Oeuvre complète de Molière - Jean-Baptiste Poquelin Molière - E-Book

Oeuvre complète de Molière E-Book

Jean-Baptiste Poquelin Molière

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Beschreibung

Oeuvres principales : L'étourdi Le Dépit amoureux Les Précieuses ridicules Sganarelle ou le Cocu imaginaire L'école des maris Les fâcheux L'école des femmes La Critique de l'école des femmes L'Impromptu de Versailles Le Mariage forcé La Princesse d'Elide Tartuffe Dom Juan L'amour médecin Le Misanthrope Le Médecin malgré lui Melicerte La Pastorale comique Amphitryon Georges Dandin L'avare Monsieur de Pourceaugnac Le Bourgeois gentilhomme Les amants Magnifiques Psyché La Comtesse d'Escarbagnas Les fourberies de Scapin Les femmes savantes Le Malade imaginaire

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Oeuvre complète de Molière

Pages de titreINTRODUCTIONLE MÉDECIN VOLANTLES FÂCHEUXL'ÉTOURDI OU LES CONTRETEMPSLE DÉPIT AMOUREUXLES PRÉCIEUSES RIDICULESDON GARCIE DE NAVARRE OU LE PRINCE JALOUXLA JALOUSIE DU BARBOUILLÉSGANARELLE OU LE COCU IMAGINAIREL'ÉCOLE DES MARISL'ÉCOLE DES FEMMESLA CRITIQUE DE L'ÉCOLE DES FEMMESDON JUAN OU LE FESTIN DE PIERREL'IMPROMPTU DE VERSAILLESLA PRINCESSE D'ÉLIDE OU LES PLAISIRS DE L’ÎLE ENCHANTÉELE MARIAGE FORCÉLE MARIAGE FORCÉ– BALLET DU ROIL'AMOUR MÉDECINLE MÉDECIN MALGRÉ LUILE MISANTHROPEMÉLICERTELE TARTUFFE OU L’IMPOSTEURLE SICILIEN OU L'AMOUR PEINTREPASTORALE COMIQUEAMPHITRYONGEORGE DANDIN OU LE MARI CONFONDUL'AVAREMONSIEUR DE POURCEAUGNACLE BOURGEOIS GENTILHOMMELES AMANTS MAGNIFIQUESLA COMTESSE D'ESCARBAGNASLES FOURBERIES DE SCAPINPSYCHÉLES FEMMES SAVANTESLE MALADE IMAGINAIREPOÉSIESBOUTS-RIMÉSAU ROILA GLOIRE DU DÔME DU VAL-DE-GRÂCEPage de copyright

L'intégrale de Molière

INTRODUCTION

de Philarète Chasles dans Oeuvres complètes de Molière. Tome premier (1888)

« Quel est le plus grand des écrivains de mon règne ? demandait Louis XIV à Boileau. — Sire, c'est Molière. »

Non seulement Despréaux ne se trompait pas, mais de tous les écrivains que la France a produits, sans excepter Voltaire lui-même, imprégné de l'esprit anglais par son séjour à Londres, c'est incontestablement Molière ou Poquelin qui reproduit avec l'exactitude la plus vive et la plus complète le fond du génie français.

En raison de cette identité de son génie avec le nôtre, il exerça sur l'époque subséquente, sur le dix-huitième siècle, sur l'époque même où nous écrivons, la plus active, la plus redoutable influence. Tout ce qu'il a voulu détruire est en ruine. Les types qu'il a créés ne peuvent mourir. Le sens de la vie pratique, qu'il a recommandé d'après Gassendi, a fini par l'emporter sur les idées qui imposaient à la société française. Il n'y a pas de superstition qu'il n'ait attaquée, pas de crédulité qu'il n'ait saisie corps à corps pour la terrasser, pas de formule qu'il ne se soit efforcé de détruire. A-t-il, comme l'exprime si bien Swift, déchiré l'étoffe avec la doublure ? l'histoire le dira. Ce qui est certain, c'est que l'élève de Lucrèce, le protégé de Louis XIV, poursuivait un but déterminé vers lequel il a marché d'un pas ferme, obstiné, tantôt foulant aux pieds les obstacles, tantôt les tournant avec adresse. Le sujet de Tartuffe est dans Lucrèce ; à Lucrèce appartient ce vers, véritable devise de Molière :

Et religionis… nodos sotvere curo.

La puissance de Molière sur les esprits a été telle, qu'une légende inexacte, calomnieuse de son vivant, romanesque après sa mort, s'est formée autour de cette gloire populaire. Il est un mythe comme Jules César et Apollon.

Dates, événements, réalités, souvenirs, sont venus se confondre dans un inextricable chaos où la figure de Molière a disparu. Tous les vices jusqu'à l'ivrognerie, jusqu'à l'inceste et au vol, lui furent imputés de son vivant. Les vertus les plus éthérées lui furent attribuées par les prêtres de son culte. Homme d'action, sans cesse en face du public, du roi ou de sa troupe, occupé de son gouvernement et de la création de ses oeuvres, il n'a laissé aucune trace de sa propre vie, aucun document biographique, à peine une lettre. Les pamphlets pour et contre lui composaient déjà une bibliothèque, lorsqu'un écouteur aux portes, nommé Grimarest, collecteur d'anas, aimant l'exagération des récits et incapable de critique, prétendit, trente-deux ans après la mort du comédien populaire, raconter et expliquer sa vie. Vers la même époque, une comédienne, à ce que l'on croit du moins, forcée de se réfugier en Hollande, jetait dans un libelle les souvenirs de coulisse qu'elle avait pu recueillir sur l’intérieur du ménage de Molière et de sa femme. Enfin quelques détails authentiques, semés dans l'édition de ses oeuvres publiée par Lagrange en 1682, complètent l'ensemble des documents comtemporains qui ont servi de base à cette légende de Molière, excellente à consulter, mais qu'il est bon de soumettre à l'examen le plus scrupuleux.

Essayons d'en extraire le petit nombre de faits dont la biographie de Molière doit se composer désormais et qui, grâce au zèle et à la curiosité infatigable d'une armée de scoliastes et de critiques, ne peuvent plus être contestés

Les ancêtres de Molière étaient Écossais. Ses auteurs remontaient à des Pawklyn d'Écosse, soldats ou archers de Charles VIII, et dont les descendants étaient devenus bourgeois de Paris, puis tapissiers du roi de père en fils. Ce nom, Pawklyn, qui se retrouve intégralement dans une pièce authentique citée par M. Taschereau, répugnant à l'orthographe française et latine, se transforma tour à tour et par une métamorphose naturelle en Pauquelin, Poclain, Poclin, Pocguelin, Poguelin, Pocquelin et Poquelin. C'est sous cette dernière forme que nous apparaissent le père et le grand-père de Molière. Ajoutons, sans vouloir attacher aucune superstition philologique à ce fait singulier, que des racines teutoniques du mot Pawklyn ou Poquelin, l'une, lyn, ou lein, indique la grâce ou l'élégance au moyen du diminutif : l'autre, Pawky, la sagacité populaire et la pénétration ingénieuse. Dans ce sens, Allan Ramsay et Robert Burns l'emploient souvent.

Au coin de la rue des Vieilles-Étuves et de la rue Saint-Honoré, près le cimetière des Saints-Innocents, non loin des piliers des Halles on voyait, au commencement du dix-huitième siècle, une maison à pignons antiques, habitée de père en fils par de riches tapissiers du roi et remarquable par son enseigne, par les sculptures qui l'ornaient autant que par son achalandage. Une troupe de singes grimpant un pommier et se jetant des pommes avait été taillée dans la pierre ; de là les mots brodés sur une espèce de tente ou de pavillon suspendu au-dessus de la boutique, mots dont l'orthographe inexacte ne choquait alors personne :

AV PAVILLON DES SINGES

C’était la demeure des Poquelin, qui tenaient rang honorable dans la bourgeoisie ; car la charge de tapissier du roi était déjà dans la famille, et l'enfant Poquelin, né et baptisé le 15 janvier 1622, sous les noms de Jean-Baptiste, avait neuf ans lorsque la même charge fut transmise à son père Jean Poquelin, et quinze ans lorsqu'on lui en fit obtenir la survivance.

Jean Baptiste fit ses classes comme externe à Paris au collège de Clermont, chez les jésuites, qui, depuis la fin du seizième siècle, dirigeaient l'éducation française ; admirables humanistes, habiles à aiguiser les facultés de l'esprit, mais qui, s'écartant du sens chrétien de la grâce tel que la sévérité des jansénistes l'enseignait, favorisèrent les belles-lettres et les formules brillantes de l'intelligence, et pétrirent de leurs propres mains Molière, Fontenelle, Voltaire. Ses condisciples, Bernier, Hesnault, Cyrano de Bergerac, Chapelle, le prince de Conti, allèrent, de l'aveu de leurs parents, leur cours d'humanités terminé, écouter les leçons de ce savant et prudent Gassend, surnommé Gassendi, qui transmettait la libre pensée de la Renaissance au monde nouveau du dix-septième siècle. Gassend eût été brûlé ou tout au moins exilé, s'il n'avait pas écrit en latin et prévenu les dangers par l'aménité de son commerce et la réserve de sa conduite. Nul n'avait plus grande horreur de la routine que cet observateur à la fois sagace et hardi, qui complétait la découverte de Harvey, apercevait dans le ciel cinq nouveaux satellites de Jupiter, riait des scolastiques et de leurs raisonnements sur le vide, et poursuivait de son ironie ceux qui ne voyaient aucun salut hors de la formule aristotélique. Sous la direction de Gassendi, le fils du tapissier se mit à traduire en vers français, comme premier essai de son talent énergique, le beau poème matérialiste du romain Lucrèce. Gassendi lui communiqua sa persévérante haine pour le mensonge et pour la servilité de la pensée toujours séduite par la tradition ou la mode. Les causeries de Gassendi, qui n'ont pas laissé de trace, ont déterminé la voie philosophique suivie par Molière : « L'heureux temps, écrit le malin et doux philosophe à l'un de ses amis (toujours en latin), que celui où, les envieux étant absents, ne craignant pas les espions, nous livrant sans crainte à la recherche du vrai, nous pouvions philosopher à notre gré et rire à notre aise de la comédie que joue le monde entier ! » Pour ce chef d'école si modéré et si habile, rire et philosopher, c'était même chose. Molière prit au sérieux les enseignements de Gassendi ; son théâtre n'en est que le développement.

Le tréteau de Tabarin

Sa famille avait fondé sur lui de grandes espérances ; il alla étudier le droit à Orléans, et il paraît prouvé qu'il se fit recevoir avocat. En 1645, date précise (comme le dit très bien M. Louandre), le brillant élève du collège de Clermont se détacha tout à coup de sa famille ; pourquoi ? aucun fait et aucun renseignement positif ne l'attestent. Le goût de la comédie et des représentations scéniques, émané de l'Italie, s'était emparé des esprits. La folie des théâtres succédait à la manie des Académies. Le noble métier d'acteur et d'auteur, — et les deux professions se confondaient. — attirait les jeunes âmes, enivrées du succès du Cid, joué en 1632. « À présent, dit Corneille dans l'Illusion :

… Le théâtre Est dans un lieu si haut, que chacun l'idolâtre. »

Pas de jeune gentilhomme qui ne fût fier de jouer la comédie et de bien « pousser une passion. « Le roi, en 1641, venait de déclarer par ordonnance que l’état de comédien ne peut être désormais imputé à blâme et préjudiciable à la réputation des comédiens dans le commerce public. De nombreuses colonies dramatiques se répandaient à travers la France et l'Europe. Ravis de divertir les autres pour s'amuser eux-mêmes, fils de familles, jeunes artistes, poètes en herbe, accompagnés de leurs belles, allaient chercher fortune. Le même phénomène s'était manifesté en Espagne du temps de Lope, en Angleterre à l'époque de Shakespeare, surtout en Italie à la fondation des académies, qui créèrent chacune leur théâtre ; autant de troupes de théâtre que d'académies, autant d'académies que de hameaux. Les Mémoires de Tristan, ceux de Cosnac, surtout le Roman comique de Scarron et le Viage entrenide (Voyage amusant) de Rojas décrivent plaisamment cette vie nomade, celle de Molière comme de Salvator Rosa, qui peignait pour son théâtre ses propres décorations, récitait des odes et des satires habillé en Scaramouche et soutenait en Italie la dernière gloire de la « Comédie de l'art. »

Emporté par le mouvement général, Molière ne fut pas plus bohémien que son époque ; mais il fut bohémien de génie ; réunissant un petit nombre d'enfants de famille qu'il qualifia d’Illustre théâtre, il planta ses tréteaux d'abord à la porte de Nesle, où se trouve maintenant un des pavillons du palais de l'Institut, puis au port Saint-Paul, c'est-à-dire en plein vent, en face de l'Hôtel de Ville, enfin au Jeu de Paume de la Croix-Blanche, au carrefour de Buci, dans un lieu couvert.

Pourquoi donner ce titre d'illustre au petit groupe nomade dont il était directeur ? Et quel est le sens de ce baptême nouveau (Molière) qu'il imposa à son génie et qu'il a rendu glorieux ? C'était le théâtre éclatant par excellence qu'il voulait créer (illustris). Un écrivain étranger, non sans quelque apparence de raison, veut trouver dans moliri (faire effort, tendre vers un but) l'origine du mot Molière qu'il prit en quittant celui de Poquelin et qui avait déjà appartenu à deux romanciers obscurs. Une ambition soutenue caractérise en effet Molière ; rien de flottant, rien de livré au hasard ; il sait où il va ; pas de moyen qu'il n'emploie, pas de labeur qui l'effraye ; profondément déterminé et résolu, jamais il ne s'écarte de sa route. Gaieté, érudition, passion, tout est sacrifié à l'oeuvre unique ; jamais âme plus ardente et plus passionnée ne fut servie par un plus infatigable esprit.

Entre 1645 et 1660, les soins de Molière sont consacrés à la création de sa troupe, dont il fit quelque chose de tellement accompli, que « jamais, dit Segrais, on n'avait rien vu de tel et on ne le verra jamais. Il en était l'âme ; elle était formée de sa main ; il n'y en a jamais eu, il ne pourra jamais y en avoir de pareille. » Costumes, personnages, diction, Molière soignait tout, surveillait tout, gouvernait sa petite république avec une extrême vigilance, communiquait à chacun son activité et son énergie, et marchait à travers la France d'un pas libre et déjà triomphant. On croit que Scarron, dans le charmant personnage du comédien « le Destin, » n'a fait que reproduire l'image affaiblie du généreux Molière, favori du peuple et des siens. Sa trace se perd dans cette Odyssée lointaine et vagabonde, école de la vie dont il a tiré si grand profit ! En 1648, il apparaît à Nantes, puis à Bordeaux, où, dit-on, une médiocre tragédie de sa composition, la Thèbaïde, fut jouée sans succès ; à Lyon, en 1653, où sa première oeuvre sérieuse, l'Étourdi, fut représentée et bien accueillie ; puis à Avignon, à Pézénas, à Narbonne ; enfin, en 1654, pendant la tenue des États présidés par le prince de Conti, à Montpellier, selon les uns ; à Béziers, selon les autres. Son ancien condisciple, le prince de Conti, personnage libre dans ses moeurs et violent dans son austérité, l'ayant invité à se rendre auprès de lui pour jouer devant les États le Dépit amoureux, qui eut beaucoup de succès, lui offrit, dit-on, de l'attacher à sa personne en qualité de secrétaire. Tout était intrigue et débauche autour de ce bizarre protecteur de Molière, qui n'accepta pas sa proposition et continua de courir la province. Il ne quitta le Languedoc qu'en 1657, passa le carnaval de 1658 à Grenoble, vint s'établir à Rouen, et, pendant son séjour dans cette ville, obtint, par l'entremise soit du prince de Conti, soit du duc d'Orléans, la permission de venir jouer devant la cour.

Il avait trente-six ans, un rare talent de comédien, une habileté consommée à distribuer les emplois, à pénétrer le caractère de ses acteurs, à user même de leurs défauts, à incarner leurs caractères dans ses rôles, à gouverner leurs passions et à profiter de leurs rivalités et de leurs travers ; d'ailleurs créé, pour ainsi dire, pour être le modèle et le type de l'artiste méridional, « le teint brun, les sourcils noirs et forts, dit mademoiselle Poisson, qui l'a connu, les lèvres épaisses, la bouche grande et le nez gros ; marchant gravement, l'air sérieux ; ni trop gras ni trop maigre, la taille plus grande que petite, le port noble, la jambe belle. » Il ne connaissait ni la ville ni la cour, mais seulement la province et le monde, beaucoup les anciens et les Italiens ; l'étude, l'art, l'observation, l'amour, avaient absorbé treize années de son errante jeunesse. Comme Shakespeare, il avait connu les faiblesses et les ivresses de la passion. De là ces arabesques et ces enjolivements de sa légende, surchargée d'amours légères ou sérieuses qui se croisent et se mêlent comme dans un dédale, et qui sembleraient à peine avoir dû lui laisser le temps de créer une de ses oeuvres.

Qu'il ait été forcé à Pézénas de sauter dans la rue par une fenêtre pour échapper à un mari mécontent, cela n'est pas prouvé. Mais on ne peut douter de l'étrange et dramatique situation qu'il occupait dans sa troupe nomade entre Madeleine Béjart, mademoiselle Debrie et mademoiselle Duparc ; trois déesses qui le gênaient, disait son ami Chapelle, autant que Junon, Pallas et Vénus embarrassaient Jupiter au siège d'Ilion. Madeleine, impérieuse créature, fille d'un procureur au Châtelet, mariée à un sieur de Modène et devenue veuve, avait deux ans de plus que Molière ; c'était elle sans doute qui l'avait entraîné dans la vie nomade. Elle ne cessa pas, malgré les inconstances du poète, d'exercer sur lui une influence redoutable.

Soit que le caractère peu indulgent de Madeleine eût porté Molière à chercher des distractions ailleurs ou que l'âge eût altéré la beauté de l'ancienne soubrette, Molière avait arrêté ses regards sur mademoiselle Duparc, habile danseuse, d'une beauté majestueuse et classique et qui repoussa ses hommages. Mademoiselle Debrie (tel était le nom de théâtre de Catherine Leclerc, femme d'Elme Wilquin), douée d'un grand talent pour la scène et d'une beauté accomplie, se montra plus indulgente ; l'amour, chez elle, était moins une affection violente qu'une indulgente et charitable sympathie ; étrange caractère, moins rare que l'on ne pense. Auprès de mademoiselle Debrie, Molière venait se consoler de ses échecs et pleurer ses faiblesses. Une enfant destinée à punir Molière de ses légèretés ou de la fougue de ses passions s'élevait à côté de ces trois femmes ; c'était la jeune soeur de Madeleine, que Molière lui-même avait instruite et presque vue naître et qui va tenir une place importante dans la vie du poète.

Cette troupe, qui passait pour la meilleure de France, arrive à Paris en 1658, conduite par son directeur Molière. Elle joue Nicomède, le 24 octobre de la même année, au vieux Louvre, dans la salle des Gardes, devant le roi. Il y remplissait le premier rôle, et comme, de l'aveu de tous les contemporains, ce grand homme était un acteur tragique détestable, il est probable que la conscience du peu de succès qu'il avait obtenu lui fit adresser au roi la prière de représenter devant lui « un de ces petits divertissements qui lui avaient acquis quelque réputation et dont il régalait les provinces. » Le roi le tint pour agréable ; satisfait du Docteur amoureux, il permit à la troupe de prendre le titre de Troupe de Monsieur et de jouer sur le théâtre du Petit-Bourbon, alternativement avec les comédiens italiens.

La salle de théâtre du Palais du Cardinal de Richelieu

Ici s'arrête le long apprentissage de Molière et commence pour lui une vie nouvelle composée de trois sillons qui s'entrecroisent : — sa vie passionnée et intérieure, la plus douloureuse qui se puisse imaginer ; — sa vie d'études et de travaux, série de triomphes entremêlée de rares échecs et soutenue par la constante sympathie et l'inébranlable protection du roi ; — sa vie sociale et politique, lutte ardente et habile contre les difficultés de sa direction ou plutôt de son gouvernement, surtout contre les crédulités et les sottises humaines, qu'il aborda et terrassa sans pitié, sans ménagements, non sans adresse ; ne craignant pas de frayer sa voie et de conquérir son succès même à travers les plus légitimes appuis et les plus fortes bases de la société humaine.

Chacune de ses oeuvres est un combat ; c'est sur le champ de bataille, en relisant successivement les drames de Molière, en les le plaçant au milieu des faits et des passions qui les ont produits ou vus naître, que l'on peut apprécier la stratégie du maître, la portée de ses attaques et la valeur de sa conquête. Au travers des pièces de théâtre qui vont suivre, on verra s'établir par degrés et se développer, depuis l'arrivée de Molière à Paris jusqu'à sa mort, ce que M. Bazin appelle si bien l'association tacite du monarque et du poète. Les Précieuses ridicules frappent l'hôtel de Rambouillet ; les Fâcheux, l'École des Femmes, le Mariage forcé, continuent à démanteler, si l'on peut le dire, les forteresses de la vieille tradition et à ployer les esprits à cette convenance, à cette décence élégante qui devaient être les caractères de la société nouvelle. Bientôt la troupe de Molière obtient de passer au théâtre du Palais-Royal. À la fin de 1661, du vivant de son père, il prend le titre de valet de chambre du roi, « sans y ajouter celui de tapissier. » Après l'École des Femmes il reçoit une pension de mille livres ; en août 1665, sa troupe est nommée TROUPE DU ROI et attachée au service du monarque, avec une subvention de sept mille livres. Enfin Molière devient l'âme de toutes les fêtes données à Versailles, et sa faveur ne peut être un moment ébranlée, ni par les médecins qui soignent le roi, ni par les scolastiques encore estimés, ni par les courtisans du petit lever, ni par les ministres.

La source de ses maux était en lui-même. À ces trois déesses, au milieu desquelles, comme dit encore Chapelle, « il cheminait si péniblement, » il avait trouvé bon de joindre un fléau plus terrible pour un homme sérieux et passionné, — une jeune épouse coquette et adorée. « Son âme ; il le dit lui-même, était née avec les dernières dispositions à la tendresse. » Cette jeune fille de dix-sept ans, élevée sur ses genoux, coquette indomptable, admirable cantatrice, « un peu maigre, » disent les contemporains, mais remplie de grâces et de talents qui furent le désespoir et l'unique amour de Molière jusqu'à la fin de sa vie, — Armande-Gresinde Béjart, soeur cadette de Madeleine, devint sa femme le 26 février 1662.

Armande Béjart

Ses ennemis s'écrièrent qu'il épousait sa fille. Il y avait, en effet, vingt-trois ans de différence entre Molière et sa femme. Le roi, pour désarmer la calomnie, tint sur les fonts de baptême le premier enfant de Molière, Louis, né le 28 lévrier 1664. Bientôt le drame que le grand poète avait préparé de ses propres mains suivit son cours nécessaire. La femme du comédien, en butte aux galanteries et aux assiduités de tout ce que la cour avait de brillant, passa pour s'être laissée séduire par celui que ne dédaignaient pas les princesses, le hardi et brillant Lauzun. Jaloux à la fois comme don Garcie et Sganarelle, Molière exigea de sa femme des explications et reçut d'elle l'aveu très équivoque d'une inclination « pure, disait-elle, pour M. de Guiche, » le plus jeune et le plus beau des seigneurs. S'il faut ajouter foi à la chronique, d'ailleurs peu digne de crédit quant à ces annales secrètes du boudoir, on peut joindre le nom de l'abbé de Richelieu à celui des deux héros, l'un le don Juan, l'autre le Lovelace de leur époque. Lié avec Chapelle, qui recevait ses tristes confidences, devenu l'ami du peintre Mignard, du physicien Rohault, de Jean de La Fontaine, de Boileau Despréaux, Molière retrouvait auprès de mademoiselle Debrie, toujours patiente et sympathique, les consolations de cette amitié mêlée de tendresse qui donnent à ce personnage un caractère touchant et singulier. Les liens du mariage étaient rompus ; il ne voyait sa femme qu'au théâtre et allait à Auteuil, dans une solitude champêtre et opulente, pleurer en liberté sa faiblesse et sa douleur, dont les grâces charitables de mademoiselle Debrie ne pouvaient tarir la source.

Le comte de Guiche et Armande Béjart

Molière et Catherine de Brie

Au milieu de ces angoisses et parmi les tracas de son métier, s'acquittant avec la plus active exactitude des tâches pénibles et des improvisations nombreuses que le roi lui commandait, il créa Tartuffe et le Misanthrope.

Il avait reconnu combien est impuissante la prétention de demander à la vie une perfection qu'elle  refuse aux plus austères et aux plus indulgents : c'est là le Misanthrope. Il avait compris combien est facile la séduction de l'apparence et du simulacre, et dangereuse l'habileté qui se pare des dehors d'une perfection souveraine : voilà Tartuffe. Faire jouer la première de ces pièces n'était pas difficile ; Molière, qui s'était donné le plaisir de faire entrer à la fois dans son drame Lauzun, M. de Guiche et sa femme, se rendit maître, par cette création, plus estimée à son apparition que populaire, du premier rang parmi les rois de la scène élégante et du drame de salon. Cinq années de diplomatie persévérante furent nécessaires pour que Tartuffe prît possession du théâtre. Molière essaya trois actes de la pièce devant le roi, qui eut peur des interprétations que Ion pourrait donner à son consentement. Il lut le manuscrit devant le légat, trop habile pour ne pas faire mine de l'approuver.

Le château du Raincy

Dans des conférences particulières avec le roi, audiences intimes dont personne ne nous a révélé les détails, Molière obtint enfin l'autorisation verbale de jouer Tartuffe à Villers-Cotterêts, chez Monsieur, puis chez le prince de Condé, au Raincy. Il préparait les voies ; il travaillait, si l'on peut le dire, avec la cape, pour atteindre un résultat éloigné mais certain. En 1667, se prévalant de la parole royale et profitant de l'absence du monarque, qui était en Flandre, il changea le titre de son oeuvre de Tartuffe, fit l'Imposteur, adoucit quelques passages du dialogue et lui ouvrit hardiment le théâtre. Suspendu par ordre du premier président du parlement, excommunié par l’archevêque de Paris, Tartuffe alla chercher protection auprès du roi lui-même, en Flandre, où deux camarades de Molière présentèrent à Louis XIV la requête modeste, mais urgente et presque sévère, de leur directeur. « Le roi avait donné sa parole, nul de ses sujets ne pouvait l'empêcher de la tenir. Il s'agissait d'ailleurs d'une lutte suprême entre les tartuffes qui en voulaient aux plaisirs de Sa Majesté et ceux qui avaient le soin de la divertir » Le roi répondit avec bonté, sans donner une solution définitive, revint à Saint-Germain le 7 septembre 1668, vit Molière, écouta ses sollicitations et ses prières, et ne leva pas encore l'interdit. M. Bazin fait remarquer à ce propos avec beaucoup de justesse que les querelles du jansénisme n'étaient pas terminées, et que la représentation de Tartuffe pouvait aigrir et envenimer de nouveau des plaies que Louis XIV avait intérêt à fermer. En effet, le grand athlète de Jansénius, Arnault, fait sa soumission le 4 décembre 1668 ; le bref définitif de réconciliation, daté du 19 janvier 1669, arrive à Paris vers la fin de janvier. Aussitôt Molière, mettant à profit la paix universelle, glisse son Tartuffe à l'ombre du bref accordé par Clément IX, et le fait jouer de l'aveu de Louis XIV, le 5 février de la même année. La victoire reste à sa persévérance et à son adresse.

Louis XIV par Le Brun.

Molière avait touché le point culminant de sa gloire. Entre 1664 et 1673, il continua, sans s'élever plus haut que Tartuffe et le Misanthrope, cette campagne contre les hypocrisies, qui est sa vie elle-même. Dans l'Amour médecin, dans le Médecin malgré lui, les tartuffes de la formule médicale et de la Faculté ; dans les Femmes savantes, les hypocrites d'érudition et de bel esprit ; dans Georges Dandin, le Bourgeois gentilhomme, Amphitryon, M.de Pourceaugnac, la Comtesse d'Escarbagnas, enfin dans le sublime et hardi Don Juan, les hypocrites de l'étiquette, de la formule héréditaire et du rang social substitué au mérite, furent frappés tour à tour. Il alla même, dans l'Avare, jusqu'à s'attaquer à l'excès du respect filial et à l'abus de l'autorité paternelle chez l'homme vicieux. Improvisateur incomparable, d'un génie toujours présent, il s'acquittait envers le roi son protecteur par la rapidité de son obéissance et la création de nombreux divertissements, mêlés de musique, de danses et de décorations presque magiques.

Les Fâcheux, l'Amour médecin, Mélicerte, M. de Pourceaugnac, apparurent ainsi, évoqués par le génie de l'artiste. On n'explique la prodigieuse fécondité de ces rapides enfantements mêlés de plusieurs chefs-d'oeuvre que par les ressources dont le roi lui permettait de disposer, l'autorité qui lui était accordée, l'ordre sévère qu'il apportait dans sa vie, enfin la combinaison des qualités les plus rares et des conditions les plus heureuses qui aient pu développer et favoriser le génie de l'artiste.

Il avançait ainsi, et tout était vaincu, marquis, médecins, précieuses, jansénistes, jésuites, lorsque la plaie originelle de cette âme tendre saigna de nouveau, et acheva en peu de temps une carrière si courte et si remplie. La jeune Armande rentra dans la maison de son mari ; le 15 septembre 1672, Molière devint père d'un enfant qui mourut presque aussitôt. Le régime était abandonné, la vie devint plus dissipée et plus bruyante, la toux plus fréquente et plus âpre. Molière, qui avait raillé sa propre misanthropie comme le type de la fausse sagesse, et ses jalousies effrénées comme l'apanage de Sganarelle et de Georges Dandin, se mit, dans une oeuvre nouvelle, la dernière qu'il ait produite, à railler à la fois médecins et malades : ceux-là comme impuissants, ceux-ci comme crédules. Le monde demi-sceptique et élégant au milieu duquel vivait Molière, la société de Chapelle et de Ninon, trouva la plaisanterie excellente, fournit à l'envi des traits au pauvre Molière, et se réjouit fort de composer à frais communs la cérémonie burlesque du Malade imaginaire ; réunis autour d'une table bien servie, les convives de Ninon furent les sacrificateurs et la Faculté de médecine fut la victime.

Enfin le Malade imaginaire parut sur la scène. C'était un malade véritable, ou plutôt un mourant, qui se moquait de la mort et de l'impuissance humaine à la prévenir et à la suspendre. La Danse Macabre du moyen âge n'a pas d'enseignement plus douloureux que ce bouffon homme de génie et ce philosophe artiste venant en robe de chambre de malade plaisanter à la fois la santé qui s’ignore et la mort qui arrive, l'imprudence niaise de ceux qui prétendent guérir et la stupide fantaisie des imaginations frappées. C'est le comble de l'incertitude et de la débilité humaines dont Molière a fait la satire, et c'est au milieu de cette oeuvre si triste et si grotesque qu'il a expiré, à la quatrième représentation du Malade imaginaire, en prononçant le mot juro de la célèbre cérémonie. Dévoué, comme toujours, aux intérêts de sa troupe, il avait résisté aux prières de ceux que l'état de sa santé effrayait et qui ne voulaient pas qu'il se rendît au théâtre. « Non, dit-il ; que deviendraient tous ces pauvres gens ? »

On le reporta chez lui après la représentation, qu'il eut le courage de soutenir jusqu'au bout. Il était épuisé et sentait l'approche de ses derniers moments. Deux prêtres de sa paroisse, qu'il envoya chercher, refusèrent leur secours. Suffoqué par le sang, et assisté, dit Grimarest, par deux soeurs religieuses, il mourut le 17 février 1673, avant l'arrivée d'un troisième ecclésiastique, plus compatissant et plus chrétien.

Mort de Molière par Pierre Vafflard (1806)

LE MÉDECIN VOLANT

1645

PREMIÈRE REPRÉSENTATION

Comédie.

Molière

Présentation

de Philarète CHASLES dans OEuvres complètes de Molière. Tome premier (1888)

Des personnages dont le caractère est convenu, le costume arrêté d'avance, le langage différent, le type invariable, et qui, sur un plan tracé, improvisent un dialogue pittoresque, conforme aux situations, telle est la comédie « all’ improviso » que les Italiens ont inventée ; celle que Trivelin, Scaramouche et Mezzetin ont fait applaudir en France. La souplesse physique et la facilité du dialogue prêtent, si ce n'est de la valeur, au moins du charme à cette vive forme de l'art, forme enfantine, la seule qui, au commencement du dix-septième siècle et à la fin du seizième, fût populaire dans le midi de l'Europe.

Poquelin enfant, lorsqu'il allait du collège de Clermont aux Saints Innocents et de la halle au collège, dut admirer souvent la farce italienne, ses tréteaux, ses masques, ses lazzi déjà imités par nos farceurs qui tenaient en plein air leurs assises sur le pont Neuf. Très jeune il essaya d'adapter à nos moeurs, de traduire et d'arranger quelques-uns de ces canevas qui lui plaisaient ; la traduction du Medico volante fut un des premiers efforts de ce jeune esprit qui débutait par l'admiration docile.

Je ne doute pas que sa troupe nomade n'ait souvent représenté, pour divertir les provinciaux, cette charge populaire, favorable à l'agilité du jeune acteur, valet et médecin à la fois, et qui, pour s'acquitter de son double personnage, saute d'une fenêtre à l'autre, et de la rue dans la maison. Boursault versifia plus tard ce canevas, qu'il fit jouer en 1661. La pièce de Boursault finit par un vers insolent :

« Faisons des médecins, ou volants ou volés ! »

La prétendue comédie de la Casaque, représentée ensuite à Paris, par la troupe de Molière, le 25 mai 1666, ne doit faire qu'un avec le canevas du Médecin volant. Quelques traits du rôle de l'avocat semblent révéler la touche de Molière ; les germes obscurs du Médecin malgré lui, de l'Amour médecin et des Fourberies de Scapin apparaissent confusément dans cette ébauche.

Personnages

GORGIBUS, père de Lucile. LUCILE, fille de Gorgibus. VALÈRE, amant de Lucile. Sabine, cousine de Lucile. SGANARELLE, valet de Valère. GROS-RENÉ, valet de Gorgibus. UN AVOCAT.

Scène I

Valère, Sabine

Valère Eh bien ! Sabine, quel conseil me donnes-tu ? Sabine Vraiment, il y a bien des nouvelles. Mon oncle veut résolument que ma cousine épouse Villebrequin, et les affaires sont tellement avancées, que je crois qu'ils eussent été mariés dès aujourd'hui, si vous n'étiez aimé ; mais, comme ma cousine m'a confié le secret de l'amour qu'elle vous porte, et que nous nous sommes vues à l'extrémité par l'avarice de mon vilain oncle, nous nous sommes avisées d'une bonne invention pour différer le mariage. C'est que ma cousine, dès l'heure que je vous parle, contrefait la malade ; et le bon vieillard, qui est assez crédule, m'envoie quérir un médecin. Si vous en pouviez envoyer quelqu'un qui fût de vos bons amis, et qui fût de notre intelligence, il conseillerait à la malade de prendre l'air à la campagne. Le bonhomme ne manquera pas de faire loger ma cousine à ce pavillon qui est au bout de notre jardin, et, par ce moyen, vous pourriez l'entretenir à l'insu de notre vieillard, l'épouser, et le laisser pester tout son soûl avec Villebrequin. Valère Mais le moyen de trouver sitôt un médecin à ma poste, et qui voulût tant hasarder pour mon service ! Je te le dis franchement, je n'en connais pas un. Sabine Je songe une chose ; si vous faisiez habiller votre valet en médecin : il n'y a rien de si facile à duper que le bonhomme. Valère C'est un lourdaud qui gâtera tout ; mais il faut s'en servir, faute d'autre. Adieu, je le vais chercher. Où diable trouver ce maroufle à présent ? mais le voici tout à propos ;

Scène II

Valère, Sganarelle

Valère Ah ! mon pauvre Sganarelle, que j'ai de joie de te voir ! J'ai besoin de toi dans une affaire de conséquence ; mais, comme que je ne sais pas ce que tu sais faire… Sganarelle Ce que je sais faire, monsieur ? Employez-moi seulement en vos affaires de conséquence, ou pour quelque chose d'importance : par exemple, envoyez-moi voir quelle heure il est à une horloge, voir combien le beurre vaut au marché, abreuver un cheval, c'est alors que vous connaîtrez ce que je sais faire. Valère Ce n'est pas cela ; c'est qu'il faut que tu contrefasses le médecin. Sganarelle Moi, médecin, monsieur ! Je suis prêt à faire tout ce qu'il vous plaira : mais, pour faire le médecin, je suis assez votre serviteur pour n'en rien faire du tout ; et par quel bout m'y prendre, bon Dieu ? Ma foi ! monsieur, vous vous moquez de moi. Valère Si tu veux entreprendre cela, va, je te donnerai dix pistoles. Sganarelle Ah ! pour dix pistoles, je ne dis pas que je ne sois médecin ; car, voyez-vous bien, monsieur, je n'ai pas l'esprit tant, tant subtil, pour vous dire la vérité. Mais, quand je serai médecin, où irai-je ? Valère Chez le bonhomme Gorgibus, voir sa fille qui est malade ; mais tu es un lourdaud qui, au lieu de bien faire, pourrais bien… Sganarelle Eh ! mon Dieu, monsieur, ne soyez point en peine ; je vous réponds que je ferai aussi bien mourir une personne qu'aucun médecin qui soit dans la ville. On dit un proverbe, d'ordinaire : après la mort le médecin ; mais vous verrez que, si je m'en mêle, on dira : après le médecin gare la mort ! Mais, néanmoins, quand je songe, cela est bien difficile de faire le médecin ; et si je ne fais rien qui vaille ? Valère Il n'y a rien de si facile en cette rencontre ; Gorgibus est un homme simple, grossier, qui se laissera étourdir de ton discours, pourvu que tu parles d'Hippocrate et de Galien, et que tu sois un peu effronté. Sganarelle C'est-à-dire qu'il lui faudra parler philosophie, mathématique. Laissez-moi faire, s'il est un homme facile, comme vous le dites, je vous réponds de tout ; venez seulement me faire avoir un habit de médecin, et m'instruire de ce qu'il me faut faire, et me donner mes licences, qui sont les dix pistoles promises. Valère et Sganarelle s'en vont.

Scène III

Gorgibus, Gros-René

Gorgibus Allez vitement chercher un médecin, car ma fille est bien malade, et dépêchez-vous. Gros-René Que diable aussi ! pourquoi vouloir donner votre fille à un vieillard ? Croyez-vous que ce ne soit pas le désir qu'elle a d'avoir un jeune homme qui la travaille ? Voyez-vous la connexité qu'il y a, etc. Gorgibus Va-t'en vite ; je vois bien que cette maladie-là reculera bien les noces. Gros-René Et c'est ce qui me fait enrager ; je croyais refaire mon ventre d'une bonne carrelure, et m'en voilà sevré. Je m'en vais chercher un médecin pour moi, aussi bien que pour votre fille ; je suis désespéré. Il sort.

Scène IV

Sabine, Gorgibus, Sganarelle

Sabine Je vous trouve à propos, mon oncle, pour vous apprendre une bonne nouvelle. Je vous amène le plus habile médecin du monde, un homme qui vient des pays étrangers, qui sait les plus beaux secrets, et qui sans doute guérira ma cousine. On me l'a indiqué par bonheur, et je vous l'amène. Il est si savant, que je voudrais de bon coeur être malade, afin qu'il me guérît. Gorgibus Où est-il donc ? Sabine Le voilà qui me suit ; tenez, le voilà. Gorgibus Très humble serviteur à monsieur le médecin. Je vous envoie quérir pour voir ma fille qui est malade ; je mets toute mon espérance en vous. Sganarelle Hippocrate dit, et Galien, par vives raisons, persuade qu'une personne ne se porte pas bien quand elle est malade. Vous avez raison de mettre votre espérance en moi ; car je suis le plus grand, le plus habile, le plus docte médecin qui soit dans la Faculté végétable, sensitive et minérale. Gorgibus J'en suis fort ravi. Sganarelle Ne vous imaginez pas que je sois un médecin ordinaire, un médecin du commun. Tous les autres médecins ne sont, à mon égard, que des avortons de médecins. J'ai des talents particuliers, j'ai des secrets. Salamalec, salamalec. Rodrigue, as-tu du coeur ?signor, si ; signor, no.Per omnia saecula saeculorum. Mais encore voyons un peu. Sabine Eh ! ce n'est pas lui qui est malade, c'est sa fille. Sganarelle Il n'importe : le sang du père et de la fille ne sont qu'une même chose ; et par l'altération de celui du père, je puis connaître la maladie de la fille. Monsieur Gorgibus, y aurait-il moyen de voir de l'urine de l'égrotante ? Gorgibus Oui-da ; Sabine, vite allez quérir de l'urine de ma fille. Sabine sort. Monsieur le médecin, j'ai grand'peur qu'elle ne meure. Sganarelle Ah ! qu'elle s'en garde bien ! il ne faut pas qu'elle s'amuse à se laisser mourir sans l'ordonnance de la médecine. Sabine rentre. Voilà de l'urine qui marque grande chaleur, grande inflammation dans les intestins ; elle n'est pas tant mauvaise pourtant. Gorgibus Eh quoi ! monsieur, vous l'avalez ? Sganarelle Ne vous étonnez pas de cela : les médecins, d'ordinaire, se contentent de la regarder ; mais moi, qui suis un médecin hors du commun, je l'avale, parce qu'avec le goût je discerne bien mieux la cause et les suites de la maladie ; mais, à vous dire la vérité, il y en avait trop peu pour asseoir un bon jugement : qu'on la fasse encore pisser. Sabine, sort et revient. J'ai bien eu de la peine à la faire pisser. Sganarelle Que cela ? voilà bien de quoi ! Faites-la pisser copieusement, copieusement. Si tous les malades pissent de la sorte, je veux être médecin toute ma vie. Sabine Voilà tout ce qu'on peut avoir ; elle ne peut pas pisser davantage. Sganarelle Quoi ? Monsieur Gorgibus, votre fille ne pisse que des gouttes ? voilà une pauvre pisseuse que votre fille ; je vois bien qu'il faudra que je lui ordonne une potion pissatrice. N'y aurait-il pas moyen de voir la malade ? Sabine Elle est levée ; si vous voulez, je la ferai venir.

Scène V

Lucile, Sabine, Gorgibus, Sganarelle

Sganarelle Eh bien ! mademoiselle, vous êtes malade ? Lucile Oui, monsieur. Sganarelle Tant pis ! c'est une marque que vous ne vous portez pas bien. Sentez-vous de grandes douleurs à la tête, aux reins ? Lucile Oui, monsieur. Sganarelle C'est fort bien fait. Oui, ce grand médecin, au chapitre qu'il a fait de la nature des animaux, dit… cent belles choses ; et comme les humeurs qui ont de la connexité ont beaucoup de rapport ; car, par exemple, comme la mélancolie est ennemie de la joie, et que la bile qui se répand par le corps nous fait devenir jaunes, et qu'il n'est rien plus contraire à la santé que la maladie, nous pouvons dire, avec ce grand homme, que votre fille est fort malade. Il faut que je vous fasse une ordonnance. Gorgibus Vite une table, du papier, de l'encre. Sganarelle Y a-t-il quelqu'un qui sache écrire ? Gorgibus Est-ce que vous ne le savez point ? Sganarelle Ah ! je ne m'en souvenais pas ; j'ai tant d'affaires dans la tête, que j'oublie la moitié… Je crois qu'il serait nécessaire que votre fille prît un peu l'air, qu'elle se divertît à la campagne. Gorgibus Nous avons un fort beau jardin, et quelques chambres qui y répondent ; si vous le trouvez à propos, je l'y ferai loger. Sganarelle Allons visiter les lieux. Ils sortent tous.

Scène VI

L’Avocat

L’Avocat, seul J'ai ouï dire que la fille de monsieur Gorgibus était malade ; il faut que je m'informe de sa santé, et que je lui offre mes services comme ami de toute sa famille. Holà, holà ! monsieur Gorgibus y est-il ?

Scène VII

Gorgibus, l’Avocat

L’Avocat Ayant appris la maladie de mademoiselle votre fille, je vous suis venu témoigner la part que j'y prends, et vous faire offre de tout ce qui dépend de moi. Gorgibus J'étais là-dedans avec le plus savant homme. L’Avocat N'y aurait-il pas moyen de l'entretenir un moment ?

Scène VIII

Gorgibus, l’Avocat, Sganarelle

Gorgibus Monsieur, voilà un fort habile homme de mes amis, qui souhaiterait de vous parler et vous entretenir. Sganarelle Je n'ai pas le loisir, monsieur Gorgibus : il faut aller à mes malades. Je ne prendrai pas la droite avec vous, monsieur. L’Avocat Monsieur, après ce que m'a dit monsieur Gorgibus de votre mérite et de votre savoir, j'ai eu la plus grande passion du monde d'avoir l'honneur de votre connaissance, et j'ai pris la liberté de vous saluer à ce dessein : je crois que vous ne le trouverez pas mauvais. Il faut avouer que tous ceux qui excellent en quelque science sont dignes de grande louange, et particulièrement ceux qui font profession de la médecine, tant à cause de son utilité, que parce qu'elle contient en elle plusieurs autres sciences, ce qui rend sa parfaite connaissance fort difficile ; et c'est fort à propos qu'Hippocrate dit dans son premier aphorisme :Vita brevis, ars vero longa, occasio autem praeceps, experimentum periculosum, judicium difficile. Sganarelle, à Gorgibus. Ficile tantina pota baril cambustibus. L’Avocat Vous n'êtes pas de ces médecins qui ne vous appliquent qu'à la médecine qu'on appelle rationale ou dogmatique, et je crois que vous l'exercez tous les jours avec beaucoup de succès : experientia magistra rerum. Les premiers hommes qui firent profession de la médecine furent tellement estimés d'avoir cette belle science, qu'on les mit au nombre des Dieux pour les belles cures qu'ils faisaient tous les jours. Ce n'est pas qu'on doive mépriser un médecin qui n'aurait pas rendu la santé à son malade, parce qu'elle ne dépend pas absolument de ses remèdes, ni de son savoir :interdum docta plus valet arte malum. Monsieur, j'ai peur de vous être importun : je prends congé de vous, dans l'espérance que j'ai qu'à la première vue j'aurai l'honneur de converser avec vous avec plus de loisir. Vos heures vous sont précieuses, etc. L’Avocat sort. Gorgibus Que vous semble de cet homme-là ? Sganarelle Il sait quelque petite chose. S'il fût demeuré tant soit peu davantage, je l'allais mettre sur une matière sublime et relevée. Cependant, je prends congé de vous. Gorgibus lui donne de l'argent. Eh ! que voulez-vous faire ? Gorgibus Je sais bien ce que je vous dois. Sganarelle Vous moquez-vous, monsieur Gorgibus ? Je n'en prendrai pas, je ne suis pas un homme mercenaire. Il prend l'argent. Votre très humble serviteur. Sganarelle sort et Gorgibus rentre dans sa maison.

Scène IX

VALÈRE

Valère, seul. Je ne sais ce qu'aura fait Sganarelle : je n'ai point eu de ses nouvelles, et je suis fort en peine où je le pourrais rencontrer. Sganarelle revient en habit de valet. Mais bon, le voici. Eh bien ! Sganarelle, qu'as-tu fait depuis que je ne t'ai pas vu ?

Scène X

SGANARELLE, VALÈRE

Sganarelle Merveille sur merveille : j'ai si bien fait, que Gorgibus me prend pour un habile médecin. Je me suis introduit chez lui ; je lui ai conseillé de faire prendre l'air à sa fille, laquelle est à présent dans un appartement qui est au bout de leur jardin, tellement qu'elle est fort éloignée du vieillard, et que vous pourrez l'aller voir commodément. Valère Ah ! que tu me donnes de joie ! Sans perdre de temps, je la vais trouver de ce pas. Il sort. Sganarelle Il faut avouer que ce bon homme de Gorgibus est un vrai lourdaud de se laisser tromper de la sorte. Apercevant Gorgibus Ah ! ma foi, tout est perdu : c'est à ce coup que voilà la médecine renversée ; mais il faut que je le trompe.

Scène XI

Sganarelle, Gorgibus

Gorgibus Bonjour, monsieur. Sganarelle Monsieur, votre serviteur ; vous voyez un pauvre garçon au désespoir : ne connaissez-vous pas un médecin qui est arrivé depuis peu en cette ville, qui fait des cures admirables ? Gorgibus Oui, je le connais ; il vient de sortir de chez moi. Sganarelle Je suis son frère, monsieur ; nous sommes jumeaux ; et, comme nous nous ressemblons fort, on nous prend quelquefois l'un pour l'autre. Gorgibus Je me donne au diable si je n'y ai été trompé. Et comme vous nommez-vous ? Sganarelle Narcisse, Monsieur, pour vous rendre service. Il faut que vous sachiez qu'étant dans son cabinet j'ai répandu deux fioles d'essence qui étaient sur le bord de sa table ; aussitôt il s'est mis dans une colère si étrange contre moi, qu'il m'a mis hors du logis ; il ne me veut plus jamais voir, tellement que je suis un pauvre garçon à présent, sans appui, sans support, sans aucune connaissance. Gorgibus Allez, je ferai votre paix ; je suis de ses amis, et je vous promets de vous remettre avec lui ; je lui parlerai d'abord que je le verrai. Sganarelle Je vous serai bien obligé, monsieur Gorgibus. Sganarelle sort et rentre aussitôt avec sa robe de médecin.

Scène XII

Sganarelle, Gorgibus

Sganarelle Il faut avouer que, quand les malades ne veulent pas suivre l'avis du médecin, et qu'ils s'abandonnent à la débauche… Gorgibus Monsieur le médecin, très humble serviteur. Je vous demande une grâce. Sganarelle Qu'y a-t-il, monsieur ? est-il question de vous rendre service ? Gorgibus Monsieur, je viens de rencontrer monsieur votre frère qui est tout à fait fâché de… Sganarelle C'est un coquin, monsieur Gorgibus. Gorgibus Je vous réponds qu'il est tellement contrit de vous avoir mis en colère… Sganarelle C'est un ivrogne, monsieur Gorgibus. Gorgibus Eh ! monsieur, voulez-vous désespérer ce pauvre garçon ? Sganarelle Qu'on ne m'en parle plus ; mais voyez l'impudence de ce coquin-là, de vous aller trouver pour faire son accord ; je vous prie de ne m'en pas parler. Gorgibus Au nom de Dieu, monsieur le médecin, faites cela pour l'amour de moi. Si je suis capable de vous obliger en autre chose, je le ferai de bon coeur. Je m'y suis engagé, et… Sganarelle Vous m'en priez avec tant d'instance… Quoique j'eusse fait serment de ne lui pardonner jamais : allez, touchez là, je lui pardonne. Je vous assure que je me fais grande violence, et qu'il faut que j'aie bien de la complaisance pour vous. Adieu, monsieur Gorgibus. Gorgibus rentre dans sa maison et Sganarelle s'en va.

Scène XIII

VALÈRE, SGANARELLE

Valère Il faut que j'avoue que je n'eusse jamais cru que Sganarelle se fût si bien acquitté de son devoir. Sganarelle rentre avec ses habits de valet. Ah ! mon pauvre garçon, que je t'ai d'obligation ! que j'ai de joie ! et que… Sganarelle Ma foi, vous parlez fort à votre aise. Gorgibus m'a rencontré ; et sans une invention que j'ai trouvée, toute la mèche était découverte. Apercevant Gorgibus Mais fuyez-vous-en, le voici.

Scène XIV

Gorgibus, Sganarelle

Gorgibus Je vous cherchais partout pour vous dire que j'ai parlé à votre frère : il m'a assuré qu'il vous pardonnait ; mais, pour en être plus assuré, je veux qu'il vous embrasse en ma présence ; entrez dans mon logis, et je l'irai chercher. Sganarelle Eh ! monsieur Gorgibus, je ne crois pas que vous le trouviez à présent ; et puis je ne resterai pas chez vous : je crains trop sa colère. Gorgibus Ah ! vous y demeurerez, car je vous enfermerai. Je m'en vais à présent chercher votre frère ; ne craignez rien, je vous réponds qu'il n'est plus fâché. Gorgibus sort. Sganarelle, de la fenêtre. Ma foi, me voilà attrapé ce coup là ; il n'y a plus moyen de m'en échapper. Le nuage est fort épais, et j'ai bien peur que, s'il vient à crever, il ne grêle sur mon dos force coups de bâton, ou que par quelque ordonnance plus forte que toutes celles des médecins, on ne m'applique tout au moins un cautère royal sur les épaules. Mes affaires vont mal : mais pourquoi se désespérer ? puisque j'ai tant fait, poussons la fourbe jusqu'au bout. Oui, oui, il en faut encore sortir, et faire voir que Sganarelle est le roi des fourbes. Sganarelle saute par la fenêtre et s'en va.

Scène XV

Gros-René, Gorgibus, Sganarelle

Gros-René Ah ! ma foi, voilà qui est drôle ! comme diable on saute ici par les fenêtres ! Il faut que je demeure ici, et que je voie à quoi tout cela aboutira. Gorgibus Je ne saurais trouver ce médecin ; je ne sais où diable il s'est caché. Apercevant Sganarelle qui revient en habit de médecin. Mais le voici. Monsieur, ce n'est pas assez d'avoir pardonné à votre frère ; je vous prie, pour ma satisfaction, de l'embrasser : il est chez moi, et je vous cherchais partout pour vous prier de faire cet accord en ma présence. Sganarelle Vous vous moquez, monsieur Gorgibus ; n'est-ce pas assez que je lui pardonne ? je ne le veux jamais voir. Gorgibus Mais, monsieur, pour l'amour de moi. Sganarelle Je ne vous saurais rien refuser : dites-lui qu'il descende. Pendant que Gorgibus rentre dans sa maison par la porte, Sganarelle y rentre par la fenêtre. Gorgibus, à la fenêtre. Voilà votre frère qui vous attend là-bas : il m'a promis qu'il fera tout ce que vous voudrez. Sganarelle, à la fenêtre. Monsieur Gorgibus, je vous prie de le faire venir ici ; je vous conjure que ce soit en particulier que je lui demande pardon, parce que sans doute il me ferait cent hontes, cent opprobres devant tout le monde. Gorgibus sort de sa maison par la porte, et Sganarelle par la fenêtre. Gorgibus Oui-dà, je m'en vais lui dire… Monsieur, il dit qu'il est honteux, et qu'il vous prie d'entrer, afin qu'il vous demande pardon en particulier. Voilà la clef, vous pouvez entrer ; je vous supplie de ne me pas refuser, et de me donner ce contentement. Sganarelle Il n'y a rien que je ne fasse pour votre satisfaction : vous allez entendre de quelle manière je le vais traiter. À la fenêtre. Ah ! te voilà, coquin. — Monsieur mon frère, je vous demande pardon, je vous promets qu'il n'y a pas de ma faute. — Pilier de débauche, coquin, va, je t'apprendrai à venir avoir la hardiesse d'importuner monsieur Gorgibus, de lui rompre la tête de tes sottises ! — Monsieur mon frère… — Tais-toi, te dis-je. — Je ne vous désoblig… — Tais-toi, coquin. Gros-René Qui diable pensez-vous qui soit chez vous à présent ? Gorgibus C'est le médecin et Narcisse son frère ; ils avaient quelque différend, et ils font leur accord. Gros-René Le diable emporte ! ils ne sont qu'un. Sganarelle, à la fenêtre. Ivrogne que tu es, je t'apprendrai à vivre. Comme il baisse la vue ! il voit bien qu'il a failli, le pendard. Ah ! l'hypocrite, comme il fait le bon apôtre ! Gros-René Monsieur, dites-lui un peu par plaisir qu'il fasse mettre son frère à la fenêtre. Gorgibus Oui-dà… Monsieur le médecin, je vous prie de faire paraître votre frère à la fenêtre. Sganarelle, de la fenêtre. Il est indigne de la vue des gens d'honneur, et puis je ne le saurais souffrir auprès de moi. Gorgibus Monsieur, ne me refusez pas cette grâce, après toutes celles que vous m'avez faites. Sganarelle, de la fenêtre. En vérité, monsieur Gorgibus, vous avez un tel pouvoir sur moi, que je ne vous puis rien refuser. Montre-toi, coquin. Après avoir disparu un moment, il se remontre en habit de valet. — Monsieur Gorgibus, je suis votre obligé. Il disparaît encore, et reparaît aussitôt en robe de médecin. Eh bien ! avez-vous vu cette image de la débauche ? Gros-René Ma foi, ils ne sont qu'un ; et, pour vous le prouver, dites-lui un peu que vous les voulez voir ensemble. Gorgibus Mais faites-moi la grâce de le faire paraître avec vous, et de l'embrasser devant moi à la fenêtre. Sganarelle, de la fenêtre. C'est une chose que je refuserais à tout autre qu'à vous ; mais, pour vous montrer que je veux tout faire pour l'amour de vous, je m'y résous, quoique avec peine, et veux auparavant qu'il vous demande pardon de toutes les peines qu'il vous a données. — Oui, monsieur Gorgibus, je vous demande pardon de vous avoir tant importuné, et vous promets, mon frère, en présence de monsieur Gorgibus que voilà, de faire si bien désormais, que vous n'aurez plus lieu de vous plaindre, vous priant de ne plus songer à ce qui s'est passé. Il embrasse son chapeau et sa fraise, qu'il a mis au bout de son coude. Gorgibus Eh bien ! ne les voilà pas tous deux ? Gros-René Ah ! par ma foi, il est sorcier. Sganarelle, sortant de la maison, en médecin Monsieur, voilà la clef de votre maison que je vous rends ; je n'ai pas voulu que ce coquin soit descendu avec moi, parce qu'il me fait honte ; je ne voudrais pas qu'on le vît en ma compagnie, dans la ville où je suis en quelque réputation. Vous irez le faire sortir quand bon vous semblera. Je vous donne le bonjour, et suis votre serviteur, etc. Il feint de s'en aller, et, après avoir mis bas sa robe, rentre dans la maison par la fenêtre. Gorgibus Il faut que j'aille délivrer ce pauvre garçon ; en vérité, s'il lui a pardonné, ce n'a pas été sans le bien maltraiter. Il entre dans sa maison, et en sort avec Sganarelle en habit de valet. Sganarelle Monsieur, je vous remercie de la peine que vous avez prise, et de la bonté que vous avez eue, je vous en serai obligé toute ma vie. Gros-René Où pensez-vous que soit à présent le médecin ? Gorgibus Il s'en est allé. Gros-René, qui a ramassé la robe de Sganarelle. Je le tiens sous mon bras. Voilà le coquin qui faisait le médecin, et qui vous trompe. Cependant qu'il vous trompe et joue la farce chez vous, Valère et votre fille sont ensemble, qui s'en vont à tous les diables. Gorgibus Oh ! que je suis malheureux ! mais tu seras pendu, fourbe, coquin ! Sganarelle Monsieur, qu'allez-vous faire de me pendre ? Écoutez un mot, s'il vous plaît ; il est vrai que c'est par mon invention que mon maître est avec votre fille ; mais, en le servant, je ne vous ai point désobligé : c'est un parti sortable pour elle, tant pour la naissance que pour les biens. Croyez-moi, ne faites point un vacarme qui tournerait à votre confusion, et envoyez à tous les diables ce coquin-là avec Villebrequin. Mais voici nos amants.

Scène dernière

Valère, Lucile, Gorgibus, Sganarelle

Valère Nous nous jetons à vos pieds. Gorgibus Je vous pardonne, et suis heureusement trompé par Sganarelle, ayant un si brave gendre. Allons tous faire noces, et boire à la santé de toute la compagnie.

FIN

LES FÂCHEUX

1661

PREMIÈRE REPRÉSENTATION

Comédie-ballet.

Molière

Présentation

de Voltaire dans Vie de Molière (1739)

Comédie en vers et en trois actes, représentée à Vaux, devant le roi, au mois d’août ; et à Paris, sur le théâtre du Palais-Royal, le 4 novembre de la même année 1661.

Nicolas Fouquet, dernier surintendant des finances, engagea Molière à composer cette comédie pour la fameuse fête qu’il donna au roi et à la reine mère dans sa maison de Vaux, aujourd’hui appelée Villars. Molière n’eut que quinze jours pour se préparer. Il avait déjà quelques scènes détachées toutes prêtes ; il y en ajouta de nouvelles, et en composa cette comédie, qui fut, comme il le dit dans la préface, faite, apprise, et représentée en moins de quinze jours. Il n’est pas vrai, comme le prétend Grimarest, auteur d’une Vie de Molière, que le roi lui eût alors fourni lui-même le caractère du chasseur. Molière n’avait point encore auprès du roi un accès assez libre : de plus, ce n’était pas ce prince qui donnait la fête, c’était Fouquet ; et il fallait ménager au roi le plaisir de la surprise.

Cette pièce fit au roi un plaisir extrême, quoique les ballets des intermèdes fussent mal inventés et mal exécutés. Paul Pellisson, homme célèbre dans les lettres, composa le prologue en vers à la louange du roi. Ce prologue fut très applaudi de toute la cour, et plut beaucoup à Louis XIV. Mais celui qui donna la fête, et l’auteur du prologue, furent tous deux mis en prison peu de temps après ; on les voulait même arrêter au milieu de la fête : triste exemple de l’instabilité des fortunes de cour. Les Fâcheux ne sont pas le premier ouvrage en scènes absolument détachées qu’on ait vu sur notre théâtre. Les Visionnaires de Desmarets étaient dans ce goût, et avaient eu un succès si prodigieux que tous les beaux esprits du temps de Desmarets l’appelaient l’inimitable comédie. Le goût du public s’est tellement perfectionné depuis, que cette comédie ne paraît aujourd’hui inimitable que par son extrême impertinence. Sa vieille réputation fit que les comédiens osèrent la jouer en 1719 ; mais ils ne purent jamais l’achever. Il ne faut pas craindre que les Fâcheux tombent dans le même décri. On ignorait le théâtre du temps de Desmarets ; les auteurs étaient outrés en tout, parce qu’ils ne connaissaient point la nature ; ils peignaient au hasard des caractères chimériques ; le faux, le bas, le gigantesque, dominaient partout : Molière fut le premier qui fit sentir le vrai, et par conséquent le beau. Cette pièce le fit connaître plus particulièrement de la cour et du roi ; et lorsque, quelque temps après, Molière donna cette pièce à Saint-Germain, le roi lui ordonna d’y ajouter la scène du chasseur. On prétend que ce chasseur était le comte de Soyecourt. Molière, qui n’entendait rien au jargon de la chasse, pria le comte de Soyecourt lui-même de lui indiquer les termes dont il devait se servir.

Prologue

Pour voir en ces beaux lieux le plus grand Roi du monde, Mortels, je viens à vous de ma grotte profonde. Faut-il en sa faveur que la Terre ou que l'Eau Produisent à vos yeux un spectacle nouveau ? Qu'il parle ou qu'il souhaite, il n'est rien d'impossible : Lui-même n'est-il pas un miracle visible ? Son règne, si fertile en miracles divers, N'en demande-t-il pas à tout cet univers ? Jeune, victorieux, sage, vaillant, auguste, Aussi doux que sévère, aussi puissant que juste, Régler et ses États et ses propres désirs, Joindre aux nobles travaux les plus nobles plaisirs, En ses justes projets jamais ne se méprendre, Agir incessamment, tout voir et tout entendre Qui peut cela, peut tout, il n'a qu'à tout oser, Et le Ciel à ses voeux ne peut rien refuser. Ces Termes marcheront, et si Louis l'ordonne, Ces arbres parleront mieux que ceux de Dodone. Hôtesses de leurs troncs, moindres divinités, C'est Louis qui le veut, sortez, Nymphes, sortez Plusieurs Dryades, accompagnées de Faunes et de Satyres sortent des arbres et des Termes. Je vous montre l'exemple : il s'agit de lui plaire, Quittez pour quelque temps votre forme ordinaire, Et paraissons ensemble aux yeux des spectateurs Pour ce nouveau théâtre, autant de vrais acteurs. Vous, soins de ses sujets, sa plus charmante étude, Héroïque souci, royale inquiétude, Laissez-le respirer, et souffrez qu'un moment Son grand coeur s'abandonne au divertissement : Vous le verrez demain, d'une force nouvelle, Sous le fardeau pénible où votre voix l'appelle, Faire obéir les lois, partager les bienfaits, Par ses propres conseils prévenir nos souhaits, Maintenir l'univers dans une paix profonde, Et s'ôter le repos pour le donner au monde. Qu'aujourd'hui tout lui plaise, et semble consentir À L'unique dessein de le bien divertir. Fâcheux, retirez-vous ; ou, s'il faut qu'il vous voie, Que ce soit seulement pour exciter sa joie. La Naïade emmène avec elle, pour la comédie, une partie des gens qu'elle a fait paraître, pendant que le reste se met à danser au son des hautbois, qui se joignent aux violons.

Personnages

DAMIS, tuteur d’Orphise ORPHISE ÉRASTE, amoureux d’Orphise LA MONTAGNE, valet d’Éraste L’ÉPINE, valet de damis LA RIVIÈRE, et deux autres valets d’Éraste Les fâcheux : ALCIDOR LISANDRE ALCANDRE ALCIPPE ORANTE CLIMÈNE DORANTE CARITIDÈS ORMIN FILINTE

La scène est à Paris.

Acte I

Scène première

Éraste, La Montagne

Éraste. Sous quel astre, bon Dieu, faut-il que je sois né, Pour être de fâcheux toujours assassiné ! Il semble que partout le sort me les adresse, Et j'en vois chaque jour quelque nouvelle espèce ; Mais il n'est rien d'égal au fâcheux d'aujourd'hui ; J'ai cru n'être jamais débarrassé de lui, Et cent fois j'ai maudit cette innocente envie Qui m'a pris à dîné de voir la comédie, Où, pensant m'égayer, j'ai misérablement Trouvé de mes péchés le rude châtiment. Il faut que je te fasse un récit de l'affaire, Car je m'en sens encore tout ému de colère. J'étais sur le théâtre, en humeur d'écouter La pièce, qu'à plusieurs j'avais ouï vanter ; Les acteurs commençaient, chacun prêtait silence, Lorsque d'un air bruyant et plein d'extravagance, Un homme à grands canons est entré brusquement, En criant : — Holà-ho ! Un siège promptement ! Et de son grand fracas surprenant l'assemblée, Dans le plus bel endroit a la pièce troublée. Eh ! Mon Dieu ! Nos Français, si souvent redressés, Ne prendront-ils jamais un air de gens sensés, Ai-je dit, et faut-il sur nos défauts extrêmes Qu'en théâtre public nous nous jouions nous-mêmes, Et confirmions ainsi par des éclats de fous Ce que chez nos voisins on dit partout de nous ? Tandis que là-dessus je haussais les épaules, Les acteurs ont voulu continuer leurs rôles ; Mais l'homme pour s'asseoir a fait nouveau fracas, Et traversant encore le théâtre à grands pas, Bien que dans les côtés il pût être à son aise, Au milieu du devant il a planté sa chaise, Et de son large dos morguant les spectateurs, Aux trois quarts du parterre a caché les acteurs. Un bruit s'est élevé, dont un autre eût eu honte ; Mais lui, ferme et constant, n'en a fait aucun compte, Et se serait tenu comme il s'était posé, Si, pour mon infortune, il ne m'eût avisé. — Ah ! Marquis, m'a-t-il dit, prenant près de moi place, Comment te portes-tu ? Souffre que je t'embrasse. » Au visage sur l'heure un rouge m'est monté Que l'on me vît connu d'un pareil éventé. Je l'étais peu pourtant ; mais on en voit paraître, De ces gens qui de rien veulent fort vous connaître, Dont il faut au salut les baisers essuyer, Et qui sont familiers jusqu'à vous tutoyer. Il m'a fait à l'abord cent questions frivoles, Plus haut que les acteurs élevant ses paroles.