Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
En 1891, Paul Gauguin effectue un voyage initiatique à Tahiti où se mêlent recherches artistiques, dialogues amoureux et déchirements intérieurs. Le peintre tourne résolument le dos à l’Europe, devinant que la Polynésie redonnera sens à sa vie et renouvellera les sources taries de son inspiration. Il s’agit d’une quête humaine et esthétique, de la rencontre avec une identité polynésienne qui enchante, invite à ressentir par l’esprit et par chacun de nos sens : lumière, langue, et culture, l’aube annoncée d’une autre modernité que Baudelaire définit comme la moitié de l’art, l’autre étant éternelle et immuable. Ce récit bouleversant raconte la genèse d’un génie pictural dont l’œuvre océanienne a révolutionné l’histoire mondiale de l’art.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Jean Rasther, fort d’une solide culture classique, s’est passionné très tôt pour le voyage et la découverte des autres à travers les cultures, les mythes et les langues. Résidant depuis de nombreuses années en Polynésie, il a su y puiser une inspiration profonde. Auteur éclectique, il s’est illustré dans des genres variés tels que le roman, le conte, la nouvelle et le théâtre. Avec une dizaine d’ouvrages publiés au Lys Bleu Éditions, ses écrits explorent sans cesse les questions existentielles de l’homme et ses relations avec la société, les arts et son identité.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 163
Veröffentlichungsjahr: 2025
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Jean Rasther
‘Ōviri
Roman
© Lys Bleu Éditions – Jean Rasther
ISBN : 979-10-422-7219-7
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Espérer c’est presque vivre.
Il me faut vivre pour faire mon devoir jusqu’au bout et je ne le peux qu’en forçant mes illusions, en me créant dans le rêve des espérances.
Paul Gauguin
Quelques phrases dans ce roman sont de Paul Gauguin. On oublie que le peintre fut aussi écrivain. Je voulais qu’on entende l’inflexion de sa pensée, directe, extraite de Noa Noa, des Correspondances ou d’Avant et Après. J’aurais peut-être dû, par respect et convention, la reproduire entre guillemets. Et j’avais d’ailleurs dans un premier temps opté pour cette solution. Puis j’ai réalisé que pareille démarcation typographique nuirait à la fluidité de la narration. À son homogénéité. Après tout, quand les scénaristes et les dialoguistes d’un film souhaitent assimiler une parole historique à leur trame narrative autrement que par la médiation d’une voix off, bénéficie-t-elle à l’écran d’une quelconque dérogation nécessairement spécieuse ? Elle se fond au contraire, et le plus naturellement du monde, dans l’harmonie de l’ensemble. J’ai pensé en revanche que l’usage des italiques pourrait être pertinent afin que se tisse une sorte de dialogue entre deux identités et deux temporalités.
Nécessairement évanescente pour le personnage.
Encrée pour l’auteur.
Que le lecteur, lui, garde en mémoire que ‘Ōviri est une œuvre de fiction, et nullement une biographie ou un essai.
Si les événements relatés n’épousent pas toujours fidèlement la réalité historique, ils essaient néanmoins d’en traduire l’esprit.
Celui d’un homme.
D’une démarche artistique.
Et d’une époque.
Il lui disait combien il admirait son courage et sa folie.
Il était à ses yeux une superbe conscience pour oser s’exiler de la sorte à Tahiti, se retremper vers les lointains et vers soi-même. Pourtant, la vente des trente tableaux avait été un succès. On avait assisté à une affluence inaccoutumée à Drouot pour l’ouverture des enchères. Des curieux, imbus de leur sotte ignorance, venus cracher leur mépris de l’art moderne. D’authentiques connaisseurs. Des galeristes cauteleux humant les arômes capiteux de la spéculation. Le grand Degas en personne lui avait acheté une toile pour 450 francs. Au total, 7000 francs de bénéfices nets lui avaient été reversés. Ce n’était pas rien. Sans parler de sa notoriété de peintre qui grandissait de jour en jour auprès des marchands, des mécènes et des collectionneurs éclairés.
Octave Mirbeau ne venait-il pas de lui consacrer un article sensationnel dans L’Écho de Paris ?
Et Félix Fénéon, dans Le Chat Noir ?
Mais, contre toute logique apparente, il faisait aujourd’hui le choix de quitter Paris, la France, sa famille et ses amis, de traverser deux océans, les États-Unis d’une côte à l’autre, de braver mille dangers, de risquer sa vie pour une improbable odyssée de deux mois, alors qu’il aurait été si simple de savourer une existence florissante et bourgeoise dans quelque sous-préfecture de province.
Attendre, confiant, une immanquable consécration.
Lui était trop usé, trop lâche, et trop vieux.
Ses misérables voyages, il les vivrait dans les arabesques de sa plume, fantômes prisonniers d’une lucarne de papier au fond du cachot de l’imaginaire.
Les deux hommes s’étaient arrêtés un instant Quai des Tuileries pour souffler un peu. La soirée avait été longue. Quand l’âme, soumise à rude épreuve, s’émiette sous l’assaut d’émotions trop discordantes. La rue de Rome était loin. Les agapes de la soirée imposaient maintenant leur tribut. Ils avaient refusé de prendre une calèche devant le Café Voltaire, préférant rentrer à pied pour deviser librement.
Tous les amis du peintre, ainsi que les membres les plus éminents du cénacle Symboliste avaient tenu à lui rendre hommage, ce soir de mars 1891.
Oui, tous ou presque avaient répondu à l’invitation du Maître.
Maître… C’était ainsi que les disciples du mouvement surnommaient Stéphane Mallarmé.
Ils avaient porté un toast en son honneur. Saint-Pol Roux, Jean Moréas, Odilon Redon et Daniel de Monfreid. Les camarades de la première heure, en revanche, les fidèles compagnons de route du Pouldu et de Pont Aven, ses frères de bohème et de misère, enferrés désormais dans de stériles querelles d’ego, lui tournaient résolument le dos.
Le jeune Emile Bernard.
Le bon Schuffenecker.
Il fallait admettre que la véritable amitié était un composé chimique bien volatil.
Le 1er avril, il embarquerait à Marseille avec leur rancœur dans ses bagages.
Seul.
Absolument seul.
Meyer de Haan l’avait lâché, lui aussi.
Pourquoi Mallarmé ne l’accompagnerait-il pas en Océanie ? On lui trouverait facilement un poste d’enseignement à Papeete. Ensemble, ils fonderaient un Atelier des Tropiques dévolu à la promotion de tous les Arts.
Il n’y pensait pas ! Abandonner Marie, devenue presque folle depuis la mort de leur fils Anatole ? Non, l’égoïsme ne serait jamais l’énergie motrice de son existence. Et puis il était malade. Marcher ruinait son tempérament, c’était tout dire. Le peintre était marié, père de cinq enfants. Mais ce n’était pas la même chose. Il avait beau percevoir toute l’horreur du sacrifice qu’il s’apprêtait à faire, irréparable peut-être, que pouvait-il contre l’impétuosité d’un feu qui le poussait, toujours plus avant, vers l’accomplissement d’une œuvre ? Ils s’écriraient, voilà tout. Il serait présent pour le vernissage de la première exposition consacrée à sa période polynésienne, à son retour. Il lui en faisait le serment. Resté sur place, à l’arrière, il activerait ses réseaux. La presse couvrirait l’événement qui ferait l’effet d’une bombe lancée dans le monde de l’art.
Le peintre s’était tu.
Il regardait les eaux noires de la Seine s’écouler en caressant en douces ondes le parapet des quais. Des remorqueurs, des péniches, tels des insectes de nuit aux formes biscornues ouvraient vers le pont Alexandre III les premières déchirures rosées de l’aube. Et, tout là-bas, se dessinait en ombre chinoise la silhouette de la tour Eiffel, élégante Babel dressée vers le ciel à la gloire de la modernité.
Un monde en marche auquel il n’appartenait déjà plus.
Pourquoi avait-il eu la sensation que sous les oripeaux de l’imposture mondaine et de la frivolité, le banquet de ce soir avait instillé dans son cœur le venin de la tristesse et du doute ? Il ressentait tout à coup un irrépressible besoin de pleurer. De hurler.
Les deux hommes avaient repris leur lente progression, luttant contre la fatigue et la sournoise morsure du froid en cette nuit d’hiver.
Le peintre avait pris Mallarmé par le bras.
Il récita soudain d’une voix atone.
La chair est triste, hélas ! Et j’ai lu tous les livres.
Fuir ! là-bas, fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres.
D’être parmi l’écume inconnue et les cieux !
Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux
Ne retiendra ce cœur qui dans la mer se trempe
Ô nuits ! ni la clarté déserte de ma lampe
Sur le vide papier que la blancheur défend
Et ni la jeune femme allaitant son enfant.
Je partirai ! Steamer balançant ta mâture,
Lève l’ancre pour une exotique nature !
Une pièce poétique de circonstance qui semblait avoir été écrite spécialement pour lui et renvoyait à Mallarmé le terne reflet de sa mélancolie de plumitif souffreteux. Ses mots étaient une importune compagnie.
Il partait pour être tranquille, l’Inca, pour être débarrassé de l’influence de la civilisation. Il voulait faire de l’art simple, très simple, et pour cela, il avait besoin de se retremper dans la nature, de ne voir que des sauvages, ces bonnes brutes dont parlait Jean-Jacques Rousseau avec naïveté, et de vivre leur vie. C’est ce qu’il avait vainement tenté de leur expliquer au Café Voltaire, tout à l’heure.
Dorénavant, lorsque le poète regarderait les eaux boueuses de la Seine, il imaginerait le miroitement turquoise de son lagon polynésien.
Perdu dans la contemplation des toitures capricieuses de la capitale, il se transporterait dans l’autre Jardin d’Eden dans le doux mirage des Mers du Sud, parcourant une plaine de gazon, couverte de beaux arbres fruitiers et coupée de petites rivières à la fraîcheur délicieuse. N’était-ce pas ainsi que Bougainville avait décrit sa Nouvelle-Cythère ?
Quand, croisée dans la rue, une passante inconnue resterait indifférente au sourire qu’il lui adresserait, il caresserait par l’esprit des vahinés lascives et à moitié nues qui l’inviteraient à pénétrer dans le temple de l’amour où tant d’hommes rêvent de sacrifier nûment.
Et si je ne revenais pas ?
Et si je ne revoyais jamais plus mes enfants adorés ?
Et si je m’engluais dans l’erreur ?
Peut-être, finalement, n’ai-je aucun talent. Et tous, les autres, ils disent vrai.
Mallarmé, je le sens bien pourtant, au plus profond de mes tripes, que j’ai quelque chose de puissant à dire.
À Paris, mon inspiration s’étiole. Vous ne vous en rendiez pas compte, mais j’étais en train de mourir…
Si je renonçais maintenant, de quoi aurais-je l’air ?
Je ne peux plus reculer, c’est trop tard.
Vous l’écrirez dans l’un de vos poèmes, n’est-ce pas, que je m’enfuis dans les bois sur une île de l’Océanie, pour vivre là d’extase, de calme et d’art ? Je vivrai entouré d’une nouvelle famille, loin de cette lutte européenne après l’argent. Là, à Tahiti, je pourrai au silence des belles nuits tropicales, écouter la douce musique des mouvements de mon cœur en harmonie amoureuse avec les êtres mystérieux de mon entourage.
Et je connaîtrai enfin la quiétude, à défaut du bonheur.
Parvenus devant le 87 de la rue de Rome, le peintre serra longuement la main de son ami. À son retour de Tahiti, son génie serait enfin reconnu, qu’il n’en doute pas. Lui savait qu’il était le plus grand peintre du siècle. Avant Pissarro, Cézanne, ou Degas. Il les crevait tous. Les impressionnistes et les pointillistes.
L’homme se détourna sans un mot.
Mallarmé ne le quitta pas des yeux jusqu’à ce que les brumes diffuses de l’aube l’eussent totalement englouti.
Il y a des jours où se déposait sur l’âme humaine un manteau de désespoir si pur que la mort semblait soudain l’unique apostasie essentielle, comme un salut dans les replis confortables et rassurants de l’animalité, une tiédeur apaisante, une autre pureté, dédaigneuse des réalités frauduleuses des êtres et du monde.
Titi, il l’entretenait depuis des semaines contre l’aumône parcimonieuse de ses caresses. Il n’aimait pas ce petit nom dont elle s’affublait avec un sourire entendu. On racontait, à Papeete, que la jeune métisse avait chaviré bien des cœurs, que des fonctionnaires fraîchement dépucelés par son exotisme clinquant s’étaient ruinés pour elle. On vantait sa poitrine, qu’elle avait effectivement fort jolie, opulente et gorgée de sève. Il lui avait valu le grotesque sobriquet de titi, les seins en langue mā’ohi.
Mais les cajoleries de la jeune femme se faisaient de plus en plus rares. Les plaques purulentes d’eczéma dont les jambes de l’homme étaient couvertes l’écœuraient davantage et bridaient son désir. Elle observait les marbrures jaunâtres qui maculaient le bandage de coton, l’infestaient peu à peu, suppuraient en filaments visqueux entre les fibres plus claires. Prétextant de vagues préoccupations ménagères, auxquelles elle ne s’adonnait jamais qu’avec une matoise nonchalance, elle épiait à la dérobée les moindres faits et gestes de son amant, maintenant absorbé par la mise en place d’un chevalet adossé à la fenêtre. Elle ne supportait pas que le peintre la négligeât de la sorte, interprétant son indifférence créatrice comme une punition humiliante et arbitraire. Lorsqu’il s’employait à disperser ses couleurs sur la palette, elle savait qu’il ne la remarquerait plus de la matinée. Alors elle revêtait une robe mission neuve, lustrait de la paume des mains humectée de monoï son abondante chevelure épandue sur les épaules, avant de déserter le faré de Tetuanui avec la discrétion d’une petite chatte. Il ne fallait pas oublier de butiner une poignée de piastres qui paieraient le trajet pour la ville. C’était un jeu d’enfant pour Titi. Le peintre avait beau démultiplier les cachettes où dissimuler son famélique portefeuille, aucune ne parvenait à déjouer la vigilance de sa maîtresse. Une fois bien installée dans la voiture ouverte aux quatre vents, elle prendrait soin de correctement ajuster la fleur d’hibiscus derrière l’ourlet de l’oreille droite.
Celle du cœur à prendre, selon la coutume polynésienne.
Titi, le peintre l’avait ramassée un mercredi soir au marché à la viande de Papeete, après que s’était tu l’écorché d’une méchante Marseillaise, invariablement ressassée deux fois par semaine, le mercredi et le samedi soir, entre vingt-heures et vingt et une heures trente, quand prenait fin le bal chaperonné par les autorités, Place Tarahoi.
Colons encanaqués et indigènes qui n’avaient cure de leur réputation se donnaient là du bon temps, enhardis par les échauffements de l’absinthe. On avait oublié les railleries, pas si lointaines. Expatriés et résidents se réjouissaient aujourd’hui qu’un popa’a original ait eu l’idée de faire aménager aux abords immédiats de la piste de danse, entre les branches d’un banian centenaire, un café suspendu. On accédait à sa plateforme par un escalier en bois. Les plateaux, les bouteilles et les verres étaient hissés jusqu’aux clients grâce à un ingénieux système de cordages et de poulies. Cet établissement singulier était devenu un lieu à la mode pour les notables de la colonie. Le Cercle militaire l’avait plus ou moins investi et on n’y croisait que des Blancs, officiers pour la plupart ou éminents fonctionnaires de l’Administration. À Papeete, les gens de bien se targuaient de suivre au plus près les caprices de la mode européenne, même si l’on souffrait secrètement de vivre à l’autre bout du monde. Et pendant que les amoureux de saint-lundi, étudiants, grisettes ou bourgeois encanaillés, se rendaient chaque dimanche au Plessis-Piquet pour de joyeuses parties de campagne, une clientèle friande de dépaysement et de sensations fortes pouvait s’enorgueillir ici, à Tahiti, de fréquenter un estaminet du dernier chic, une authentique cabane de Robinson, parfaitement imitée de celles de Joseph Gueusquin. On y paradait en grande tenue, blanche de préférence, fier et digne, arborant casque colonial et médailles scintillantes, ramassés sur des champs de bataille.
Du haut de cet élégant perchoir, on crételait à loisir, on s’abandonnait sans complexe à l’intarissable bacchanale des médisances, l’œil allumé par les démons de la concupiscence devant le spectacle vivant offert, tout en bas.
Par le déhanché lascif des chairs luisantes et ambrées de très jeunes Polynésiennes.
Depuis son arrivée à Tahiti qui avait étrangement coïncidé avec la célébration de son quarante-troisième anniversaire – comment ne pas y voir un signe d’excellent augure ? – le peintre se désespérait de n’avoir rien produit de saillant.
Son art lui échappait.
Sur la toile, la matière s’organisait en masses pâteuses et brouillonnes. Elle refusait de s’accommoder des vibrations nouvelles, dont il tentait vainement de nourrir sa palette, audacieuses, presque aveuglantes, de ces couleurs matérialisées que les heures du jour dotaient sans crier gare d’une carnation vivante, animale disait-il, et qui auraient exigé du pinceau des pigments purs et délicieusement outrageux.
Il se souvenait de Van Gogh bouleversé en 1888 par une ivresse similaire à l’occasion d’un bref séjour aux Saintes-Marie-de-la-Mer. Mais qu’avait-il été capable d’en faire, de cet enchantement ? Rien. Ses toiles, aphasiques, n’exprimaient pas la plus infime reconnaissance sensorielle, indifférentes au flamboiement maîtrisé des tonalités et des émotions. Enfermé dans son Atelier du Midi, coupé de la vraie Nature, des harmonies formelles de la lumière, le Néerlandais s’acharnait à peindre mal, habité jusqu’à l’obsession par l’union hérétique de couleurs complémentaires, quand il aurait fallu, au contraire, tendre vers une harmonie apaisée. D’autres, en littérature, l’avaient bien compris avant eux. Il avait lu Verlaine, à Arles.
La quête esthétique des variations musicales et de la nuance du poète l’avait séduit.
C’est des beaux yeux derrière des voiles,
C’est le grand jour tremblant de midi,
C’est, par un ciel d’automne attiédi,
Le bleu fouillis des claires étoiles !
Car nous voulons la Nuance encor,
Pas la Couleur, rien que la nuance !
Oh ! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor…
Ah ! il payait cher d’avoir voulu les gruger, tous ces bourgeois endimanchés qui l’avaient vu débarquer de La Vire, le 9 juin 1891. Théodore Lacascade, très imbu de son statut de Gouverneur des Établissements français de l’Océanie, n’avait pas jugé nécessaire de faire un détour par les quais pour lui souhaiter la bienvenue. Il s’agissait d’organiser au plus vite les obsèques du roi déchu Pomare V, qui avait eu l’indélicatesse de rendre à Dieu son âme vérolée par l’alcool, trois jours auparavant.
Mais précédé par une flatteuse réputation, l’Administration coloniale avait dépêché en l’honneur du peintre parisien le jeune lieutenant d’infanterie de marine Paulin Jénot. Il l’avait accueilli à la mode locale, avec un énorme collier de fleurs de tiaré. On lui avait donné l’accolade, l’avait prestement délesté de son modeste bagage. Les malles suivraient. Papeete était un petit microcosme où tout le monde se connaissait, et lui, le poapa’a, il ne risquait pas de passer inaperçu au débarcadère. Gentiment, on avait ri à son passage de la longue tignasse poivre et sel de rapin tombant en nappes sur les épaules et surmontée d’un opulent chapeau de feutre brun à larges bords, de l’élégance hautaine, dédaigneuse, presque féminine, de sa démarche qui rendait incongrue la carrure musculeuse de la bête de foire. On s’était approché pour éprouver du bout des doigts la souplesse du coton grossier de sa chemise. Autour de lui, avaient fusé ici ou là des mots dont la désobligeance, nécessairement, ne pouvait l’effleurer… mahu, taatavahine…
Jénot lui apprendrait plus tard, un peu gêné, que c’était ainsi que l’on désignait en Polynésie les efféminés.
Les invertis.
« On nous a beaucoup parlé de vous dans les journaux, vous savez. Auguste Goupil ne tarit pas d’éloges à votre égard, et chaque fois qu’il l’a pu, il vous a ouvert les colonnes de son journal. Il a même reproduit les articles que ses confrères vous ont consacrés, à Paris. L’Océanie française passe par toutes les mains de la bonne société tahitienne. Blanche, cela va sans dire. Vous vous en rendrez rapidement compte. Verriez-vous un inconvénient, cher monsieur, à ce que je vous tutoie ? En Polynésie, c’est la norme. Mais ne pensez surtout pas à mal. Nulle familiarité de mauvais aloi ne découle de ce tu