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Extrait : "La nuit approchait. Ils avaient fini de dîner ; les coudes sur la nappe, ils bavardaient, tandis qu'auprès d'eux une lampe brûlait toute rose sans les éclairer, et le jour, entré par la fenêtre, mourait en taches bleues sur la nappe. Mariés depuis quelques jours, ils se connaissaient à peine. Jean le premier, dans un besoin d'union absolue, s'abandonnait aux confidences qui livrent l'âme tout entière."
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• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
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Seitenzahl: 225
Veröffentlichungsjahr: 2016
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À MON FRÈRE
Je ne veux pas seulement, mon cher Paul, te donner ici un gage de mon affection, je veux éclairer le seuil de ce triste récit en présentant au lecteur le fils d’un homme de talent qui promet de briller à son tour dans la carrière paternelle.
La nuit approchait. Ils avaient fini de dîner ; les coudes sur la nappe, ils bavardaient, tandis qu’auprès d’eux une lampe brûlait toute rose sans les éclairer, et que le jour, entré par la fenêtre, mourait en taches bleues sur la nappe.
Mariés depuis quelques jours, ils se connaissaient à peine. Jean le premier, dans un besoin d’union absolue, s’abandonnait aux confidences qui livrent l’âme tout entière. Boiteux, timide et taciturne, privé des tendresses d’une mère, il éprouvait une volupté très douce à déposer son âme aux pieds d’Émilie. Il parlait avec effusion ; conscient de son innocence, il s’en voulait même des souvenirs effacés et regrettait de ne pouvoir immoler à sa chère femme toutes les minutes dont elle n’avait pas été l’unique pensée. Cette confession respirait non point l’amour calme et éclairé d’un homme, mais la tendresse gauche et passionnée d’une vierge.
Émilie, grave, très belle, écoutait.
Il était né boiteux. Sa mère était morte quelques mois après sa naissance ; son père, le célèbre sculpteur Pierre Gemmant, l’avait fait élever à la campagne, puis l’avait mis au collège d’où il ne le laissait sortir que rarement pour l’envoyer chez des cousins oublier dans le plein air des champs les odeurs d’encre et de mèches charbonneuses des salles d’études… Il disait son respect et son admiration pour ce père à peine entrevu et dont le nom l’enveloppait d’un reflet de gloire ; il disait le timide désir éclos dans son cœur d’enfant, le rêve inavoué de ses flâneries dans les cours pavées du bahut : être sculpteur ! Et il évoquait ce jour de vacances où le grand artiste l’avait surpris derrière une selle, absorbé dans un naïf gribouillage représentant un coin du groupe d’Ugolin et ses enfants, que Gemmant modelait alors. Il riait à ce souvenir ; il croyait se voir dans sa livrée scolaire aux boutons de cuivre, le crâne court tondu, les oreilles en forme de coquille, tout effaré.
– Ah ça ! gamin, lui avait demandé son père, est ce que tu voudrais aussi faire des bonshommes, toi ?
Il avait soufflé : oui ! en rougissant comme un Chérubin qui laisse échapper le nom de sa maîtresse ; et, resté seul dans l’atelier, le cœur sautant d’enthousiasme, il avait dû s’asseoir un instant sur l’escabeau paternel. Là, au pied du groupe d’Ugolin, il s’était répété tout bas, à lui-même, cette grande nouvelle :
– Je serai sculpteur ! je serai sculpteur comme papa.
… À l’École des Beaux-Arts, son nom illustre, sa pitoyable claudication l’avaient mis à l’abri des brimades traditionnelles. Mais tandis qu’il tenait le rôle effacé de dernier nouveau, il avait été profondément frappé par la vue des relations hostiles qui régnaient entre ses camarades. Déjà, dans le coude à coude de l’atelier commun, se trahissaient les jalousies de concurrence qui plus tard devaient se masquer sous des formules de politesse et des rapports de camaraderie. Elles s’affichaient en surnoms ridicules, en critiques blessantes ou se couvraient à peine d’un ton de badinage. La jeunesse de Jean, son inexpérience, son caractère déjà circonspect par suite de son infirmité, tout rendait cet aperçu du genre humain très grave pour lui. Il s’effaroucha, s’isola. L’isolement de Gemmant fut pris pour du mépris. On trouva le timide boiteux poseur, lui si tendre sous son apparence sauvage, et si avide de sympathie ; et on lui fit payer sa naissance, son beau nom et ses premières semaines de tranquillité. Il eut à subir de continuelles moqueries couronnées, un beau jour, par le surnom de « Navet », injure qui, dans les ateliers, flétrit les œuvres mauvaises, et qui, appliquée au fils d’un sculpteur de génie, parut d’une ironie triomphante. Sans colère, sans rancune, mais très triste, le malheureux Navet baissait la tête sous la pluie des quolibets. Incapable de démêler parmi ces aboiements de jeunes chiens les dents qui ne devaient pas mordre plus tard, il avait jugé ses camarades, des rapins vulgaires et méchants, sans éducation et sans instruction, aigris par la misère, leurrés par des dons chimériques et qui, malgré les années, devaient demeurer de pauvres diables souillés jusques au cœur par l’indélébile éclaboussure de la boue que maniaient leurs doigts…
D’ailleurs, que lui importèrent les misères de sa vie d’artiste, dès qu’il connut et adora Émilie… Là, ses souvenirs se transformaient. C’étaient des bribes d’existence, des évènements minimes, une suite de minutes bonnes ou mauvaises selon qu’Elle était là ou bien qu’Elle n’était pas là… Il rappelait à sa femme leur première entrevue dans l’atelier de son père dont il modelait le buste, et il avouait naïvement qu’elle lui était apparue : « Grande, forte, l’air fier et pas commode… » À la seconde entrevue, il avait été ébloui par son éclat et par sa beauté. Elle avait un ton grave et assuré dont il se félicitait dans la conscience de sa propre faiblesse. Sa chevelure abondante et d’un blond cendré était réveillée de mèches dorées ; parfois, ses yeux gris bleuté se croisaient très légèrement, ce qui donnait à son regard une expression indécise qui lui plut aussitôt. Son visage et ses mains étaient d’un blanc d’ivoire teinté par les roses légers dont Boucher dotait ses amours.
Navet ne fut plus le même : il devint coquet… Il riait en se remémorant les soins et les parfums qu’il dépensait pour sa barbe ; ses efforts, sa marche à petits pas pour dissimuler sa claudication ; ses réveils embaumés d’un sentiment de bonheur qu’un doute secouait : « ce n’est pas possible ! » qu’une grosse peur agitait : « un malheur va tout rompre ! ça n’arrivera pas ! » Et son attachement pour le buste de son père, témoin de leurs amours, – ce buste qu’elle admirait et qu’il couvrait d’un globe de verre, comme une couronne de mariée, dans la crainte de le défraîchir par le frôlement des linges mouillés ; – et le baiser de fiançailles, qu’il lui donna en tremblant, les joues en feu, tout ébloui !
Après cela, pris par les sens comme par le cœur, éperdu et grisé d’amour, il ne se rappelait plus rien que l’image d’Émilie passante et repassante devant ses yeux durant de longues rêveries, – évocations des moindres gestes, des moindres paroles de sa fiancée, que la voix éclatante de Pierre Gemmant faisait évanouir.
– À quoi penses-tu, grosse bête ?… Tu perds la tête, lui criait son père.
Jean, ainsi rappelé à la réalité, se retrouvait lessivant d’un mouvement machinal des linges-à-terre au fond d’un seau d’eau, ou bien s’acharnant à arroser son buste, une seringue vide entre les mains…
… Tout attendri, il terminait ses confidences par ces paroles :
– Entre mon père et toi, ma chérie, je me sens le plus heureux et le plus fier des hommes !… Aimer une femme comme toi, porter le nom d’un homme comme lui…
– Porter un grand nom, interrompit lentement Émilie, porter un grand nom ne suffit pas, mon ami ; il faut encore le soutenir.
Avec un sourire distrait, son mari déclara :
– Évidemment ; et se levant il prit la lampe.
Au moment de quitter la petite salle à manger de l’appartement qu’ils occupaient à l’hôtel de la Plage, il demanda :
– Allons-nous faire un tour au bord de la mer ?
Émilie se renversa sur sa chaise et regarda Jean. Sous les reflets de l’abat-jour, le visage du jeune homme s’éclairait violemment. Une barbe jaunâtre, rude et mal plantée, hérissait son visage maigre et laid ; mais ses yeux étaient très doux et son sourire respirait la tendresse et la bonté. Elle allait répondre, quand un domestique entra, une dépêche à la main.
Jean, qui avait replacé la lampe sur la table, prit la feuille de papier et l’ouvrit. Aussitôt, il bredouilla, tout bouleversé :
– Fluxion de poitrine ! très malade !… Mon père ! Comment ! Quoi ! Je ne comprends pas !
Et tendant la dépêche à sa femme :
– Tiens, lis… Hein ? Qu’est-ce que cela veut dire ?
Après un coup d’œil, Émilie prononça :
– Il faut partir ce soir, mon ami… Nous prendrons le train dans une heure.
… Debout au milieu de l’atelier, en habit noir, la face pâle, les paupières rouges, Jean restait immobile, gauche et morne. Émilie était assise, en grand deuil, le visage très blanc sous son voile noir.
Ils revenaient du cimetière où le grand artiste avait été conduit avec un appareil plein de pompe… L’âme meurtrie et le corps rompu, Jean aspirait depuis plusieurs heures à la fin des bruits noirs de l’église, des éloges officiels du cimetière, de cette longue torture qu’il lui fallait subir des prêtres et des civils. Et pourtant il se sentait plus accablé depuis qu’il était soulagé de ce cauchemar.
Gemmant était tombé malade au moment où il quittait son vieil atelier pour se rapprocher du jeune ménage. Les statues et les meubles étaient déjà enlevés. Il semblait qu’après que la foudre eut frappé l’aigle, le tourbillon d’orage eût balayé son aire. Il ne restait plus entre les quatre murs gris que la chaise occupée par Émilie et un petit coucou abandonné dans le coin où il s’enfumait depuis des années. Soudain, ce coucou eut un décrochement intérieur, et, après un court silence, il lança un cri d’oiseau qui retentit cinq fois, très sec, dans la salle vide. Jean tressaillit. En un pareil instant, cette voix pleine de souvenirs lui parut un adieu suprême des choses après celui des hommes, un adieu qui, à la suite de tant de discours, résumait cette funèbre journée par un cri de départ et d’effacement ironique et brutal… En effet, il ne le verrait plus… Un sanglot le secoua ; et, comme sa femme se levait, il lui saisit le bras, et souffla, devant cet évanouissement de tout ce qui avait été son père :
– Il ne me reste plus que toi, Émilie, plus que toi !…
… Les jours suivants furent lugubres.
Il voulut revoir quelques amis de son père dont les poignées de main sincèrement émues l’avaient touché, au milieu des hommages indifférents ; mais leur accueil fut morne, plus attristé que sympathique. Il sentit vaguement que le malheur éloigne comme une maladie contagieuse ; il rappelait un compagnon qu’il faudrait suivre. Il ne revint plus, par pitié.
Sa sensibilité était exaspérée ; sa plaie se ravivait à tous les menus accidents de son existence journalière. Il s’irritait de voir respirer et vivre tant d’êtres veules, inutiles, quand son père n’était plus. Il s’agaçait même des mines compatissantes de son beau-père et des doléantes paroles que sa belle-mère ânonnait avec une voix qui avait l’harmonie chevrotante d’une boîte à musique. Sa femme seule trouvait grâce à ses yeux.
Son beau-père, M. Blas-Noël, était un homme grand, lourd, à la tournure à la fois militaire et pacifique d’un gardien de square ou d’un pandore retraité, très fier de la forte moustache recourbée en fanons de baleine qui échantillonnait sur ses lèvres les reliefs de ses repas. Fils et petit-fils de marchands de comestibles plusieurs fois millionnaires, M. Blas-Noël avait lui-même consacré quelques années au commerce paternel : mais après avoir victorieusement prouvé son incapacité et avoir mis en danger sa fortune, le digne homme s’était sagement résolu à vivre des rentes qui lui restaient. Les millions avaient fait oublier les concombres. Mme Blas-Noël, femme très douce, très timide, ratatinée comme un fruit d’hiver mûri sur une planche, avait ouvert un salon ; M. Blas-Noël avait formé une assez belle galerie de peinture ; et Mlle Émilie, leur fille, avait eu l’ambition de porter un grand nom, d’être la femme d’un artiste célèbre.
Ses noces, les funérailles de Pierre Gemmant lui avaient donné un rôle dont l’éblouissement durait encore ; mais son deuil la forçait maintenant à vivre retirée et la privait pour de longs mois de toutes les petites jouissances de vanité qu’elle s’était promises. À la faveur des observations qu’elle tirait de cette existence monotone, elle éprouvait déjà la désillusion accoutumée de tant d’innocentes épouses d’artistes. Le caractère simple et faible de son mari la surprenait et l’inquiétait pour l’avenir. La malheureuse avait cru s’attacher à un homme exceptionnel, partager l’existence féerique d’un jeune premier, transportée du gaz des coulisses au soleil. Or, depuis que Pierre Gemmant n’était plus là, le lustre et la rampe pâlissaient, le jeune premier tournait au vague figurant, et le public avait déserté : De jour en jour, elle découvrait son erreur plus profonde. Ayant épousé le fils à cause du père, elle tremblait que, le père disparu, le fils ne laissât ternir l’auréole de ce grand nom : Gemmant.
Comme l’accablement de Jean se prolongeait, elle résolut, après quelques hésitations, de le rappeler aux devoirs de son art :
– Jean, lui dit-elle un soir, n’as-tu pas l’intention d’exposer au prochain Salon… ? Tu devrais te remettre au travail ; cela te ferait du bien.
Docilement, le lendemain, au lieu de traîner en boitant, sombre et désœuvré, dans l’hôtel à peine meublé, il se rendit à son atelier.
Là, ce fut d’abord un pénible assaut de souvenirs, puis un apaisement et un lent retour à ses travaux. Il allait, venait, tournait et piétinait autour des selles, tripotait des boulettes de terre, tordait les bras et les jambes de petites esquisses grandes comme la main, jusqu’à ce qu’il s’arrêtât, saisi par la perception nette et cruelle que tout cela était sans intérêt, sans valeur. Il fourrait l’esquisse dans un coin, ou bien il la détruisait d’un coup de poing et rejetait la terre au baquet. Las, dégoûté, il s’asseyait et ressassait de mélancoliques pensées, tandis que la nuit chassait le jour par le grand vitrage tout ouvert.
La mort de Pierre Gommant le frappait dans son enthousiasme d’artiste en même temps que dans son cœur de fils. Telle qu’une statue dont l’armature se dérobe, son ardeur fléchissait et s’effondrait. Lorsqu’Émilie lui demanda s’il était satisfait de son travail, il découvrit tout son découragement :
– À quoi bon ! disait-il ; il n’est plus là… Qu’importent les œuvres que je pourrais faire désormais. Des navets, sûrement… Et même si elles étaient bonnes, ses éloges et sa joie me manqueraient trop…
Émilie fut effrayée.
– Ses œuvres te restent, et son souvenir aussi. Et ses œuvres, comme son souvenir, te lèguent un exemple et un devoir auxquels tu ne dois pas faillir… Enfin, pour toi-même, et si ce n’est pour toi, pour moi, pour ma vanité d’épouse…
Jean l’interrompit vivement en lui prenant la tête dans les mains et en l’embrassant. Tout bas, à l’oreille, il lui disait :
– Pardon, chérie, tu as raison. Oui, oui, pour toi ! Tu me soutiendras, tu me pousseras. Tu le remplaceras.
Il parut recouvrer quelque ardeur.
Chaque jour, il montrait une nouvelle esquisse à sa femme et lui demandait son avis. Émilie, qui avait été troublée les premières fois, s’était assez vite mise à critiquer avec autorité. Ces esquisses représentaient des gens enveloppés du costume moderne, des mendiants, des paysans, des enfants dans leur blouse d’école. Le tempérament de Jean le portait vers les œuvres de dimensions restreintes, de sentiment intime ; son âme s’ouvrait au charme des petits et des misérables ; son imagination n’allait pas au-delà des impressions reçues. Émilie ne comprenait pas. Elle souriait avec une pitié nullement déguisée. Pour elle, la sculpture était l’art de représenter la nudité en l’idéalisant. Elle jugea bon de remettre Jean dans la bonne voie.
–… Pourquoi pas quelque chose de grand, un groupe qui impose ton nom en prouvant ton talent ?
Interdit, il répondit avec hésitation :
– Mais il me semble que,… pourtant,… on peut mettre autant d’art dans une petite statue, par exemple dans une paysanne qui tient sa quenouille, comme celle-ci…
– Ton père, cependant…
Il leva les bras, hocha la tête :
– Ah ! lui… Alors, tu n’aimes pas cette esquisse ?
– Pas plus que les précédentes. Tout cela me paraît petiot, mesquin, bourgeois ; je n’y sens aucun souffle… Tu devrais trouver une grande idée, un sujet de groupe…
– Mais je ne parviendrais pas à faire un groupe… Pense donc !
– Pourquoi pas ? Cela s’apprend… Ah ! si j’étais à ta place, si je savais ce que tu sais, j’arriverais, va… Ça ne doit pas être bien difficile : on voit tant d’imbéciles et d’ignorants qui se font connaître quand même.
Jean, à regret, chercha de nouvelles esquisses, confectionna des hommes et des femmes nus qui figuraient la joie, l’amitié, la douleur…
Un matin, qu’il travaillait, un de ses camarades d’atelier vint le voir. C’était un garçon fluet, nommé Gilroud, qui avait la mine ravagée et les dents mauvaises. À l’École des Beaux-Arts, il avait souvent pris la défense de Jean, pensant que le fils de Gemmant était un garçon à ménager pour l’avenir…
De sa voix de rogomme, il félicitait son collègue :
– Ah ! Ah ! mon vieux Navet, il paraît que tu as fait un beau mariage. Parbleu ! quand on est le fils d’un grand homme, on a, sous la plinthe, des lattes savonnées et ça marche rondement. Ce n’est pas comme nous autres ; nous n’avons pas du parquet sous les talons, mais un sale gravier où ça tire, tire…
Il fit quelques pas, absorbé, cherchant une autre image prise à son art. Il lâcha :
– Pour faire son trou, ce qu’il en faut donner des coups de violon. Vrai !
Tout à coup, il se planta devant la série des esquisses que Jean avait abandonnées.
– Tiens !… pas mal, ça.
Jean expliquait les sujets. Il l’interrompit.
– Oui, je vois… Il faut faire ça, mon petit, et lâcher tes vieilles balançoires. Tu es dans le courant ; voilà du jeune, du moderne, tandis que tes figurants de bain à quatre sous, c’est institut en diable… Tu ne peux pas refaire le Discobole et la Vénus de Milo, n’est-ce pas ?
Enchanté de l’entendre appuyer ses idées, Jean voulut l’emmener déjeuner. Gilroud écarquilla les yeux, arrondit les épaules, désigna d’un air piteux son veston et son chapeau mou, mais se laissa entraîner.
À la vue de ce convive, Émilie fronça les sourcils. Gilroud présentait ses civilités, saluait longuement en balançant son pied droit comme un encensoir. On se mit à table. M. Blas-Noël était présent. Aussitôt, Jean parla de ses esquisses. Il expliquait sa pensée d’un ton plus ferme ; il rêvait un art modernisé, un genre qui exprimât en sculpture ce qu’avait cherché Millet en peinture. M. Blas-Noël, qui n’avait pas de tableau de Millet dans sa galerie, dit avec une moue :
– Très surfait Millet… Il ne savait pas dessiner, d’ailleurs.
Jean avait tourné les yeux vers Gilroud ; mais celui-ci, gêné par l’accueil très froid d’Émilie, mangeait en approuvant tout le monde par ses sourires. M. Blas-Noël continuait comme s’il se fût adressé à un escadron.
– L’art ne doit exprimer que les idées les plus générales, parce que les plus générales sont les plus élevées…
– L’idée est-elle nécessaire ? demanda Jean. Les chefs-d’œuvre plastiques sont très pauvres d’idées. D’ailleurs, on peut en exprimer avec le costume moderne ; la poésie du costume moderne…
M. Blas-Noël l’interrompit par des éclats de rire, et faillit s’étrangler en répétant :
–… La poésie du costume moderne !… du costume moderne !…
Puis s’adressant à Gilroud.
– Voyons, Monsieur, vous qui êtes artiste, quel est votre avis ?… Mon gendre ne devrait-il pas renoncer à ces fantaisies d’impressionniste ?
– Assurément, déclara Gilroud d’un ton enroué.
Jean laissa échapper :
– Tu me lâches, toi.
– Pardon, répliqua le sculpteur qui maintenant savait le personnage qu’il devait jouer ; j’ai réfléchi, mon cher.
Et, lesté par le repas, retrouvant tout son aplomb, il posa la main sur l’épaule de son camarade.
– Ce que je t’ai dit, je l’ai pensé, mais je suis Gilroud, moi : je puis risquer mon nom dans des tentatives aventureuses et discutables. Toi, tu es Gemmant, le fils d’un artiste de génie. Or, il y a une noblesse d’art, mon ami, et qui oblige, tout comme l’autre…
M. Blas-Noël criait d’une voix tonnante :
– Très vrai ! très vrai, et très bien dit !
Émilie, radoucie, inclina la tête :
– Monsieur a raison…
Une heure après, Gilroud, qui prenait sa canne dans l’antichambre, déclarait à Jean :
– Bonne tête, ton beau-père. Je le retiens pour faire un noyé de la Bérézina.
Et il partit en fredonnant.
Quelques jours plus tard, Jean commença une statue de femme debout, éplorée, les bras noués autour de la tête. Il la baptisait du nom de Pleureuse.
Chaque matin, à son atelier, une jeune Italienne l’attendait entortillée dans un châle comme un paquet de chiffons au coin de la porte. Dès qu’ils étaient entrés, elle courait au poêle déjà allumé par la concierge, et se déshabillait. Lui, découvrait sa statue, mettait les chiffons en ordre pour les replacer de même… La petite était montée sur la table à modèle. Au dernier chiffon, sa chemise glissait à ses pieds, et elle apparaissait toute nue, très brune. Mais il avait encore un outil à chercher, son éponge à mouiller, sa blouse à mettre. Les bras croisés sur les seins, les mains ramenées sous le menton, la petite attendait ; sous ses cheveux crépus et noirs, ses yeux profonds suivaient la marche balancée de Jean avec la curiosité des enfants pour les infirmités d’autrui. Enfin, il était prêt ; sur un signe, elle renversait la tête d’un air nonchalant, allongeait les bras avec une souplesse languissante de couleuvre et, soudain, elle ne bronchait plus…
À chaque heure, durant les minutes de repos, elle s’enveloppait dans son châle, s’accroupissait au bord de la table et regardait fumer l’eau qui chantait sur le poêle. Jean, assis au fond de l’atelier, la pipe aux lèvres, contemplait sa statue en penchant la tête et en clignant des yeux.
M. Blas-Noël venait quelquefois s’asseoir sur le divan et contempler la jeune Italienne frissonnante sous son obstiné regard de vieillard. Gilroud passait aussi en courant ; il demandait un cigare, l’allumait, encourageait l’artiste, déclarait que « ça marchait », et, très pressé, il s’en allait. Il travaillait, pour le compte d’un sculpteur, à une fontaine colossale commandée par le gouvernement. Lorsque M. Blas-Noël était là, Gilroud restait plus longtemps. Il avait emprunté quelques centaines de francs à Jean, et il songeait à s’adresser plus tard au beau-père. Tantôt il applaudissait énergiquement aux divagations et aux banalités esthétiques du bonhomme ; tantôt il l’amusait et le secouait de rires par ses grosses rapinades. Mais surtout il l’entretenait avec condescendance de questions militaires. L’ancien négociant, pris par son faible, traquenardait, galopait à faux, finissait par s’emballer comme un vieux roussin à l’odeur de la poudre. Il tonnait sous sa grosse moustache, aux souvenirs d’un très vague rôle militaire qu’il avait joué pendant le siège de Paris ; et Gilroud hurlait avec lui ; et Jean, ahuri par cette double comédie, ne sachant lequel des deux se moquait de l’autre, tournait le dos, s’absorbait dans son travail, tandis que la petite, en extase sur la table à modèle, admirait, la bouche ouverte, ce beau monsieur qu’elle prenait pour un général.
À la tombée du jour, c’était le tour d’Émilie. Elle arrivait au moment où l’Italienne s’en allait en nouant l’argent de la séance dans son mouchoir.
– Est-ce fini ? Je puis entrer… Oh ! quelle chaleur !
Jean lui montrait son travail.
– J’ai corrigé ceci… Que penses-tu de ce morceau-là ?
Elle opinait. Elle grimpait sur l’escabeau pour désigner de sa main gantée les morceaux répréhensibles. Et il riait d’aise en la voyant ainsi, debout sous la clarté du vitrage, fraîche et parfumée, dans sa toilette dont l’éclat chantait sur le fond triste des plâtres blancs et de la terre noire. Un soir, il s’accroupit dans sa blouse d’ouvrier, et fit mine de s’agenouiller pour baiser le cuir de ses chaussures. Elle frappait du pied.
– Allons, Jean, pas de bêtises ! Laisse-moi descendre ; tu vas me salir, tu es plein de terre.
Au moment de partir, il replaçait un à un les chiffons humides. Ainsi drapée, la femme de glaise prenait dans le crépuscule une tournure d’apparition. Des nappes d’ombre s’entassaient dans les coins ; le poêle claquait en se refroidissant et, du plafond, il ne venait plus qu’une poussière grise.
Il avait pour son œuvre les soucis d’une jeune mère pour son enfant ; il la quittait à regret, le soir ; il en rêvait, la nuit ; il accourait le matin, poursuivi par des craintes d’incendie, de ruptures d’armatures, d’accidents irréparables. Aussitôt la porte ouverte, il se calmait ; et il se laissait aller à quelque fierté en songeant que c’était le travail de ses mains, cette grande gaillarde qui remplissait tout l’atelier.
Une hantise pareille la grandissait dans sa pensée ; il découvrait en elle la personnification de l’humanité souffrante, et cette haute conception le transportait.
Mais, après les encourageantes illusions de l’ébauche, les difficultés réelles se présentèrent ; égaré sur ce grand corps, où les imperfections s’accentuaient à mesure que la forme dépouillait ses contours flottants et se précisait, il se troublait, il barbotait. Il n’était pas un de ces fils d’artiste qu’une constante vie dans l’atelier a initiés à tous les trucs de l’art, à toutes les roueries du métier. Son père, veuf, accablé de travaux, trop artiste pour n’être pas égoïste, l’avait toujours tenu éloigné de lui. Les rares séjours que Jean avait faits à l’atelier avaient entretenu son enthousiasme sans lui inculquer aucun de ces principes qui facilitent les débuts et ouvrent plus grandes les portes du succès. Pierre Gemmant ne lui avait même pas appris à dessiner. Lorsque l’enfant passait quelques jours auprès de son père, il musait parmi les plâtres et les marbres : ses yeux s’habituaient aux belles formes, ses oreilles s’ouvraient aux discussions esthétiques des amis et des visiteurs. Il acquérait une exigence que sa main était impuissante à satisfaire. Il découvrait à la fois la grandeur de ses aspirations et la faiblesse de ses moyens. Et dès qu’il se mit à modeler, chaque coup de pouce fut implacablement jugé et condamné par lui-même. De là un manque d’équilibre si frappant que Gilroud se disait quelquefois : – C’est singulier ! ce pauvre Navet boite dans tout ce qu’il fait.
Un jour, la Pleureuse apparaissait toute svelte, comme débarbouillée ; le lendemain, elle redevenait vague, informe, empâtée de boue… Elle n’avançait plus. De rage, il accusait son modèle de mal poser ; il raccourcissait ou supprimait les repos, ou bien, découragé, il les laissait durer indéfiniment. La petite, hébétée, ne comprenait rien à sa colère, ni au patois italien qu’il lui débitait avec des gestes extravagants.
Les observations de son beau-père ne faisaient qu’accroître son dégoût. Toujours appuyé par Gilroud, le marchand de comestibles renouvelait ses regrets. Son gendre aurait dû entreprendre un groupe, soutenu par une grande idée, avec un titre latin :
– Quelque chose comme « Gloria victis » ! disait-il en se redressant et en se gonflant les joues. Cela au moins enlève les foules.
Les visites d’Émilie, son pas vif dans le couloir, les coups de son porte-carte d’ivoire quand elle frappait, lui causaient presque une souffrance. Elle entrait, regardait, prononçait quelques critiques, remarquait que « ça n’allait pas vite » ; mais agacée par le silence et l’air abattu de son mari, elle partait brusquement, en laissant derrière elle plus morne, l’atelier ou tournait un parfum d’iris.
Elle ne vint plus. Elle tenta de recourir aux piqûres et aux coups de fouet de l’émulation. Durant les repas, elle entreprenait l’éloge de Gilroud, un garçon vulgaire mais intelligent et travailleur, et qui sûrement arriverait très vite. Elle citait les œuvres annoncées déjà pour le Salon. Elle vantait beaucoup tels camarades de Jean dont le public répétait les noms. Jean, très modeste et sans vanité, se découragea davantage ; il finit par la prier de ne plus lui parler de son travail.
– Ma sculpture,… je t’en prie, oublions-la, dit-il un soir d’un ton accablé. J’ai besoin de repos : quand je rentre ici, je suis épuisé de corps et d’esprit…
Très froissée, elle se tut.