenait à Usnech le 1er
mai, ou jour de
Beltené.Usnech
était considéré comme le point central de l'Irlande; un roc
naturel servant de borne indiquait le point d'où partaient les
lignes séparatives des cinq grandes provinces (en irlandais
coicid ou
«cinquièmes»), entre lesquelles se partageait l'Irlande. C'est là
que d'ordinaire, le 1er
mai, les mariages annuels se rompaient et que des liens nouveaux
succédaient à ceux que la coutume avait brisés. A ces assemblées,
on rendait des jugements, on réformait les lois, les rois
recrutaient des soldats, les négociants venaient offrir leurs
marchandises à des populations ordinairement dispersées sur toute
la surface d'un vaste territoire où le commerce ne pouvait les
atteindre; enfin les
file trouvaient,
pour leurs récits épiques, de nombreux auditoires[2].
Sans avoir la prétention au même succès, nous allons reprendre les
récits de ces vieux conteurs. Nous commencerons par le cycle
mythologique.[1]
Scêl as-am-berar com-bad-ê Find, mac Cumaill, Mongân,
dans le Leabhar na
h-Uidhre, p. 133,
col. 1, lignes 29–31.[2]
Sur les récits épiques des
file dans les
assemblées publiques d'Irlande, voyez la pièce intitulée
Aenach Carmain,
publiée chez O'Curry,
On the manners, t.
III, p. 526–547. Les quatrains 58–65 concernent ces récits. Le
versificateur irlandais a intercalé dans ses vers six mots qui, dans
les catalogues, servent de titre à autant de sections:
togla ou «prises
de villes,» tâna
ou «enlèvements de troupeaux,»
tochmorca ou
«demandes en mariage,»
fessa ou «fêtes,»
aitti ou «morts
violentes,» airggni
ou «massacres.» Il cite aussi plusieurs pièces bien connues, comme
Fianruth Fiand, Tecusca Cormaic, Timna Chathair
(cf. Livre de Leinster, p. 216, col. 1, lignes 19–34).§
4.Le
cycle mythologique irlandais. Les races primitives dans la mythologie
irlandaise et dans la mythologie grecque.Les
morceaux qui appartiennent au cycle mythologique sont épars dans les
divers chapitres[1]
dont nos catalogues se composent. Mais ceux de ces morceaux que l'on
peut considérer comme fondamentaux appartiennent au chapitre
intitulé Tochomlada
ou émigrations. Sur les treize pièces que ce chapitre comprend,
sept sont mythologiques:1°
Tochomlod Partholoin dochum n-Erenn,
émigration de Partholon en Irlande;2°
Tochomlod Nemid co h-Erind,
émigration de Nemed en Irlande;3°
Tochomlod Fer m-Bolg,
émigration des
Fir-Bolg;4°
Tochomlod Tûathe Dê Danann,
émigration de la nation du dieu de Dana ou des
Tûatha Dê Danann;5°
Tochomlod Miled, maic Bile, co h-Espain,
émigration de Milé, fils de Bilé en Espagne;6°
Tochomlod mac Miled a Espain in Erinn,
émigration des fils de Milé, d'Espagne en Irlande;7°
Tochomlod Cruithnech a Tracia co h-Erinn ocus a tochomlod a Erinn co
Albain, émigration
des Pictes de Thrace en Irlande et d'Irlande en Grande-Bretagne.Ces
titres suffisent pour nous montrer qu'une des parties les plus
importantes de la mythologie irlandaise racontait comment diverses
races divines et humaines étaient venues successivement s'établir
en Irlande. Ainsi la littérature irlandaise met à l'origine des
choses une série de faits mythiques qui présentent une grande
analogie avec une des conceptions les plus connues de la mythologie
grecque. Voici comment s'exprime Hésiode dans le poème dont le
titre est: Les
Travaux et les Jours.«La
race d'or des hommes doués de parole fut celle que créèrent la
première les immortels habitants des palais de l'Olympe; cette race
exista sous Kronos, quand il régnait dans le ciel. Ces hommes
vivaient comme des dieux, l'esprit sans inquiétude, loin des
fatigues et de la douleur; ils n'éprouvaient aucune des misères de
la vieillesse, leurs pieds et leurs mains avaient toujours la même
vigueur; ils passaient leur vie dans la joie des festins, à l'abri
de tous maux, et ils mouraient comme domptés par le sommeil. Pour
eux toute chose tournait à bien; le champ fertile leur produisait,
sans culture, des fruits abondants, dont il n'était jamais avare.
Ceux qui récoltaient se faisaient un plaisir de partager
paisiblement avec leurs nombreux et bons voisins. Et quand cette race
eut été ensevelie dans les entrailles de la terre, elle se
transforma, par la volonté du grand Zeus, en démons bienfaisants
qui habitent la terre et y sont les gardiens des hommes mortels. Ils
observent les bonnes et les mauvaises actions; invisibles dans l'air
qui leur sert de vêtement, ils se promènent sur toute la terre,
distribuant les richesses: telle fut la royale prérogative qu'ils
obtinrent.Une
seconde race, beaucoup moins bonne, celle d'argent, fut ensuite créée
par les habitants des palais de l'Olympe; elle n'était comparable à
la race d'or ni par le corps ni par l'esprit. Pendant cent ans,
l'enfant élevé par sa mère attentive grandissait inepte dans la
maison; mais quand il avait atteint la puberté et le terme de
l'adolescence, il ne vivait plus que peu de temps, et c'était dans
la douleur, à cause de sa stupidité; car ces hommes ne pouvaient
s'abstenir de commettre l'injustice les uns envers les autres. Ils
refusaient le culte aux Immortels et les sacrifices aux
Tout-Puissants sur les autels sacrés, violant ainsi le droit et la
coutume. Alors, Zeus, fils de Kronos, leur ôta la vie, irrité
contre eux parce qu'ils ne rendaient pas d'honneurs aux dieux
bienheureux qui habitent l'Olympe. Mais quand la terre eut recouvert
ces hommes, on leur donna le nom de puissants mortels souterrains;
ils occupent le second rang: toutefois, comme les premiers, ils sont
entourés d'honneurs.Alors
Zeus créa une troisième race d'hommes doués de parole, celle
d'airain, qui ne fut en rien semblable à celle d'argent. Issue des
frênes, elle était forte et robuste; ce qui l'occupait c'étaient
les œuvres douloureuses et injustes d'Arès, dieu de la guerre. Ils
ne mangeaient pas de froment; leur vigoureux et redoutable courage
ressemblait à l'acier. Leur force était grande; des mains
invincibles terminaient les bras qui s'attachaient à leurs corps
puissants. D'airain étaient leurs armes, d'airain leurs maisons;
c'était l'airain qu'ils travaillaient, le noir fer n'existait pas
encore. Ils s'enlevèrent eux-mêmes la vie par leurs propres mains
et allèrent dans la maison putride du froid Aïdès. Quelque
redoutables qu'ils fussent, la noire mort se saisit d'eux et ils
quittèrent la brillante lumière du soleil.Mais
quand la terre eut aussi recouvert cette race, Zeus, fils de Kronos,
en créa une quatrième sur la terre féconde. Celle-ci, plus juste
et meilleure, a donné les hommes héroïques et divins de la
génération qui nous a précédés qu'on appelle demi-dieux dans la
Terre immense. La guerre fatale et les durs combats leur ont ôté la
vie. Les uns sont morts près de Thèbes aux Sept-Portes, dans la
terre de Cadmus, en livrant bataille à cause des brebis d'Œdipe;
les autres, franchissant sur leurs navires la vaste étendue de la
mer, allèrent à Troie à cause d'Hélène à la belle chevelure, et
la mort les y enveloppa.Zeus,
fils de Kronos, les séparant des hommes, leur a donné la nourriture
et une demeure aux extrémités de la terre, loin des immortels.
Kronos règne sur eux: ils vivent, l'esprit libre de souci, dans les
îles des Tout-Puissants, près de l'Océan aux gouffres profonds,
ces héros bienheureux auxquels un champ fécond, qui fleurit trois
fois l'an, produit des fruits doux comme le miel[2].»Ainsi
les Grecs croyaient qu'à une époque antérieure à celle où
vivaient ceux de leurs ancêtres qui ont fait les guerres épiques de
Thèbes et de Troie, trois races dont ils ne descendaient point
s'étaient succédé sur le sol de leur patrie. Nous trouvons, en
Irlande, une doctrine à peu près identique. Les noms de ces races
mythiques ne sont pas les mêmes en Irlande qu'en Grèce. Hésiode
les appelle race d'or, race d'argent, race d'airain; les Irlandais
parlent de la famille de Partholon, de celle de Nemed et des
Tûatha Dê Danann.
Les Tûatha Dê
Danann sont
identiques à la race d'or des Grecs; dans la famille de Partholon
nous reconnaîtrons la race d'argent des Grecs; dans la famille de
Nemed leur race d'airain. Ainsi l'ordre suivi par les Grecs n'est pas
le même que celui que nous trouvons en Irlande. La race d'or des
Grecs, placée chez eux chronologiquement la première, arrive la
dernière chez les Irlandais, qui lui donnent le nom de
Tûatha Dê Danann,
Mais la famille de Partholon ou race d'argent précède en Irlande
comme en Grèce la famille de Nemed ou race d'airain.Quant
aux demi-dieux grecs qui forment la quatrième race, qui ont combattu
à Thèbes et à Troie et qui sont les ancêtres de la race actuelle,
ils ont pour correspondants les
Firbolg, les fils
de Milé et les
Cruithnech ou
Pictes de la mythologie irlandaise. Par conséquent les sept morceaux
dont nous avons donné les titres: Emigration de Partholon en
Irlande, Emigration de Nemed en Irlande, Emigration des
Firbolg, Emigration
des Tûatha Dê
Danann, Emigration
de Milé, fils de Bilé, en Espagne, Emigration des fils de Milé
d'Espagne en Irlande, Emigration des Pictes ou
Cruithnech de
Thrace en Irlande et d'Irlande en Grande-Bretagne, nous exposent la
forme irlandaise d'une doctrine dont les éléments fondamentaux se
trouvent déjà en Grèce dans l'ouvrage d'Hésiode intitulé:
Les Travaux et les Jours.Entre
le récit grec et le récit irlandais, il y a de nombreuses
différences; elles tiennent, pour une forte part, aux développements
que la légende irlandaise a reçus depuis le christianisme. Mais à
côté de ces différences, il y a des ressemblances frappantes. En
voici un exemple.—Les
Tûatha Dê Danann,
la dernière en date des trois races primitives dont la race
irlandaise actuelle ne descend pas, a finalement le même sort que la
race d'or de la mythologie grecque, la première des trois races
primitives dont les Grecs ne sont point issus.«La
race d'or,» nous dit Hésiode, «se transforma, par la volonté du
grand Zeus en démons bienfaisants qui habitent la terre et y sont
les gardiens des hommes mortels. Ils observent les bonnes et les
mauvaises actions; invisibles dans l'air qui leur sert de vêtement,
ils se promènent sur toute la terre, distribuant les richesses.
Telle fut la royale prérogative qu'ils obtinrent.» De même les
Tûatha Dê Danann,
après avoir été, avec un corps visible, seuls maîtres de la
terre, ont pris dans un âge postérieur une forme invisible sous
laquelle ils partagent avec les hommes l'empire du monde, leur venant
en aide quelquefois, d'autres fois leur disputant les plaisirs et les
joies de la vie.[1]
Sur ces chapitres, voir notre tome Ier,
p. 350–351.[2]
Hésiode, Les
Travaux et les Jours,
vers 109–173 (cf. Ovide,
Métamorphoses,
livre I, vers 89–127). Nous avons supprimé dans notre traduction
le vers 120, que certains éditeurs considèrent comme une
interpolation, et qui est en tout cas inutile. Nous conservons le
vers 169:Τηλοῦ
ἀπ᾽ ἀθανάτων τοῖσιν Κρόνος ἐμβασιλεύει.La
croyance qu'il exprime est certainement fort ancienne en Grèce,
puisqu'on la trouve dans la seconde olympique de Pindare, qui remonte
à l'année 476 avant J.-C. Dans cette pièce, Pindare a cherché à
concilier la doctrine énoncée dans le vers 169 des
Travaux et des Jours
avec la doctrine, identique dans le fond, mais différente dans les
détails, que nous trouvons dans les vers 561–569 du livre IV de
l'Odyssée.
Sur ce sujet, voir aussi Platon,
Gorgias, c. 79.§
5.Le
cycle mythologique irlandais (suite). Les inondations dans la
mythologie irlandaise et dans la mythologie grecque.Après
les sept émigrations,
tochomlada, que
nous avons placées en tête du cycle mythologique, nous citerons les
tomadma, ou
irruptions d'eau, déluges partiels qui figurent au nombre de deux
dans les catalogues de la littérature épique irlandaise et qui
auraient donné naissance à deux lacs d'Irlande, dans la province
d'Ulster: 1°
Tomaidm locha Echdach,
irruption d'eau qui aurait formé le lac dit aujourd'hui Lough Neagh;
2° Tomaidm locha
Eirne, irruption
d'eau qui aurait donné naissance au lac dit aujourd'hui Lough Erne.
La mythologie grecque connaît aussi deux déluges, celui d'Ogygès
et celui de Deucalion; le premier en Attique[1],
le second dans la région de la Grèce située près de Dodone et de
l'Achéloüs[2].
Les deux déluges analogues que leur donnent pour pendants les
catalogues de la littérature épique d'Irlande ont dans cette
littérature de nombreux doublets.[1]
Acusilas, fragment 14 (Didot-Müller,
Fragmenta historicorum græcorum,
t. I, p. 102); Castor, fragment 15, chez Didot-Müller,
Ctesiæ ... fragmenta,
p. 176. Dans les deux cas, il s'agit d'un texte d'Eusèbe,
Præparatio evangelica,
X, 10.[2]
Aristote,
Météorologiques,
livre I, chap. XIV, §§ 21 et 22; édition Didot, t. III, p. 572.§
6.Le
cycle mythologique irlandais (suite).—Les batailles entre les dieux
dans la mythologie irlandaise, dans celles de la Grèce, de l'Inde et
de l'Iran.La
guerre tient une place importante dans la mythologie irlandaise. Au
cycle mythologique appartiennent, par exemple, la bataille de Mag
Tured, Cath maige
Tured; la bataille
de Mag Itha, Cath
Maige Itha; les
combats de Nemed contre les Fomôré,
Catha Neimid re Fomorcaib;
le massacre de la tour de Conann,
Orgain tuir Chonaind;
le massacre d'Ailech, où périt Neit fils de Dê ou Dieu,
Argaih Ailich for Neit mac in Dui,
etc.—Dans le monde divin de l'Irlande, on distingue deux groupes
unis par les liens de parenté les plus intimes, et cependant
ennemis. Les batailles et les massacres dont nous venons de parler
sont ou les épisodes de leur lutte ou des imitations plus récentes
de divers épisodes de cette lutte, qui est elle-même une édition
celtique de la guerre du Zeus hellénique contre Kronos son père et
contre les Titans, de la lutte d'Ahuramazda ou Ormazd, dieu du Bien,
contre Añgra Mainyu ou Ahriman, personnification du Mal dans la
littérature iranienne; des combats soutenus par les dieux du jour et
de la lumière, les
Dêva, contre les
Asura, dieux des
ténèbres, de l'orage et de la nuit, dans la littérature de l'Inde.
En Irlande, les
Tûatha Dê Danann
et, comme eux, Partholon et Nemed qui sur divers points sont des
doublets des Tûatha
Dê Danann, ont
pour rivaux les
Fomôre
*Dago-dêvo-s
ou «bon dieu,» roi des
Tûatha Dê Danann,
est le Zeus ou l'Ormazd de la mythologie irlandaise; les
Tûatha Dê Danann
«ou gens du dieu (*dêvi)
[fils] de Dana,» ne sont autre chose que les
Dêva de l'Inde,
les dieux du jour, de la lumière et de la vie. Le nom des
Fomôre,
adversaires des Tûatha Dê Danann, désigne en Irlande un groupe
mythique semblable aux
Asura indiens, aux
Titans grecs; leur chef, Bress, Balar ou Téthra, est issu d'une
conception mythique originairement identique à celle qui a produit:
le Kronos grec, l'Ahriman des Iraniens, le Yama védique, roi des
morts, père des dieux; Tvashtri, dieu père dans le
Vêda; enfin, le
Varuna védique, dieu suprême primitif supplanté par Indra.§
7.Le roi
des morts et le séjour des morts dans la mythologie irlandaise, dans
la mythologie grecque et dans celle des
Vêda.Téthra,
chef des Fomôré, vaincu dans la bataille de Mag-Tured, devient roi
des morts dans la région mystérieuse qu'ils habitent au delà de
l'Océan[1].
De même le Kronos grec, vaincu dans la bataille de Zeus contre les
Titans, règne dans les îles lointaines des Tout-Puissants ou des
Bienheureux, sur les héros défunts qui ont combattu à Thèbes et à
Troie.L'idée
du règne de Kronos sur les héros morts se présente à nous pour la
première fois dans les
Travaux et les Jours
d'Hésiode, vers 169[2];
et certains critiques ont prétendu supprimer ce vers comme
renfermant une contradiction avec le passage de la Théogonie qui
donne le Tartare comme séjour au même Kronos[3].Le
Tartare est une région obscure et souterraine. Sa description
lugubre, telle que nous la donne la
Théogonie[4],
ne peut concorder avec la description des îles séduisantes qui,
dans les Travaux et
les Jours
deviennent le domaine de Kronos vaincu. Mais entre la composition de
la Théogonie
d'Hésiode et celle du poème des
Travaux et des Jours,
attribué au même auteur, il y a eu, dans la mythologie grecque, une
évolution où la conception de la destinée de l'homme après la
mort s'est sensiblement modifiée.L'Iliade
et la partie la plus ancienne de l'Odyssée
ne connaissent pour les morts d'autre séjour que l'Aïdès obscur[5]
et souterrain[6],
dont un autre nom est Erèbe. De l'Aïdès, ou domaine du dieu Aïdès,
l'Iliade
distingue le Tartare, qui est également situé dans les profondeurs
de la terre, mais bien plus bas. Il y a autant de distance de l'Aïdès
au Tartare que de la terre à l'Aïdès[7].
C'est dans le Tartare que demeurent les Titans[8],
et parmi eux Kronos, privé comme eux de la lumière du soleil[9].On
trouve la même doctrine dans la
Théogonie, à
cette différence près que l'Aïdès et le Tartare, distincts dans
l'Iliade,
paraissent se confondre l'un avec l'autre dans le poème d'Hésiode.
Le Tartare n'est plus seulement le séjour des Titans et de Kronos
vaincu par Zeus[10],
il est aussi la demeure du dieu qui personnifie l'Aïdès
homérique[11];
du dieu qui, dans les entrailles de la terre, règne sur les
morts[12].
Cette lugubre habitation des morts et des dieux vaincus a une entrée
que l'on se figure au nord-ouest au delà du fleuve Océan[13].Vers
la fin du septième siècle avant notre ère, l'Océan, qui n'était
pour les Grecs qu'une conception mythique, un cours d'eau créé par
l'imagination, devint pour eux une conception géographique. On sait
comment le hasard fit découvrir à un navire samien les côtes
sud-ouest de l'Espagne, baignées par l'océan Atlantique, et que
jusque-là, seuls parmi les populations méditerranéennes, les
Phéniciens avaient fréquentées[14].
Ce grand événement fait partie du récit des événements, tant
historiques que légendaires, qui préparèrent la fondation de
Cyrène, de l'an 633 à l'an 626 avant notre ère[15].Dès
lors, les Grecs se figurèrent l'Océan non plus comme un fleuve
entourant le monde, mais comme une masse d'eau immense, aux limites
inconnues située principalement à l'ouest de l'Europe et de
l'Afrique. De là naquit une conception nouvelle du séjour des morts
et de Kronos. De là, dans la partie la plus moderne de l'Odyssée,
dans la Télémachie,
l'idée de la plaine à laquelle on donne le nom d'Elusion,
où habite le blond Rhadamanthus, où de l'Océan souffle le vent du
nord-ouest, et où Ménélas trouvera l'immortalité[16].
De là, la croyance aux îles des Tout-Puissants ou des Bienheureux,
royaume de Kronos dans le poème des
Travaux et des Jours[17].Dans
la seconde olympique de Pindare, qui célèbre une victoire remportée
aux jeux d'Olympie en 476, la plaine
Elusion et les îles
des Tout-Puissants ou des Bienheureux se confondent et ne forment
qu'une île où est la forteresse de Kronos, qui a Rhadamanthus pour
associé[18].
Cette doctrine nouvelle est identique à la doctrine celtique et
représente, dans l'histoire des peuples européens un âge
historique tout différent de celui auquel appartient la doctrine du
Tartare et de l'Aïdès telle qu'on la trouve dans l'Iliade
et dans la partie la plus ancienne de l'Odyssée.Il
n'y a pas à s'arrêter à la conception plus récente dans laquelle
Platon fait du Tartare le lieu de punition des méchants, et des îles
des Bienheureux le lieu où les justes trouvent leur récompense[19].
C'est un système philosophique postérieur à la mythologie
populaire primitive. L'Aïdès homérique renferme, sans distinction,
tous les défunts bons ou mauvais, vertueux ou coupables.L'important,
pour nous, est de retrouver dans la mythologie irlandaise, dont les
doctrines fondamentales peuvent être appelées, d'une façon plus
générale, mythologie celtique, des conceptions qui ont aussi tenu,
dans la mythologie grecque, une place considérable. Les Celtes ont
eu un dieu identique au Kronos grec. Ce dieu celtique s'appelle en
Irlande Tethra. Vaincu et chassé, comme Kronos, par un autre dieu
plus puissant et plus heureux, il règne, comme Kronos, au delà de
l'Océan, sur les morts, dans la nouvelle et séduisante patrie que
leur assigne la mythologie celtique, d'accord avec les croyances du
second âge de la mythologie grecque.La
mythologie védique nous offre une conception analogue. Le dieu des
morts et de la nuit, Yama ou Varuna, a été vaincu par Indra, son
fils, dieu du jour; Yama et Varuna sont, au fonds des choses et sauf
certains détails, une création mythique qui ne diffère pas du
Tethra irlandais. Mais les Celtes placent le séjour des morts dans
un lieu tout autre que les chantres védiques, puisque ceux-ci
donnent pour habitation aux morts le ciel ou même le soleil[20].
Ils n'avaient pas comme les Celtes l'idée de cet océan immense où
tous les soirs l'astre du jour, perdant sa lumière et la vie, trouve
un tombeau jusqu'au lendemain.[1]
Echtra Condla Chaim,
chez Windisch,
Kurzgefasste irische Grammatik,
p. 120, lignes 1–4.[2]..........
ἐς πείρατα γαίηςτηλοῦ
ἀπ ᾿ἀθανάτων · τοῖσιν Κρόνος
ἐμβασιλεύει.Hésiode,
Les Travaux et les Jours,
vers 168–169.[3]Τιτῆνες
θ᾽ὑποταρτάριοι, Κρόνον ἀμφὶς
ἐόντες.Hésiode,
Théogonie, vers
851.[4]
Hésiode, Théogonie,
vers 721 et suivants.[5]
Τέκνον ἐμὸν, πῶς ἦλθες ὑπὸ ζόφον
ἠερόεντα, dit la mère d'Ulysse à son fils.
Odyssée, XI, 155.
Αΐδης, ἐνέροισιν ἀνάσσων..... ἔλαχε
ζόφον ἠερόεντα,
Iliade, XV, 188,
191.[6]
Iliade, XX, 57–65.
Poseidaon, dieu de la mer, l'ébranle par une tempête qui fait
trembler la terre, et Aïdès, le dieu des morts, craint que la terre
ne se déchire au-dessus de lui.[7]
Iliade, VIII,
13–16.[8]τοὺς
ὑποταρταρίους οἳ Τιτῆνες καλέονται.Iliade,
XIV, 279.[9].......
ἳν Ἰαπετός τε Κρόνος τεἥμενοι,
οὔτ᾽ αὐγῆς ὑπερίονος ἠελίοιοτέρποντ´
οὔτ´ ἀνέμοισι, βαθὺς δέ τε Τάρταρος
ἀμφίς.Iliade,
VIII, 479–481; cf.
Hymne à Apollon,
vers 335, 336:Τιτῆνές
τε θεοί, τοὶ ὑπὸ χθονὶ ναιετάοντεςΤάρταρον
ἀμφὶ μέγαν, τῶν ἐξ ἄνδρες τε θεοί
τε.[10]
Théogonie, vers
717–733, 851.[11]Ἔνθα
δὲ γῆς δνοφερῆς καὶ Ταρτάρου ἠερόεντος.
. . . . . . . . . . .ἔνθα
θεοῦ χθονίου πρόσθεν δόμοι ἠχήεντεςἰφθίμου
τ´ Ἀΐδεω καὶ ἐπαινῆς
Περσεφονείηςἑστᾶσιν......Théogonie,
vers 736–769.[12]......
Ἀΐδης, ἐνέροισι καταφθιμένοισιν
ἀνάσσων.Théogonie,
vers 850.[13]«Ἡ
δ´ ἐς πείρατ´ ἴκανε βαθυρρόου
Ὠκεανοῖο..................
παρὰ ῥόον Ὠκεανοῖοᾔομεν...Τὴν
δὲ κατ´ Ὠκεανὸν ποταμὸν φέρε κῦμα
ῥόοιο.»
Odyssée, XI,
vers13–22, 639;
cf. XII, vers 1 et 2.[14]
Hérodote, livre IV, chap. 152, §§ 2 et 3.[15]
Max Duncker,
Geschichte des Alterthums,
t. VI, 1882, p. 266.[16]
Odyssée, IV,
563–569.[17]
Opera et dies,
166–171.[18]
Pindari carmina,
édition Schneidewin, t. I, p. 17 et 18, vers 70 et suivants.[19]
Gorgias, chap. 79,
Platonis opera,
édition Didot-Hirschig, t. I, p. 384.[20]
Abel Bergaigne, La
religion védique,
t. I, p. 74, 81, 85, 88; t. III, p. 111–120.§
8.Les
sources de la mythologie irlandaise.Dans
notre exposé des traditions mythologiques irlandaises, nous suivrons
le plan consacré par les plus vieux usages et que nous fait
connaître la liste des migrations conservée dans les catalogues des
histoires racontées par les
file.
Malheureusement nous n'avons plus les sept pièces dont ces
catalogues nous ont transmis les titres. Mais une composition
irlandaise du onzième siècle, le «Livre des conquêtes,»
Lebar Gabala, nous
en a gardé un abrégé.Nous
prendrons cet abrégé pour base, en le complétant et en en
contrôlant les assertions à l'aide de divers auteurs tant irlandais
qu'étrangers. Les étrangers sont d'abord l'auteur de la compilation
attribuée à Nennius; il écrivait probablement au dixième
siècle[1],
et chez lui on trouve un résumé fort curieux, bien que
malheureusement trop court, des croyances mythologiques admises en
Irlande à cette époque. Vient ensuite Girauld de Cambrie, qui a
écrit sa
Topographia hibernica
à la fin du douzième siècle. Les auteurs irlandais sont des
chroniqueurs et des poètes.Parmi
les chroniqueurs, un des plus intéressants est Keating, bien
précieux malgré la date récente de son livre, qui ne remonte qu'à
la première moitié du dix-septième siècle. Mais l'auteur avait à
sa disposition des matériaux qui ont été anéantis dans les
guerres désastreuses dont l'Irlande a été dans le même siècle le
théâtre et la victime. Le poète le plus important est Eochaid ûa
Flainn, mort en 984, et par conséquent postérieur de peu d'années
à Nennius. Ses œuvres auraient un plus grand intérêt si elles
n'étaient si courtes et sans l'excès d'une concision qui produit
souvent l'obscurité.Pour
rendre plus claire et plus complète l'idée que les Irlandais païens
se formaient de leurs dieux, nous terminerons par une excursion dans
les cycles héroïques. Nous dirons quelques mots des relations que,
suivant la légende, les héros ont eues avec les dieux, et nous
verrons ces relations mythiques se continuer jusqu'à des temps
postérieurs à saint Patrice, c'est-à-dire postérieurs au milieu
du cinquième siècle, où l'on place en général la conversion des
Irlandais au christianisme.[1]
Depuis que ces lignes sont écrites, j'ai reçu, de l'obligeance
amicale de M. de La Borderie, un exemplaire de son savant ouvrage
intitulé: Etudes
historiques bretonnes, l'historia
Britonum attribuée
à Nennius. Il
résulte des recherches de M. de La Borderie qu'une partie du livre
composé, dit-on, par Nennius existait déjà au ixe
siècle, et que ce livre a été depuis interpolé. La partie
relative à la mythologie irlandaise appartient-elle à la rédaction
primitive? est-ce une des additions? La solution de cette question me
paraît incertaine.
CHAPITRE II.ÉMIGRATION DE PARTHOLON.
§1.
La race de Partholon en Irlande. La race d'argent dans la
mythologie d'Hésiode.—§2. La doctrine celtique
sur l'origine de l'homme.—§3. La création du monde
dans la mythologie celtique telle que nous l'a conservée la légende
de Partholon.—§4. Lutte de la race de
Partholon contre les Fomôré.—§5. Suite de la légende de
Partholon. La première jalousie, le premier duel.—§6.
Fin de la race de Partholon.—§7. La chronologie et la
légende de Partholon.
§
1.La race de Partholon en Irlande.—La race d'argent
dans la mythologie d'Hésiode.
Des trois races qui, suivant la
mythologie grecque, ont successivement habité le monde avant les
héros des guerres de Troie et de Thèbes, la seconde en date est la
race d'argent, dont le caractère dominant était le défaut
d'intelligence. L'éducation des enfants durait un siècle, et,
malgré les soins attentifs des mères, la sottise des enfants
persistait chez l'homme mûr et remplissait de maux le court espace
de temps qui lui restait à vivre[1].
La race d'argent est identique
à celle que les documents irlandais les plus anciens placent au
début de l'histoire mythique de leur pays. Ils lui donnent le nom
de «famille de Partholon[2].» Comme la race
d'argent des Grecs, la famille de Partholon se distingue par son
ineptie[3].
La première liste des histoires
épiques d'Irlande est le plus ancien document où nous rencontrions
le nom de Partholon. On y lit le titre: «Emigration de Partholon.»
La rédaction de cette liste paraît dater des environs de l'an 700
après Jésus-Christ. Ensuite le texte le plus ancien que nous ayons
sur Partholon est un passage de l'Histoire des Bretons de Nennius,
qui semble avoir été écrit au plus tard au dixième siècle. «En
dernier lieu, y lisons-nous, les Scots venant d'Espagne arrivèrent
en Irlande. Le premier fut Partholon, qui amenait avec lui mille
compagnons, tant hommes que femmes. Leur nombre, s'accroissant,
atteignit quatre mille hommes; puis une maladie épidémique les
attaqua, et ils moururent en une semaine, en sorte qu'il n'en resta
pas un[4].»
Ce court sommaire renferme une
inexactitude. Nous verrons que, suivant la fable irlandaise, un des
compagnons de Partholon échappa au désastre final, et que son
témoignage conserva la mémoire des événements mythiques qui forment
l'histoire de cette légendaire et primitive colonisation de
l'Irlande.
[1]Hésiode,Les Travaux et les Jours, vers
130–134.
[2]Muinter Parthaloin
Chronicum Scotorum, édition Hennessy, p. 8. Par
une coïncidence fortuite, ce nom irlandais, dont le P initial ne
diffère que graphiquement du B, offre un son identique à celui qu'a
pris en irlandais le nom de l'apôtre Barthélémy. Entre la légende
de ce saint et celle du personnage mythique irlandais, il n'y a
aucun rapport. Partholon, aussi écrit «Bartholan,» semble être un
composé dont le premier terme bar signifierait «mer» (Whitley
Stokes,Sanas Chormaic, p. 28).
Le second termetolon, en
suivant une autre orthographetolan, paraît être un dérivé detola«ondes, flots». Ainsi Partholon signifierait «qui a rapport
aux flots de la mer». C'est ce que répète en d'autres termes sa
généalogie; car, suivant elle, il descend deBaath(Leabhar na
hUidhre, p. 1, col. 1, ligne 24), dont le nom
veut dire aussi «mer.» VoyezGlossaired'O'Cléry etGlossairede
Cormac, au motBâth.
[3]Voir, dans le chapitre
suivant,§
3(p. 50), comment s'explique sur elle
Tûan mac Cairill.
[4]«Novissime autem Scoti
venerunt de partibus Hispaniæ ad Hiberniam. Primus autem venit
Partholonus cum mille hominibus, viris scilicet et mulieribus, et
creverunt usque ad quatuor millia hominum, venitque mortalitas
super eos, et in una septimana perierunt, ita ut ne unus quidem
remaneret ex illis.»Appendix ad opera edita ab
Angelo Maio. Rome, 1871, p. 98.
§
2.La doctrine celtique sur l'origine de
l'homme.
Un fait curieux, qui résulte du
texte de Nennius, est que dès le dixième siècle l'évhémérisme
irlandais avait changé le caractère de la mythologie celtique. La
doctrine celtique est que les hommes ont pour premier ancêtre le
dieu de la mort[1], et ce dieu habite une région lointaine au delà de l'Océan;
il a pour demeure ces «îles extrêmes,» d'où, suivant renseignement
druidique, une partie des habitants de la Gaule était arrivée
directement[2].
La notion de cette région mythique, où l'ancêtre des hommes règne
sur les morts, appartient en commun à la mythologie grecque et à la
mythologie celtique. Chez Hésiode, les héros qui ont péri dans la
guerre de Thèbes et dans celle de Troie ont trouvé une seconde
existence «aux extrémités de la terre, loin des immortels. Kronos
règne sur eux. Ils vivent, l'esprit libre de souci, dans les îles
des Tout-Puissants et des Bienheureux, près de l'Océan aux gouffres
profonds[3].»
Or, Kronos, sous le sceptre
duquel ces guerriers défunts trouvent les joies d'une vie meilleure
que la première, est l'ancêtre primitif auquel ces illustres héros
et la race grecque toute entière font remonter leur origine. Kronos
est père de Zeus, et Zeus, surnommé le père, «Zeus, maître de tous
les dieux, amoureusement uni à Pandore, a engendré le belliqueux
Graicos[4]»
d'où la race grecque est descendue. Il y a donc une grande
analogie, sur ce point, entre la mythologie grecque et la
mythologie celtique.
Dans les croyances celtiques,
les morts vont habiter au delà de l'Océan, au sud-ouest, là où le
soleil se couche pendant la plus grande partie de l'année, une
région merveilleuse dont les joies et les séductions surpassent de
beaucoup celles de ce monde-ci. C'est de ce pays mystérieux que les
hommes sont originaires. On l'appelle en irlandaistire beo, ou «terres des
vivants,»tir n-aill, ou
«l'autre terre,»mag mâr[5], ou «grande
plaine,» et aussimag meld[6], «plaine agréable.»
A ce nom païen, auquel rien ne correspondait dans les croyances
chrétiennes, l'évhémérisme des annalistes chrétiens de l'Irlande
substitua le nom latin de la péninsule ibérique,Hispania. Dès le dixième siècle, où
écrivait Nennius, ce nom, étranger à la langue géographique de
l'Irlande primitive, avait pénétré dans la légende de Partholon; et
c'était alors d'Espagne, et non du pays des morts, qu'on faisait
arriver avec ses compagnons ce chef mythique des premiers habitants
de l'île[7].
[1]«Galli se omnes ab Dite
patre prognatos prædicant, idque a druidibus proditum dicunt.»
César,De bello gallico, l. VI,
ch. 18, § 1.
[2]«Alios quoque ab insulis
extimis confluxisse.» Timagène chez Ammien Marcellin, l. XV, chap.
9, § 4; édit. Teubner-Gardthausen, t. I, p. 68.
[3]Hésiode,Les Travaux et les Jours, vers
168–171.
[4]
«Πανδώρη, Διὶ
πατρὶ, θεῶν σημάντορι πάντων,μιχθδῖσ᾽ ἐν φιλότητι, τέκε Γραῖκον μενεχάρμην.»
Hésiode,Catalogues, fragment 20, édition
Didot, p. 49. A côté de cette doctrine, il y en a une autre qui
fait descendre les Grecs de Iapétos. Mais si, dans cette autre
conception mythologique, Iapétos se distingue de Kronos, premier
ancêtre des dieux, tandis que Iapétos est le premier ancêtre des
hommes, Iapétos s'offre à nous comme une sorte de doublet de
Kronos: il a le même père et la même mère,Théogonie, vers 134, 137; il est, avec
les autres Titans, le compagnon de sa défaite, et il l'accompagne
dans son exil; comme les autres Titans, il habite avec lui le
Tartare,Iliade, VIII, 479;
XIV, 279;Hymne à Apollon, vers
335–339;Théogonie, vers
630–735.
[5]On trouve les deux
premiers noms dans la pièce intituléeEchtra
Condla, Windisch,Kurzgefasste
irische Grammatik, p. 119, 120;Mag môr, dansTochmarc Etaine, chez Windisch,Irische Texte, p. 132, dernière
ligne.
[6]Co-t-gairim do Maig
Mell, pièce intituléeEchtra Condla, chez Windisch,Kurzgefasste irische
Grammatik, p. 119; cf.Serglige
Conculainn, chez Windisch,Irische Texte, p. 209, ligne 30; et
214, note 24.
[7]Novissime autem Scoti
venerunt a partibus Hispaniæ in Hiberniam. Primus autem venit
Partholanus.»Historia Britonum, attribuée à Nennius, dansAppendix ad
opera edita ab Angelo Maio. Romæ, 1871, p. 98.
La légende est encore plus défigurée chez Keating. Suivant cet
auteur, Partholon arrive par mer de Mygdonie en Grèce; il parcourt
la Méditerranée, pénètre dans l'Océan, côtoie l'Espagne en la
laissant à droite, et débarque sur la côte sud-ouest de l'Irlande.
Un débris de la légende primitive est conservé par la généalogie
qui fait Partholon fils de Baath, c'est-à-dire de la Mer. Voir plus
haut,p.
25, note 2. «Fils de la mer» est une
formule poétique qui signifie «originaire d'une île de la
mer.»
§
3.La création du monde dans la mythologie celtique
telle que nous l'a conservée la légende de
Partholon.
Dans les sources irlandaises,
la légende de Partholon est beaucoup plus développée que chez
Nennius.
La doctrine celtique sur le
commencement du monde, telle qu'elle nous est parvenue dans les
récits irlandais, ne contient aucun enseignement sur l'origine de
la matière[1];
mais elle nous représente la terre prenant sa forme actuelle peu à
peu et sous les yeux des diverses races humaines qui s'y sont
succédé. Ainsi, quand arriva Partholon, il n'y avait en Irlande que
trois lacs, que neuf rivières et qu'une seule plaine. Aux trois
lacs, dont nous trouvons les noms dans un poème d'Eochaid ûa
Flainn, mort en 984, sept autres s'ajoutèrent du vivant de
Partholon; Eochaid nous apprend aussi leurs noms[2]. Une légende nous
raconte l'origine d'un de ces lacs. Partholon avait trois fils,
dont l'un s'appelait Rudraige. Rudraige mourut; en creusant sa
fosse, on fît jaillir une source; cette source était si abondante
qu'il en résulta un lac, et on appela ce lac Loch Rudraige[3].
Du temps de Partholon, le
nombre des plaines s'éleva de un à quatre. L'unique plaine qui
existât en Irlande s'appelaitSen Mag, «la vieille plaine.» Quand Partholon et ses compagnons
arrivèrent en Irlande, il n'y avait dans cette plaine «ni racine ni
rameau d'arbre[4].» A cette plaine unique, les enfants de Partholon en
ajoutèrent trois autres par des défrichements, dit la légende sous
la forme évhémériste qui nous est parvenue[5]; mais le texte
primitif parlait certainement de la formation de ces plaines comme
d'un phénomène spontané ou miraculeux[6].
[1]Chez les chrétiens
irlandais, le terme consacré pour désigner la matière en tant que
créée estduil, génitifdulo.
[2]Livre de Leinster, p. 5,
col. 2, lignes 29–33, 37, 38.
[3]Livre de Leinster, p. 5,
col. 1, lignes 15–16.Chronicum
Scotorum, édition Hennessy, p. 6.
[4]«Ni frith frêm na flesc
feda.» Poème d'Eochaid ua Flainn, Livre de Leinster, p. 5, col. 2,
ligne 48.
[5]Poème d'Eochaid ûa
Flainn, déjà cité dans le Livre de Leinster, p. 5, col. 2, lignes
26–28. Le nombre des plaines nouvelles est de quatre dans la prose
duLebar Gabala, Livre de
Leinster, p. 5, col. 1, lignes 34–36, et chez Girauld de
Cambrie,Topographia hibernica,
III, 2, édition Dimock, p. 141, ligne 13.
[6]L'expression consacrée
est que ces plainesro-slechta,
«furent battues.» Ce n'est pas le terme propre pour exprimer l'idée
d'un défrichement, quoi qu'en ait pu dire Eochaid na
Flainn:
Ro slechta
maige a môr-chaillLeis ar-gaire di-a-grad-chlaind.
«Furent
battues plaines hors de grand bois«Chez lui en peu de temps par son agréable
progéniture.»Livre de Leinster, p. 5, col. 2, lignes 26 et 27.
§
4.Lutte de la race de Partholon contre les
Fomôré.
La race de Partholon ne pouvait
se passer de guerre étrangère et de guerre civile. Elle eut la
guerre étrangère contre les Fomôré auxquels elle livra la bataille
de Mag Itha. Nous n'avons pas de raison pour croire que cette
guerre soit une addition à la légende primitive. Cependant il n'est
pas question de la bataille de Mag Itha dans le plus ancien
catalogue de la littérature épique irlandaise. La plus ancienne
mention que nous en connaissions appartient à la deuxième liste des
morceaux qui composaient cette littérature, et cette deuxième liste
a été écrite dans la seconde moitié du dixième siècle.
La bataille de Mag Itha fut
livrée entre Partholon et un guerrier qui s'appelait Cichol
Gri-cen-chos.Cen-chosveut dire
«sans pieds.» Cichol était donc semblable à Vritra, dieu du mal,
qui n'a ni pieds ni mains dans la mythologie védique[1]. Des hommes qui
n'avaient qu'une main et qu'une jambe prirent part au combat parmi
les adversaires de Partholon. Ils nous rappellent l'Aja
Ekapad[2], ou
le Non-né au pied unique, et le Vyamsa ou démon sans épaule de la
mythologie védique[3]; Cichol, chef des adversaires de Partholon, était de la race
des Fomôré[4],
c'est-à-dire des dieux de la mort, du mal et de la nuit, plus tard
vaincus par les Tûatha dê Danann ou dieux du jour, du bien et de la
vie. La taille des Fomôré était gigantesque[5]: c'étaient des
démons, dit un auteur du xiiesiècle[6]. Ces ennemis de Partholon étaien [...]