Le Triomphe du Mouron rouge - Baronne Emma Orczy - E-Book

Le Triomphe du Mouron rouge E-Book

Baronne Emma Orczy

0,0

Beschreibung

En France, sous la Terreur, Bertrand Moncrif et ses amis «Fatalistes», membres de l'aristocratie, sont sauvés de la guillotine par les coups de mains audacieux d'un individu derrière lequel se cache le Mouron rouge. Agissant sous divers déguisements, il leur permet de trouver refuge sur le sol anglais. Exaspéré, Robespierre fait pression sur Theresia Cabarrus. Envoyée en Angleterre, la «Belle Espagnole» dont le charme opère sur tous les hommes (le sanguinaire Tallien, membre du Comité de Salut Public et Bertrand Moncrif, l'aristocrate, sont à ses pieds) a pour mission de jeter ses filets sur l'insaisissable Mouron Rouge et de le ramener à Paris. C'est sans compter sur la perspicacité de ce dernier qui, la reconnaissant, refuse ses avances, réservant sa passion à Lady Blakeney. Mais bientôt, cette dernière se trouve capturée et emmenée à Paris...Dans ce huitième roman de la saga, la Baronne ORCZY entretient l'acuité de son lecteur en associant aventure ludique individuelle et arrière-plan géopolitique.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 353

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Le Triomphe du Mouron rouge

Le Triomphe du Mouron rouge1. L’idole aux pieds d’argile2. Compagnons de misère3. Pour un grain de plaisir, une livre de peine4. Les réjouissances de la canaille5. Une heure de gloire6. Deux interludes7. La belle Espagnole8. Une heure effroyable9. L’idole sinistre que le monde adore10. Étranges événements11. Chauvelin12. Le Repos du Pêcheur13. Le naufrage14. Le nid15. Pour l’amour du sport16. Réunion17. Du soir au matin18. Une rencontre19. Le départ20. Souvenirs21. Attente22. Ambition23. Au nom de la République24. Quatre jours de délai25. Un rêve26. Peur et ambition27. Attente28. La fin du second jour29. La tempête30. Notre-Dame de Pitié31. L’aube grise32. La catastrophe33. Le cyclonePage de copyright

Le Triomphe du Mouron rouge

 Baronne Emma Orczy

1. L’idole aux pieds d’argile

Le 26 avril 1794 ou, si l’on préfère, le 7 Floréal de l’an II du nouveau calendrier, trois femmes et un homme étaient réunis dans une petite chambre aux rideaux jalousement fermés, au premier étage d’une maison de la rue de la Planchette qui appartient à un quartier de Paris triste et retiré. L’homme était assis sur un siège que surélevait une estrade. Il était vêtu avec une propreté méticuleuse. Son habit de drap sombre laissait passer du linge blanc au col et aux poignets, il portait des culottes tannées, des bas blancs et des souliers à boucles. Sa chevelure disparaissait sous une perruque gris souris. Il était immobile, une jambe repliée sur l’autre, et ses mains fines, sèches, étaient croisées devant lui.

Derrière l’estrade, un épais rideau traversait toute la pièce et, en face, chacune en un coin opposé, deux jeunes filles vêtues de vêtements gris, très lâches, étaient assises sur leurs talons ; les paumes de leurs mains reposant à plat sur leurs cuisses, les cheveux dénoués, le menton levé, les yeux fixes, elles étaient figées dans une attitude contemplative. Au centre de la pièce, une femme était debout ; les bras croisés sur la poitrine, elle tenait les yeux levés vers le plafond. Ses cheveux gris, raides et rebelles, étaient en partie dissimulés par un ample voile flottant d’un gris indécis. De ses épaules et de ses bras maigres, son vêtement, qui était à peine une robe, tombait en plis lourds, sans dessiner ses formes. En face d’elle, sur une petite table, un grand globe de cristal au socle de bois noir finement sculpté et incrusté de nacre reposait près d’une petite boîte de métal.

Juste au-dessus de la tête de la vieille femme, une lampe à huile protégée par un morceau de soie rouge jetait une faible lueur sur la scène. Une demi-douzaine de chaises, un tapis élimé et un chiffonnier effondré dans un coin formaient tout l’ameublement ; les rideaux devant la fenêtre et les portières qui dissimulaient les portes étaient très épais et interdisaient à l’air et à la lumière d’entrer.

La vieille femme, les yeux toujours fixés sur le plafond, parla d’une voix morne, monotone.

– Citoyen Robespierre, toi, l’Élu du Très-Haut, qui as daigné pénétrer dans l’humble demeure de ta servante, quel est ton bon plaisir aujourd’hui ?

– L’ombre de Danton me poursuit, répondit Robespierre, et sa voix semblait monocorde, étouffée par la lourde atmosphère. Peux-tu la contraindre au repos ?

La femme étendit les bras. Les plis de ses vêtements tombèrent droit de ses épaules et de ses poignets jusqu’au sol ; ainsi elle semblait sans corps, un fantôme gris dans la lumière fuligineuse.

– Du sang ! cria-t-elle dans une plainte bizarre. Du sang autour de toi ! Du sang à tes pieds ! Mais il n’y en a pas sur ta tête, Élu du Tout-Puissant ! Tes secrets sont ceux de l’Être Suprême ! Ta main tient son épée vengeresse ! Je te vois marcher sur une mer de sang, mais tes pieds sont aussi blancs que les lis et tes vêtements sans tache, comme la neige. Arrière ! vous, esprits du mal ! Arrière, vampires et goules ! Ne venez pas troubler de votre souffle empesté la sérénité de notre Étoile du Matin !

Les jeunes filles élevèrent les bras au-dessus de leurs têtes et répétèrent les gémissements de la vieille sorcière.

– Arrière ! crièrent-elles solennellement. Arrière !

Alors d’un coin éloigné de la pièce, une petite silhouette se détacha de l’ombre. C’était un jeune Noir, vêtu de blanc de la tête aux pieds. Dans la demi-obscurité, ses vêtements et le blanc de ses yeux étaient seuls visibles. Il semblait marcher sans pieds, avoir des yeux sans avoir de visage, et porter un lourd récipient sans avoir de mains. Son apparence était si surprenante et si surnaturelle que l’homme sur l’estrade ne put réprimer un cri de terreur. Sur quoi, une large rangée de dents brillantes se montra quelque part entre les plis des vêtements fantomatiques et compléta les traits fantastiques du négrillon. Celui-ci portait une jatte de cuivre profonde qu’il plaça sur la table immédiatement derrière la boule de cristal et la boîte métallique. La voyante ouvrit la boîte, y puisa une pincée de poudre brune, et la tenant entre le pouce et l’index dit gravement :

– Du cœur de la France s’élève l’encens de la foi, de l’espoir, de l’amour ! (Et elle jeta la poudre dans la jatte.) Puisse-t-il être accepté par celui qu’elle a choisi pour maître !

Une flamme bleuâtre jaillit du fond du récipient, illumina une seconde ou deux le visage décharné de la vieille sorcière, la figure grimaçante du Noir, et joua capricieusement avec les ténèbres environnantes. Une fumée à l’odeur douce monta vers le plafond. Puis la flamme mourut, laissant plus sombre et plus mystérieuse la lueur rouge qui baignait la pièce.

Robespierre n’avait pas bougé. Sa vanité sans bornes, son ambition, lui cachaient ce que ces rites mystiques avaient de ridicule et d’effronté. Il accepta l’encens, respira profondément comme s’il voulait s’emplir entièrement de ces fumées capiteuses, car il était toujours prêt à faire accueil à l’adulation éhontée de ses partisans.

La vieille répéta ses incantations. Elle reprit encore de la poudre dans la boîte, la jeta dans le récipient et parla d’une voix sépulcrale :

– Du cœur de ceux qui t’adorent monte l’encens de leurs louanges !

Une flamme rose tendre s’éleva immédiatement. Elle répandit un instant un éclat surnaturel et s’évanouit rapidement. Pour la troisième fois, la sorcière reprit sa litanie :

– Du cœur de la nation tout entière s’élève l’encens d’une joie sans mélange devant ton triomphe sur tes ennemis !

Cette fois, la poudre magique ne s’enflamma pas aussi vite qu’auparavant. Pendant quelques secondes, le récipient resta sombre et insensible, rien ne vint dissiper les ténèbres alentour. Même la lumière de la lampe à huile parut soudain s’obscurcir. En tout cas, l’autocrate crut le voir et, les nerfs à fleur de peau, crispa sur les bras de son fauteuil ses mains maigres comme les serres d’un oiseau de proie, fixant ses petits yeux sur la sibylle qui contemplait son récipient de métal comme si elle avait voulu arracher à ses profondeurs quelque secret cabalistique.

Tout à coup, une flamme rouge brillante s’élança de la jatte. Tout dans la chambre fut inondé d’une lumière cramoisie. La vieille sorcière, courbée sur son chaudron, semblait barbouillée de sang, ses yeux paraissaient injectés de sang et son long nez courbe jetait une grande ombre noire sur la bouche, déformant le visage en une affreuse grimace de cadavre. De sa gorge sortaient des sons étranges, des plaintes d’animal.

– Rouge ! Rouge ! gémit-elle.

Et à mesure que la flamme diminuait et s’éteignait en vacillant, ses mots devenaient plus distincts. Elle éleva la boule de cristal et la regarda fixement.

– Toujours du rouge ! reprit-elle lentement. Hier, j’ai fait trois fois l’invocation au nom de notre Élu… Trois fois les esprits se sont montrés enveloppés dans une flamme rouge sang… rouge… toujours rouge… Ce n’est pas seulement du sang… c’est le danger… un danger de mort qui vient d’une chose rouge…

Robespierre s’était levé et ses lèvres minces murmuraient des imprécations. Les figurantes agenouillées semblaient épouvantées et des plaintes s’échappaient de leurs lèvres. Seul, le négrillon semblait maître de lui. Il restait là, s’amusant de la scène, ses dents blanches brillant dans une large grimace.

– Assez de devinettes, mère ! cria Robespierre, impatienté, en descendant vivement de l’estrade.

Il s’approcha de la vieille nécromancienne, la saisit par le bras, mit sa tête en face de la sienne dans un effort pour voir ce que la boule de cristal semblait lui montrer.

– Que voyez-vous ? dit-il rudement.

Elle le repoussa et regarda avec une attention frénétique dans la boule.

– Rouge ! Écarlate… oui, écarlate. Cela prend forme maintenant… et recouvre l’Élu. La forme est plus nette… et l’Élu est plus effacé…

Alors elle poussa un cri perçant.

– Prends garde ! prends garde ! cette chose écarlate a la forme d’une fleur… cinq pétales, je les vois distinctement… et je ne vois plus l’Élu !

– Malédiction ! Quelle est cette imbécillité ?

– Ce n’est pas une imbécillité, répondit la vieille ; tu as consulté l’oracle, toi, l’Élu du peuple français, et l’oracle a répondu : Prends garde à la fleur écarlate ! Ce qui est rouge est pour toi un danger de mort !

Robespierre tenta de rire.

– Quelqu’un t’a farci la tête, mère, dit-il en cherchant à rester calme, avec les histoires de l’Anglais mystérieux qui se cache sous le nom du Mouron Rouge.

– Ton ennemi mortel, Messager du Très-Haut ! Dans son Angleterre brumeuse et lointaine, il a juré ta mort. Prends garde !

– Si c’est là le seul danger qui me menace…

– Le seul et le très grand danger. Ne le méconnais pas, bien qu’il te semble faible et lointain.

– Je ne le méconnais pas, mais je ne l’exagère pas. Un moustique gêne, mais n’est pas dangereux.

– Un moustique peut avoir un aiguillon empoisonné. Les esprits ont parlé. Écoute leur avertissement. Détruis ton ennemi ou il te détruira !

– Évidemment ! répliqua Robespierre. (Et malgré l’atmosphère étouffante il frissonna.) Puisque tu es si bien avec les esprits, demande-leur comment je peux y arriver.

La femme éleva la boule de cristal à la hauteur de sa poitrine. Elle resta un moment silencieuse. Puis elle commença à murmurer :

– Je vois la fleur écarlate tout à fait… Une petite fleur écarlate… et je vois la grande lumière en auréole, la lumière de l’Élu. Elle est éblouissante, mais la fleur écarlate jette là-dessus les ombres du Styx.

– Demande aux esprits, interrompit Robespierre, quelle est la meilleure manière d’en finir avec un ennemi.

– Je vois quelque chose de blanc, de rose, de tendre…, est-ce une femme ?

– Une femme ?

– Elle est grande, elle est belle, c’est une étrangère… ses yeux sont profonds comme la nuit et ses cheveux noirs comme l’aile du corbeau… Oui, c’est une femme. Elle est entre la lumière et la fleur rouge. Elle prend la fleur… la caresse, la porte à ses lèvres… Ah ! (La voyante eut un cri de triomphe.) Elle la froisse et la jette saignante dans la lumière qui la consume. Maintenant la fleur est fanée, déchirée, écrasée, et la lumière est plus rayonnante, rien ne vient plus obscurcir sa gloire…

– Mais la femme ? Qui est-elle ? Quel est son nom ?

– Les esprits ne donnent pas de noms. Toute femme serait heureuse de te servir. Les esprits ont parlé, le salut te viendra d’une femme.

– Et mon ennemi ? Maintenant que je suis averti, qui est en danger de mort, moi ou mon ennemi ?

La sorcière était toute prête à continuer son sortilège. Robespierre, suspendu à ses lèvres, semblait complètement transformé. Un être craintif, crédule, ardent, tout différent du despote froid et calculateur qui envoyait à la mort des milliers de gens à l’aide d’un discours mesuré, ou par le pouvoir de sa seule présence. L’histoire a vainement cherché le mobile qui poussa le cynique tyran à consulter une misérable sorcière. Cette Catherine Théot avait une puissance psychique certaine, et bien que les philosophes du XVIIIe siècle aient ruiné les croyances et superstitions du moyen âge, on pouvait s’attendre à ce que, dans le bouleversement de cette terrible révolution, les hommes se tournassent vers le surnaturel pour se consoler des misères de leur vie quotidienne.

En ce monde, plus les événements sont extraordinaires et les catastrophes effroyables, plus les hommes mesurent leur faiblesse et cherchent ardemment la main cachée assez puissante pour écarter d’eux les cataclysmes. Jamais, depuis les débuts de l’histoire, on n’avait vu autant de théosophes, de démonologues, d’occultistes, d’exorcistes ; les Théistes, les Rose-Croix, les Illuminés, Swedenborg, le comte de Saint-Germain, Weishaupt et quantité d’autres, charlatans avoués ou apôtres convaincus, avaient leurs dévots, leurs prosélytes, leurs cultes.

Aussi Catherine Théot était des plus connues à Paris. Elle croyait avoir le don de prophétie et Robespierre était son fétiche. En cela, au moins, elle était sincère. Elle le prenait pour un nouveau Messie, l’Élu de Dieu. Elle l’avait proclamé, et un de ses premiers disciples, un ancien chartreux nommé Gerle, avait glissé cette flatterie à l’oreille du grand homme qui siégeait à côté de lui à la Convention et, peu à peu, avait dirigé ses pas vers l’antre de la sorcière.

On peut se demander si la vanité de Robespierre, qui était sans limite et probablement sans seconde, le conduisit à croire sincèrement à sa mission divine ou s’il ne cherchait pas uniquement à renforcer sa popularité en se parant d’une auréole surnaturelle. Il est certain qu’il se prêta aux pratiques de sorcellerie de Catherine Théot, et qu’il accepta d’être flatté et adoré par les nombreux disciples qui remplissaient ce nouveau temple de la magie, soit par ferveur mystique, soit parce qu’ils désiraient avancer leurs affaires en rampant devant l’homme le plus redouté de France.

II

Catherine Théot, immobile, semblait réfléchir à la dernière demande de l’Élu : « Maintenant que je suis averti, qui est en danger de mort, moi ou mon ennemi ? » Enfin, comme si elle était mue par une inspiration, elle prit une autre pincée de poudre dans la boîte. Les yeux brillants du Noir et le regard à demi méprisant du dictateur suivaient tous ses gestes. Les jeunes filles avaient entonné une mélopée. Comme la voyante jetait la poudre dans le récipient de cuivre, une vapeur très parfumée s’éleva et l’intérieur du vaisseau fut baigné d’une lumière d’or. La fumée s’éleva en spirales, se répandit dans la chambre sans air, rendant l’atmosphère insupportablement lourde.

Le dictateur sentit qu’une étrange exaltation le soulevait, comme si un souffle puissant lui venait des vapeurs. Son corps semblait devenir immatériel, il se sentait vraiment l’Élu du Très-Haut. Ainsi désincarné, il lui semblait disposer d’une force sans limites, du pouvoir de triompher de tous ses ennemis, quels qu’ils fussent. Dans ses oreilles un vigoureux bourdonnement semblait répercuter le son de milliers de trompettes et de tambours, jouant à l’unisson en l’honneur de sa puissance. Ses yeux crurent voir des foules de Français, vêtus de blanc, la corde au cou, s’incliner jusqu’au sol devant lui comme des esclaves. Il chevauchait un nuage. Son trône était d’or. Sa main tenait un sceptre de flamme, et sous ses pieds gisait, écrasée, une immense fleur écarlate. La voix de la sibylle atteignit ses oreilles :

– Ainsi gît pour toujours à tes pieds celui qui a osé défier ton pouvoir !

Son exaltation grandissait. Il se sentit élevé encore plus haut, plus haut que les nuages, jusqu’à ce qu’il pût voir le monde à ses pieds comme une simple boule de cristal. Sa tête atteignait les portes du ciel, ses yeux s’hypnotisaient sur sa propre majesté qui ne le cédait qu’à celle de Dieu. Une éternité passait. Il était immortel.

Alors tout à coup, à travers la musique, la voix des trompettes et les chants à sa gloire, vint un bruit, très étrange et cependant bien humain, qui précipita sur la terre l’esprit vagabond du puissant dictateur, le laissant faible, étourdi, la gorge sèche et les yeux brûlants. Il ne put rester debout et serait tombé si le Noir ne lui avait vite avancé une chaise sur laquelle il s’effondra à demi évanoui de terreur.

Et pourtant ce bruit n’avait rien eu de terrible : c’était juste un éclat de rire, joyeux et léger, rien de plus. Son faible écho retentit à travers la lourde portière. Robespierre s’examinait, tremblant et mystifié. Rien n’était changé depuis qu’il avait erré aux Champs-Élysées. Il était toujours dans la chambre tendue de rideaux, étouffante ; là, était l’estrade où il était assis ; les deux femmes chantaient encore leur psalmodie, et la nécromancienne, dans sa robe sans forme et sans couleur, reposait tranquillement la boule de cristal sur son socle. Le négrillon était là et le vaisseau de cuivre, la lampe à huile et le tapis élimé. Est-ce que tout avait été un rêve ? nuages, trompettes, et ce rire humain qui avait quelque chose de bizarre. Personne ne semblait avoir eu peur : les filles chantaient et la vieille marmonnait quelques ordres pour son domestique noir qui cherchait à paraître sérieux, puisqu’il était payé pour refréner sa gaieté impie.

– Qu’était-ce ? murmura enfin Robespierre.

La vieille femme le regarda :

– Qu’y a-t-il, Élu du Très-Haut ? demanda-t-elle.

– J’ai entendu quelque chose… un rire. Y a-t-il quelqu’un de caché dans cette pièce ?

Elle haussa les épaules :

– Des gens attendent dans l’antichambre jusqu’à ce qu’il plaise à l’Élu de s’en aller. Généralement, ils attendent patiemment et en silence. Mais quelqu’un peut avoir ri.

Et comme, silencieux et irrésolu, il ne faisait pas d’autre commentaire, elle lui demanda avec de grandes démonstrations de respect :

– Quel est ton autre désir ?

– Rien… rien ! murmura-t-il. Je m’en vais.

Elle se tourna vers lui et lui fit des salamalecs compliqués en agitant les bras. Les deux jeunes filles frappèrent le sol de leur front. L’Élu, vaguement conscient du ridicule au fond de lui-même, fronça les sourcils avec impatience.

– Que personne ne sache que je suis venu ici, dit-il durement.

– Seuls, ceux qui t’idolâtrent…, commença-t-elle.

– Je sais, je sais, reprit-il plus doucement, calmé par ces marques d’adulation. J’ai de nombreux adversaires, et tu es surveillée par des yeux malveillants. Il ne faut pas que nos ennemis puissent faire état de nos relations.

– Je te jure que je t’obéirai en toutes choses.

– C’est bien, répliqua-t-il sèchement, mais tes adeptes bavardent trop ; je ne veux pas qu’on se serve de mon nom pour la défense de ta nécromancie.

– Ton nom est sacré à tes esclaves, répéta-t-elle, aussi sacré que ta personne. Tu es le rénovateur de la vraie foi, le grand prêtre d’une nouvelle religion dont nous sommes les fidèles.

L’impatience du despote céda devant sa vanité. Il redevint aimable, condescendant. À la fin, la vieille sorcière presque prosternée devant lui, joignant les mains, lui dit avec des accents de prière :

– Au nom de toi, de la France, du monde entier, je t’adjure de prêter l’oreille à ce que les esprits t’ont révélé aujourd’hui. Prends garde à la fleur écarlate. Applique ton puissant esprit à projeter sa destruction. Ne dédaigne pas l’aide d’une femme, puisque les esprits ont dit que tu seras sauvé par une femme. Souviens-toi ! Souviens-toi ! Une fois déjà, le monde a été sauvé par une femme qui a écrasé le serpent sous son pied. Laisse maintenant une femme écraser la fleur écarlate. Souviens-toi !

Elle embrassait réellement ses pieds, et lui, que l’amour-propre aveuglait, sans voir ce qu’il y avait de ridicule dans ce fétichisme, éleva la main au-dessus de cette tête comme s’il prononçait une bénédiction. Puis sans un mot de plus, il se prépara à partir. Le négrillon lui apporta son chapeau et son manteau. Il s’enroula étroitement dans celui-ci et enfonça le chapeau sur ses yeux. Ainsi emmitouflé et, le croyait-il, méconnaissable, il passa d’un pas ferme le seuil de la pièce.

III

Un moment la sorcière attendit, écoutant le bruit de ses pas qui s’éloignaient ; puis d’un mot et d’un claquement des mains, elle renvoya ses acolytes, le Noir aussi bien que les néophytes. Les deux jeunes femmes, à ce signal, quittèrent promptement leur air d’extase, devinrent très humaines, s’étirèrent, bâillèrent, se redressèrent et sautèrent sur leurs pieds. En bavardant comme des pies hors de leur cage, elles disparurent dans le fond de l’appartement.

La vieille femme attendit encore que ce bruit joyeux se fût évanoui, puis elle alla jusqu’à l’estrade et tira le rideau qui se trouvait derrière elle.

– Citoyen Chauvelin, appela-t-elle.

Un homme petit sortit de l’ombre. Il était vêtu de noir ; ses cheveux d’un blond indescriptible et son linge chiffonné mettaient seuls une touche claire dans la teinte sombre dont il semblait recouvert.

– Eh bien ? dit-il sèchement.

– Êtes-vous satisfait ? Avez-vous entendu ce qu’il a dit ?

– Oui, j’ai entendu. Pensez-vous qu’il agira d’après cela ?

– J’en suis certaine.

– Pourquoi n’avez-vous pas nommé Theresia Cabarrus ? Ainsi j’aurais pu être sûr…

– Il aurait pu être intrigué par un nom véritable, me suspecter d’être de connivence avec quelqu’un. L’Élu est aussi rusé que méfiant. Et je dois sauvegarder ma réputation. Cependant je lui ai dit : « Grande, brune, belle et étrangère. » Donc si vous voulez l’aide de l’Espagnole…

Sûrement je la veux, dit-il sérieusement.

Et comme s’il se parlait à lui-même :

– Theresia Cabarrus est la seule femme qui puisse m’aider.

Vous ne pouvez pas la contraindre à vous aider, citoyen Chauvelin.

Les yeux du citoyen Chauvelin jetèrent brusquement un éclair de leur ancien feu, celui qu’ils avaient lorsqu’il était assez puissant pour obliger hommes, femmes et enfants sur qui il jetait les yeux, à lui accorder leur aide. L’éclair ne dura qu’un instant. Tout de suite Chauvelin reprit son attitude modeste, humble presque.

– Mes amis, qui sont rares, et mes ennemis qui sont sans nombre, partageraient sans doute votre conviction, mère. Le citoyen Chauvelin ne peut plus contraindre quelqu’un à lui obéir. Et la fiancée du puissant Tallien moins qu’une autre.

– Bien, dit la sibylle. Comment pensez-vous alors… ?

– J’espère seulement qu’après cette séance le citoyen Robespierre veillera à ce que Theresia Cabarrus me donne l’aide dont j’ai besoin.

Catherine Théot haussa les épaules :

– Oh ! dit-elle, la Cabarrus ne connaît pas d’autre loi que son caprice. Et en tant que fiancée de Tallien elle est presque à l’abri de tout.

– Presque, mais non tout à fait. Tallien est puissant, mais Danton l’était aussi.

– Tallien est prudent et Danton ne l’était pas.

– Tallien est un lâche et on le mène comme un mouton avec une longe. Il est revenu de Bordeaux, collé aux jupons de la belle Espagnole. Il devait répandre le feu et la terreur dans la région, mais sur son ordre, il a rendu la justice et même accordé merci. Un peu plus de modération et quelques actes antipatriotiques de clémence feraient bientôt du puissant Tallien un suspect.

– Et vous pensez que lorsqu’il le sera devenu, reprit la vieille femme en ricanant, vous tiendrez sa belle fiancée dans le creux de votre main ?

– Certainement, approuva-t-il. (Et regardant avec un sourire amer ses paumes minces pareilles à des serres.) Car Robespierre, conseillé par la mère Théot, l’y aura placée lui-même.

Catherine Théot cessa de discuter puisque son interlocuteur avait l’air sûr de lui-même. Une fois de plus, elle haussa les épaules :

– Bien… Si vous êtes content…

– Je suis content, tout à fait content.

Et il plongea la main dans la poche de son manteau. Il avait vu le regard avide qui brûlait dans les yeux de la sorcière. Il sortit de sa poche un paquet de billets et Catherine étendit aussitôt la main. Cependant, avant de lui remettre l’argent, il ajouta cet avertissement sévère :

– Silence, rappelez-vous ! Et par-dessus tout, discrétion !

– Vous pouvez compter sur moi, citoyen. Je n’ai pas l’habitude de bavarder.

Il ne lui mit pas les billets dans la main, mais les jeta sur la table d’un air méprisant, sans les compter. Catherine Théot ne se souciait pas de son mépris. Elle prit tranquillement les billets et les cacha dans les plis de ses volumineuses draperies. Et comme Chauvelin sans plus de façons allait partir, elle posa une main osseuse sur son bras.

– Et je peux compter sur vous, dit-elle fermement, pour que, lorsque le Mouron Rouge sera capturé…

– Il y aura dix mille livres pour vous, interrompit-il avec impatience, si mon plan avec Theresia Cabarrus réussit. Je n’ai qu’une parole.

– Et moi aussi, conclut-elle. Nous sommes solidaires, citoyen. Vous voulez capturer l’espion anglais et moi je veux gagner dix mille livres pour me retirer et cultiver un champ de choux quelque part sous le soleil. Donc, vous pouvez me laisser ce soin. Je ne laisserai pas en paix Robespierre tant qu’il n’aura pas mis Theresia Cabarrus sous votre coupe. Alors vous en userez de votre mieux. Cette association d’espions anglais doit être découverte et détruite. L’Élu du Très-Haut ne doit pas être menacé par cette vermine. Dix mille livres avez-vous dit ? (Une exaltation mystique sembla s’emparer de la sibylle, la lueur avide disparut de ses yeux, sa figure changea, son corps sembla grandir.) Non ! je vous servirai à genoux et vous adorerai si vous écartez le danger que la fleur écarlate fait courir au Bien-Aimé du peuple français !

Chauvelin, cependant, n’était pas d’humeur à écouter les discours de la vieille et, tandis qu’elle gesticulait, il s’arracha de ses mains et se glissa dehors sans plus gaspiller sa salive.

2. Compagnons de misère

Deux heures plus tard, une demi-douzaine de personnes se trouvaient dans l’antichambre de la demeure mystérieuse de Catherine Théot. La pièce étroite, longue, nue, aux murs humides et sans couleur, était vide de tous meubles si l’on excepte les bancs de bois brut où les gens se tenaient assis. Les bancs étaient appuyés aux murs, l’unique fenêtre était fermée comme par crainte de la lumière et, du plafond, pendait un lustre de fer forgé dont les deux chandelles allumées laissaient leur fumée monter en spirales irrégulières jusqu’au plafond bas et noirci.

Les personnes assises ou vautrées sur les bancs ne parlaient pas entre elles. Elles semblaient attendre. Une ou deux paraissaient assoupies ; d’autres, de temps en temps, secouaient leur apathie et regardaient avec des yeux vaguement interrogateurs du côté d’une portière épaisse qui pendait devant une porte au bout de la pièce et essayaient d’écouter. Cela se produisait chaque fois qu’un cri, un gémissement, un sanglot leur parvenaient à travers la portière. Quand tout se calmait, les gens reprenaient leur attitude patiente, léthargique, et le silence régnait une fois de plus parmi eux. Par moments, quelqu’un soupirait et, une fois, un de ceux qui dormaient ronfla.

Loin de là, l’horloge d’une église sonna six coups.

II

Au bout de quelques minutes, la portière fut soulevée et une jeune fille entra. Elle portait un méchant châle serré autour de ses épaules minces et sous sa jupe de laine grossière on voyait ses petits pieds chaussés de souliers très usés et de bas mal reprisés ; ses cheveux, qui étaient beaux et lisses, étaient cachés en partie par un bonnet de mousseline. D’un pas pressé elle traversa la pièce sans regarder à droite ni à gauche, comme si elle se mouvait dans un rêve. Ses grands yeux gris étaient pleins de larmes.

Ni son rapide passage ni son départ ne créèrent la moindre émotion parmi ceux qui attendaient. Un des hommes seulement, un géant dégingandé dont les longues jambes semblaient s’étendre sur la moitié du plancher de bois nu, la regarda nonchalamment.

Après le départ de la jeune fille, le silence retomba sur la petite assemblée. Pas un son ne franchissait la portière ; mais à travers l’autre porte on entendait s’évanouir peu à peu le bruit léger des pas de la jeune fille à mesure qu’elle descendait lentement l’escalier de pierre.

Quelques minutes de plus passèrent, puis la porte que cachait la portière s’ouvrit et une voix sépulcrale dit :

– Entrez !

Il y eut un léger mouvement parmi les clients de la mère Théot ; une femme se leva et dit d’un ton morne :

– C’est mon tour, je crois ?

Et, glissant comme un fantôme, elle disparut derrière la portière.

– Allez-vous au banquet fraternel de ce soir, citoyen Langlois ? dit le géant.

Son ton était rude et rauque, et sa voix sortait avec effort de sa large poitrine creuse.

– Non, répondit Langlois. Je dois parler avec la mère Théot. Ma femme me l’a fait promettre. Elle est trop malade pour venir elle-même et la pauvre malheureuse croit aux incantations de la Théot.

– Venez respirer l’air frais, alors, reprit l’autre. On étouffe ici.

C’était vrai, on respirait mal dans la pièce sombre et pleine de fumée. L’homme porta sa main osseuse à sa poitrine comme pour réprimer un spasme douloureux. Une horrible toux rauque secoua son grand corps et fit perler la sueur à son front. Langlois, un petit homme ratatiné qui semblait lui-même avoir un pied dans la tombe, attendit patiemment que la quinte eût cessé et dit ensuite avec cette indifférence particulière à ces temps troublés :

– Autant ne pas user mes souliers sur les pavés de ce coin abandonné de Dieu ; je reste, je n’ai pas envie de perdre mon tour.

– Vous avez encore quatre heures à attendre dans cette atmosphère dégoûtante.

– Quel aristo faites-vous, citoyen Rateau ! répliqua sèchement l’autre. Toujours parler d’atmosphère !

– Vous en parleriez aussi, grogna le géant, si vous n’aviez qu’un poumon pour la respirer.

– Ne m’attendez pas, conclut Langlois, et s’il vous est indifférent de perdre votre tour…

– Je ne le perds pas, répondit Rateau. Je suis le troisième à partir de maintenant. Si je ne reviens pas à temps, vous prendrez mon tour et je passerai après vous. Mais je ne peux…

Les mots suivants se perdirent dans une terrible quinte de toux tandis qu’il se levait. Langlois lui lança quelques injures pour avoir fait tant de bruit, et les femmes, tirées de leur somnolence, soupirèrent d’énervement ou de résignation. Cependant, tous ceux qui restaient assis sur les bancs surveillèrent avec une sorte de morne curiosité la sortie du géant asthmatique.

Ses pas lourds et le claquement de ses sabots retentirent le long de l’escalier.

Les femmes s’installèrent une fois de plus contre les parois humides, les pieds étendus devant elles, les bras croisés sur la poitrine, et dans cette position si incommode se préparèrent encore à dormir. Langlois enfonça ses mains dans les poches de sa culotte, cracha d’un air satisfait sur le plancher et se remit à attendre.

III

Pendant ce temps, la jeune fille qui était sortie, les yeux pleins de larmes, de la pièce la plus retirée des appartements de la mère Théot, après avoir lentement descendu l’interminable escalier de pierre, retrouvait enfin le grand air.

La rue de la Planchette n’a d’une rue que le nom, car elle ne compte que peu de maisons et elles sont éloignées les unes des autres. D’un côté, sur la plus grande partie de sa longueur, elle longe les douves sèches qui limitent là le terrain militaire qui entourait la Bastille et l’Arsenal. La maison habitée par la mère Théot était une des petites bâtisses sises derrière la Bastille, dont on apercevait les ruines en se mettant aux fenêtres les plus hautes. Juste en face de ces maisons, la porte Saint-Antoine par où les piétons devaient passer pour rejoindre les quartiers les plus populeux de la grande ville. Un bras de rivière sale et délaissé baigne des chantiers et des terrains incultes. À une extrémité, la rue aboutit à la rivière, et à l’autre elle va se perdre dans le quartier non moins désolé de Popincourt.

Cependant, à la jeune fille qui échappait à l’atmosphère lourde et fétide de l’appartement de la mère Théot, l’air qu’elle respirait au sortir de la porte à guichet parut la plus suave des brises. Elle resta un moment immobile, buvant comme un baume l’air printanier ; presque étourdie par la sensation de pureté, de liberté qu’elle ressentait devant la vaste étendue de terrain de l’Arsenal. Cela dura une ou deux minutes, puis elle se dirigea délibérément vers la porte Saint-Antoine.

Elle était très fatiguée, car elle avait fait à pied tout le chemin entre la rue de la Planchette et le petit appartement où elle logeait avec sa mère, sa sœur et son jeune frère dans le quartier Saint-Germain, et la station sur les bancs de bois pendant des heures en attendant son tour, l’éternité qu’il lui semblait avoir passée à écouter les prophéties et les incantations de la voyante, avaient achevé de la mettre à bout de nerfs. Cependant elle oubliait sa fatigue. Régine de Serval allait à la rencontre de l’homme qu’elle aimait, au rendez-vous qui leur était devenu habituel : le porche de l’église du Petit Saint-Antoine, un endroit retiré où nul œil ne pouvait les voir et nulle oreille les entendre. Un endroit qui, pour la pauvre petite Régine, était le seuil du paradis, car elle y avait là Bertrand pour elle seule, sans être troublée par le babillage de Jacques ou de Joséphine ou les plaintes de sa mère, claquemurés dans leur misérable logement du vieux quartier Saint-Germain.

Aussi marchait-elle d’un pas rapide et résolu. Bertrand et elle étaient convenus de se rencontrer à cinq heures. Il était bientôt six heures et demie. Il faisait encore jour et un brillant soleil d’avril dorait Sainte-Marie, jetant de longues ombres fantastiques à travers la large rue Saint-Antoine.

Régine avait traversé la rue des Balais et n’était plus qu’à quelques pas du porche du Petit Saint-Antoine lorsqu’elle prit conscience de pas lourds, traînants, non loin d’elle. Presque tout de suite après, le bruit angoissant d’une toux rauque atteignit ses oreilles, suivi de gémissements à fendre le cœur, gémissements qui semblaient arrachés à une créature en proie à de vives souffrances. La jeune fille, nullement effrayée, se retourna instinctivement et fut saisie de pitié à la vue d’un homme appuyé au mur d’une maison, dans un état voisin de la syncope, les mains agrippées à sa poitrine que paraissait littéralement déchirer une violente quinte de toux. Oubliant ses propres ennuis, aussi bien que la joie qu’elle était si près d’atteindre, Régine revint sans hésiter sur ses pas, s’approcha du malade, et lui demanda d’une voix douce si elle pouvait lui être de quelque secours.

– Un peu d’eau, souffla-t-il, par pitié !

Une seconde, elle regarda autour d’elle, se demandant que faire et espérant, peut-être, apercevoir Bertrand dans le cas où il n’aurait pas renoncé à l’espoir de la rencontrer. Aussitôt elle marcha vivement vers la première porte cochère et chercha le chemin de la loge du concierge à qui elle demanda un peu d’eau pour un passant malade. Le concierge compatissant lui tendit immédiatement un pichet d’eau et elle revint sur ses pas pour accomplir son charitable dessein.

Elle resta un moment surprise de ne plus voir le pauvre vagabond là où elle l’avait laissé à demi évanoui contre le mur, mais elle le vit bientôt qui pénétrait sous le porche du Petit Saint-Antoine, le lieu sacré de ses rencontres avec Bertrand.

IV

Il semblait s’être traîné là pour se mettre à l’abri, et il était effondré sur le banc dans l’angle le plus retiré du porche. De Bertrand il n’y avait pas trace.

Régine fut bientôt au chevet du malheureux. Elle leva le pichet jusqu’à ses lèvres tremblantes et il but avidement. Après quoi il se sentit mieux et murmura quelques remerciements. Il avait l’air si faible, en dépit de sa haute stature, qui paraissait immense dans un espace si étroit, qu’elle ne voulut pas le quitter. Elle s’assit près de lui et brusquement sentit sa fatigue. L’homme paraissait inoffensif et, au bout de quelque temps, lui raconta sa maladie. Cette toux affreuse avait été contractée pendant la campagne de Hollande contre les Anglais où lui et ses camarades devaient marcher sur la neige et la glace, souvent sans chaussures et n’ayant pour se protéger que des nattes de paille sur les épaules. Il avait été depuis peu licencié de l’armée en tant qu’invalide, et comme il n’avait pas d’argent pour payer le docteur il serait mort à l’heure actuelle si un camarade n’avait pas parlé de lui à la mère de Théot, une merveilleuse sorcière qui connaissait l’art de guérir par les simples et pouvait soigner toutes les maladies par la simple imposition des mains.

– Ah ! oui ! soupira involontairement la jeune fille, toutes les maladies du corps !

Le fait d’être assise et tranquille la remplissait d’une lassitude mortelle. Elle était heureuse de ne pas avoir à bouger, de parler peu et d’écouter d’une oreille seulement les jérémiades du vagabond. D’ailleurs, elle était sûre que Bertrand n’avait pas attendu. Il était toujours impatient dès qu’il pensait qu’elle ne lui avait pas tenu parole en quelque chose que ce fût, et c’était elle-même qui avait fixé à cinq heures leur rendez-vous. Maintenant, la demie de six heures sonnait au clocher de l’église. Le géant continuait à bavarder :

– Oui, répondait-il en réponse à la plainte de la jeune fille ; et les maladies de l’esprit aussi. J’avais un camarade qui avait été trompé par sa bien-aimée pendant qu’il guerroyait pour son pays. La mère Théot lui a donné une potion qu’il a fait boire à l’infidèle qui lui est revenue plus ardente qu’autrefois.

– Je ne crois pas aux potions, dit la jeune fille en secouant tristement la tête tandis que les larmes recommençaient à lui venir aux yeux.

– Moi non plus, approuva négligemment le géant. Si ma bien-aimée devenait infidèle, je sais ce que je ferais.

Il avait dit cela d’une façon si drôle et la seule idée d’une créature si laide affublée d’une bien-aimée était si comique, qu’un fantôme de sourire vint animer la bouche tendre de la jeune fille.

– Que feriez-vous, citoyen ? demanda-t-elle gentiment.

– Je l’emmènerais loin de la tentation ! répliqua-t-il gravement. Je lui dirais : « Cela doit finir ! » et « Allons-nous-en, ma mie ! »

– Ah ! dit Régine vivement, c’est facile à dire ! Un homme peut beaucoup. Mais que peut faire une femme ?

Elle se tut subitement, honteuse d’en avoir tant dit. Que lui était ce misérable pour qu’elle lui confie ses peines ? À cette époque où des espions sans nombre cherchaient à surprendre la confiance des étourdis, il était plus qu’inconsidéré de raconter ses affaires privées à un étranger, surtout à un vagabond aux coudes percés qui était juste le rebut d’humanité dont la vie pouvait être assurée par le trafic de renseignements vrais ou faux soutirés à une créature innocente. À peine les mots étaient-ils sortis de sa bouche que la jeune fille se repentait de sa folie et tournait des yeux effrayés vers l’abjecte créature assise près d’elle.

Il ne semblait pas avoir entendu. Une toux sifflante sortait de sa poitrine décharnée. Et ses yeux ne rencontrèrent pas le regard terrifié de Régine.

– Que dites-vous, citoyenne ? murmura-t-il. Rêviez-vous ? ou…

– Oui, oui, murmura-t-elle vaguement, tandis que son cœur battait encore sous le coup de sa frayeur. Je devais rêver… Mais vous, êtes-vous mieux !

– Mieux ? Peut-être, répliqua-t-il avec un rire enroué. Je suis même capable de me traîner jusque chez moi.

– Habitez-vous loin ?

– Non. À côté de la rue de l’Ânier.

Il ne chercha pas à la remercier de son aimable assistance, et elle vit combien il était laid et même répugnant, tandis qu’il gisait à travers le porche, ses longues jambes étendues devant lui et ses mains enfoncées dans les poches de sa culotte. Néanmoins il était si abandonné et si pitoyable que le cœur tendre de Régine s’émut encore de compassion, et quand il essaya de se remettre debout, elle lui dit impulsivement :

– La rue de l’Ânier est sur mon chemin. Si vous voulez attendre, je vais rapporter son pichet à l’aimable concierge qui me l’a prêté et j’irai avec vous. Vous ne pouvez vraiment rester seul dans la rue.

– Oh ! cela va mieux maintenant, murmura-t-il de la même manière désagréable. Il vaut mieux que vous me laissiez seul. Je ne suis pas un galant convenable pour une jolie fille comme vous.

Déjà, la jeune fille s’était éloignée avec le pichet et deux minutes plus tard elle revenait pour voir que son bizarre compagnon s’était déjà éloigné et qu’il était au moins à cinquante mètres. Elle haussa les épaules, mortifiée par son ingratitude et un peu honteuse d’avoir imposé sa pitié alors qu’elle était visiblement mal accueillie.

3. Pour un grain de plaisir, une livre de peine

Elle resta immobile un moment, les yeux machinalement fixés sur la silhouette du géant qui s’éloignait. Presque aussitôt elle entendit prononcer son nom et se retourna vite avec un cri de joie.

– Régine !

Un jeune homme se hâtait vers elle ; il fut bientôt à ses côtés, prit sa main :

– J’ai attendu plus d’une heure ! dit-il avec reproche.

À la lumière du crépuscule son visage paraissait pâle et tiré, avec des yeux sombres très enfoncés qui révélaient une âme troublée, consumée par un feu intérieur. Il portait des vêtements hors d’usage et ses souliers étaient éculés. Un tricorne déformé était rejeté en arrière de son front haut, découvrant les tempes veinées, la naissance des cheveux bruns et les sourcils arqués qui caractérisent plus l’enthousiaste que l’homme d’action.

– Je suis fâchée, Bertrand, dit simplement la jeune fille. J’ai dû attendre très longtemps chez la mère Théot et…

– Mais que faisiez-vous maintenant ? demanda-t-il avec un froncement impatient des sourcils. Je vous ai vue de loin. Vous veniez d’une maison là-bas et vous vous êtes arrêtée comme si vous étiez étonnée. Vous ne m’avez pas entendu la première fois que je vous ai appelée.

– Il m’est arrivé une histoire bizarre et je suis très fatiguée, expliqua Régine. Asseyez-vous un moment avec moi et je vous raconterai tout.

Un refus net monta visiblement à ses lèvres.

– Il est trop tard, commença-t-il, et le pli impatient se creusa davantage entre ses sourcils.

Il voulait refuser, mais Régine paraissait réellement abattue. D’ailleurs, sans attendre son consentement, elle était retournée sous le petit porche, et, par force, Bertrand dut la suivre. Les ombres du soir s’amoncelaient maintenant et leurs silhouettes s’allongeaient à travers la rue. Les derniers rayons du soleil couchant teignaient encore les toits et les tuyaux de cheminée d’une teinte cramoisie. Mais ici, dans ce petit coin consacré par leurs rendez-vous, la nuit avait déjà établi son empire. L’obscurité prêtait à ce minuscule refuge un air d’isolement et de sûreté et Régine poussa un léger soupir de bonheur lorsqu’elle se dirigea délibérément vers le coin le plus retiré et s’assit sur le banc de bois dans l’angle le plus sombre.

Derrière elle, l’épaisse porte de chêne de l’église était fermée. L’église, après la mise hors la loi de son desservant, avait été profanée par les mains impitoyables des terroristes et demeurait abandonnée, destinée à tomber en ruine. Même les murs semblaient ne plus appartenir au monde ; cependant, Régine se croyait en sûreté à leur ombre et quand Bertrand Moncrif, un peu à contrecœur, se fut assis à son côté, elle se sentit presque heureuse.

– Il est très tard, répéta-t-il avec humeur.

Elle appuyait sa tête au mur ; pâle, les yeux fermés, les lèvres décolorées, elle fit tout à coup pitié au jeune homme.

– Êtes-vous malade, Régine ? dit-il plus doucement.

– Non, répondit-elle en lui souriant courageusement. Je ne suis que très fatiguée, un peu étourdie. On étouffait chez Catherine Théot, et lorsque je suis sortie…

Il prit sa main, dans un effort visible de gentillesse ; et elle, sans voir cette contrainte et cette distraction, commença à lui raconter sa petite aventure avec le géant.

– Quel être bizarre ! Il aurait pu m’effrayer rien que par cette horrible toux sépulcrale.

Bertrand ne semblait pas s’intéresser à son récit, et il profita d’une pause pour lui demander brusquement :

– Et la mère Théot, qu’avait-elle à dire ?

Régine frissonna.

– Elle prédit du danger pour nous tous.

– Vieille comédienne ! répliqua-t-il en haussant les épaules, comme si, de nos jours, tout le monde n’était pas en danger !

– Elle m’a donné une poudre, continua Régine, qui doit calmer les nerfs de Joséphine.

– C’est une sottise, coupa-t-il durement. Nous ne désirons pas calmer les nerfs de Joséphine.

À ces mots prononcés avec une sorte de cruauté, Régine se redressa, prit soudain d’un air d’autorité.

– Bertrand, vous faites grand mal en mêlant cette enfant à vos projets. Joséphine est trop jeune pour servir d’instrument à une bande d’enthousiastes dépourvus de bon sens.

Le rire amer, méprisant, de Bertrand interrompit sa protestation véhémente.

– Des enthousiastes dépourvus de bon sens. C’est ainsi que vous nous appelez, Régine ? Bon Dieu ! Voilà votre loyalisme, votre dévouement ? N’avez-vous ni foi, ni espérance ? N’adorez-vous plus Dieu et ne vénérez-vous plus le roi ?

– Au nom du Ciel, Bertrand, prenez garde ! murmura-t-elle en jetant des regards craintifs autour d’elle comme si les murs du porche eussent des yeux et des oreilles attentifs aux paroles de l’homme qu’elle aimait.

– Prendre garde, reprit-il dédaigneusement, c’est votre seule croyance maintenant. Prudence ! Circonspection ! Vous avez peur…

– Pour vous, pour Joséphine, pour maman, pour Jacques. Je n’ai pas peur pour moi, Dieu le sait.