Le prince de Formose - Tirilly de Gagen - E-Book

Le prince de Formose E-Book

Tirilly de Gagen

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Beschreibung

Un bon auteur, le sieur Stoupe, nous assure que les catholiques comme les protestants se servent du commerce comme d’un moyen pour attirer les peuples païens à la foi véridique et les attacher à la religion chrétienne ; si l’on excepte cependant les opulents Hollandais, qui négligent absolument les intérêts de la religion chrétienne partout où ils ont des comptoirs ou des colonies. En effet, ils estiment que les idolâtres de ces contrées ne doivent pas venir à la connaissance des mystères du christianisme, car ce serait leur livrer aussi les mystères de l’industrie et du profit des peuples chrétiens. Ainsi l’ignorance éternelle des uns paraît profitable au commerce temporel des autres.

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Seitenzahl: 230

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Tirilly deGagen

Le prince de Formose

Fiction

L’esprit humain et le faux sympathisent extrêmement. Si vous avez la vérité à dire, vous ferez fort bien de l’envelopper dans des fables, elle en plaira beaucoup plus. Si vous voulez dire des fables, elles pourront bien plaire sans contenir aucune vérité. Ainsi le vrai a souvent besoin d’emprunter la figure du faux, pour être agréablement reçu dans l’esprit humain ; mais le faux entre fort bien dans l’esprit sous sa propre figure ; car c’est le lieu de sa naissance, et sa demeure ordinaire.

Fontenelle

L’étranger

En l’année 1694, un étranger qui avait appris parfaitement la langue de Formose aborda dans notre île. Il fit courir le bruit qu’il était issu d’une riche famille du Japon ; le bien de son père ayant été partagé entre quatre femmes et treize fils (sans compter les filles), il s’était vu obligé de quitter le lieu de sa naissance pour gagner sa vie en enseignant le latin, et venait à Formose dans le dessein d’y exercer la profession qu’il avait embrassée. Ce bruit parvint aux oreilles de mon père, qui était alors un opulent et puissant prince de l’île. Il fit chercher le Japonais, le questionna et, s’imaginant qu’il était aussi bien intentionné qu’il semblait habile, résolut de le prendre chez nous pour m’inculquer la langue latine. J’avais alors quinze ans. L’étranger, qui se faisait appeler Amozamna, parut fort joyeux de cette rencontre. On lui offrit, outre sa nourriture et son habillement, dix-sept copans paran.

Amozamna vint demeurer quatre ans dans notre palais de Xternetsa, et se comporta si bien à tous égards, que mon père et moi-même avions toutes les raisons imaginables d’en être contents. Il m’accompagnait partout, jusqu’à la porte de notre temple, où il n’entrait cependant pas. Lui ayant demandé un jour s’il n’avait pas la curiosité de voir nos rites, il me répondit qu’étant d’une religion différente, il ne pouvait y assister, et adorait Dieu à sa manière. Néanmoins, il savait expliquer tout ce qui concernait la doctrine et le culte formosan avec autant d’exactitude que s’il eût été lui-même dans notre croyance, et ne disait jamais un seul mot du christianisme. Dans tous ses discours et toutes ses actions, il paraissait d’une grande probité.

Après ces quatre années, ayant reçu certaines lettres, il demanda à mon père congé et gages. J’avais tant d’estime et d’amitié pour l’étranger que la pensée de son éloignement me procura un chagrin mortel. Je fis tous mes efforts pour l’engager à ne point nous quitter. Amozamna me déclara qu’il était absolument résolu à s’en retourner, et me fit connaître le projet qu’il avait d’abord de voyager de par le monde, principalement dans les pays habités par des chrétiens. Cette résolution m’étonna, et je ne laissais pas de lui demander, en riant, s’il était fou de vouloir se hasarder ainsi parmi ceux-ci. Il m’assura que les chrétiens étaient de fort bonnes gens, si éloignés d’aucune cruauté envers les étrangers, qu’ils les traitaient avec toute l’affabilité et la générosité possible.

J’ai entendu, continuait-il, un grand nombre de Japonais qui ont voyagé dans les pays chrétiens, et qui s’en louent extrêmement. Je ne désire pas employer plus de trois ou quatre années dans mes voyages ; j’irai dans les Indes puis, de là je passerai en Europe où je verrai l’Espagne, la France, l’Allemagne, l’Italie, la Hollande. Enfin, revenu dans mon pays, chargé de biens et d’expériences, je passerai le reste de ma vie dans la joie et le plaisir des bonnes compagnies. Toutes les personnes d’esprit me rechercheront et seront ravies de m’entendre discourir sur les merveilles que j’aurais visitées dans les nations chrétiennes ; je décrirai la diversité de leurs manières, de leurs lois et de leurs politiques, les progrès étonnants qu’elles ont accomplis dans les arts et le commerce. Enfin, je raconterai toutes les aventures bonnes ou mauvaises qui me seront arrivées. 

Je ne suis point de ceux qui professent la haine des voyages. Les discours d’Amozamna semblaient engager à le suivre un jeune homme de dix-neuf ans, avide soudain de découvrir toutes ces merveilles des contrées exotiques. Je lui dis naïvement que, s’il n’y avait point de danger, et que nous puissions retourner au bout de cinq ou six années, j’aurais un grand désir de voyager avec lui. L’habile s’écria d’une colère feinte : « À Dieu ne plaise que j’entreprenne de vous tirer de la maison de votre père ! Je vous en prie, ne m’en parlez pas davantage ! »

Mais ce refus, bien loin d’arrêter ma curiosité, ne fit que l’aviver, de sorte que je ne cessais de l’importuner afin qu’il consentît à mon dessein de l’accompagner, lui promettant fort sérieusement de garder le secret de cette téméraire entreprise. Amozamna persistait dans son refus, et insistait toujours sur la crainte du danger où il s’exposerait s’il consentait à mes volontés. Je redoublais mes protestations de fidélité et de discrétion. Enfin, après un long entretien sur les inconvénients de ce projet, et sur les risques qu’il fallait nécessairement courir dans un si long et si pénible voyage, il parut céder, et m’assura qu’il ne pouvait me donner de plus fortes preuves de confiance et d’amitié, dût-il ainsi exposer sa vie. Il voulait bien me satisfaire, mais il fallait user de toutes les précautions possibles.

Dès que cette résolution fut prise, nous ne songeâmes plus qu’aux moyens les plus sûrs de quitter Formose.

Votre père, me dit Amozamna, est un prince riche, ayant quantité d’or ; puisque nous sommes déterminés à entreprendre un voyage qui nous obligera nécessairement à de grands frais, il serait bon que nous puissions nous munir d’une bonne somme pour subvenir à nos dépenses. Mais afin de n’être pas surpris dans une action aussi hardie, il faut attendre de faire notre coup que nous soyons sur le point de notre départ. Pendant la nuit, nous nous saisirons de tout ce que nous pourrons attraper, et nous nous hâterons avec notre butin au plus prochain port, où nous aurons un navire prêt à appareiller. 

Quand le temps fixé fut venu, nous prîmes quelques vêtements, et vingt-cinq livres d’or de Formose, partie en monnaie, partie en bijoux et ustensiles. Munis de ce capital, nous sortons du palais, laissant tout le monde dans un profond sommeil, et nous arrivons vers le milieu de la nuit au port de Khadzey, qui est éloigné de Xternetsa d’environ trois lieues. Un balcon nous attendait, qui est une sorte de petite galère en usage à Formose ; c’était l’un de ceux dont j’avais coutume de me servir, lorsque mon père m’envoyait dans quelque île voisine pour ses affaires. J’ordonne au pilote de nous mener à Luçon, prétextant d’y avoir une mission urgente et secrète sur ordre de mon père. Nous demeurons à Luçon une dizaine de jours, retenant le pilote et les matelots, puis nous embarquons dans un vaisseau qui se rendait àGoa.

Amozamna s’était chargé de tout l’or que nous avions emporté, et je le laissais faire. Lorsque nous fûmes parvenus à Goa, il me dit que nous avions besoin d’épargner notre bourse, et qu’il pensait que nous ferions bien de loger dans un hôpital que les chrétiens avaient fait bâtir pour y héberger les étrangers. Le bon accueil que nous y reçûmes, et la manière dont on nous y traita me persuadèrent, en partie, de ce que j’avais ouï dire de mon guide, touchant la générosité et l’affabilité des chrétiens. Dans cet hôpital, on vénérait le corps d’un saint homme, nommé François Xavier ; s’y trouvait également le tombeau d’un prince japonais et de quelques autres nobles qui, s’étant faits chrétiens, furent exilés dans la révolution sanglante qui chassa les jésuites et leurs sectateurs du Japon. Vous voyez, me disait Amozamna, ces chrétiens que, à Formose, vous accablez de malédictions, étant accoutumés dès l’enfance à entendre dire que ce sont des infâmes et des scélérats, avec quelle bonté, avec quelle douceur, avec quelle charité ils nous reçoivent ! Bien loin de se venger des maux terribles dont ils ont souffert dans l’Empire du Japon, où ils furent impitoyablement massacrés, ils s’empressent de nous faire du bien, nous préviennent de nos besoins ; tout cela sans aucun intérêt.

Au bout de six semaines de séjour à Goa, nous embarquâmes sur un vaisseau qui allait en Espagne. La navigation fut longue, sans événement notable. Parvenu à Gibraltar, le changement de climat, ou de nourriture, me fit tomber malade, ce qui nous obligea à demeurer cinq semaines en ce lieu. Amozamna se promenait dans la ville, et de temps en temps venait me faire part de ce qu’il avait vu de plus remarquable. Quand je commençais à aller mieux, il me demanda si je ne croyais pas qu’il fût à propos que nous quittions nos habits formosans. Ne me voyant pas disposé à l’imiter, il me dit d’en user comme je le voulais. Le lendemain, je le vis revêtu d’une robe noire, avec une espèce de manteau.

Dès que je fus entièrement rétabli, nous fîmes voile pour Toulon, port du royaume de France où, après notre arrivée, une des choses qui me surprit le plus fut d’y voir diverses sortes de religieux en habits si étranges, que je demandai à mon maître quelle espèce de gens c’était. Vous me faites des questions, me dit-il, comme si j’étais un naturel du pays, que voulez-vous que je vous dise ? Ce sont peut-être des étrangers comme nous, qui viennent ici pour leur commerce, et qui n’y faisant que peu de séjours, ne veulent pas, non plus que vous, quitter l’habit de leur pays. 

Plus tard, en passant par Marseille, Aix et différentes villes, je remarquai sur les chemins un grand nombre de croix, et je dis à mon maître qu’il fallait qu’il y eût bien des voleurs dans le pays, puisqu’on y voyait tant de gibets. Amozamna me répondit qu’il se pouvait qu’on les mît ainsi en grand nombre afin d’épouvanter les malfaiteurs par la crainte d’un supplice terrible, que la représentation de la croix est seule capable de leur inspirer, plutôt que par le besoin réel qu’on en avait pour les punir.

Enfin, nous arrivons à Avignon, au couvent des jésuites. Ma surprise est extrême lorsque je vois le portier de cette maison se jeter aux pieds de mon maître, l’appeler d’un nom différent de celui qu’il avait toujours usé avec moi. Quand je vois venir tous les pères jésuites du couvent l’embrasser, le congratuler de son heureux retour, quand je vois toutes les personnes éminentes de la ville lui rendre visite, ainsi que ses amis et parents, il m’est impossible de garder plus longtemps le silence, quoique je suis interdit, et tant de choses se présentent en foule à mon imagination troublée. Je lui fais cent questions ; le père de Rode m’avoue ingénument qu’il est chrétien, natif de cette région du sud de la France, et jésuite.

Il est vrai, ajoute-t-il, que je vous ai tiré de la maison de votre père, mais vous savez bien qu’en cela je n’ai fait que condescendre à ce que vous avez ardemment souhaité de moi. Vous serez bientôt convaincu, par expérience, de la vérité de tout ce que je vous ai dit, touchant la beauté et la richesse de ce pays où je vous ai amené, et la bonté de ses habitants. Si vous voulez vous instruire des principes de notre religion, je m’attacherai à ne vous laisser ignorer rien de ce qui la concerne. Si vous avez dessein de retourner en votre pays, nous vous fournirons tout ce qui sera nécessaire à votre voyage. 

 Ce discours me donne bien à penser, comme on peut l’imaginer. Quand je réfléchis à ma condition, et au danger où je me crois exposé, je me sens saisi d’une telle frayeur, que je ne sais que dire ni que faire. J’entre alors dans une mélancolie dont j’ai de la peine à revenir. Après bien des réflexions, je prends le parti de payer tous ces bons pères jésuites de belles paroles et de me comporter civilement avec eux. Je ne songe point à changer de religion ; je veux seulement ne point fâcher ceux qui me caressent dans cette vue, gagner leur bienveillance et leur laisser l’espoir du succès. Je fais cette proposition au père de Rode : si vous pouvez me convaincre de la vérité de votre religion, je suis prêt à me faire chrétien ; mais s’il arrive que vos raisons et vos preuves ne puissent me persuader, vous ne trouverez pas mauvais que je vous prie de me procurer les moyens de m’en retourner dans mon pays.  Le jésuite, ravi de me voir dans cette disposition, fait partout courir que je suis un jeune prince de Formose, qui l’a accompagné en Europe dans le désir de se faire chrétien.

L’élève

Mon père était issu d’une famille ancienne, mais déchue. Il fut contraint de quitter ma mère avant que j’eusse atteint l’âge de cinq ans, allant vivre à près de cinq cents lieues et la laissant m’élever seule avec de modestes revenus. Ces difficiles circonstances n’empêchèrent pas ma mère, à sa manière, une femme bonne et pieuse, de donner la meilleure éducation possible à son seul enfant survivant ; son fils unique, auteur de ces lignes.

J’avais à peine six ans lorsque je fus envoyé dans une école tenue par deux moines franciscains. Le plus âgé d’entre eux crut déceler en moi un don singulier pour les langues, et résolut de me faire passer sans attendre dans la classe de latin, malgré les réticences de ma mère, qui m’estimait bien trop jeune pour me retrouver au milieu de garçons ayant le double de mon âge. Mais lui, persuadé de mon génie, affirmait qu’en un an ou deux je dépasserai tous les autres. Il ne se trompa pas ; et malgré les difficultés que m’imposait cet apprentissage précoce, je ne tardais point à en tirer quelque vanité. Je gagnais la première place dans la classe et dans l’affection du maître, qui ne ménagea pas ses encouragements et ses caresses. Notre école était fréquemment visitée par des prêtres, des moines, des dames ou des gentilshommes de passage dans la ville. D’autres élèves étaient d’une condition bien plus haute que la mienne, pourtant, j’étais celui qu’on montrait, qui jouissait de l’honneur de répondre aux questions des dames et des messieurs. Je portais une espèce de ruban qui me distinguait comme le meilleur élève, le maréchal de l’école. J’étais si fier de cette babiole que je ne l’aurais ôtée un seul jour, une seule heure. Vous pouvez aisément imaginer l’effet, sur mon caractère encore si jeune, de telles prémisses.

Une seule fois, notre maître tenta d’équilibrer sa partialité à mon égard, par le procédé suivant : il nous donna une nouvelle sorte d’exercice, avec pour premier prix une fine pièce d’étoffe tissée par la nonne d’un couvent voisin. Le prix fut remporté, à la surprise de tous, par un autre garçon, connu pour être le cancre de la classe, mais qui se trouvait être également l’élève de la condition la plus élevée. Je ressentis avec une telle force cette injustice que je fus sur le point de quitter l’école. Le maître s’aperçut de mon état ; il s’efforça de me calmer, m’assurant que le cancre avait, à l’occasion de cet exercice, tant excellé qu’il n’avait pu faire autrement, pour l’encourager, que de lui décerner l’étoffe, quoique ma propre prestation fût loin d’être inférieure à la sienne. Pour clore là toute contestation, il fit chercher une autre pièce de ce même curieux travail, et me la donna, non sans me prodiguer force éloges sur mes progrès et mon application admirable.

Je pourrais énumérer les marques de son penchant à mon égard. Je n’étais jamais puni, à la différence des autres garçons ; je n’encourais jamais qu’une douce réprimande ou une tâche légère à effectuer, ce qui excitait l’envie de mes camarades. Mes progrès dans la langue latine étaient rapides, au point que je traduisais, lisais et parlais avec aisance le latin alors que j’avais à peine atteint ma neuvième année. Je n’étais pas encore familiarisé avec la plupart des grands auteurs classiques, mais cela ne devait guère tarder. Notre maître, en effet, fut appelé à diriger un monastère établi dans une grande cité, où se trouvait également un collège de Jésuites. Il persuada ma mère de me laisser l’accompagner, lui promettant de me recommander aux bons soins des pères jésuites, et lui assurant qu’il me ferait répéter leurs leçons chaque soir à son monastère.

Cependant, un conflit s’éleva, entre le franciscain et moi, à propos de la classe où je devais d’abord être admis. Comme nous étions déjà au milieu de l’année, me trouvant six mois en arrière de mes futurs camarades, je demandai à passer en troisième, où l’on étudie Curtius, Ovide et les Lettres de Cicéron, et où l’on apprend à écrire un latin assez bon. Mais mon vieux maître insistait pour que je passe l’examen d’entrée de la classe d’humanité, faisant force discours sur mon génie et mon application. Je dus surmonter ma mauvaise volonté et mon appréhension, et je parvins à être accepté dans la classe, autant par mon mérite que parce que son avis prévalut.

Je me retrouvais alors dans une position difficile, et j’en voulus fort au vieux franciscain. Quand je le pressais de m’aider, ce fut pour constater qu’il n’était guère plus familier des grands auteurs classiques que son jeune disciple. Le régent de la classe d’humanité, quant à lui, me traitait avec négligence, et, ne tenant nullement compte de mon jeune âge et de mon arrivée tardive, me menaçait d’un redoublement avec des propos moqueurs. Cela piqua mon amour-propre, qui supportait déjà mal de me voir reléguer au milieu de la classe alors que j’avais été le premier.

Peu avant les vacances de Noël se tint l’examen annuel. Certains élèves de la classe, arrivés au collège plusieurs années auparavant, plus âgés que moi, nourrissaient à mon encontre une espèce de jalousie, et m’auraient volontiers laissé loin derrière eux. Cette considération, jointe à la crainte de déplaire à mon maître et à ma mère, aviva mon zèle. À force d’application, je réussis l’examen et accédai à la classe de rhétorique ; ce qui ne me procura pas une mincejoie.

Malheureusement, notre nouveau régent me fit bientôt regretter ce succès, car sous sa férule nous ne fîmes guère de progrès, tout au contraire. Il tenta d’abord de nous enseigner les poètes et les orateurs grecs, avec l’aide de versions latines de leurs œuvres ; il ne fit ainsi que trahir son ignorance de la langue grecque, et abandonna bientôt sa vaine entreprise. Il ne se montra guère plus heureux avec les auteurs latins, quoiqu’il fût plus instruit de ce côté. Il faut croire qu’il éprouvait une forme de répugnance envers la méthode du collège, puisqu’il finit par nous inculquer des matières tout à fait étrangères au programme, mais convenant mieux à son génie personnel.

Trois qualités distinctes permettent d’être admis dans la société des bons pères : le rang, l’éducation et les richesses ; cette trinité se trouvant rarement réunie dans le même personnage. Notre régent ressortait plutôt de la troisième catégorie, étant le fils d’un marchand fortuné : les dons généreux du père à la Compagnie avaient compensé les lacunes du fils, et l’on avait considéré que ce collège était suffisamment obscur pour que ce dernier soit autorisé d’y enseigner. À dire vrai, il en respectait les règles, nous imposant thèmes, versions et toutes sortes d’exercices ; mais il ne prenait guère la peine de les corriger. De tempérament facétieux, il préférait occuper le cours en nous racontant diverses histoires. Lassé enfin de la corvée du collège, il commença de nous apprendre l’héraldique, la géographie, et surtout l’art des fortifications. Nous fûmes contraints d’échanger nos livres contre des cartes, des blasons, des plans de cités et de châteaux, et nous finîmes par barboter avec lui dans l’argile et la boue, occupés à construire toute une variété de forts.

Alors que ce régent avait malmené à sa guise les deux tiers de notre année scolaire, je reçus avec soulagement une lettre de ma mère m’informant que le supérieur d’un petit couvent dominicain de notre voisinage s’apprêtait à enseigner la philosophie à tous les jeunes messieurs qu’il pourrait accueillir. Comme elle m’incitait à être du nombre, je quittai le collège sans autre cérémonie, oubliant le franciscain et laissant les jésuites, le régent et ses fortifications boueuses, dans l’espérance d’un savoir plus précieux.

Je trouvais le dominicain entouré déjà d’une vingtaine d’élèves, dont nombre paraissaient fort rustiques, quelques autres plus lettrés. Il débuta son enseignement, comme il se doit, par la logique, et montra un certain talent dans cette branche. Je devins son élève favori, par la manière que j’avais de poser librement et avec humour toutes sortes de questions paradoxales. Mais lorsqu’il aborda la Physique d’Aristote, et le commentaire de cette œuvre par saint Thomas d’Aquin, je me retrouvai, avec les autres auditeurs, à écouter un jargon inintelligible, dont je ne tardai pas à me lasser, et j’eus bientôt le sentiment que le dominicain ne comprenait pas véritablement ces autorités philosophiques et scientifiques dont il prétendait nous faire l’enseignement. Il me parut également que sa préoccupation première était l’argent que nous lui versions, plutôt que la certitude de nos progrès. Enfin, quand nous le pressions de nos interrogations, un autre élève ou moi, il esquivait par quelque plaisanterie ou histoire drôle. Vint le cours de métaphysique, que nous avions patiemment attendu : il acheva nos espoirs, et renforça mon dégoût du jargon scolastique. Enfin, le dominicain nous enseigna l’éthique, matière plus utile, en tout cas, plus divertissante : mais nous étions trop fatigués et dépités pour en tirer quelque bénéfice.

Mon nouveau maître m’accorde toujours le premier rang, lui aussi ; mais ses louanges à mon égard me semblent mal fondées, étant donné le faible profit que je retire de son enseignement. Pourtant, je suis son préféré, et il ne se refuse aucune flatterie pour m’inciter à entrer dans les ordres : il aurait pu me convaincre, si ma mère ne s’y était vigoureusement opposée. (Où mieux que sous l’habit religieux dissimuler les lacunes d’une éducation incomplète ?) Le dominicain, à force d’entretenir ma mère de mon génie précoce, suivant en cela l’exemple du franciscain, la persuade de m’envoyer à l’université apprendre la théologie, et promet d’écrire une lettre de recommandation à l’attention des dominicains et des jésuites qui y enseignent. Il me confie un certificat élogieux qui atteste que j’ai suivi un cours de philosophie, et que je peux être accepté en théologie…

L’archipel

L’archipel de Formose, que les Formosans nomment Gad Avia (ce qui signifie Belle Île), et les Chinois Pak Ando, est l’un des plus beaux et des plus agréables séjours de l’Asie, que l’on considère la situation, le bon air, la fertilité, la beauté des sources et des rivières, et la quantité des mines d’or et d’argent qu’on y trouve. Les montagnes y sont généralement fort élevées, mais il y a de belles et grandes plaines et d’excellents pâturages, toujours remplis de bétail, bœufs, vaches, taureaux, veaux, brebis, agneaux, chèvres, etc. On y trouve aussi des bois fort épais, qui nourrissent des cerfs, des sangliers, des boucs, des lièvres, des lapins et autres bêtes en abondance. Le terroir est très fertile, et dans quelques endroits les habitants, fort paresseux, ne cultivent la terre qu’autant que le besoin les presse. On y recueille du sucre, du gingembre, de la cannelle, des noix de coco et autres épices, mais le riz est ce qu’il y a de plus commun et de plus en usage. On y voit des fruits et des racines de toutes sortes. Quoiqu’il n’y ait point de raisin, on ne laisse pas d’y boire des liqueurs fortes, que l’on tire de certains arbres. La principale boisson est tirée du riz, et elle enivre comme le vin d’Espagne.

Formose est situé presque sous le tropique du Cancer, entre le vingt-cinquième et le vingt-sixième degré de latitude septentrionale, à l’est de la Chine, séparé de la province de Foquien par un trajet d’environ soixante lieues ; au nord se trouvent les îles du Japon, dont la plus grande n’est qu’à deux cents lieux, au sud les îles Luçon ou Philippines, éloignées d’environ cent lieues. L’archipel s’étend sur plus de soixante-dix lieues du nord au sud, et sur près de dix-huit lieues de l’est à l’ouest dans sa plus grande largeur. Il a environ cent trente lieues de circuit, et se divise en cinq îles : deux d’entre elles sont appelées Îles des voleurs ; la troisième Grand Peorko, la quatrième Petit Peorko ; enfin, la cinquième Kaboski, étant l’île principale. C’est cette dernière qu’on appelle proprement Gad Avia. Néanmoins, les autres, malgré leurs différents noms, sont également connues sous celui de Gad Avia ou Formose.

Quoique Formose soit dans un climat fort chaud, les habitants ne sont ni basanés ni olivâtres. Il est vrai que les paysans, les domestiques et tous ceux qui sont exposés aux ardeurs du soleil par leur travail, ont le teint fort brûlé. Mais les personnes riches, les femmes et les gens de qualité gardent naturellement un beau teint blanc, car ils habitent pendant la grande chaleur dans des souterrains très frais, et ils ont dans leurs jardins des allées d’arbres si touffus qu’elles sont impénétrables aux rayons du soleil. Lorsque pour se divertir, à la campagne ou dans les grands jardins des villes, ils couchent sous des tentes dressées exprès, ils ont grand soin de les faire arroser d’eau de temps en temps, pour les tenir toujours fraîches, de sorte que la chaleur ne les incommode jamais. Bien qu’ils habitent un pays fort chaud, les Formosans supportent moins la chaleur qu’aucune autre nation sur terre. Ils sont fort soigneux de se laver, non seulement par propreté, mais aussi pour conserver leur beau teint, et ils usent de certaines eaux distillées qui ôtent toutes les taches de la peau et l’entretiennent fort belle et fort blanche.

(Depuis longtemps s’est élevée une dispute entre les Chinois et les Formosans : les premiers, en effet, prétendent que la beauté consiste dans la diversité des couleurs, un Africain étant d’autant plus beau qu’il a la peau plus noire et les dents plus blanches, et ont pour ce motif l’habitude de se noircir les dents lorsqu’ils ont le teint blanc ; tandis que les Formosans rejettent cet artifice et préfèrent conserver leurs dents blanches tout autant qu’ils le peuvent.)

Les Formosans ne sont pas, en général, de grande taille. On peut affirmer qu’ils ont en largeur ce qui leur manque en hauteur, tant ils sont communément vigoureux et infatigables (et il ne faut point admettre l’opinion de ces savants qui avancent une supériorité des races hautes et étroites sur les peuplades plus basses). Les Formosans sont bons soldats : ils aiment leur pays et leurs compatriotes, et exposent volontiers leur vie pour les défendre, ayant une telle haine envers leurs ennemis qu’ils mettent tout en usage pour s’en venger, et n’ont point de repos qu’ils ne leur aient ôté la vie. Ils sont adroits, industrieux, et apprennent facilement. Ils ont en grande horreur la médisance, et surtout la malhonnêteté (c’est sans doute la raison pour laquelle ils n’estiment guère les marchands).

Il n’y a que six villes à Formose : deux d’entre elles sont dans l’île principale, et s’appellent Xternetsa et Bigno ; une troisième ville, dans le Grand Peorko, est nommée Chabat ; une quatrième, dans l’une des Îles des voleurs, Arrion, une cinquième et une sixième sont dans l’autre Île des voleurs, Pineto et Jarabut. Il n’y a point de ville dans le Petit Peorko.

Xternetsa