Le Serment - Baronne Emma Orczy - E-Book

Le Serment E-Book

Baronne Emma Orczy

0,0

Beschreibung

Second volet des aventures de Sir Percy Blakeney, alias le Mouron rouge, aristocrate anglais défenseur des victimes de la terreur et pourfendeur de la police de Robespierre...

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 248

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Le Serment

Le SermentPrologueIII1. Paris en 17932. Chez le citoyen-député3. Hospitalité4. Le fidèle chien de garde5. Une journée dans les bois6. Où reparaît le Mouron Rouge7. Sir Percy donne un avertissement8. Anne-Mie9. Jalousie10. La dénonciation11. La vengeance m’appartient12. L’épée de Damoclès13. La piste s’embrouille14. Un instant de bonheur15. Prise au piège16. L’arrestation de Delatour17. L’expiation commence18. À la prison du Luxembourg19. Douloureuses incertitudes20. Le Cheval-Borgne21. Un orateur de club22. Recherches23. Au Palais de Justice24. Juliette devant le tribunal25. Le plaidoyer de Paul Delatour26. La sentence27. L’émeute du 6 Vendémiaire28. Coup de théâtre29. La barrière de Ménilmontant30. ConclusionPage de copyright

Le Serment

 Baronne Emma Orczy

Prologue

I

– Lâche ! lâche, lâche !…

Ces mots retentirent, clairs, stridents, passionnés, dans un crescendo d’ardente indignation.

Le jeune homme, tremblant de rage, s’était dressé d’un bond. Penché au-dessus de la table de jeu, il essaya encore de crier l’insulte à l’homme qui lui faisait face afin que tout le monde l’entendît. Mais les sons refusaient de sortir de sa gorge contractée et, tout en ramassant d’une main frémissante les cartes éparpillées, comme s’il voulait les jeter à la figure de son interlocuteur, il parvint seulement à répéter d’une voix étranglée :

– Lâche !…

Autour d’eux, les parties de pharaon et de lansquenet s’étaient interrompues. Des mouvements divers se produisirent parmi les spectateurs de la scène. Les plus âgés essayèrent de s’interposer, mais les jeunes se contentèrent de rire. Ils savaient qu’à une querelle de ce genre, une seule conclusion était possible et attendaient ce qui allait suivre. Conciliation, arbitrage étaient hors de question. Delatour aurait dû savoir qu’il ne fallait point parler irrespectueusement d’Adèle de Montlhéry devant le jeune vicomte de Marny, dont l’engouement pour cette trop célèbre beauté défrayait depuis des mois les conversations de la cour et de la ville.

Adèle avait, sans contredit, beaucoup de charme ; elle n’avait pas moins d’habileté et d’artifice. Les Marny étaient riches, le petit vicomte très jeune, et le bel oiseau de proie était occupé pour l’instant à plumer ce pigeonneau frais émoulu du colombier ancestral.

Le jeune homme était encore dans le premier feu de sa passion. Il voyait dans Adèle le modèle de toutes les vertus et il eût été capable de provoquer toute la noblesse de France dans la folle prétention de justifier sa foi aveugle en l’une des femmes les plus légères de l’époque. Comme il avait la réputation d’un excellent escrimeur, ses amis jugeaient préférable d’éviter devant lui toute allusion à la beauté d’Adèle et à ses faiblesses.

Mais Delatour, assez distrait de sa nature, était capable de bévues de ce genre. Par le ton et les manières, il différait quelque peu de la haute société qu’il fréquentait. Dans ce cercle fermé de l’aristocratie où sa grande fortune et la faveur royale l’avaient fait admettre, il faisait en quelque sorte figure d’intrus.

Delatour n’était pas « né » ; son ascendance était obscure, son blason ne s’ornait d’aucun quartier de noblesse. On savait peu de chose sur sa famille, sinon qu’un aïeul aventureux avait fait aux Indes une fortune considérable que d’heureuses opérations financières avaient encore accrue. Le père de Delatour avait joui de la faveur particulière du défunt roi, chose qui peut surprendre, s’il est vrai, comme on le disait tout bas, que l’or des Indes avait à plusieurs reprises rempli les coffres vides du premier gentilhomme de France.

Quant à cette querelle, Delatour ne l’avait pas cherchée. Il ignorait les affaires privées du jeune vicomte, plus encore ses relations avec Adèle de Montlhéry, mais il était assez au courant du monde parisien pour connaître la réputation de cette dernière. Le nom d’Adèle ayant été prononcé dans la conversation, tout le monde s’était tu, sauf le vicomte, trop féru de sa belle pour n’en point faire un éloge enthousiaste. Un haussement d’épaules de Delatour, quelques mots prononcés par lui avaient mis le feu aux poudres. Rouge de colère, le vicomte de Marny s’était dressé et avait lancé l’insulte à la face de son contradicteur.

Delatour n’avait point bougé de son siège. Assis, le buste droit, une jambe croisée sur l’autre, il restait calme. Son visage brun et grave était seulement un peu plus pâle que d’habitude, sans quoi l’on eût pu croire que l’injure n’avait pas atteint ses oreilles. S’apercevant trop tard de sa maladresse, il s’en voulait maintenant d’avoir parlé mal à propos et regrettait d’avoir blessé le jeune homme ; mais il n’était plus temps de retirer ses paroles. Sans doute, si la chose avait été possible, il aurait prié le vicomte d’excuser sa distraction ; mais un pointilleux code d’honneur interdisait une démarche aussi logique ; sa réputation en eût souffert sans que la suite naturelle d’un tel incident pût être évitée.

Les panneaux sculptés du célèbre salon de jeu avaient souvent été témoins de scènes du même genre. Tous ceux qui étaient présents agirent suivant la coutume, et les formalités qu’exigeait l’étiquette en matière de duel furent exécutées rapidement.

Tout de suite, le jeune Marny se vit entouré d’un cercle compact d’amis. Son nom, sa fortune lui ouvraient toutes les portes à Paris et à Versailles. Pour le combat qui se préparait, il aurait pu avoir une armée de témoins.

Par contre, près de la table de jeu où les bougies qu’on ne songeait plus à moucher grésillaient et fumaient dans leurs bobèches, Delatour demeura seul quelques instants. Un peu déconcerté par le tour rapide qu’avait pris l’incident, il s’était levé et ses yeux noirs faisaient le tour de la salle en quête d’un ami. Mais là où le vicomte était chez lui par droit de naissance, Delatour n’était admis qu’en raison de sa fortune. Il comptait dans ce cercle beaucoup de relations, quelques flatteurs, mais peu d’amis.

C’était la première fois qu’il s’en apercevait aussi nettement. Chacun, dans ce salon, devait se rendre compte qu’il n’avait pas provoqué volontairement cette querelle et que son attitude avait toujours été celle d’un gentilhomme. Personne, cependant, ne s’avançait pour prendre place à ses côtés.

– Selon l’usage, voulez-vous, monsieur, choisir vos témoins ?

C’était le jeune marquis de Villefranche qui, l’air un peu hautain et un accent de condescendance ironique dans la voix, s’adressait au riche bourgeois qui allait avoir l’honneur de croiser le fer avec l’un des plus nobles gentilshommes du royaume.

– Je vous serais reconnaissant, monsieur, de faire ce choix vous-même pour moi, répondit Delatour avec froideur. Comme vous le voyez, j’ai ici peu d’amis.

Le marquis s’inclina en agitant d’un geste élégant son mouchoir de dentelles. On avait l’habitude de recourir à lui comme arbitre pour toutes les questions regardant l’étiquette ou la procédure des duels, et c’était pour cet aimable écervelé une vive satisfaction de se voir choisir pour régler les détails de la comédie tragique qui allait se jouer sur le parquet du salon de jeu.

Du regard, il fit le tour de la salle, examinant les visages. La jeunesse dorée se pressait autour du vicomte de Marny. Quelques hommes plus âgés formaient un groupe un peu à l’écart. Le marquis se dirigea de ce côté et s’adressant à un homme mûr, d’aspect militaire, qui portait un habit brun de coupe sévère :

– Mon colonel, dit-il en le saluant, je suis chargé par M. Delatour de lui trouver des témoins pour l’assister dans cette affaire d’honneur. Puis-je recourir à vos bons offices ?

– Certainement, certainement, répondit le colonel. Je connais peu M. Delatour, mais du moment que vous vous portez garant…

– Oh ! vous savez, interrompit de Villefranche d’un ton léger, c’est une pure question de formes. M. Delatour est un homme honorable, il est bien vu du roi, mais je ne suis pas son répondant. Au reste Marny est mon ami, et si vous préférez ne pas accepter…

– Du tout, répliqua le colonel qui avait jeté un coup d’œil rapide et scrutateur sur la figure solitaire debout près de la table de jeu. Je suis à la disposition de M. Delatour s’il veut bien accepter mes services.

– Il sera certainement trop heureux de les accepter mon cher colonel, murmura le marquis dont les lèvres aristocratiques dessinèrent une moue de dédain. Il n’a pas d’amis dans ce cercle, et si vous et M. de Quettare lui faites l’honneur de l’assister, il ne peut que vous en être reconnaissant.

M. de Quettare, officier d’ordonnance du colonel, était prêt à suivre son chef, et les deux hommes, après les salutations d’usage au marquis de Villefranche, s’en vinrent trouver Delatour.

– Si vous voulez accepter nos services, monsieur, commença le colonel sans autre préambule, M. de Quettare et moi nous mettons entièrement à votre disposition.

– Je vous remercie, messieurs, répondit Delatour. Cette affaire est une comédie ridicule et ce jeune homme est un sot. Toutefois, je suis moi-même dans mon tort, et si…

– Auriez-vous le désir de présenter des excuses ? demanda le colonel d’un ton glacé.

Le digne officier avait entendu parler de l’ascendance bourgeoise de Delatour. L’idée de présenter des excuses ne pouvait germer que dans un cerveau roturier, mais le colonel était stupéfait qu’elle pût être envisagée par un homme du monde. Des excuses ! Jamais un gentilhomme ne s’abaisserait ainsi, quels que fussent ses torts, et deux officiers des armées du roi ne pouvaient compromettre leur dignité dans de pareilles négociations.

Cependant, sans paraître soupçonner l’énormité de sa suggestion, Delatour poursuivait :

– Si cela pouvait éviter un conflit, je dirais bien au vicomte de Marny que j’ignorais son admiration pour la personne dont nous parlions et que…

– Craignez-vous donc tellement une égratignure, monsieur ? interrompit le colonel avec impatience tandis que M. de Quettare levait bien haut des sourcils étonnés devant un tel déploiement de pusillanimité bourgeoise.

– Qu’entendez-vous par là, colonel ? interrogea Delatour en se redressant.

– J’entends que vous devez vous battre ce soir avec le vicomte de Marny, ou disparaître de notre cercle où votre situation deviendrait impossible, répondit le colonel d’un ton d’où n’était pas exclue toute bienveillance, car, en dépit de l’attitude extraordinaire de Delatour, rien dans son expression ne trahissait la crainte ou la lâcheté.

– Vous connaissez mieux que moi vos amis, colonel, répliqua Delatour. Je m’incline devant votre expérience.

Et il tira son épée du fourreau.

On dégagea rapidement le centre du salon. Les témoins mesurèrent la longueur des épées, puis se portèrent derrière les antagonistes, un peu en avant des spectateurs qui formaient la haie le long des murs.

Ceux qui se trouvaient là représentaient la fleur du pays, ce que la France comptait de plus noble en fait de nom, de race, d’élégance raffinée, en l’an de grâce 1788. La nuée sombre qui devait peu après crever sur leurs têtes, les balayant de leurs demeures somptueuses pour les pousser vers la prison et l’échafaud, ne se formait que lentement à l’horizon brumeux de Paris, du Paris de la misère et de la faim. Pendant un an encore, entourant un trône branlant, ils continueraient à jouer, à se battre et à aimer. L’épée de Damoclès reposait encore dans son fourreau. Les plaintes des malheureux, les cris des mécontents, couverts par la musique de danse et les sérénades amoureuses, ne s’entendaient pas encore.

Le duc de Châteaudun était là qui, quatre ans plus tard, par une froide matinée d’automne, les cheveux soigneusement arrangés, des manchettes de Malines aux poignets, devait jouer une dernière partie de piquet avec son jeune frère sur la charrette qui les transportait vers la place de la Révolution à travers la canaille hurlante et débraillée.

Se trouvait là également le comte de Mirepoix qui devait parier, sur la plateforme de la guillotine, que son sang coulerait plus bleu que celui de ses compagnons de supplice.

Mais de ces drames futurs, personne, ce soir-là, n’avait le plus léger pressentiment tandis que, faisant cercle autour des deux hommes, les assistants suivaient les péripéties du duel avec le même intérêt qu’ils auraient accordé à une nouvelle figure de menuet. De Marny appartenait à une maison où l’on maniait l’épée depuis des siècles et lui-même était de première force à l’escrime ; mais aujourd’hui, échauffé par la colère et par le vin, il n’avait pas la pleine possession de ses moyens, Delatour avait de la chance : il s’en tirerait sans doute avec une simple écorchure.

Une fine lame aussi, ce Delatour. Son jeu était intéressant à observer. Beaucoup de calme, ni attaques ni feintes, à peine une riposte de temps à autre ; mais il restait en garde avec vigilance et sang-froid, toujours prêt à déjouer les manœuvres de son adversaire.

Peu à peu, le cercle se rétrécit autour des combattants. De discrètes exclamations admiratives saluaient parfois l’habile défense de Delatour. Le jeu de celui-ci devenait de plus en plus ferme et assuré tandis que de Marny s’énervait visiblement.

Une botte mal calculée plaça le jeune vicomte à la merci de son adversaire. La seconde d’après, il était désarmé et les témoins s’avançaient pour mettre fin au combat. L’honneur était satisfait : le roturier et le rejeton d’une antique lignée avaient croisé l’épée en l’honneur d’une des femmes les plus dévergondées de la société.

La modération de Delatour était une leçon pour tous ces jeunes étourdis qui jouaient avec leur vie, leur honneur et leur réputation aussi légèrement qu’avec leurs tabatières d’or et leurs mouchoirs de dentelles.

Déjà le vainqueur faisait mine de se retirer, évitant, avec le tact particulier aux natures généreuses, de regarder du côté de son adversaire désarmé. Cette attitude, cependant, parut cingler l’amour-propre si cruellement blessé du vicomte de Marny.

– Ceci n’est point un jeu d’enfant, monsieur, fit-il tout frémissant. Je réclame pleine satisfaction.

– Ne l’avez-vous donc pas eue ? répliqua Delatour. Vous avez montré votre bravoure, vous vous êtes battu en l’honneur de votre dame. Moi-même, d’autre part…

– Vous, cria le jeune homme d’une voix rauque, vous n’avez pas reconnu vos torts envers la noble femme que vous avez outragée, et vous allez le faire ici même, publiquement…

– Vous êtes fou, vicomte, riposta froidement Delatour. Je regrette la maladresse que j’ai commise à votre endroit, mais c’est tout.

– Ce n’est pas assez ! Vous lui devez des excuses… À genoux ! et rétractez ce que vous avez dit.

Aiguillonné par l’humiliation, le vicomte ne se connaissait plus. Adulé et comblé depuis sa naissance, ce n’était qu’un enfant gâté qui ne pouvait supporter qu’on lui résistât. Ses témoins essayèrent de le calmer, mais il les écarta d’un geste fiévreux. Il ne voulait rien entendre ; il ne voyait plus que l’homme qui avait insulté Adèle de Montlhéry et qui ajoutait à ce premier outrage en refusant de rétracter ses paroles. En cet instant, il haïssait Delatour de la haine la plus violente qu’un cœur humain puisse concevoir. Le calme de son adversaire, son attitude chevaleresque, sa courtoisie ne faisaient qu’aviver sa rage.

– Lâche ! s’exclama-t-il de nouveau.

Un brouhaha général s’ensuivit. Entourant le vicomte, ses amis tentèrent de le retenir. Le marquis de Villefranche déclara que l’affaire sortait des règles du jeu. Dans les embrasures, ceux qui assistaient en curieux à ce spectacle échangeaient des paris sur le dénouement final de la querelle.

Delatour, cependant, commençait à perdre patience. Personne n’observait son regard qui s’assombrissait comme un ciel d’orage où s’amoncellent de lourds nuages noirs. Sa voix s’éleva, nette et coupante :

– Je vous en prie, messieurs, ne perdez pas de temps à argumenter davantage. Le vicomte de Marny réclame une autre leçon. Eh bien ! morbleu, il l’aura… En garde, monsieur !

Les assistants se reculèrent vivement, et les témoins reprirent l’attitude et l’expression imperturbable qu’exigeait leur fonction ; tout bruit cessa et, de nouveau, on n’entendit plus que le cliquetis des armes.

Chacun sentait que la comédie tournait au drame. Cependant, il était visible que Delatour entendait seulement désarmer son adversaire pour lui donner une nouvelle leçon, un peu plus dure peut-être que la précédente. Son habileté à manier l’épée, le manque de sang-froid du jeune de Marny lui donnaient un avantage incontestable.

Ce qui se passa ensuite, personne n’eût pu le dire exactement. Les attaques du vicomte étaient devenues de plus en plus furieuses et désordonnées. Il se découvrait parfois de la façon la plus téméraire en se fendant violemment pour atteindre la poitrine de son adversaire. Dans une de ces pointes insensées, il parut se jeter littéralement sur l’épée de Delatour. D’un mouvement rapide du poignet, celui-ci tenta d’éviter la conséquence fatale mais il était trop tard : sans une plainte, sans un soupir, le vicomte de Marny s’affaissait. L’épée tomba de sa main, et ce fut Delatour lui-même qui le reçut dans ses bras. Les spectateurs ne comprirent ce qui était arrivé qu’en voyant le jeune gentilhomme étendu sur le sol, son habit de satin bleu taché de rouge, et Delatour penché sur lui, consterné.

Il n’y avait rien à faire. Un silence, le silence imposant commandé par la présence de la mort, tomba sur les assistants. On entendit seulement une voix nette prononcer dans un coin reculé de la salle :

– Je vous dois cent louis, marquis. Ce bourgeois est vraiment une fine lame.

L’étiquette exigeait que Delatour se retirât. Il ne lui était permis de rien faire pour le jeune garçon dont il avait causé la mort si involontairement. Les groupes s’ouvrirent pour lui livrer passage et il sortit, suivi du colonel et de M. de Quettare qui étaient restés fidèlement à ses côtés jusqu’à la fin. Vieux soldats, hommes d’honneur et d’action, tous deux étaient capables de rendre hommage à la valeur et à la générosité de celui qu’ils venaient d’assister.

À la porte, ils croisèrent le chirurgien qu’on avait envoyé chercher d’avance pour parer à toute éventualité.

La grande éventualité s’était produite et dépassait la science du chirurgien. Là-haut, sous la lumière des lustres, le fils unique du comte de Marny rendait le dernier soupir, tandis que Delatour, s’enveloppant étroitement dans son manteau, sortait dans la rue sombre et s’enfonçait tout seul dans l’obscurité.

II

Le chef de la maison de Marny à cette époque atteignait seulement sa soixante-dixième année, mais son existence avait été fort remplie depuis le jour où, jeune garçon de douze ans, il avait reçu du roi Louis le Bien-Aimé sa nomination au corps des pages, jusqu’à celui où la nature impitoyable l’avait terrassé au milieu de sa vie brillante et agitée pour le clouer sur le fauteuil d’infirme qu’il ne quitterait plus désormais que pour gagner sa dernière demeure.

Sa fille Juliette, venue au monde pendant les dernières années heureuses de son existence, n’était encore qu’une enfant. Ses traits rappelaient beaucoup ceux de sa mère, créature charmante et mélancolique dont le bonheur conjugal n’avait pas été sans nuages. Elle était partie jeune encore, en léguant comme un trésor précieux sa toute petite fille au mari brillant et volage qu’elle avait aimé profondément, en dépit de tout ce qu’elle avait eu à lui pardonner.

Depuis que le comte de Marny subissait sa terrible épreuve, Juliette était devenue sa plus grande joie, le rayon de soleil qui éclairait les mornes journées remplies seulement par les souvenirs du passé et l’amer regret des années disparues.

Mais il avait aussi son fils. De même que Juliette était l’objet de sa tendresse paternelle, Philippe était son orgueil et en lui s’incarnaient toutes ses espérances. C’était son fils, le futur comte de Marny, qui ferait revivre la gloire de sa maison. Par lui, de nouveau la France retentirait du bruit des exploits et des hardies aventures qui avaient rendu le nom de Marny célèbre à la cour et sur les champs de bataille. Du fond de son grand fauteuil capitonné, le vieillard ne se lassait pas d’écouter les histoires que lui contait Philippe sur la cour, la jeune reine et son amie, la charmante princesse de Lamballe, la pièce à la mode, ou la dernière étoile parue au firmament théâtral. Dans l’intelligence affaiblie du vieux comte, ces récits évoquaient l’image de sa propre jeunesse, et le souvenir de ses triomphes d’autrefois lui faisait oublier un instant la tristesse des heures présentes.

Lorsque, cette nuit-là, on ramena le vicomte à l’hôtel de Marny, Juliette fut la première tirée de son sommeil. Elle entendit du bruit au-dehors : une voiture arrivait lentement devant la grand-porte, puis le lourd marteau retentit avec un son lugubre suivi des grognements de Mathieu, le portier, qui détestait qu’on le dérangeât pendant son sommeil.

Tout de suite, elle eut le pressentiment d’un malheur. Les pas assourdis qui traversaient la cour, puis montaient lentement le grand escalier de pierre avaient un son étrange. C’était le pas d’hommes qui transportent un pesant fardeau. Bondissant hors de son lit, Juliette jeta en hâte un vêtement sur ses épaules, chaussa des mules et ouvrit la porte de sa chambre. Deux inconnus débouchaient à cet instant sur le palier, suivis de deux hommes portant une civière ; le vieux Mathieu fermait la marche en poussant des gémissements étouffés.

Aussi rigide qu’une statue, Juliette demeura sur le pas de sa porte. Le petit groupe passa devant elle sans la voir, car les paliers étaient vastes à l’hôtel de Marny et la lanterne de Mathieu ne projetait qu’une lumière faible et vacillante. Un peu plus loin dans la galerie, devant la chambre de son frère, le cortège s’arrêta. Mathieu ouvrit la porte et les cinq hommes disparurent à l’intérieur.

L’instant d’après, Gertrude, l’ancienne nourrice de Juliette, qui venait d’apprendre l’horrible nouvelle, arrivait tout en pleurs dans la chambre de sa maîtresse. À peine pouvait-elle proférer une parole, mais elle entoura de ses bras son enfant chérie et la serra en sanglotant sur son cœur maternel.

Juliette, elle, ne pleurait pas. Le coup était si brutal, si affreux, qu’elle en demeurait comme pétrifiée. Fillette de quatorze ans, elle n’avait jamais jusque-là songé à la mort, et voilà que la mort, entrant dans la maison, venait de lui prendre son frère, ce frère qui faisait sa joie et sa fierté. Philippe n’était plus… Son père n’en savait rien encore, et c’était elle, Juliette, qui devait lui apprendre l’affreux événement.

– Veux-tu le lui dire, Gertrude ? gémit-elle lorsque la violence du chagrin qui secouait la vieille servante parut céder un peu.

– Oh ! non, ma mignonne. Je ne puis pas… Je ne puis pas…

Et la pauvre femme, de nouveau, fondit en larmes.

Un sentiment de révolte envahit l’âme de Juliette. Elle en voulut à Dieu qui lui imposait une telle épreuve. De quel droit exigeait-il qu’une enfant comme elle subît cette agonie morale ? Se voir ravir son frère, être témoin du désespoir de son vieux père… C’en était trop. Dieu se montrait injuste et cruel !

Le tintement d’une sonnette la fit soudain tressaillir. Son père était réveillé. Sans doute avait-il entendu du bruit et appelait-il pour en connaître la cause. D’un mouvement brusque, Juliette se dégagea de l’étreinte de Gertrude, traversa en courant le palier obscur et ouvrit la grande porte sculptée qui lui faisait face.

Le vieux comte était assis au bord de son lit, ses jambes longues et maigres pendant inertes au-dessus du sol. Impotent comme il l’était, il avait dû faire un prodigieux effort pour se dresser dans cette position et maintenant il luttait désespérément pour arriver à se mettre debout. Lui aussi avait entendu des pas assourdis troubler le silence nocturne, le lourd piétinement d’hommes pesamment chargés. Son esprit s’était-il reporté, un demi-siècle en arrière, vers des scènes tragiques dont il avait été le spectateur indifférent ? Peut-on savoir quelles visions se projetèrent alors dans l’imagination du vieux gentilhomme ? En tout cas, il avait deviné ; et quand Juliette se précipita dans la chambre, pâle, tremblante et le désespoir dans ses grands yeux, elle comprit qu’il savait tout et qu’elle n’avait pas besoin de parler. La Providence, du moins, lui avait épargné cette épreuve.

Pierre, le serviteur dévoué du comte de Marny, l’habilla aussi vite qu’il put. Son maître voulut être revêtu de son habit de cérémonie, le somptueux costume de velours noir aux boutons de diamant qu’il avait porté le jour où l’on avait conduit le roi Louis XV à sa dernière demeure, dans les caveaux de Saint-Denis.

Ces vêtements qui naguère convenaient si bien à sa belle prestance flottaient maintenant autour de son corps amaigri. Mais le vieux gentilhomme faisait quand même figure imposante et majestueuse avec sa chevelure blanche nouée par un large ruban noir et le jabot de précieux point d’Angleterre retombant sur sa poitrine en cascade neigeuse.

Il mit sa croix de Saint-Louis, boucla son épée d’une main tremblante et, se redressant autant qu’il le pouvait sur son fauteuil, il se fit transporter par quatre laquais jusqu’au lit où gisait le corps de son fils.

Toute la maison était en rumeur. On avait allumé les grandes torchères de l’escalier et de nombreuses bougies jetaient dans les vastes appartements une lueur mouvante et fantastique. Tous les serviteurs, revêtus de leur livrée, étaient rangés dans la galerie, émus et silencieux.

La mort de l’héritier de la maison de Marny était un de ces événements dont l’histoire prend acte et il était légitime de l’entourer de pompe et de solennité.

Le comte se fît déposer contre le lit où gisait son fils et demeura un long moment sans dire une parole ni faire un mouvement.

Le marquis de Villefranche, qui avait accompagné son ami jusqu’au bout, jugea qu’il était temps de se retirer. Juliette avait à peine remarqué sa présence. Les yeux fixés sur son père, elle n’osait pas regarder sur le lit la figure livide de son frère, saisie d’une épouvante enfantine entre ces deux figures muettes, celle du vivant et celle du mort.

Au moment où le marquis allait quitter la chambre, le vieillard parla pour la première fois.

– Marquis, dit-il d’une voix calme, vous ne m’avez point dit comment mon fils a été tué.

– En combat singulier, pour une affaire d’honneur, monsieur le comte, répondit le marquis, ému, en dépit de sa légèreté, par cette scène étrange et tragique.

– Et qui a tué mon fils ? dit encore le comte du même ton égal.

Il ajouta avec une soudaine et farouche énergie :

– J’ai le droit de le savoir.

– C’est M. Paul Delatour, monsieur le comte, répondit le marquis. J’assistais au duel et je puis témoigner que le combat a été mené loyalement.

Le vieux comte eut comme un soupir de satisfaction. Puis il reprit :

– Il me serait impossible, marquis, de vous exprimer suffisamment ma reconnaissance. Votre dévouement envers mon fils dépasse toute gratitude. Dieu vous garde…

Et, d’un geste noble empreint de la politesse du Grand Siècle, il indiqua au jeune gentilhomme qu’il pouvait se retirer. Escorté par deux valets, celui-ci sortit de la pièce.

– Renvoyez tous nos serviteurs, Juliette, ordonna le comte, j’ai à vous parler.

Docile, elle obéit, et bientôt il ne resta plus auprès du mort que le vieillard et sa fille.

Dès que les pas étouffés des domestiques se furent éteints dans la galerie, le comte parut secouer la torpeur qui l’avait comme enveloppé jusque-là. Saisissant le poignet de sa fille, il murmura d’une voix ardente :

– Son nom, vous avez entendu son nom, Juliette ?

– Oui, père, répondit la jeune fille.

– Paul Delatour… Paul Delatour… vous ne l’oublierez pas ?

– Jamais, père.

– Ce Paul Delatour a tué votre frère. Vous comprenez bien… Il a tué mon fils, l’espoir de ma maison, le dernier représentant d’une race glorieuse entre toutes celles qui ont illustré ce pays… Il l’a tué lâchement, il l’a assassiné…

– Mais père, n’était-ce pas un combat loyal ?

– Il n’est jamais loyal pour un homme de tuer un enfant, répliqua le vieillard avec une sauvage énergie. Delatour a trente ans. Philippe n’était pas encore majeur. Que la vengeance de Dieu accable le meurtrier !

Juliette contemplait son père avec stupeur. Il lui apparaissait tout autre avec cette expression d’exaltation et de haine qu’elle ne lui avait encore jamais vue.

Elle était trop jeune et trop inexpérimentée pour se rendre compte que la dernière lueur d’une raison vacillante s’éteignait rapidement dans le pauvre cerveau affaibli. Bien que l’attitude de son père lui inspirât de l’étonnement et de l’effroi, elle aurait repoussé avec horreur et indignation l’idée que sa pensée s’égarait.

Lorsque, l’attirant plus près de lui, il lui prit la main et la plaça sur la poitrine du mort, elle frissonna au contact du corps inanimé, si différent de tout ce qu’elle avait jamais touché jusque-là, mais elle obéit à son père sans mot dire et prêta à ses paroles une attention respectueuse.

– Juliette, reprit-il avec plus de calme, vous allez avoir quinze ans et vous êtes capable de comprendre ce que je vais vous demander. Si, pauvre infirme impuissant, je n’étais pas cloué à ce misérable fauteuil, je n’aurais recours à personne, pas même à vous, mon unique enfant, pour accomplir ce que la justice divine réclame de l’un de nous.

Il se recueillit un instant, puis poursuivit d’une voix solennelle :

– Souvenez-vous, Juliette, que vous appartenez à la famille de Marny où, durant des siècles, l’honneur a été placé plus haut que tout ; souvenez-vous que jamais un de vos ancêtres n’a failli à la parole donnée. Dieu vous voit, mon enfant. Vous allez devant lui et devant moi prêter un serment dont la mort seule pourra vous relever. Cet engagement solennel que je vous demande pour apaiser les mânes de votre frère et pour adoucir l’amertume de mes derniers jours, êtes-vous prête à le prendre ?

– Si tel est votre désir, mon père, je suis prête.

– Jurez donc de venger la mort de votre frère.

– Mais, père…

– C’est là le serment que j’attends de vous.

– Comment pourrais-je le remplir, père ?… Je ne comprends pas.

– Dieu vous montrera la voie, mon enfant. Plus tard, vous comprendrez…

La jeune fille hésita. Jetée brusquement en plein cauchemar, il lui était impossible de former une pensée nette. Elle sentait seulement que son âme était douloureusement partagée entre la répulsion instinctive que sa timidité naturelle et son éducation chrétienne lui inspiraient pour un serment de vengeance et la crainte de manquer à l’obéissance filiale. Privée de sa mère, elle avait reporté sur son père son affection entière : en toutes choses, elle se conformait à ses désirs, et, en ce moment douloureux, elle voulait par-dessus tout ne pas le contrister par sa résistance. Elle pensa aux saints et aux saintes dont elle avait lu la vie, qui s’étaient signalés par leur obéissance aveugle envers leurs supérieurs. Devait-on discuter un ordre paternel ? Elle se rappela les chevaliers d’autrefois et les faits glorieux qu’ils accomplissaient pour remplir leurs serments… L’exaltation du vieillard commençait à la gagner : elle se vit investie d’une mission… souffrant pour la remplir…

Mais le comte commençait à s’irriter de son silence et il dit d’un ton de reproche :

– Devant le corps de votre frère qui crie vengeance, Juliette, est-il possible que vous hésitiez, vous, la dernière des Marny !… Car, à partir de ce soir, je ne compte plus parmi les vivants.

– Non, père, murmura la jeune fille frémissante, je n’hésite pas. Je suis prête à faire le serment que vous me dicterez.

– Étendez la main, mon enfant, et répétez après moi les paroles que je vais prononcer.

– Oui, père.

– Devant le Dieu tout-puissant qui me voit et qui m’entend, je jure de rechercher Paul Delatour…

D’une voix qu’elle s’efforçait de rendre ferme, Juliette répéta :

– … Et lorsque Dieu m’en indiquera le moyen, de lui faire expier son crime par la mort, la ruine ou le déshonneur.

– … Que mes ancêtres me renient si j’étais jamais assez lâche pour faillir à ce serment.

Le serment était prononcé. Juliette tomba à genoux. Sur les traits du vieillard se peignit une expression de soulagement.

Un instant plus tard, l’infirme appela son vieux serviteur, et Juliette, brisée par l’émotion, s’enfuit hors de la pièce pour aller se jeter, tout en larmes, dans les bras de sa fidèle Gertrude.