Les Dossiers Alone in the Dark - Nicolas Deneschau - E-Book

Les Dossiers Alone in the Dark E-Book

Nicolas Deneschau

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Beschreibung

Parmi les licences les plus cultes du jeu vidéo, on retrouve Alone in the Dark. Jeu français sorti en 1992, le titre a inspiré le futur Resident Evil pour devenir le tout premier « survival horror ». Si l’intégralité des cinq jeux principaux Alone in the Dark ont été développés par des Français, il n’existait encore aucun livre relatant le périple de ces artistes. Jusqu’à ce jour.

Nicolas Deneschau, l’auteur, a pu retrouver la trace de ces génies créatifs qui allaient bouleversé tout un pan du jeu vidéo, inventant des aventures oscillant entre enquêtes lovecraftiennes et attaques de zombies. Après deux films au cinéma, la licence Alone in the Dark s’apprête à faire son grand retour dans le monde du jeu vidéo, prête à reconquérir sa couronne de maître de l’horreur.

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Couverture

Page de titre

Préface

La première statuette

Comment imaginer en 1992 ce qu’allait devenir le monde du jeu vidéo ? Internet n’existait pas encore. Avoir un ordinateur à la maison nous faisait déjà passer pour des gens étranges, et les jeux vidéo étaient diabolisés par les médias. Le contexte est important, car, à cette époque, on ne travaillait pas dans les jeux vidéo parce que c’était cool ou pour être connus, nous étions une bande de geeks technophiles qui ne savait pas encore ce qu’elle faisait là, mais qui avait trouvé son moyen d’expression.

Pour le grand public, ces quelques gros pixels et bips stridents étaient loin d’être de l’art, et la conception de ces objets ludiques non identifiés, un mystère. Pourtant, pas de doute, le pouvoir de divertissement était bien déjà là.

Les métiers du jeu vidéo n’étaient définis que dans les grandes lignes, et les technologies pour donner vie à tout ça, bien balbutiantes. Tout le monde devait être « touche-à-tout », et cette envie insatiable de faire mieux, plus beau, plus vite nous obligeait à innover et à nous dépasser en permanence. Les années 1990 allaient de pair avec une accélération fulgurante de la technologie, et c’est là que j’ai eu beaucoup de chance ! Alone in the Dark allait être un condensé d’évolutions à tous les niveaux, personnel et matériel. Après déjà dix ans à concevoir des jeux et des outils pour pouvoir les réaliser, tous mes fantasmes et visions du futur étaient subitement à portée de main.

Enfin, l’idée du jeu, de son ambiance, de son fonctionnement m’est venue d’un seul coup. Après, il a fallu pourtant deux ans pour concrétiser tout ça, et cela n’aurait pas été possible sans une équipe de choc, constituée de talents dont certains s’ignoraient encore. Ces nouveautés nous faisaient sortir de notre zone de confort et nous ont tous poussés à donner le meilleur de nous-mêmes, et tout le monde a été tellement bon. C’était aussi le bon moment, celui où toutes les étoiles s’alignent, vous vous rendez compte : 256 couleurs, des sons numérisés, des processeurs à 33 MHz et des gens qui savent raconter des histoires avec ! Nous n’inventions rien, nous malaxions et assemblions ce que notre tête avait accumulé au fil des ans. Je remercie ici mon technophile de père, qui, à travers les premiers cours d’électronique qu’il m’a offerts quand j’avais treize ans et son magasin Vidéomatique dans les années 1980 qui vendait des micro-ordinateurs et louait des cassettes VHS, a considérablement alimenté des composants de ce jeu.

Après deux ans passés sur un jeu, on ne voit plus ce que l’on a réalisé, on ne considère que les problèmes. Il y avait plusieurs choses que je n’avais pas faites comme je voulais. Par exemple, les têtes des personnages, et surtout la trajectoire des objets que l’on pouvait lancer dans le jeu. J’avais honte de ce qui était mal fait, ou pas fait, et plus la date de sortie approchait, plus je ne voyais que ça. En revanche, aucun doute sur cette interface au clavier qui est pour moi le plus grand malheur de ce jeu. À l’époque, les consoles n’avaient pas de joystick proportionnel, uniquement une croix directionnelle, et les PC n’avaient pas tous des souris. Il y avait bien les joysticks des simulateurs de vol, mais très rares, et peu pratiques pour un jeu. Il fallait trouver un maniement au clavier. Cette interface antédiluvienne a perduré pendant plusieurs années avec plusieurs jeux célèbres sur PC et consoles. Mais elle n’est tellement plus d’actualité que c’est une torture de regarder des jeunes gens qui la découvrent pour la première fois dans des expositions. Quelques secondes suffisent pour voir l’incompréhension s’afficher sur leurs visages, et leurs doigts s’éloigner du clavier. Comme beaucoup de jeux (ou de films) d’horreur, il y a une part nécessaire d’envie de l’utilisateur de se laisser emporter par l’ambiance et l’environnement. Comment s’immerger si on ne peut pas interagir ni se déplacer naturellement ?

À cette époque, sans Internet et sans passé informatique, un jeu avait une vie publique réduite à son temps d’exploitation en magasin et à sa couverture dans la presse papier. Les retours des joueurs étaient rares, notre principale reconnaissance venait des notes des journalistes, et puis le jeu suivant prenait toute la place dans nos têtes. Ma première surprise a été le très bon accueil du jeu par la presse. Personne ne s’est moqué des trajectoires des objets ! Et puis, au fil du temps, Alone in the Dark a pris sa place dans l’histoire des jeux vidéo, et les retours de plus en plus nombreux des joueurs m’ont permis de me rendre compte de ce que nous avions accompli.

Enfant, avant l’informatique, j’aimais déjà fabriquer des jeux avec des bouts de ficelles pour mes copains. Mon plaisir était leur amusement, ma récompense, leur bonheur. Aujourd’hui, j’ai l’impression d’avoir des copains dans le monde entier et, chaque fois qu’ils me témoignent leur gratitude des moments passés à jouer, qu’ils me posent toujours les mêmes questions ou qu’ils revendiquent l’inspiration de ce jeu dans leurs propres créations, ils ne se rendent pas compte qu’ils sont la récompense d’une vie.

Merci à vous tous.

Frédérick Raynal

Avant-propos : De Pictura

« Un tableau est une fenêtre ouverte par laquelle on peut regarder l’histoire. »

Leon Battista Alberti, De Pictura (1435)

Ce qu’il y a de plus pitoyable au monde, c’est, je crois, l’incapacité de l’esprit humain à relier tout ce qu’il renferme. Nous vivons sur une île placide d’ignorance, environnée de noirs océans d’infinitude que nous n’avons pas été destinés à parcourir bien loin. Les jeux vidéo nous ont jusqu’à présent peu nui. Un jour, cependant, la coordination des connaissances éparses nous ouvrira des perspectives si terrifiantes sur le réel et sur l’effroyable position que nous y occupons qu’il ne nous restera plus qu’à sombrer dans la folie devant cette révélation ou à fuir cette lumière mortelle pour nous réfugier dans la paix et la sécurité d’un nouvel obscurantisme.

Certains créateurs ont eu l’intuition de la grandeur effrayante du cycle cosmique à l’intérieur duquel notre univers et la race humaine ne sont que des incidents éphémères. Ils ont fait allusion à d’étranges survivances en des termes qui devraient glacer le sang, si un aimable optimisme ne les masquait. Mais ce n’est pas d’eux que me vient l’unique vision fugitive des ères interdites qui me glace quand j’y songe et me rend fou quand j’en rêve. Cette vision, comme toutes les visions redoutables de la vérité, surgit brusquement de la juxtaposition accidentelle d’éléments distincts – en l’occurrence, un génial créateur corrézien inspiré par une vision infernale et l’accès à une technologie maudite permettant une représentation impie en ajoutant une dimension au jeu vidéo. Je souhaite qu’il n’y ait jamais personne pour effectuer à nouveau ce rapprochement. Il est certain que, si je vis, je n’ajouterai plus sciemment d’anneau à une chaîne aussi hideuse, mais je m’évertuerai à vous rapporter ces événements.

Ils prétendent que, les graphismes, ce n’est pas le principal dans les jeux vidéo. Vous connaissez probablement cette assertion. Moi, je pense qu’elle est totalement fausse. Rien ne peut être aussi faux en réalité. Ils ont ajouté que le photoréalisme est une fausse piste, que c’est un objectif inutile. La recherche du réel, c’est justement ce qui motive un art aussi pictural que le jeu vidéo à tout le temps repousser les limites. Les grands jalons de l’histoire de la discipline ont été rythmés par cette volonté de tendre vers le réalisme. De la trace lumineuse d’un oscilloscope jusqu’aux premières esquisses vectorielles, d’un amas de pixels gros comme le pouce aux prouesses du RVB (rouge-vert-bleu) sur Galaxian, du défilement de sprites toujours plus nombreux aux parallax verticaux comme horizontaux, le jeu vidéo a grandi vertigineusement vite. Si vite qu’il est encore difficile pour les historiens de construire une chronologie efficace.

Comme son illustre parent la peinture, il est pourtant quelques révolutions notables et indiscutées. Lorsqu’au XVe siècle, en Italie, dans ce quattrocento qui initie la Renaissance, Filippo Brunelleschi théorise la perspective pour entreprendre la construction du Duomo de Florence et que Leon Battista Alberti en sortira l’ouvrage De Pictura, qui va faire basculer la peinture dans une nouvelle ère, une révolution guidée par la recherche du réalisme est amorcée. Trois ans plus tard, Masaccio va réaliser sa célèbre Résurrection du fils de Théophile, mettant en application les préceptes d’Alberti, « la perspective monofocale centrée avec un point de fuite ». Ce fameux point de fuite va rajouter une dimension supplémentaire à la peinture, va aspirer celui qui observe le tableau dans son univers. L’une des plus vertigineuses cassures dans la représentation picturale que l’humanité ait jamais connues. En à peine quelques années, après des siècles de peinture essentiellement basée sur le symbolisme, cette troisième dimension ouvre une fenêtre vers le réel. Le tableau devient « une fenêtre ouverte par laquelle on peut regarder l’histoire ». Une phrase qu’il faudra garder en tête, car, comme nous le constaterons ensemble, la discrète révolution picturale amorcée par Alone in the Dark pourrait bien se révéler comparable.

D’abord symboliques du fait des limitations techniques imposées par les machines, les graphismes des jeux vidéo ont créé une grammaire qu’est venue bouleverser la troisième dimension. Ce qui est passionnant, c’est de constater qu’à cette époque, vers la fin des années 1980, le monde vidéoludique n’est pas encore une industrie, mais un bricolage de petites sociétés indépendantes, d’ateliers, d’artisans qui, au fruit d’improbables rafistolages et d’expériences ratées, ont écrit l’histoire. Parmi ceux-ci, un jeune homme travaille, enfiévré, seul devant sa machine. Pendant plus de deux longues années, il défie les codes établis, les règles de son environnement et se joue des railleries des plus sceptiques. Cet homme a été frappé d’une vision, celle de rajouter une dimension au jeu vidéo, d’ouvrir cette fenêtre vers le réel comme Brunelleschi, Alberti et Masaccio six cents ans avant lui. Ce qui est troublant, c’est que cette toute première vision, qui va creuser non pas seulement l’ornière d’un genre qu’on appellera le survival horror, mais aussi celui de tout un pan toujours très actuel du jeu vidéo, cette première vision est celle d’un manoir, d’une maison infernale, de Derceto.

Reprendre le dossier

Je vous le confie, il m’arrive encore d’y songer. Songer n’est d’ailleurs peut-être pas le mot. Je suppose que les psychologues d’aujourd’hui parlent de syndrome de stress post-traumatique. Pourtant, des psychologues, je refuse d’en voir un seul. À vrai dire, je ne fais ni cauchemar ni crise spectaculaire. Juste cette angoisse qui monte en moi, incontrôlable. Cette peur indicible si inexplicable et pourtant si familière, comme si elle me renvoyait à un événement précis enfoui au plus profond de mes entrailles. Je sais très bien d’où ce malaise prend ses racines, mais comment pourrais-je parler de cette expérience à une bande de médecins ignares qui pourraient, au mieux, ne pas saisir toute la monstruosité de mes angoisses et, au pire, se moquer de moi ? La dernière fois que je l’ai ressenti, c’était au volant de ma voiture, sur une route sinueuse de campagne par une fin d’après-midi pluvieuse. De petits bosquets épars, tristes, laissaient place aux champs monotones. Le paysage défilait anonymement sous le ciel gris figé. Elle est apparue à moi sans s’annoncer. Cassure sur la ligne d’horizon que formaient les champs de blé impeccablement uniformes. D’abord une petite impureté sombre, insignifiante. Puis je me rapprochai et cette tache devint évidente, impertinente. Une défectuosité dans la pureté pastorale. Je ne venais pas à elle, c’est elle qui me fixait, qui m’attirait.

À plus d’une dizaine de kilomètres de toute vie, isolée au milieu des champs, la présence de cette vaste demeure était aussi inexplicable qu’effrayante. Derrière une ligne de vieilles ronces ébouriffées pour seule clôture et un portail rouillé qui semblait ne tenir que par quelque malédiction, elle se dressait de toute son arrogance décharnée. Il n’y avait plus qu’elle et moi. Je ne pouvais la quitter des yeux, si bien que j’eus l’impression de m’être arrêté et d’avoir coupé le moteur de la voiture sans même que mes mains ne quittent le volant. Au fond de moi, je savais que ce n’était pas vraiment elle. Ce ne pouvait pas être l’antre de la folie, la maison du démon, Derceto. Mais cette vieille bâtisse de briques et de ciment, ses balcons amputés, ses corniches insultantes, ses alignements insensés, ses trois travées verticales, séparées par des piliers saignants, avec refends, surmontés par des chapiteaux à frises tentaculaires, ça ne pouvait pas être elle, mais elle était pourtant devant moi. Derceto. C’était peut-être le vent qui s’engouffrait dans la gueule béante des modillons saillants à têtes de satyres, mais une voix gutturale s’éveilla, j’en suis encore certain. Je démarrai le moteur promptement et repris mon chemin. Je ne suis plus jamais passé par cette route de campagne aux champs monotones. Je ne suis même plus vraiment sûr d’avoir réellement vu cette maison, ce maudit manoir. Ce dont je suis sûr, c’est que Derceto continue de me hanter.

Quelques mois plus tard, alors que je n’avais pas encore trouvé de sujet à proposer à mon éditeur, je me suis rappelé la route sinueuse et la sinistre demeure. Je me suis rappelé cette blessure discrète, devenue familière, que je porte en moi depuis les événements de l’hiver 1992, il y a maintenant plus de trente longues années de cela, alors que je n’étais qu’un jeune adolescent. Et cela devint une évidence : Alone in the Dark. Je me rappelais le traumatisme : la mort, la peur, les livres maudits, la lanterne à la main, tremblant à chaque couloir, les atrocités peintes, les bruits inexplicables, la folie. Derceto. Mon prochain livre n’allait pas être un hommage, il allait devenir mon propre exutoire.

Alors, certes, maintes enquêtes avaient déjà été menées pour comprendre, pour expliquer les faits et retrouver les coupables. Je savais bien qu’une myriade d’éminents spécialistes s’était déjà penchée sur les mystères de Derceto, sur les ramifications de ce qui devint plus tard ce qu’on nomme le survival horror. Mais pour comprendre et, espérons-le, mettre un terme à l’affliction qui me rongeait, il me fallait reprendre l’enquête depuis le début. Contrairement à mes précédents travaux, je voulais faire table rase de tout ce qui avait pu être dit, écrit ou commenté. Cela allait pouvoir répondre directement à deux frustrations que j’ai ressenties à presque chaque sortie d’ouvrage. La première étant de répondre à ceux qui reprochent généralement aux auteurs d’essais vidéoludiques de ne faire que compiler les informations émanant d’autres chercheurs, la seconde étant d’accomplir ce que chacun de mes homologues s’échine à réaliser avec le plus grand sérieux : chercher, dénicher, recouper, vérifier, expliquer et documenter.

Écrire sur le jeu vidéo, notamment sur des jeux anciens, c’est mener une enquête. Comme pour toute investigation, il y a des pièges. Le premier piège, le plus courant, c’est de se fier à l’histoire convenue. Celle que l’on raconte oralement ou que l’on considère comme devenue le biais principal de perception sur une affaire. Dans le cas d’Alone in the Dark, l’histoire s’est principalement écrite autour de ce mystérieux Corrézien, Frédérick Raynal, principal suspect et génie notoire, que l’illustre réputation a poussé à être promu chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres par le ministre de la Culture d’alors, Renaud Donnedieu de Vabres, en mars 2006 par ces mots : « Vous avez durablement révolutionné l’univers du jeu vidéo, en lui donnant ses lettres de noblesse, avec la place qu’il occupe désormais au sein de la création vivante, entre le cinéma et les autres arts, grâce à de véritables prouesses techniques. » Et vous le verrez au fil des pages que je couche maintenant sur le papier, après plus d’un an et demi d’enquête à travers toute la France menée dans les plus sombres et lugubres bibliothèques, dans les tripots les plus douteux, les coins plus redoutés, les caves voûtées les plus obscures, les hôtels particuliers parisiens où ministres et secrétaires d’État gouvernent, de Brive-la-Gaillarde à Villeurbanne, de Paris à Chalon-sur-Saône, de Beauvais à la Côte d’Azur, des archives vertigineuses de la Bibliothèque nationale de France aux rayonnages cyclopéens du Conservatoire national du jeu vidéo, l’histoire est toujours plus complexe, plus étonnante, plus passionnante, plus drôle et plus effrayante que ce que les légendes laissent supposer.

Pour reprendre le dossier Alone in the Dark et tenter de résoudre le mystère de Derceto, offrant ainsi l’étude la plus minutieuse et précise qui me soit possible, je me suis donc lancé à la recherche de tous les protagonistes de cette sombre histoire. J’ai interrogé plus d’une quarantaine de suspects figurant sur les listes du grand banditisme du jeu vidéo français. Aujourd’hui, certains perpètrent encore leurs exactions, d’autres sont des repentis, certains sont restés mutiques, d’autres ont vu dans le micro que je leur tendais l’occasion d’enfin vider leur sac. J’ai passé à la loupe chaque infime détail, recoupé chaque information, étudié chaque note, scribouillage ou photo volée figurant au dossier. Si je ne cite pas de sources lorsque je fais intervenir un protagoniste dans le récit qui va venir, n’en soyez pas offusqués, c’est tout simplement qu’il s’agit d’un témoignage de première main réalisé dans le cadre du présent ouvrage. Bien sûr, avant d’entamer la restitution de ce travail, il me faut vous prévenir qu’il s’agit d’un point de vue, le mien, à partir des données qui m’ont été confiées et des témoignages que j’ai recueillis, témoignages qui peuvent parfois relater des événements se déroulant trente ans en arrière. Tout point de vue est discutable, sujet à caution et pourrait, un jour peut-être, être réfuté. Je ne l’oublie pas, ne l’oubliez pas non plus. Dans la mesure du possible, nous, mon éditeur et moi, avons décidé de joindre à ce dossier une grande partie des croquis, illustrations damnées, impies ou purement informatives que j’ai pu glaner au cours de l’enquête. Veuillez en excuser la qualité relative, certains documents ont été littéralement sauvés des flammes, et je n’exagère aucunement. Il est grand temps d’allumer les quatre bougies du chandelier, d’ouvrir l’épais dossier poussiéreux et de sortir la loupe du tiroir.

« Lasciate ogne speranza, voi ch’intrate1. »

Dante Alighieri, Canto III, Divina Commedia

Seules quatre-vingts années séparent ces deux représentations de La Cène(Vilafermosa – Da Vinci). Avant et après la théorisation de la perspective.

« Alone in the Dark est le jeu que j’aurais aimé créer. »

Shigeru Miyamoto2

« C’est alors que j’ai joué à Alone in the Dark, qui se composait de décors fixes. C’était très intéressant, car il y avait une expressivité plus importante. L’étape suivante a consisté à adapter Resident Evil à ce modèle. »

Shinji Mikami, Resident Evil3

« Un jeu étranger du nom de Alone in the Dark a été une grande inspiration. Les décors étaient des images fixes et, lorsque le personnage en polygone évoluait dedans, la caméra changeait de point de vue. Cette méthode était totalement nouvelle. Alone in the Dark était un jeu d’aventure et son histoire se passait dans un manoir, mais je pensais qu’en reprenant cette mécanique et en l’utilisant dans un RPG avec des endroits plus vastes, ça pouvait fonctionner. Alors j’ai montré le jeu au reste de mon équipe. »

Yoshinori Kitase, Final Fantasy VII4

« Alone in the Dark nous a durablement marqués. C’était un exploit de concevoir un tel jeu compte tenu des limitations polygonales de l’époque et de parvenir à une telle tension émotionnelle. Le jeu a eu une influence énorme sur Grim Fandango. »

Jonathan Ackley, Grim Fandango5

« Puis il y eut ce jeu, appelé Alone in the Dark, en 1992. C’est un chef-d’œuvre total qui a marqué une nouvelle ère et eu un impact écrasant sur l’industrie du jeu vidéo japonais. »

Aya Nishitani, Digital Devil Story : Megami Tensei6

1 « Vous qui entrez ici, abandonnez tout espoir. »

2 Edge, magazine n° 21, juin 1995.

3 https://www.lemonde.fr/pixels/article/2014/10/14/shinji-mikami-aux-sources-du-jeu-d-horreur_4502400_4408996.html

4 Weekly Famitsu, n° 1224.

5 https://twitter.com/ackley_jonathan/status/1543667082893545472?s=20&t=dG2Thi957tcNGNn-ljVl46w

6 https://twitter.com/ayanakajima3/status/1656192828236763137?s=20

Première époque : Alone in the Dark (1989-1992)

Chapitre I—Celui qui codait dans les ténèbres

Dans l’antre

Plus que quelques kilomètres de route. Coincé entre des hectares de vignes impeccablement alignées, je poursuis ma route sur une petite départementale. Pour commencer mon enquête, je me suis tourné vers celui qui a cristallisé toute l’attention. Le créateur, le suspect n° 1, celui par qui le mal absolu de Derceto est arrivé, celui qui a terrorisé une génération de préadolescents dont je faisais partie. Frédérick Raynal ne s’est pas complètement retiré de la vie publique, mais, s’il a particulièrement rayonné sur le champ culturel vidéoludique des années 1990 jusqu’à 2010, il s’est fait plus discret depuis. Retrouver sa trace ne fut, néanmoins, pas le plus difficile. Par l’entremise d’une amie détective en commun, Fanny Rebillard7, le contact est rapidement établi. Il m’ouvre donc les portes de sa maison, de son antre, tranquillement reclus dans une paisible banlieue verdoyante entre Lyon et Saint-Étienne dans le sud-est de la France. « Je ne réponds plus beaucoup aux interviews, sinon je passerais mon temps à ça », me lance-t-il à peine les présentations faites. Son bureau, c’est un atelier. Aux murs, les étagères sont remplies de composants, de cartes de circuits imprimés, de câbles, de boutons électriques et autres objets ésotériques. Rien ne semble avoir bougé depuis les années 1990. C’est une véritable capsule temporelle.

D’ailleurs, l’antre de Frédérick n’est pas la seule chose à n’avoir pas beaucoup changé depuis trente ans. Le chevalier des Arts et des Lettres arbore toujours cette même coupe de cheveux caractéristique, ce regard adolescent, noir et profond, doux et triste, un peu méfiant aussi. Ma proposition semble l’amuser, mais je sens le personnage déjà extrêmement rodé à l’exercice de l’interview. Il allume sa première cigarette et commence : « Quand j’étais gamin, j’avais compris que pour pouvoir avoir des copains, parce que je ne savais jamais trop quoi dire, faire des jeux, c’était bien. Le samedi ou le mercredi après-midi, je faisais des jeux pour mes camarades, avec des dés ou des trucs en carton, j’aimais bien inventer des jeux et des règles parce que, comme ça, je savais quoi partager avec mes copains. » Frédérick n’a pas vécu sa jeunesse dans cette région lyonnaise d’adoption, mais à Brive-la-Gaillarde, en Corrèze.

Dans la petite sous-préfecture qui compte, au début des années 1980, un peu plus de trente mille âmes, la vie des Raynal s’articule notamment autour des affaires de Christian, le père, entrepreneur versatile qui, au gré des envies, a déjà créé plusieurs commerces plus ou moins florissants. S’il peine à trouver une voie fiable, il semble qu’un marché nouveau émerge et, au moins à Brive, n’a pas encore d’emprise. « L’informatique, je suis tombé dedans très tôt. J’étais toujours très bricoleur, mon père aussi, et on retapait pas mal de trucs quand j’étais gamin. Je suis né en 1966, j’avais donc 14 ans en 1980 quand il m’a payé des cours d’électronique par correspondance. J’ai commencé à apprendre l’électronique à l’ancienne, avant les microcontrôleurs et tout ça. J’adorais ça, j’apprenais à faire clignoter des LED, etc. C’était super. Et comme n’importe quel gamin un peu débrouillard et fan de science-fiction, je rêvais de construire mon ordinateur. Je ne savais pas encore trop pourquoi, parce que l’informatique, ça n’existait pas vraiment, mais je voulais faire comme dans les films. […] Plus j’apprenais en électronique, et plus je m’apercevais qu’il n’y avait rien de magique. En 1981, mon père m’a alors payé le kit du ZX818à monter soi-même. J’ai entrepris de monter l’ordinateur jusqu’à pouvoir l’allumer et voir ce prompt9qui clignotait dans un coin de l’écran. Dès les premières secondes que j’ai commencé à programmer cette machine, j’ai tout de suite compris. C’était une machine pour gérer des règles de jeu ! J’avais beau connaître les bornes d’arcade dans les cafés, je n’avais jamais vraiment fait le lien. Quand j’ai vu le ZX81 commencer à réagir à ce que je lui demandais de faire, j’ai compris. »

Il y a quelque chose de très symbolique à ce que la première machine de Frédérick Raynal ressemble à un amoncellement de câbles et de circuits imprimés plutôt qu’à une autre prête à l’emploi. Une fois la boîte en carton du Spectrum ZX81 ouverte, il faut insérer les nappes dans l’électronique, clipser le tout avec des petits rivets en plastique à l’intérieur d’un boîtier, puis tenter de caler le clavier souple, sans oublier l’alimentation et les prises téléviseurs. C’est par le prisme technique que Frédérick aborde le jeu, comme la vie en général, d’ailleurs. « À partir de 1981, je me suis mis à programmer comme un malade. Je faisais de petits jeux pour moi ou pour faire jouer mes copains. Le langage proposé par le ZX81 était le BASIC, mais je me suis très vite mis à l’assembleur parce que j’avais compris que le BASIC, c’était un programme qui tournait déjà, et ma vision très “électronique” des choses fait que j’avais réellement envie de programmer chaque composant de la machine. J’ai alors acheté la bible du Z80 de Rodnay Zaks10, qui n’était même pas un bouquin destiné à programmer spécifiquement sur Spectrum ZX81, mais bien le processeur lui-même (NDLA : un Zilog Z80A à 3,25 MHz). Gamin, j’étais vraiment un puriste et je ne concevais pas autre chose que l’assembleur ! Le reste, c’était juste des programmes, ce n’était pas assez pur… » Certains ont pour livre de chevet L’Île au trésor de Stevenson, d’autres ont Programming the Z80 par Rodnay Zaks.

« En voyant mon intérêt pour l’informatique grandir au fil des mois, mon père, très technophile dans l’âme, s’est dit qu’il y avait un truc de pas mal à faire avec ça. C’était un commerçant. Il a eu des magasins de meubles, de vêtements, il a fabriqué tout un tas de choses et il s’est dit : “Tiens on va monter un magasin de micro-informatique.” En 1984 (NDLA : le 15 septembre 1984, pour être précis), il a fondé Vidéomatique, 9, rue des Carbonnières à Brive-la-Gaillarde. » À compter de ce jour, c’est le petit cercle familial qui va s’organiser autour du nouveau commerce. À quinze minutes à peine du foyer, les Raynal de père en fils ne comptent plus leurs heures. « Rapidement, j’ai travaillé dans le magasin pour réparer les ordinateurs des clients et leur expliquer comment ça fonctionnait et ce qu’ils pouvaient faire avec. Il faut replacer l’époque, l’informatique, c’était un ovni. Beaucoup de gens ne comprenaient pas, la plupart de nos clients étaient ce qu’on appellerait aujourd’hui des geeks, mais aussi, et c’est un peu tragique, tout un tas de gens qui pensaient que l’informatique allait faire plein de choses à leur place. Je me souviens d’une dame qui avait acheté un ZX81 à son fils et qui est revenue quelques jours plus tard pour nous dire qu’il ne fonctionnait pas. On l’a branché et pourtant tout semblait normal. Elle nous a alors expliqué que son fils avait tapé son exercice de maths en entier et que lorsqu’il tapait la touche Function du clavier, rien ne se passait. J’ai dû lui expliquer que ça ne se passait pas comme ça. Aujourd’hui, tu allumes n’importe quel ordinateur, tu as des centaines de programmes qui te permettent de faire plein de choses tout de suite. À l’époque, quand tu allumais ton Spectrum, tu avais un petit prompt qui clignotait. C’est tout. Il y a plein de gens qui ne comprenaient pas le concept même de ce qu’offrait l’informatique. »

En 1985, Laurent Fabius, alors Premier ministre, lance le fameux plan informatique pour tous, visant à distribuer presque 120000 machines dans les établissements scolaires du pays. La graine est plantée, il faut attendre qu’elle pousse. Thierry Loiseau, un autre habitant de Brive et développeur en herbe de quelques jeux sur Amstrad CPC11, se rappelle : « À cette période, j’étais au lycée privé de Brive-la-Gaillarde et je m’intéressais en plus de l’informatique à la guitare acoustique. Il se trouve qu’il y avait à côté d’une boutique d’instruments de musique un petit magasin de location de cassettes VHS et de vente de matériel informatique (Amstrad, Commodore, Excelvision, Atari…). C’est là que j’ai commencé à côtoyer Vidéomatique. […] Frédérick Raynal m’avait gentiment prêté pendant quelques semaines sa FX-602P que je découvrais enfin12. »

Frédérick a beau avoir soufflé ses dix-huit bougies la même année, il doit néanmoins continuer ses études. Pourtant, le pupitre et les cahiers ne lui procurent aucune satisfaction. Ce qu’il aime, lui, c’est les machines, les bips et le bruit d’un ventilateur de processeur bien réglé. « Tout en travaillant à Vidéomatique, lorsque je ne réparais pas d’ordinateurs, je passais mon temps à faire des jeux, des petits jeux, juste pour moi parce que ça me plaisait. Je ne voyais pas le côté pénible. Et puis je me suis mis à faire du vrai travail de programmation, comme des logiciels de facturation sur Atari ST ou des émulateurs Minitel sur Amstrad CPC avec les modems Digitelec. Pour moi, il y avait vraiment deux facettes à la programmation, l’aspect sérieux et puis l’autre, les jeux. Et les jeux, c’était pas vraiment un métier, je ne pouvais pas le concevoir. C’était beaucoup trop amusant pour ça ! En 1986, j’ai sorti mon premier titre sur l’EXL100, Robix. C’était une seule semaine de boulot, mais, avec mon père, on s’est dit : “On va le sortir.” On en a vendu quatre-vingts ! Quatre-vingts cassettes qu’on dupliquait à la main. À cent francs pièce, ça faisait quand même huit mille francs pour une seule semaine de travail. Je crois que c’est là que j’ai raté ma vocation, j’aurais dû réaliser qu’être éditeur de jeu (NDLA : ou éditeur de livres !), c’était ça qu’il fallait faire ! Mais ce n’était pas mon truc. Moi, je faisais des jeux pour amuser les gens et, de l’autre côté, je programmais des logiciels pour fabriquer des choses utiles. »

Dans l’antre de Frédérick, il n’y a pas de posters, pas d’images conceptuelles d’un jeu futur ou passé, pas de livres de référence artistiques, pas de jeux. Il y a des circuits imprimés, des faisceaux et tout un tas de gadgets électroniques dont j’ignore le nom. Frédérick, c’est par le prisme technique qu’il aborde tout. Les loisirs, le travail, le jeu, la vie, les gens… « Comme beaucoup de gens un peu bizarres (sic) comme Paul Cuisset (Flashback), Éric Chahi (Another World), Jordan Mechner (Prince of Persia) ou moi, lorsque j’en parle avec eux, ce qui nous plaisait dans l’informatique par rapport aux gens, aux êtres humains, c’était le côté objectif. Un ordinateur, si tu lui dis de faire un truc comme ça, ça va te faire un truc comme ça, il ne va pas décider tout seul de faire ci ou de faire ça. Il y avait quelque chose d’extrêmement compréhensif et carré que je trouvais très rassurant. Comme tous mes collègues bizarres, on trouve que les gens sont compliqués et imprévisibles alors qu’un ordinateur, c’est exactement l’inverse. On se sentait bien avec des machines. »

Des VHS, des zombies et du pop-corn

Dans l’antre de Frédérick, il n’y a pas non plus de pentagramme, de symboles sataniques ou d’autres idoles impies, alors si je vois bien poindre une explication à l’origine de l’excellence technique que sera Alone in the Dark à peine six ans après Robix, je ne comprends toujours pas comment le sympathique adolescent corrézien un peu geek a pu orchestrer L’Enfer de Dante vidéoludique, l’âme sombre du pixel, l’ornière pour le jeu horrifique que constitue l’unique frénésie de mon attention. D’où provient cette noirceur ? Cette part sombre et machiavélique que seule la déviance de la pop culture a immanquablement pu faire naître ? « Mon père ne savait pas vraiment si le marché de l’informatique allait décoller, alors, en 1984, il a décidé d’exercer aussi l’activité de vidéoclub dans sa boutique. Il y avait donc tout un stock de cassettes VHS à louer. Moi, je m’étais installé un petit bureau à l’étage du magasin, avec un lit et mon ordinateur, car j’y passais littéralement jour et nuit. J’allais toujours à l’école et j’ai passé mon bac sans envie, plutôt pour faire plaisir à ma mère, mais ma vie, c’était cette petite pièce et mon écran d’ordinateur. » Je commençais à voir venir le tableau. Frédérick était devenu un jeune adulte totalement misanthrope, complètement aspiré par les pixels de son écran, il ne voyait plus âme qui vive dans cet appartement de fortune installé dans l’unique pièce disponible de l’étage du 9, rue des Carbonnières. Mais il allait me démentir juste après sa deuxième cigarette. « Il arrivait qu’une poignée de copains viennent me voir dans la boutique le soir et, bien sûr, on pillait le rayonnage de cassettes vidéo. De 1984 à 1987 environ, j’ai vu tous les films d’horreur qu’il était possible de trouver en vidéo, et j’aimais en particulier les films de zombies. C’était très ludique. Le Zombie de Romero (Dawn of the Dead, 1978) m’a vraiment beaucoup marqué. J’adorais aussi ces films typiques qui étaient un peu tous pareils où une bande de jeunes arrivent à un endroit et il n’y en a qu’un seul qui en sort vivant, comme Evil Dead ou Amityville. À cette époque, à chaque fois que je voyais un film de ce genre, je me disais qu’un jour, je ferais un jeu avec des zombies. Bien sûr, je n’avais aucune idée préconçue, je me disais juste que ça pourrait être marrant, que ça pourrait amuser trois ou quatre copains. » Dans la partie « location vidéo » du magasin familial, il y a quelques affiches de film fixées aux murs. Juste en face du comptoir, il y en a une en particulier qui a su saisir l’attention du jeune Raynal. Le poster anglo-saxon du film de Stuart Rosenberg, Amityville : La Maison du diable, sorti en 1979. La phrase d’accroche : « For god’s sake, get out13 ! » Il n’y a pas de zombie ni de créature lovecraftienne dans Amityville, mais il y a cette maison, cette demeure profane, abominable, un personnage à part entière. Et cette accroche qui résume à elle seule tout le film. « Sortez ! Barrez-vous ! Simple et génial », hurle devant moi Frédérick. Tout est déjà là. En 1986, lorsque le jeune homme, accoudé au comptoir de Vidéomatique à Brive-la-Gaillarde, contemple en rêvassant cette affiche et cette maison, il ne sait pas encore qu’il a déjà le concept d’Alone in the Dark en tête. Il ne sait pas encore qu’il va créer le survival horror.

« Début 1988, avec un copain qui s’appelle Christophe Lacaze, avec qui j’ai appris à programmer sur ZX81 quand on était en cours ensemble, on s’est lancés dans un truc. À l’époque, il était parti faire un IUT à Toulouse, mais, à chaque fois qu’il revenait à Brive, il passait me voir avec plein d’idées. Moi, je travaillais surtout sur Atari ST à ce moment-là, notamment sur un gros programme de facturation pour un client. J’adorais cette machine avec son bel écran monochrome et ses pixels si précis et jolis. Avec Cazou (NDLA : Christophe Lacaze), donc, on s’est lancés dans un clone d’Arkanoid. Pour nous, l’idée, c’était de faire un jeu complet et propre, mais qui ne prenait pas beaucoup de temps. Je me suis occupé du “game design” (NDLA : Frédérick me fait un signe de guillemets avec ses doigts) sans savoir d’ailleurs que ça s’appelait comme ça. On a modifié quelques petites choses quand même, puis je me suis occupé des graphismes que je réalisais avec Neo (NDLA : Neochrome était distribué nativement avec le système d’exploitation de l’Atari ST et permettait de travailler dans une résolution de 320 × 200 avec 16 couleurs sacrément saturées), puis j’avais fait un petit programme en GFA Basic permettant de convertir les dessins de l’Atari en hexadécimal pour les mettre dans le programme en assembleur du jeu. Et, peu avant l’été, on a mis à disposition ce titre qu’on a baptisé Pop-Corn en freeware14. Il y avait un petit club informatique qui s’était monté à Brive, où l’on était cinq ou six geeks d’avant l’heure. On leur a donné une disquette 5 pouces 1/4 contenant le jeu et, en moins de deux semaines, c’est parti à une vitesse absolument folle ! Grosse surprise, on a reçu littéralement des dizaines de milliers de lettres venant du monde entier ! C’était extraordinaire ! Et l’histoire aurait pu s’arrêter là, mais… »

Pop-Corn, distribué gratuitement, est un carton. Les versions domestiques d’Arkanoid ne sont pas au point, techniquement faillibles et Pop-Corn est largement plus jouable. L’élève a dépassé le maître sans même s’en rendre compte. Mais une lettre dans la boîte aux lettres des Raynal va venir tout bouleverser. « Pendant l’été 1988, l’armée m’a appelé15. J’ai tout fait pour essayer de me faire réformer. Je me répétais que ma vie allait être foutue, je faisais de l’informatique, et un an sans ordinateur, c’était pas possible. » Pour un jeune homme qui vit reclus, entouré de ses rassurantes machines, cet appel à l’incorporation est un déchirement. Quitter l’antre, quitter Brive, abandonner la rassurante quiétude du ronronnement des machines. Frédérick m’avouera quand même plus tard que cette lettre a, quelque part, été salvatrice. « Des fois, je me demande si l’armée ne m’a pas sauvé. Je devenais fou, je devenais un véritable ermite. Pendant deux ans et demi, mangeant et dormant par nécessité, ne communiquant qu’avec mes machines. C’était une expérience de programmation fantastique, mais je ne savais plus parler aux gens. »

Frédérick est envoyé à 300 km de Brive. « J’ai été incorporé à Blois, au centre de sélection n° 10 de la caserne Maurice-de-Saxe. J’ai passé un an à m’occuper de la salle informatique, une pièce climatisée, de ce centre militaire. » Il faut croire que la destinée a donc beaucoup d’humour. Si le jeune Raynal a délaissé ses Amstrad et Atari à Brive, c’est pour retrouver d’autres claviers à Blois. « Il n’y avait déjà pas grand-chose à faire à l’origine, alors j’ai tout automatisé, plein de trucs délirants. Il y avait un super-ordinateur qui ressemblait à un Cray X-MP, une énorme tour avec un processeur deux fois 4 bits, surpuissant, avec carrément 60 Mo de stockage sur de gros disques ! Du coup, j’ai pas vraiment perdu mon temps et j’ai même pu ainsi découvrir un autre aspect de l’informatique de ce monde très industriel. »

À la maison, la famille Raynal continue de recevoir des courriers de remerciements pour Pop-Corn. La réputation du tandem « Lacral » – pour Lacaze & Raynal – fait son petit chemin dans le milieu. « Pendant que j’étais à l’armée, donc, à m’occuper de mes serveurs et de mes bases de données, j’ai reçu deux courriers. Le premier venait d’une société qui s’appelait Loriciels et l’autre d’une entreprise lyonnaise du nom d’Infogrames. Ils avaient joué à Pop-Corn et avaient été très surpris, comme nous, de la popularité du jeu. Ils nous proposaient un poste de programmeur, à Christophe Lacaze et moi. À l’époque, trouver ce type de profil, ce n’était pas évident. » Travailler pour faire des jeux vidéo ? C’est une idée. Après tout, le but premier du jeune Raynal, c’était d’amuser ses amis. Avec Pop-Corn, il avait eu l’occasion de largement le faire. La proposition était séduisante. Cependant, une question me taraude. « Pourquoi j’ai répondu à l’offre d’Infogrames, et pas à celle de Loriciels ? Tout simplement parce que je suis un sauvage. J’aime vivre au calme, à la campagne. Loriciels était à Paris, et l’autre à Villeurbanne, qui me paraissait plus proche de moi. Paris, c’était trop de bruit, trop de monde. C’est aussi simple que ça. » Sur le marché français, de nombreuses petites structures spécialisées se sont montées pendant les cinq dernières années. Loriciels, c’est Space Racer ou Sapiens, Infogrames, c’est Bob Morane ou Bobo. Le courrier d’Infogrames est signé de Laurent Salmeron, le même Salmeron qui, quelques années plus tard, cofondera Adeline Software avec Frédérick. Mais n’allons pas trop vite.

« Ma première réaction, c’était de me dire que c’était quand même assez curieux qu’il y ait des programmeurs payés à faire des jeux vidéo de manière “officielle”. J’ai donc profité d’une permission pour aller à Villeurbanne dans les locaux d’Infogrames. Je me rappelle qu’il y avait eu un quiproquo, car, dans le générique de Pop-Corn, j’avais écrit “Graphisme : Frédérick Raynal”. Du coup, Infogrames voulait m’embaucher comme graphiste. En arrivant, le directeur technique du studio, Éric Mottet, me demande si le poste m’intéresse et, moi, je lui ai répondu que je n’étais pas vraiment un artiste, que j’étais programmeur. Ils m’ont regardé l’air sceptique et m’ont proposé de faire un test. » Frédérick sourit en allumant sa troisième cigarette, l’air satisfait. « J’ai alors rencontré William Hennebois, qui était l’un des piliers techniques d’Infogrames à cette époque, un mec vraiment super bon. Il m’a demandé de faire une routine d’affichage de ligne en EGA. Je suis rentré à Blois et, comme je n’avais absolument rien à faire dans ma caserne, j’ai bossé pendant un mois sur un PC Goupil qui ne servait à personne, et j’ai peaufiné la plus belle routine imaginable pour dessiner une ligne en assembleur. Un code ultra-optimisé. De ma vie, je n’ai jamais passé autant de temps sur un si petit bout de programme, et tout ça financé par l’armée française. En me voyant œuvrer avec tant d’acharnement, un supérieur m’a même dit un jour : “Ah, Raynal, c’est de gens comme vous dont l’armée a besoin !” Un mois après, je tendais ma disquette à William Hennebois. Résultat : ma routine allait cent fois plus vite que celle qu’ils utilisaient jusqu’alors. Ils m’ont aussitôt proposé de m’embaucher et j’ai accepté. Début 1989 (NDLA : le 17 avril 1989 pour être précis), j’ai donc pris mes affaires, quitté le service militaire et suis parti vivre à Villeurbanne. »

Le système Zboub

Sanglé dans un justaucorps beige lui donnant des airs de Super Mario – « Super Mariole » comme le surnomment ses proches –, Bruno Bonnell s’approche d’une échelle de corde, se frotte les mains et commence son ascension sous les hourras du public. Nous sommes en octobre 1998, dans un Club Med de Sicile, et le gaillard de 1,81m pour 85 kg, allure athlétique, accomplit un improbable numéro de trapéziste devant son public hilare, un public constitué de ses employés, les employés d’Infogrames. Des vacances tous frais payés pour fêter le quinzième anniversaire de la société, les salariés se régalent et Bruno Bonnell, notre suspect n° 2 dans le dossier Alone in the Dark, donne de sa personne.

Infatigable ou irritant, c’est selon, le bonhomme semble aujourd’hui inatteignable. Entre-temps devenu député pour le parti politique En Marche, de 2017 à 2022, puis secrétaire général pour l’investissement France 2030, j’ai eu beau harasser de coups de téléphone et de mails son secrétariat, toutes mes tentatives sont restées lettre morte. Du patron d’Infogrames d’alors, je me suis ainsi contenté des témoignages, nombreux, des uns et des autres. Tantôt admiré, tantôt haï, on trouve tout de même une constante : sa carrure imposante et son sourire éternel lui confèrent un charisme indiscuté. « On était en réunion du petit déjeuner à 23 heures le soir. Il a une force physique phénoménale. Je ne l’ai jamais vu à plat », témoigne l’un de ses collaborateurs16. Bruno Bonnell blague, fait le pitre, gesticule beaucoup et affiche une confiance inébranlable en toutes circonstances.

Issu d’une famille de pieds noirs, il quitte l’Algérie devenue indépendante pour rejoindre le campus de l’INSA (Institut national des sciences appliquées) de Lyon en 1965, puisque son père y travaille à la maintenance. « C’était aussi la campagne, parce que l’INSA, c’étaient d’anciennes écuries de l’armée. Il y avait cette énergie de la terre, on voyait pousser la science. Il y avait plein de mecs révolutionnaires. On pouvait rentrer dans toutes les salles de cours. J’ai suivi les étudiants quand ils faisaient les imbéciles. J’étais connu comme le loup blanc. On n’appelait pas ça comme ça à l’époque, mais j’étais un “geek”. Je connaissais par cœur tout l’univers, je bouquinais tout, faisais des expériences : notamment des postes à galène17avec des cailloux », raconte-t-il au magazine Lyon Capitale de mai 2010. « J’absorbais tout. Un drogué de la lecture jusqu’à aujourd’hui. Surtout de SF. Si je n’ai rien à lire, je suis capable de lire le Bottin. […] Avec les copains, on allait traîner boulevard de Ceinture (NDLA : le périphérique de Lyon). C’était là où il y avait toutes les putes (sic). Donc on allait ramper dans l’herbe pour aller taper quelques œillades sur des bas résille. Et puis on repartait à vélo en se faisant jeter. »

Études de chimie, service militaire, puis études d’économie appliquée à Dauphine « juste pour voir », Bonnell se lance dans le marché. « On part à Cinna avec le président de la boîte (NDLA : une PME de Grenoble, Assistance industrielle dauphinoise). Et sur la route il me dit : “On a besoin de ronds.” Je lui dis : “Je vous écoute, monsieur le président.” J’avais 24 ans. “On va leur vendre un truc.” Donc je le regarde : “On va vendre quoi ?” On arrive là-bas et ce monsieur explique tout de suite : “Je vous ai amené le spécialiste français du découpage laser des mousses. Il a une idée brillante pour optimiser le découpage… qu’il va vous expliquer.” Là, je me trouve devant des ingénieurs de Cinna et, bien évidemment, je n’ai pas de réponse, mais j’explique que je ne peux rien dire sans que nous avancions avec un contrat d’étude. » Ils repartent avec un contrat… Il ne restera dans cette société que six mois. La méthode Bonnell commence à se dessiner : du bluff, de l’audace, de la combine, et un peu de chance aussi.

Avec son ami Christophe Sapet, il coécrit Pratique de l’ordinateur familial. Il le sent bien, l’informatique, ce n’était encore pas évident en 1982. Avec les royalties de la vente du livre, Sapet et Bonnell décident d’ouvrir leur propre entreprise. Il prétend que le premier nom imaginé fut Zboub Système, mais qu’il en fut dissuadé par leur assistant juridique. La vérité, comme d’habitude avec Bonnell, reste un concept un peu vague. Finalement, la contraction des mots « informatique » et « programmes » donnera le nom : Infogrames. Nous sommes en juin 1983.

Le vrai système Bonnell, avec Infogrames, c’est la combine. Plus de soixante-dix logiciels interactifs produits en moins de six ans ! Développer un jeu ne doit pas prendre plus de trois semaines au maximum. Il faut faire des coups. Le meilleur, c’est de prendre des licences de bandes dessinées bien établies : Astérix, Tintin, Spirou, Les Schtroumpfs, Nord et Sud, Bob Morane… On décline en un jeu rapide, facile à produire. Quelques images fixes, un peu d’animation, un bel écran titre, et un game design simple. « À l’époque, on faisait tout : on dessinait, on écrivait la notice, on faisait le game design, on faisait le café… Chez Infogrames, la notion de game designer est apparue très tard », me confiera plus tard Didier Chanfray. En 1985, le célèbre tatou, symbole de pérennité, fait son apparition à côté du nom du studio sur le logo. Pour vendre des jeux, tout est bon : une opération spéciale dans un supermarché, des ventes sur une brocante organisée par Emmaüs, l’important, c’est de toujours être présent. En 1987, la petite PME, qui compte environ quinze salariés, migre ses locaux au 82, rue du 1er-mars-1943 à Villeurbanne, dans un bel immeuble de neuf étages du plus pur style des années 1980. En 2023, lorsque je m’arrête devant l’adresse des bureaux dans lesquels Alone in the Dark a été créé, j’imaginais un sanctuaire gothique, j’ai la déception de constater que l’immeuble est devenu une résidence pour personnes âgées. Memento mori.

L’immeuble du 82-83, rue du 1er-mars-1943 en 2023.

7 Fanny Rebillard est une musicologue et journaliste spécialisée, ayant notamment écrit l’ouvrage

La Musique dans Zelda, les clefs d’une épopée hylienne, paru chez Third Éditions en 2021.

8 Ordinateur personnel 8 bits conçu par Sinclair Research et sorti en mars 1981.

9 Le prompt, c’est ce petit curseur qui clignote à l’écran lorsque vous tapez un texte.

10 Programming the Z80, Rodnay Zaks, 1979 (Sybex).

11 Thierry Loiseau développera Chomedu, un jeu d’aventure où l’on incarne… un chômeur. Le jeu sortira sur Amstrad CPC aux éditions Vidéomatique Brive.

12 https://amstrad.eu/thierry-loiseau-chomedu/

13 « Pour l’amour de Dieu, fuyez ! »

14 Un freeware, c’était un jeu distribué gratuitement. Eh oui…

15 Rappel qu’il fut un temps où, arrivé à la majorité, votre maman recevait un courrier de l’armée pour que son fils aille passer un an faire ses classes dans une caserne militaire. Ça s’appelait le service militaire, et ça s’est terminé aux alentours des années 2000.

16 Journal Libération du mois de janvier 2000.

17 Le poste à galène, ou récepteur à cristal, est l’ancêtre du récepteur radio.

Chapitre II—Bienvenue dans la 3e dimension

D’informatique et d’eau fraîche

C’est en fouillant dans les documents d’archives des dossiers investisseurs d’Infogrames/Atari au Conservatoire national du jeu vidéo de Chalon-sur-Saône que j’ai pu finalement mettre la main sur le contrat d’origine de Frédérick Raynal. Un CDD de trois mois à compter du 17 avril 1989 avec pour mission « d’effectuer l’analyse et la réalisation de programmes informatiques ». C’est le grand départ de Brive-la-Gaillarde, finie la Corrèze. « J’ai donc pris mes cliques et mes claques, et j’ai débarqué dans leurs locaux, rue du 1er