Paris-police - Charles Virmaître - E-Book

Paris-police E-Book

Charles Virmaître

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Extrait : "Jadis, quand on parlait de police, tout le monde tremblait ; quand le bourgeois passait rue de Jérusalem, il se serait volontiers signé : il jetait un coup d'œil furtif et anxieux sur l'amas de vieux bâtiments sombres, qui bordaient le quai des Orfèvres, pour aboutir à la place Dauphine. Qu'y avait-il au fond de ces profondeurs mystérieuses ? Ce devait être terrible. Il prenait les passants qui circulaient dans ces parages pour des mouchards..."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Veröffentlichungsjahr: 2016

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I

Tous mouchards. – Opinion de M. Gisquet. – La tête de Turc. – Bilboquet et l’enfant à deux têtes. – En avant la grosse caisse ! – Troppmann et la femme coupée en morceaux. – Le pédicure policier. – Les mangeurs de policiers. – Vive les délateurs ! – Les fonctionnaires révélateurs. – De 1848 à 1886.

Jadis, quand on parlait de police, tout le monde tremblait ; quand le bourgeois passait rue de Jérusalem, il se serait volontiers signé : il jetait un coup d’œil furtif et anxieux sur l’amas de vieux bâtiments sombres, qui bordaient le quai des Orfèvres, pour aboutir à la place Dauphine.

Qu’y avait-il au fond de ces profondeurs mystérieuses ?

Ce devait être terrible. Il prenait les passants qui circulaient dans ces parages pour des mouchards ; les objets les plus ordinaires prenaient à ses yeux des proportions fantastiques, il se représentait les agents vêtus d’une longue redingote râpée, coiffés d’un vieux tromblon à poils roux, armés d’un énorme gourdin, toujours aux aguets, l’oreille tendue pour saisir un mot et s’élancer comme des fauves sur l’imprudent.

Sous l’Empire, surtout dans les commencements, cette terreur de la police était à son apogée, c’était une épidémie pire que le choléra ; la préfecture de police a l’œil partout, disait-on, rien ne lui est caché, elle devine même ce qui n’existe pas ; dans les cafés, si un consommateur avait des allures martiales, s’il portait son chapeau incliné sur l’oreille, s’il avait une canne sortant de l’ordinaire, s’il cherchait un ami ou regardait à droite et à gauche, les conversations cessaient aussitôt, les habitués se faisaient des signes désespérés qui voulaient dire : Attention, c’est un mouchard !

La moitié de Paris se méfiait de l’autre.

Les marchands d’anneaux de sûreté, les commissionnaires, les crieurs de journaux, les marchands des quatre-saisons, de plans de Paris, de crayons protège-pointe et gomme, les joueurs d’orgue, de guitare, les tireurs de loteries, en un mot tous les petits industriels de la rue qui jouissaient de par la préfecture de police, soit d’une médaille, d’une tolérance ou d’un emplacement sur la voie publique, étaient des mouchards : autrement comment auraient-ils vécu ? disaient les bourgeois.

Néanmoins, malgré cette terreur, la police était respectée ; les journaux ne s’en occupaient que lorsqu’une conspiration éclatait, et encore, ils le faisaient très discrètement ; c’est que la presse était aux mains d’hommes de gouvernement. Émile de Girardin, Édouard Hervé, Louis Veuillot, Havin, de Villemessant, Nefftzer, etc., etc., tous journalistes éminents ; ils étaient de l’avis de Gisquet, qui écrivit dans ses Mémoires :

« Quel que soit le gouvernement établi, il serait sans cesse exposé à des atteintes mortelles si l’on ne veillait pas à sa conservation ; conséquemment une bonne police est devenue l’auxiliaire obligée de tout gouvernement constitué et sa mission lui impose le devoir de pénétrer, de paralyser les projets qui peuvent mettre en péril l’existence de ce pouvoir dont elle-même fait partie. »

Et pourtant la police de cette époque était loin de répondre à cette idée. Ce n’était pas une police de défense, c’était une police d’attaque ; ce n’était pas une police de prévoyance, c’était une police de provocation ; mais tout le monde comprenait que la préfecture de police était une institution utile et que la battre en brèche c’était porter atteinte au principe d’autorité et à la sécurité publique.

L’Empire est loin de nous, et tout a bien changé depuis seize ans ; la Préfecture de police est devenue la tête de Turc de tous les impuissants, de tous les mécontents, de tous les ambitieux, qui profitent du sens erroné attaché au mot « police » pour écrire autant de sottises que de lignes afin de capter l’attention publique.

Bilboquet, accoutré d’un costume de Paillasse, battait la grosse caisse pour attirer les badauds à sa baraque, dans un boniment abracadabrant ; il annonçait qu’on verrait à l’intérieur un phénomène extraordinaire : un enfant à deux têtes, trois corps et six bras ; le public entrait et voyait, quoi ?

Un fœtus dans un bocal !

Le public, qui n’aime pas à être mystifié isolément, disait en sortant, à la foule amassée. C’est vraiment curieux, c’est merveilleux ! De nouveaux spectateurs entraient, et ainsi de suite ; à la longue chacun renchérit sur son voisin : l’enfant à deux têtes était prodigieux, il chantait, dansait et parlait six langues ; il était devenu légendaire.

Bilboquet a fait des petits, ils ont abandonné les tréteaux de la foire et vendu au Temple les oripeaux paternels ; ils se sont faits journalistes, mais ont gardé la grosse caisse, leur phénomène : c’est la Préfecture de police ; ce n’est plus un fœtus, mais un monstre qui n’est pas dans un bocal ! Les badauds sont leurs lecteurs qui écoutent, renchérissent et acceptent comme vrais leurs boniments, et répètent ébahis : La Préfecture de police n’est peuplée que de gredins !

Pour un peu ce seraient les gardiens chargés de la sécurité publique qui se transformeraient, le soir venu, en voleurs et en assassins pour prouver l’utilité de la Préfecture de police ; on ne le dit pas encore, mais cela ne saurait tarder. On dit bien que Troppmann n’a jamais existé, que ce fut une invention de l’Empire pour détourner l’opinion publique du plébiscite de 1870. Tout récemment, ne s’est-il pas trouvé des journaux pour imprimer sérieusement que le gouvernement avait fait découper un cadavre, et qu’il en avait fait semer les morceaux sur la voie publique, à Montrouge, pour faire diversion à la publication des lettres du général Boulanger !

Je comprends que les voleurs aient peur des gendarmes, que les souteneurs et les rôdeurs de barrières ne professent pas un amour immodéré pour la police ; mais les honnêtes gens, quelles raisons peuvent-ils avoir de la redouter ?

C’était bon autrefois, du temps des procès de tendances et des délits d’opinions, au temps des Lagrange, des Piétri et des Delesvaux ; mais aujourd’hui, où dans certaines feuilles on imprime les injures les plus grossières à l’égard du gouvernement, où on traîne dans le ruisseau tout ce qu’il y a de respectable ; et dans les réunions publiques, donc ! les Louise Michel et autres énergumènes font fréquemment appel à l’assassinat et invitent le peuple à monter à l’assaut du « capitaliste bourgeois », est-ce que la police leur dit quelque chose ? C’est donc bien la preuve que ces feuilles mentent lorsqu’elles disent que la Préfecture ne s’occupe d’elles qu’au point de vue politique, puisqu’elle les laisse divaguer en paix.

Il est vrai de dire que de temps en temps, pour donner satisfaction à l’opinion publique, le Parquet s’émeut et traduit devant les tribunaux quelques-uns de ces énergumènes, mais la Préfecture de police n’y est pour rien.

Le duc d’Épernon s’évanouissait à la vue d’un lièvre, Catherine de Médicis à l’odeur d’une rose, les révolutionnaires s’évanouissent à la seule pensée de la police.

J’ai connu un révolutionnaire terrible qui avait une peur si effroyable de la police, qu’il congédia son pédicure pour une plaisanterie que lui fit un ami, et qu’il ne comprit pas ; l’ami trouvant un jour le pédicure en train de lui faire les cors, lui dit :

– Méfie-toi d’Alexis !

– Bast ! pourquoi ?

– Il est de la police, puisqu’il passe son temps à t’épier !

Elle n’est pourtant pas terrible pour eux cette police, mais voilà, c’est la mode ; le Siècle a mangé du prêtre à toutes les sauces ; il faut un mets nouveau, alors on mange du « policier », et puis, ça fait bien auprès des abonnés, qui se disent : – Ah ! mon journal est crâne, il s’attaque à la police !

C’est une nouvelle école qui a ses maîtres et ses disciples ; quand ils attaquent la Préfecture de police, ils flattent les petits au détriment des chefs qu’ils conspuent, espérant semer la division et l’indiscipline dans cette armée d’agents dévoués à l’ordre public ; ils espèrent, à force d’insinuations, pour continuer leurs attaques et tenir le lecteur en haleine, ils espèrent, dis-je, amener à eux des délateurs. Eux qui hurlent tant contre la délation, s’en serviraient sans scrupules et changeraient les trente deniers en louis. Étrange anomalie ! Pour eux, ce qui est crime dans la maison du bord de l’eau devient une vertu dans la rue du Croissant – quand c’est à leur profit – ; le délateur est sanctifié en traversant le Pont-au-Change !

D’anciens fonctionnaires, véritables Alcibiades policiers, à qui l’oubli pèse lourdement, écrivent de temps en temps des livres, où la personnalité, l’envie, la haine, l’ambition déçue débordent à chaque page, ils entretiennent l’erreur publique que la Préfecture de police est une caverne de voleurs et que le préfet de police est l’Ali-Baba moderne, sans songer qu’on pourrait leur répondre : mais vous étiez des quarante voleurs, et il a fallu que vous soyez retraités ou révoqués pour retrouver le chemin de la vertu !

Le ministère de la police générale fut créé par la loi du 12 nivôse an IV (1796). M. Gragnon est le quarante-deuxième préfet de police.

Dans la pensée de ses créateurs, la Préfecture de police fut instituée non pour assurer la sécurité des citoyens, mais dans un but exclusivement politique ; Fouché dit ceci dans ses Mémoires :

« La tâche de la haute police est immense, soit qu’elle ait à opérer dans les combinaisons d’un gouvernement représentatif, incompatible avec l’arbitraire, en laissant aux factieux des armes légales pour conspirer, soit qu’elle agisse au profit d’un gouvernement plus concentré, aristocratique, directorial ou despotique. »

Jusqu’en 1830, ce qui touche la préfecture de police n’a rien d’intéressant ; de 1830 à 1848, le gouvernement de Louis-Philippe n’eut point besoin de fomenter des conspirations pour se poser en sauveur de l’ordre public, il avait suffisamment à se défendre contre des conspirateurs réels, sérieux, dangereux, Martin Bernard, Caussidière, Sobrier, Barbès, Blanqui, Grandménil et tant d’autres, qui affirmaient leurs convictions les armes à la main ; avec un noyau d’hommes pareils les préfets de police n’avaient point besoin d’agents provocateurs, ils n’avaient pas trop d’agents pour les surveiller.

De 1848 à 1852, la police commença à jouer un rôle absolument politique, et de 1852 à 1870, nous assistons alors à ce spectacle d’une administration chargée d’assurer l’ordre, et qui met entièrement cet admirable instrument au service d’un souverain qui le fausse en s’en servant comme d’un moyen particulier de gouvernement ; accumulant infamies sur infamies.

De 1870 à avril 1885, la République n’avait point à redouter les conspirateurs, par cette excellente raison que tous les républicains qui conspiraient sous les régimes précédents étaient au pouvoir ; on pouvait donc supposer que la Préfecture de police cesserait d’être un moyen de gouvernement et que les préfets comprendraient que la police politique devait être abandonnée, il n’en fut point ainsi, il est vrai de dire qu’elle ne s’en servit point comme l’Empire.

De 1885 à aujourd’hui…

Ce livre sera donc divisé en trois parties :

La police révolutionnaire, 1848-1851.

La police impériale, 1852-1870.

La police républicaine, 1871-1886.

II

Les fonds secrets. – Quatre polices. – M. Piétri. – Le préfet et la Marseillaise. – Caussidière et le livre des mouchards. – Tous mouchards. – Griscelli et Lagrange. – Rapport de l’archiviste Rocain sur la manière de faire un complot. – Le complot de Vincennes. – Napoléon III et la chambre noire. – Les provocateurs. – M. Andrieux et Blanqui. – Le complot des 25 000 adresses. – Isidore. – Le comte Denouville. – Bastringues et Crocodiles. – Un complot raté. – Laurier et Crémieux. – M. Lagrange sur la sellette. – Méfiez-vous de la police. – L’affaire Accolas-Naquet. – Un mari complaisant. – L’affaire de la Renaissance. – Une brochure de Félix Pyat. – Le procès de Blois. – Verdier et Guérin. – Ballot et les 20 000 fr. du préfet. – Chaudey et Sapia. – Le journal révélateur. – Opinion de M. Chopin sur M. Lagrange.

En 1848, le préfet de police recevait comme fonds secrets une somme de 270 000 francs par an, soit 22 500 francs par mois ; ces fonds, confiés au pouvoir discrétionnaire du préfet, qui n’en devait compte qu’au ministre de l’intérieur, servaient à payer les agents secrets et les choses d’urgence qui commandaient la discrétion, c’est ce qui constituait ce qu’à cette époque on appelait le livre rouge, ce livre contenait des chiffres correspondants aux personnes employées, jamais les noms propres n’y étaient inscrits ; le préfet, sur un état fourni par les chefs de service, leur remettait les sommes nécessaires.

Avant les évènements de juin, il existait quatre polices : celle du ministère des affaires étrangères, du ministère de l’intérieur, de l’Hôtel-de-Ville et de la Préfecture de police, elles opéraient distinctement.

Le nombre des agents secrets était évalué à quinze cents, mais ce chiffre est de fantaisie puisqu’ils étaient inconnus.

Au commencement de 1849, quand M. Carlier, devînt préfet de police, il réorganisa la Préfecture ; c’était un préfet de la vieille école, qui ne comprenait que la police de provocation.

Ce fut lui l’auteur, ou du moins l’opinion publique lui attribua la tentative d’émeute bonapartiste, le jour ou le prince Napoléon Bonaparte devait venir à l’Assemblée nationale.

Beaucoup de républicains reconnurent les agents de M. Carlier criant : Vive Napoléon !

Il fut peu attaqué comme préfet, la presse avait à s’occuper de faits plus graves ; les évènements politiques étaient gros d’orages et la République déjà chancelante ; ensuite, la fameuse loterie du lingot d’or, et la découverte des gisements aurifères, en Californie, troublaient toutes les cervelles.

Quand M. Piétri arriva à la Préfecture de police il réorganisa à nouveau, renchérissant encore sur M. Carlier ; il choisit son personnel parmi les anciens proscrits républicains qui, tout en continuant ostensiblement leur métier, pour écarter les soupçons et inspirer la confiance, pouvaient avoir accès dans tous les milieux où se réunissaient les républicains ; ce ne fut certainement pas une mince besogne, car les mécontents à surveiller étaient nombreux.

M. Piétri était un habile homme ; il avait pour maximes : qu’on naissait policier mais qu’on ne le devenait pas, et que la bonne police ne se faisait qu’à coups d’argent.

Lorsque la Révolution de février éclata, M. Gabriel Delessert était alors préfet de police. C’était un des hommes les plus scrupuleusement honnêtes qui aient été appelés aux fonctions publiques ; c’était aussi un homme d’esprit, cette anecdote rétrospective le prouve :

Vers 1840, le mot d’ordre des voyous d’alors était la Marseillaise, à tout propos et hors de tout propos, ils la réclamaient aux orchestres des théâtres du boulevard. Les entractes étaient devenus la terreur des commissaires de police ; un matin, le commissaire de police, qui était le soir de service au théâtre de la Gaîté, reçut de M. Delessert l’ordre suivant :

« Laissez jouer à partir d’aujourd’hui la Marseillaise, quand même elle ne serait demandée que par un enfant. La faire jouer jusqu’à ce que la salle entière se déclare satisfaite. »

L’ordre fut ponctuellement exécuté.

On jouait ce soir-là le Sonneur de Saint-Paul, dès que l’ouverture commença, une voix éraillée cria : La Marseillaise !

Aussitôt, les musiciens attaquèrent résolument le fameux hymne national. Dès qu’ils l’eurent terminé, applaudissements frénétiques ; sans attendre une minute, ils la reprirent une seconde fois ! Hourras de satisfaction ; après la seconde fois, une troisième ! applaudissements maigres, puis une quatrième fois, puis une cinquième, puis une sixième fois ! Alors l’indignation du public qui avait payé ses places et qui ne subissait que par lâcheté la tyrannie des voyous du paradis, ne connut plus de bornes. À bas la Marseillaise ! criait-il de toutes parts.

Force fut d’arrêter l’infernale musique ; tout le monde applaudit et surtout ceux qui avaient réclamé si fort la Marseillaise, qui étaient venus pour voir le Sonneur de Saint-Paul et craignaient de voir la soirée dégénérer en concert national.

Lorsque M. Gabriel Delessart quitta la Préfecture de police, fidèle à la tradition, il anéantit toutes les preuves qui pouvaient mettre sur la trace des agents qui l’avaient servi : il avait prévu ce qui arriva et ce qui arrivera à chaque révolution.

Le premier soin de M. Caussidière, sa première parole en arrivant à la Préfecture de police, s’adressant à l’huissier qui était resté à son poste, fut celle-ci :

– Conduisez-moi au cabinet du ci-devant préfet et apportez-moi le livre des mouchards !

On conviendra que c’était là une jolie naïveté pour un vieux révolutionnaire.

On lui donna un livre écrit en chiffres, il le flaira, le tourna, le retourna, l’étudia, enfin, de guerre lasse, ne pouvant parvenir à y comprendre quelque chose, il le jeta avec colère.

– Il y avait pourtant des mouchards ici, sacré nom de Dieu ! s’écria-t-il ; il ne peut pas y avoir de Préfecture sans mouchards ; qu’on m’apporte les dossiers politiques !

On lui en apporta une brassée.

Le premier qu’il ouvrit contenait une demande de secours, le second les amours d’un député avec une cocotte, le troisième une lettre d’une femme jalouse qui priait le préfet de surveiller son mari et ainsi de suite. Bref, il ne trouva rien.

– J’attendrai, dit-il philosophiquement ; quand les mouchards n’auront plus le sou, ils viendront bien rôder par ici ; d’ailleurs, je vais donner des ordres à mes montagnards.

Oh ! alors, malheur à l’homme dont la taille était un peu élevée et portait des moustaches qui se rendait à la Préfecture pour un motif quelconque, passeport ou livret, c’est un mouchard, disaient les montagnards, et sans vouloir entendre d’autres explications, l’homme était roué de coups ; si le malheureux n’avait pas la chance d’avoir une figure un peu sociale, s’il était grêlé, par exemple, oh ! alors, pas de pitié.

À force de chercher, Caussidière trouva la preuve que M. Lagrange était un agent secret, il fut exécuté par les frères et amis.

M. Lagrange est une personnalité qui mérite de fixer l’attention au même titre que les expériences d’un médecin qui s’attache à rechercher les causes mystérieuses de la terrible maladie du cancer.

C’est un ancien ouvrier mécanicien. Il entra dans la police vers la fin de juillet 1847 ; il était spécialement chargé de surveiller les sociétés secrètes. En 1853, il fut réintégré et chargé de diverses missions qu’il remplit en montrant de véritables aptitudes policières, entre autre l’affaire de l’Opéra-Comique, novembre 1853.

Sur ce complot, je trouve cette note dans les Mémoires de Griscelli, un policier émérite :

« M. Lagrange n’était encore qu’un obscur agent de M. Piétri ; il reçut l’ordre de se faire agréer dans l’usine Cail, quai de Billy, sous le nom de Jules.

Un nommé Platot, également agent de Piétri, se fit embaucher sous le nom de Martin à l’usine Tronchon, barrière de l’Étoile.

Ces deux agents avaient pour consigne d’être d’une exactitude modèle dans leur travail, ils devaient seulement faire de la politique pendant les heures des repas et les jours de fêtes ; ils ne devaient se rendre à la Préfecture de police que les dimanches soir, après minuit, pour y recevoir de nouvelles consignes, de l’argent, et fournir leurs rapports.

Ils devaient payer à boire à ceux qui se laisseraient embaucher, ils devaient correspondre entre eux d’une manière ostensible, afin de faire croire qu’on était à la veille d’une grande révolution et qu’on devait se défaire de l’empereur par l’assassinat.

Lorsque ces deux agents provocateurs eurent des signatures assez nombreuses pour établir que les partis conspiraient, ils donnèrent rendez-vous à leurs victimes à l’Opéra-Comique, un jour de représentation par ordre.

Le jour convenu, les conjurés étaient à leur poste. Cinquante-sept ouvriers des deux usines Cail et Tronchon étaient aussitôt arrêtés.

Platot se laissa arrêter et condamner sous le nom de Martin ; il est aujourd’hui commissaire central dans une ville de province. »

Là, ce n’est pas le on qui parle et accuse, c’étaient bien deux agents de police, l’âme et les instigateurs, et, on se demande comment des gens peuvent être assez niais pour se laisser prendre dans d’aussi grossiers traquenards, et dire que la plupart des hommes politiques de notre époque doivent leur notoriété à des mouchards qui les ont audacieusement fourrés dedans.

Le Tintamarre expliquait ainsi la manière de faire une pièce de canon : prenez un trou, puis mettez du bronze autour. Pour faire une conspiration, c’est encore plus facile ; prenez un mouchard et groupez autour de lui une douzaine d’imbéciles, cinq ou six bavards, quelques mécontents, complétez avec des déclassés, ambitieux et furieux contre le pouvoir, quel qu’il soit, et vous aurez le « pourquoi » de toutes les conspirations.

Ce coup de maître fit apprécier M. Lagrange par M. Piétri, il le prit sous sa protection et l’attacha à son cabinet avec le titre de commissaire de police ; il prit un homme de confiance, M. Derest, qui recevait les rapports des agents à son domicile, rue Monsieur-le-Prince. Derest fut fusillé en mai 1871, à la prison de la Roquette.

À son arrivée à la Préfecture de police, le 4 septembre 1870, M. de Kératry put constater la puissance de M. Lagrange, qui avait à sa disposition quarante mille dossiers et soixante-dix agents secrets qui opéraient à Turin, Londres, Madrid et Berlin ; ces agents n’étaient désignés que par des initiales et des pseudonymes.

Le génie de M. Lagrange était la police de provocation, c’était à période variable, suivant les besoins, le terre-neuve de l’Empire. Il fut l’inspirateur de presque tous les complots qui se dénouèrent en Cour d’assises ou en correctionnelle par la condamnation de républicains qui avaient donné dans ses pièges policiers.

L’archiviste Rocain adressa à ce sujet un rapport à M. de Kératry. En voici un passage qui ne laisse aucun doute :

« Pour citer un exemple, une réunion intime avait lieu entre quelques personnes qui échangeaient leurs regrets et leurs espérances sur les affaires du jour, un indicateur conduit là à un titre quelconque dénonçait la réunion.

Sur les instructions qu’il recevait, il grossissait le cercle où il était admis, il introduisait en qualité de coreligionnaires quelques personnes dont il connaissait les opinions excessives ; par l’exagération de ses discours, il déterminait une exagération semblable dans les discours des assistants ; peu à peu, des projets se formulaient, inspirés ou dictés par l’agent, parfois un second agent, inconnu du premier, intervenait sans qu’il le sût pour coopérer au même but ; des projets on passait à des semblants de préparatifs.

Les rapports des agents, joints à ceux d’inspecteurs de police qui, sans être dans la confidence, étaient envoyés en vedette dans le voisinage, composaient un dossier volumineux. Bref, d’une réunion intime et d’abord inoffensive, on arrivait à faire une société secrète, un rendez-vous de complots. »

Ce fut dans l’affaire de la ligue fédéraleou complot de Vincennes (22 juillet 1853), que M. Lagrange mit en relief son savoir-faire.

Dans le courant de mai, des perquisitions furent opérées chez un grand nombre de notabilités légitimistes, et chez M. Jeanne, libraire, passage Choiseul ; elles amenèrent, ce qui n’était pas sorcier, la découverte d’emblèmes royalistes, de décorations, de rubans, de brevets, depuis ceux de colonels jusqu’à ceux de caporaux, délivrés au nom du comte de Chambord, roy de France, à un certain nombre de fidèles ; on saisit une correspondance de laquelle il résultait que M. Dubuisson, propriétaire dans le département du Calvados, était le général en chef d’une armée parfaitement organisée par brigades et bataillons : le papetier Jeanne était le colonel supérieur.

Cette armée avait son centre d’opérations à Paris.

En comptant l’effectif des chefs et des soldats on arrivait au chiffre formidable, effrayant de… vingt-deux hommes dont un invalide !

La correspondance saisie devait faire trembler l’Empire sur ses bases, elle dissimulait les secrets de l’association sous des expressions commerciales.

Le patron signifiait le comte de Chambord ; articles, commis, marchandises, voulaient dire adhérents ; concurrence désignait le socialisme et orléanisme ; ouverture des magasins indiquait le jour de l’action.

Dix-neuf accusés furent condamnés à des peines variant de quatre ans à un mois d’emprisonnement ; parmi les condamnés je trouve le nom d’un homonyme d’un artiste célèbre du Palais-Royal : Bouquin de la Souche !

Dans les Mémoires authentiques de M. Claude, ancien chef de la sûreté, pas ceux publiés par l’éditeur Rouff, je lis ceci à propos de M. Lagrange :

« Il se signala dans les arrestations qui suivirent le complot de l’Opéra-Comique. Il ne sut cependant prévenir l’affaire des bombes Orsini, dont Pieri, ce même italien qui, en 1853, exerça une si terrible vengeance sur la belle Mme X…, était l’un des quatre héros. La retraite de Pietri, à la suite de cet insuccès, n’entraîna pas celle de Lagrange, c’est parce qu’il était bien plus précieux que le préfet à la police occulte, lui qui fut plus tard l’organisateur des émeutes postiches dont les blouses blanches furent les metteurs en œuvre.

M. Lagrange, sur l’ordre du souverain, apportait à la chambre noire, pour éclairer Sa Majesté, un des trente-six mille dossiers de son cabinet, dossiers brûlés sous la Commune, où tous les adversaires de l’Empire ayant quelque notoriété, légitimiste, orléaniste, républicain, avaient leurs noms inscrits avec la date de leur naissance.

Il ne se passait pas une semaine où l’empereur ne reçût le chef de la division politique qui relevait autant de la Préfecture que du ministère de l’Intérieur.

On devine de quelle importance étaient les fonctions de M. Lagrange. Par lui, Napoléon III devenait l’espion en chef de ses sujets, et par la chambre noire, le palais des Tuileries une annexe de la Préfecture. »

Après le siège, M. Lagrange fut arrêté ; il ne l’avait certes pas volé, car autant la police est respectable quand elle a pour objectif la sécurité des citoyens, autant elle devient odieuse quand elle est un moyen de gouvernement par la provocation.

Toute la carrière de M. Lagrange se résume en ceci : Provoquer pour faire condamner !

Les preuves abondent :

Dans un numéro du journal La Ligue, du 10 février 1885, M. Andrieux publia, dans ses Souvenirs d’un Préfet de police, à propos de Blanqui, les lignes suivantes :

« … Ce fut encore Thavenet qui organisa, dans la boutique d’un nommé Martin, pharmacien, faubourg Saint-Denis, 102, le complot des Vingt-cinq mille adresses ; la femme de ce pharmacien publiait dans les journaux des romans-feuilletons sous le pseudonyme de Camille Bias.

Parmi les conspirateurs figurait Blanqui, qui se faisait appeler M. le comte d’Hermonville.

Ce complot fut nommé des Vingt-cinq mille adresses parce que le plan était d’imprimer clandestinement des proclamations, et que les enveloppes avaient été préparées d’après l’Almanach Bottin. »

Thavenet était un agent de M. Lagrange, qui habitait alors cité Véron et se faisait passer pour un boursier ; il se faisait appeler Thavenet de Bellevue.

Ceci se passait en 1861, sous l’administration de M. Piétri ; ce qui explique que M. Andrieux a pu commettre des erreurs en racontant cette histoire, c’est qu’il ne la connut que par ouï-dire, les dossiers la concernant ayant été brûlés en 1871.

La voici exactement, d’après les souvenirs d’un témoin oculaire :

En 1860, il existait, rue du Faubourg-Saint-Denis, 102, une pharmacie dirigée par M. Martin, qui pratiquait la méthode Raspail.

Mme Coingt, au sortir de la prison de Saint-Lazare, se lia étroitement avec le pharmacien du faubourg Saint-Denis. M. Martin professait des opinions ultra-radicales ; là ; elle rencontra un ouvrier imprimeur nommé Chaumette, et une femme Fremaux ; Largillère y venait également.

Qui dit Largillère dit Lagrange, par conséquent complot.

Entre la préparation d’un julep gommeux ou d’un liniment, tous réunis dans l’arrière-boutique, autour d’un poêle de faïence, chauffé avec des bouts de ficelle, tant l’avarice du pharmacien était grande, ils juraient la chute de l’empire.

Les moyens les plus insensés étaient proposés et discutés avec un sérieux étonnant, pour mettre fin aux jours du « tyran ».

L’un déclarait qu’il connaissait un jockey qui, à l’avance, avait fait le sacrifice de sa vie, que, dans une promenade au Bois, renouvelant un moyen employé jadis par un des célèbres mousquetaires d’Alexandre Dumas, il mettrait dans les oreilles des chevaux de tête de l’attelage à la Daumont de l’amadou enflammé, que les chevaux prendraient le mors aux dents et que ce serait fini « d’Isidore », surnom sous lequel ils désignaient Napoléon III.

Largillère renchérissait sur le tout ; il connaissait un électricien, il ne s’agissait que de lui fournir les fonds nécessaires pour exécuter son projet, qu’il nourrissait depuis longtemps.

Le projet était simple : il s’entendrait avec un cantonnier, qui placerait un fil électrique sous le sol ; ce fil électrique aboutirait à l’escalier qui donnait accès au Jardin des Tuileries et par lequel l’empereur descendait toujours ; sous les marches, il placerait une forte mine, qui ferait tout sauter.

Tous ces braves gens, qui considéraient l’assassinat comme le plus saint des devoirs, voulaient bien tuer « le criminel de décembre », mais à la condition de ne courir aucun risque, de rester derrière la toile, et surtout de ne pas dépenser un sou ; aussi le temps passait à discuter, mais personne n’agissait ; cela ne faisait pas le compte de M. Lagrange, qui pressait Largillère d’en finir.

Un matin, vers la fin de février 1860, l’élève en pharmacie vit arriver dans la boutique, un petit vieillard, complètement imberbe, à l’œil vif et pénétrant, la bouche contractée par un sourire ironique et dédaigneux, entièrement vêtu de noir et coiffé d’un chapeau marron avec des ailes aussi larges qu’un parapluie ; le vieillard glissa silencieusement vers le comptoir, s’assit dans le fauteuil et se mit à regarder attentivement dans le faubourg ; quand il voyait une personne passer deux fois de suite devant la boutique, il enfonçait, d’un geste brusque, son chapeau sur ses yeux, en donnant les signes de la plus vive inquiétude, puis, profitant que le passant tournait le dos, il se sauvait dans l’arrière-boutique.

L’élève, que ce manège intriguait, demanda à M. Martin quel était ce personnage mystérieux ; on lui répondit :

– C’est le comte de Nouville, un propriétaire du Cher, qui vient à Paris pour le concours agricole !

Quelques jours se passèrent, les conciliabules continuaient.

Enfin, un matin, l’élève en pharmacie trouva sous le comptoir une plaque de cuivre sur laquelle était gravée une proclamation ; en tête, en guise de manchette, on voyait un niveau égalitaire ; surmonté d’un bonnet phrygien, avec la devise : Liberté, égalité, fraternité ; c’était un appel aux armes ; il se terminait par : Vive la République démocratique et sociale !

L’élève remit sa trouvaille à son patron, et le soir même le vieillard disparaissait.

Le 10 mars 1861, à neuf heures du soir, Blanqui fut arrêté rue des Deux-Ponts.

Le comte de Nouville et Blanqui n’étaient qu’un !

Le procès de cette affaire eut lieu les 15 et 16 juin, devant le tribunal de police correctionnelle.

Blanqui fut condamné à quatre ans ; la femme Fremaux et Sénique à un an ; Chaumette à six mois.

Largillère, naturellement, ne fut pas poursuivi.

Ce procès est la chose la plus ridicule qui se puisse imaginer ; la police, que l’on redoutait tant sous l’empire, ne put découvrir où Blanqui avait logé depuis le 4 mars !

Qui avait construit la presse ?

La femme Fremaux ne fut condamnée que parce qu’on saisit chez elle des espaces d’imprimerie !

La police ne sut pas que des plaques avaient été gravées.

Blanqui avait logé à la pharmacie, 102, faubourg Saint-Denis.

La presse avait été achetée 15 francs, rue de Lappe, chez le ferrailleur Sabatier.

Les espaces d’imprimerie étaient destinées à rincer des bouteilles.

La plaque avait été gravée à Londres, et expédiée de cette ville à Paris.

À l’audience, le président reprocha à la femme Fremaux de s’être mis, à Bruxelles, en rapport avec les Crocodiles, société qui prêchait le désordre et notamment l’assassinat de l’empereur. Elle répondit :

– Les Crocodiles sont des jeunes gens de bastringues qui font la noce et vivent comme des bohémiens.

Les Crocodiles auraient été bien surpris s’ils avaient connu la question du président ; c’est tout comme si on accusait la célèbre Société des Gueux d’être les dynamiteurs de Londres !

Dans cette affaire, on se demande qui l’emportait en naïveté, de Blanqui ou de la magistrature ?

Blanqui sort de prison, il est trop vieux roublard, trop méfiant, trop fin renard, pour ne pas savoir qu’il sera filé à partir de ce moment jusqu’à celui où il y rentrera, alors il se cache dans une boutique !

Il s’abouche avec cinq personnes, dont un agent et un douteux, et il veut, dans ces conditions, faire de l’imprimerie clandestine, c’est bien, je crois, un comble de naïveté.

La police, qui voit dans le fait de copier 9 203 adresses dans le Bottin un délit, presque un crime, défère Blanqui et ses complices au Parquet qui, sans preuves, instruit, et les magistrats condamnent !

À vingt-trois ans de distance, ce « souvenir », emprunté par M. Andrieux à l’un de ses prédécesseurs, lui attira une lettre de laquelle j’extrais ceci :

« Pour sa publication, Blanqui avait besoin d’un bailleur de fonds et d’un typographe ; la citoyenne Sébert procura l’ouvrier typographe, il s’appelait Senique ; M. Martin, pharmacien, avait chez lui le Dictionnaire Bottin, et Blanqui s’en servit pour les adresses. »

Cette lettre émanait d’un ami de Blanqui, le docteur L…, qui fut, je crois, son confident, et l’un de ses plus fidèles ; il ne nous paraît pas mieux renseigné que M. Andrieux. Cela prouve que le vieux conspirateur se défiait même des siens.

Senique était sculpteur sur bois et non typographe, et personne au monde ne croira que Blanqui ait été assez pauvre pour avoir besoin du bailleur de fonds Martin, pour acheter un Bottin de 25 francs !

Quelques jours plus tard, après le jugement Blanqui, Largillère et Thavenet essayèrent de monter une autre affaire ; la première réunion eut lieu chez une marchande de vins nommée Lisa, place de Bretagne ; y assistaient MM. Ch. Limousin, Tridon, Fix, et tout naturellement les deux provocateurs. M. Albert, l’ancien membre du gouvernement provisoire de 1848, était annoncé, mais il ne vint pas ; l’affaire n’eut pas de suite, Sablonnier ayant fait prévenir officieusement M. Fix qu’il y avait dans l’affaire, sans les désigner, deux agents de M. Lagrange.

Le 8 juillet 1862 se déroulait devant la sixième chambre correctionnelle l’affaire de la Société démocratique, prévenue d’avoir détenu des armes et des munitions de guerre, et de rébellion aux agents de la force publique.

Il y avait cinquante-quatre prévenus, les principaux étaient MM. Miot, Greppo, Gastinel et Vassel.

Ce procès fit beaucoup de bruit alors, parce que l’instruction entière en fut faite par M. Lagrange, qui rétablit avec une précision incroyable les conversations les plus secrètes et les confidences les plus soigneusement enfouies ; il n’y avait pas eu moins de vingt réunions des « conspirateurs ». M. Lagrange, qui servit de témoin, raconta point pour point toutes les délibérations et tous les projets. Quand il eut terminé sa déposition, Me Clément Laurier lui adressa cette question :

–… Le témoin voudrait-il nous dire de qui il tient ces détails ?

M. Lagrange répondit :

– Toutes les choses dont je viens de parler, je les tiens tout naturellement, de mes agents.

Me Laurier demanda alors au président Delesvaux à poser des conclusions ; il y fut autorisé et termina ainsi :

–… Il importe de n’admettre aux débats que des dépositions recevables ; pour dire si elles sont recevables, il faut savoir si elles ne viennent pas de révélateurs salariés. On est malheureusement certain que telle a été leur source, qu’il s’est trouvé quelqu’un pour commettre cette infamie et que cet homme parle et dépose ici par la bouche de M. Lagrange. Est-ce possible, est-ce légal ? Ce que le révélateur ne pouvait faire à visage découvert, veut-on qu’il le fasse sous le masque d’un inspecteur de la Préfecture de police ? »

Après cette véhémente apostrophe, Me Crémieux prit la parole pour développer des conclusions au nom de son client :

–… « Méfiez-vous de la police, messieurs, non pas de la police qui défend nos personnes et nos propriétés, mais de la police politique !

Voici Vassel, il est prévenu le premier sur les rangs des inculpés, mais il n’est pas que cela, il est témoin aussi, il est autre chose encore, il est dénonciateur ; la preuve, la voici :

Il y a eu réunion composée de trois hommes seulement, de Miot, de Gastinel et de lui, Vassel ; ce qui s’est dit dans cette réunion a été révélé par qui ? Par moi, par Gastinel ? Vous ne le pensez pas, c’est donc par le troisième, et le troisième c’est Vassel, en sorte que nous pouvons en suivre la filière ; voir Vassel instruisant les agents, les agents instruisant l’officier de paix, et l’officier de paix instruisant la justice ».

Dans sa plaidoirie, Me Crémieux terminait ainsi :

« … Lagrange est devant la justice comme témoin, comme témoin il doit nous appartenir tout entier ; il prête serment, il promet de dire toute la vérité, et il ne peut la dire, il se cache, il est de l’essence de la police de tout cacher, mais il est de la justice de tout déclarer. Je demande à Lagrange : Que savez-vous ? Rien ! Qu’avez-vous vu ? Rien ! Qu’avez-vous entendu ? Rien ! Que voulez-vous que je vous dise ? Alors, allez-vous-en. Non ! dit Lagrange ; mais je vais vous donner les notes que j’ai reçues !

Je vous demande de nous protéger. Aujourd’hui personne ne peut échapper à la justice ; dans les temps mauvais où nous vivons, qui dit que demain nous ne serons pas les victimes ? »

Les débats de cette affaire durèrent douze jours, Vassel fut néanmoins condamné à trois ans ; on sait ce que valent ces condamnations, en se reportant à l’affaire Accolas-Naquet, 1866-1867.

À ce sujet, j’extrais de la déposition de M. de Kératry devant la commission d’enquête sur le gouvernement de la Défense nationale, page 60, édition de 1872, publiée par M. de Kératry, sous ce titre : Le Quatre-Septembre et le gouvernement de la Défense nationale, j’extrais, dis-je, les lignes suivantes :

« … Un sieur Chouteau, peintre en bâtiments, rue Guénégaud, 8, membre de l’Association internationale des travailleurs, qui fréquente les clubs et les réunions, n’est qu’un misérable qui, lorsqu’il a été compromis dans l’affaire Accolas, Naquet et Ce, 1866-1867, logeait chez lui un nommé Godichet, qui recevait 125 ou 150 francs par mois de Lagrange, qu’il partageait avec lui.… Après le procès, Godichet fut transporté de Mazas à l’hôpital Saint-Antoine, d’où il s’échappa le jour même ou le lendemain, puis Lagrange le fit partir pour Bruxelles, où il est resté jusqu’en 1869, toujours en compagnie de la femme Chouteau.

Godichet a été nommé par M. Piétri, sur la recommandation de son patron Lagrange, inspecteur des halles et marchés. »

Le Cri du Peuple, du 30 novembre 1884, sous ce titre : Le Délateur Godichet, relatait ce fait, sans toutefois citer M. de Kératry ; quelques années auparavant, le journal l’Intransigeant l’avait déjà signalé.

Ce Godichet est devenu « journaliste », il rédige, dans un département de la Bretagne, un petit journal bonapartiste, lequel appartient à un ancien député non réélu, qui porte un nom illustre du premier Empire, c’est une juste récompense !

Le 4 janvier 1867, comparaissaient devant la sixième chambre correctionnelle de Paris, présidée par Delesvaux, vingt-deux personnes prévenues d’avoir fait partie d’une Société secrète.

Au commencement de novembre 1866, une soixantaine de personnes étaient arrêtées dans une salle particulière du premier étage du Café de la Renaissance, boulevard Saint-Michel, l’arrestation fut opérée vers onze heures du soir par M. Clément, au moment où les membres de cette Société étaient réunis ; elles furent conduites aussitôt à la Préfecture de police où les attendaient M. Piétri pour les interroger.

Une instruction eut lieu ; dès les premiers pas de l’information, un tiers des personnes fut relâché et plus tard de nouvelles mises en liberté réduisirent le nombre à vingt-deux.

Cette affaire, nommée improprement affaire des étudiants (il n’y en avait que quatre), fit grand bruit. La principale base de l’accusation, soutenue par l’avocat impérial Lepelletier était la lecture faite à haute voix d’une brochure publiée à Londres par M. Félix Pyat, sous ce titre : Lettre aux étudiants.

Voici le passage incriminé de cette brochure, peu connue et certainement oubliée :

« … Aux armes, citoyens ! Citoyens, l’étendard sanglant est levé. Sanglant du sang de trois républiques ! Qu’attendez-vous pour relever l’arme et la vertu de vos pères ? Êtes-vous plus jaloux de leur survivre que de partager leur cercueil ? N’avez-vous pas le sublime orgueil de les venger ou de les suivre ?

Suivez donc leurs traces, suivez leurs exemples. Ils ne faisaient pas de congrès, mais des complots ; pas de journaux, mais des barricades. Ils ne cherchaient pas des vérités nouvelles, ils défendaient les vieilles. Ils n’allaient pas à Liège, ils campaient à Saint-Merry……

… Aussi, Louis-Philippe et Charles X, comme leur prédécesseur Louis XVI, ne sont tombés qu’à force d’être poussés. Voilà notre preuve positive que votre politique spéculative et pélerine est antihistorique et antirévolutionnaire.

Mêmes causes, mêmes effets ! et si le collectif n’est que la cause de l’individuel, si le couteau de Louvel prédit les piques de Juillet, si le pistolet d’Alibaud prédit les fusils de février, que prédit la bombe d’Orsini ? Au second Empire, un second Waterloo ! Ah ! pour être délivrés encore une fois par l’étranger, plutôt un autre Orsini qu’un autre Blücher.

Un peuple qui se fait restaurer trois fois en cinquante ans est bien malade. Et dire qu’une goutte de sang bien tirée !…

… Agitez-vous, agitez le peuple, rendez-lui sa foi en vous, en lui-même.

Agitez-vous, imitez l’ennemi, concentrez vos efforts sur ce peuple de Paris, l’espoir de la France, comme la France est l’espoir du monde. C’est votre part ! Assez belle pour vous tenter peut-être : France et monde en vos mains ! Tout mouvement de Paris est tremblement de terre ! Agitez-vous, il est si facile d’animer ce peuple, cette poudre !

Debout et de l’avant tout le monde, jeune et vieille République, étudiants et ouvriers ! Rappelons-nous le mot du premier démocrate de la France, la Boëtie : – Tous contre un ! point de ruisseaux, le fleuve ! Tout le courant contre la digue ! En révolution, Saint-Germain ne peut rien sans Saint-Antoine, mais Saint-Antoine peut tout avec Saint-Germain. Soyons révolutionnaires sous l’Empire et socialistes sous la République. La révolution pousse tout, tient tout… Donc, UNION et ACTION. »

Qui avait apporté cette brochure à la réunion de la Renaissance ? L’agent de police Sablonnier, l’avait donné à Mme Coingt et elle l’avait remis à Largillère, qu’elle croyait un dévoué, un pur.

Ce Largillère, que je viens de signaler deux fois précédemment, était attaché depuis de longues années au service de M. Lagrange, il était établi menuisier, en apparence, rue Ménilmontant, mais ne travaillait jamais ; il préférait raboter les républicains que les planches. C’était un homme d’une grande taille, invariablement vêtu d’un bourgeron et d’une cotte bleue, et constamment tête nue ; il avait l’air d’être en « voisin », même dans ses courses lointaines.

Tous les dimanches matin, l’officier de paix Derest ou l’homme de confiance de M. Lagrange lui remettait ses appointements chez le marchand de vins qui fait l’angle de la place Dauphine et qui porte pour enseigne : à Henri IV.

Largillère, sous la Commune, était sergent-fourrier du 74e bataillon. Raoul Rigault, qui avait découvert le triste rôle qu’il avait joué sous l’empire, le fit arrêter et emprisonner à la Roquette. Il fut « liquidé » en même temps que son chef Derest, le vendredi 26 mai 1871.

Parfois, des niais ou des fanatiques, avides de réclames, apportaient leur concours à la police.

L’Affaire Vendôme et l’Affaire de la terrasse du bord de l’eau entrent dans cette catégorie.

En 1870, un rédacteur de la Marseillaise imagina de prendre un fiacre et d’aller se promener sur le quai qui longe la terrasse du bord de l’eau, où il savait que l’empereur se trouvait souvent après déjeuner. Apercevant l’empereur, il mit la tête à la portière et cria : « Vive la République ! » C’était bien inoffensif ; malgré cela, les agents du château qui faisaient le service de la voie publique coururent après le fiacre séditieux, et arrêtèrent le cocher, le fiacre, l’homme et le cheval. Le tout fut conduit au poste convenablement escorté. Au poste, l’homme fut fouillé ; il fut trouvé porteur d’un poignard en fer-blanc, semblable à ceux qu’on achète treize sous dans les bazars. Aussitôt le bruit se répandit dans Paris qu’on venait d’arrêter un conspirateur dangereux, un émissaire de Mazzini, qui avait tenté d’assassiner l’empereur, que cette audacieuse tentative n’avait échoué que grâce à la vigilance des agents.

La police ne pouvait laisser échapper une aussi belle occasion ; elle communiqua des notes aux journaux officieux, qui entonnèrent la chanson habituelle : « Les partis ne désarment pas… Les énergumènes du parti républicain, soldés par l’étranger… La Providence veille sur le souverain… L’impératrice, calme et stoïque, etc., etc. » Le pauvre homme en fut quitte pour trois mois de prison.

C’était injuste, car il méritait une récompense. M. Lagrange aurait payé dix mille francs une pareille bêtise : Vouloir tuer l’empereur avec un poignard de dix centimètres, la terrasse ayant au moins trois mètres de hauteur. On voit ça d’ici !

Le couronnement de la carrière de M. Lagrange fut le procès de Blois.