Précis de sociologie - Georges Palante - E-Book

Précis de sociologie E-Book

Georges Palante

0,0
2,99 €

oder
-100%
Sammeln Sie Punkte in unserem Gutscheinprogramm und kaufen Sie E-Books und Hörbücher mit bis zu 100% Rabatt.
Mehr erfahren.
Beschreibung

Le terme Sociologie semble trop clair pour avoir besoin d’être défini. Il signifie étymologiquement science de la société ou des sociétés. Toutefois, cette clarté n’est qu’apparente. On peut en effet prendre cette expression « science des sociétés » dans plusieurs sens différents.
Un premier sens, le plus large de tous, consiste à entendre par sociologie l’ensemble des sciences sociales : Économie politique, Politique, Ethnologie, Linguistique, Sciences des Religions, des Arts, etc. Il est manifeste qu’une semblable science, manquant d’objet distinct, n’a aucun droit à l’existence. On peut en second lieu entendre par Sociologie la systématisation des sciences sociales particulières, ou, si l’on préfère, la science des rapports qu’ont entre elles ces diverses sciences. La Sociologie serait aux diverses sciences sociales ce qu’est, d’après le positivisme, la philosophie, par rapport aux sciences particulières qu’elle systématise.

Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:

EPUB

Veröffentlichungsjahr: 2022

Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Précis de sociologie

Georges Palante

1901 

© 2022 Librorium Editions 

ISBN : 9782383833345

PRÉCIS DE SOCIOLOGIE

LIVRE PREMIER

PRÉLIMINAIRES : Définition, Méthode

et Divisions de la Sociologie

CHAPITRE PREMIER

définition de la sociologie

Le terme Sociologie semble trop clair pour avoir besoin d’être défini. Il signifie étymologiquement science de la société ou des sociétés. Toutefois, cette clarté n’est qu’apparente. On peut en effet prendre cette expression « science des sociétés » dans plusieurs sens différents.

Un premier sens, le plus large de tous, consiste à entendre par sociologie l’ensemble des sciences sociales : Économie politique, Politique, Ethnologie, Linguistique, Sciences des Religions, des Arts, etc. Il est manifeste qu’une semblable science, manquant d’objet distinct, n’a aucun droit à l’existence. On peut en second lieu entendre par Sociologie la systématisation des sciences sociales particulières, ou, si l’on préfère, la science des rapports qu’ont entre elles ces diverses sciences. La Sociologie serait aux diverses sciences sociales ce qu’est, d’après le positivisme, la philosophie, par rapport aux sciences particulières qu’elle systématise. Elle montrerait les relations des sciences sociales entre elles et comblerait leurs lacunes. Ce sens est déjà plus précis que le précédent. Toutefois, il n’est pas encore satisfaisant. Car on ne sépare pas suffisamment ici les phénomènes sociaux proprement dits des phénomènes ethnologiques, économiques, juridiques, politiques, etc., qui les accompagnent ou les engendrent. — De plus, la prétention de combler les lacunes de l’Économie politique, du Droit, de la Morale, etc., ne serait pas plus justifiée, de la part des sociologues, que la prétention qu’ont eue certains philosophes de combler par des hypothèses plus ou moins contestables les lacunes des sciences physiques et naturelles.

Une autre solution consiste à assigner pour objet à la Sociologie l’étude des formes sociales, abstraction faite de leur contenu. « Une armée, une famille, une Société d’actionnaires ont, quelle que soit la différence de leurs origines et de leurs fins, certains traits communs, la hiérarchie, l’interdépendance, la différenciation, etc., qui peuvent être étudiés à part. — Le seul fait que des individus s’associent produit sur eux certains effets spécifiques. Qu’il s’agisse de phénomènes économiques, ou juridiques ou moraux, ils sont soumis à l’action du milieu social[1]. » — « On pourra, dit ailleurs le même auteur, classer les différentes espèces de milieux sociaux ; on remarquera que si leurs propriétés, comme leur valeur, leur densité, la coalescence de leurs unités varient, l’action qu’ils exercent sur les individus est soumise à des variations concomitantes. On obtiendra ainsi une science où observation, classification et explication seront purement sociologiques. »

Cette conception, soutenue en Allemagne par Simmel, et en France par M. Bouglé, renferme une part de vérité. Elle a l’avantage de mettre en lumière ce fait que le nombre, la masse, la population des groupements sociaux exercent par eux-mêmes une grande influence sur l’évolution de ces groupements. Toutefois on peut adresser à cette définition les objections suivantes : 1o Cette sociologie stricto sensu, comme l’appelle M. Bouglé, ne peut se constituer que concurremment avec les différentes études particulières, dont l’ensemble composerait la Sociologie lato sensu. — On ne peut déterminer les lois abstraites qui régissent les modalités des groupements sociaux en général, qu’après avoir étudié dans le détail ces groupements eux-mêmes. 2o Il est un contenu dont il est impossible de faire abstraction : c’est le contenu psychologique des groupes étudiés. Car c’est en idées, en croyances, en désirs, que se traduisent finalement tous les phénomènes statiques ou dynamiques dont se compose la vie des sociétés. La notation psychologique reste celle à laquelle se ramènent en définitive toutes les autres. Faire abstraction, comme le demande M. Bouglé, des « idées des unités sociales » pour s’attacher aux lois purement formelles des groupements, c’est abandonner de gaieté de cœur ce qu’il y a de plus réel et de plus concret dans la vie sociale ; c’est lâcher la proie pour l’ombre[2].

À nos yeux, la Sociologie n’est autre chose que la Psychologie sociale. Et nous entendons par Psychologie sociale la science qui étudie la mentalité des unités rapprochées par la vie sociale.

Nous n’éprouverons aucun scrupule si l’on nous objecte que cette définition ramène au fond la Psychologie sociale et par suite la Sociologie elle-même à la Psychologie individuelle. — À nos yeux, c’est à cette dernière qu’il faut toujours en revenir. Elle reste, qu’on le veuille ou non, la clef qui ouvre toutes les portes. L’énergie sociale par excellence reste toujours le psychisme, non le psychisme collectif dont parle M. de Roberty[3], mais le psychisme tout court, ou psychisme individuel. C’est ce dernier qui peut seul donner un sens à cette expression de psychisme collectif.

La Psychologie sociale aura ainsi un double objet :

1o Rechercher comment les insertions des consciences individuelles interviennent dans la formation et dans l’évolution de la conscience sociale (Nous entendons ici par conscience sociale l’ensemble d’idées, de croyances et de désirs qui composent la mentalité dominante d’une société et qui imposent aux unités associées un conformisme intellectuel, émotionnel et moral plus ou moins conscient). La Psychologie des grands hommes est ici d’un haut intérêt.

2o Rechercher comment inversement cette, conscience sociale agit sur les consciences individuelles. Quelles modifications ou dégradations, parfois dépressions, ce conformisme social exerce-t-il sur les intelligences et les caractères individuels ? Quels sont les effets psychologiques de la solidarité qui unit les unités humaines, que cette solidarité soit professionnelle, économique, religieuse, morale, etc ? — Comme le remarque avec raison M. Barth, « chaque transformation de la société entraîne une transformation du type humain et des changements corrélatifs dans la conscience des individus qui constituent la société, changements qui réagissent à leur tour sur la société elle-même[4] ». Ces actions et ces réactions constituent l’objet propre de la Psychologie sociale.

Quand M. Lebon fait la psychologie du socialisme, quand M. Sighele écrit ses livres sur la psychologie des Foules et des Sectes, quand M. Max Nordau étudie de près l’atmosphère de mensonge dont la société contemporaine enveloppe l’individu ; quand Mme Laura Marholm[5] suit les variations de la mentalité féminine d’après les variations du milieu social ; lorsque Schopenhauer analyse la mentalité de « la Dame », et son rôle dans la société actuelle, lorsque Nietzche étudie les conséquences sociales de la généralisation du sentiment de la Pitié dans notre civilisation européenne, ou encore lorsqu’il analyse la nature morale et les effets sociaux du renversement de l’échelle des valeurs opéré par le christianisme, il n’est personne qui puisse méconnaître le haut intérêt sociologique de semblables recherches psychologiques.

D’une manière générale, la psychologie sociale recherche les rapports de la conscience individuelle et de la conscience sociale. Tantôt elle met en lumière les points de contact qui peuvent se rencontrer entre ces deux consciences, tantôt elle insiste sur leurs contradictions et les conflits qui en résultent.

Il y a de profondes et délicates analogies entre l’âme des individus et celle des sociétés. Telle est par exemple cette vérité aperçue par Nietzche que parfois un heurt violent, une rupture énergique avec le passé est, pour les peuples comme pour les individus, une condition du renouvellement de la vitalité. « Il y a, dit Nietzche, un degré d’insommie, de rumination, de sens historique, qui nuit à l’être vivant et qui finit par l’anéantir, qu’il s’agisse d’un homme, d’un peuple ou d’une civilisation. »

De telles intuitions, empruntées à la psychologie la plus pénétrante nous font saisir sur le vif les conditions les plus délicates de la vie des sociétés.

Les luttes qui se livrent au sein des consciences individuelles ne sont souvent que le reflet d’antagonismes extérieurs et sociaux. Un critique, M. Ch. Saroléa[6], fait une distinction très fine entre ce qu’il appelle les conflits individuels et les conflits sociaux. Il entend par conflits sociaux ceux qui résultent de l’antagonisme entre deux classes (par exemple entre la noblesse et la roture, entre la classe riche et la classe pauvre), au contraire, il entend par conflits individuels les conflits de l’individu avec lui-même déterminés par les divers cercles sociaux auxquels il peut appartenir et par les influences sociales contradictoires auxquelles il peut se trouver soumis. — Le parallélisme de ces antagonismes dans le milieu social et dans la conscience individuelle constitue un sujet d’étude des plus importants pour le psychologue social.

L’importance des rapports entre la mentalité individuelle et la mentalité de la cité ou société a été aperçue dès longtemps par ceux qui se sont occupés des problèmes sociaux et politiques. — Dans le chapitre iii du livre III de sa Politique, Aristote se pose, dans des termes assez obscurs il est vrai, la question de savoir si le concept de vertu doit être défini de la même façon quand il s’agit de l’homme privé et du citoyen. Sighele étudie un problème du même ordre quand il se pose la question de savoir si le fait de prendre contact, de se tasser, de s’agglomérer tend à élever ou à abaisser le niveau intellectuel et moral des individus[7]. M. de Roberty se pose aussi le même problème que Sighele et lui donne une solution semblable, mais qu’il interprète autrement[8].

Les points sur lesquels il y a conflit entre la conscience individuelle et la conscience sociale sont plus nombreux et plus importants que ceux sur lesquels il y a accord. Nous ne développerons pas longuement ce point de vue en ce moment. Nous nous bornerons aux remarques suivantes : Il y a souvent dans les idées, les mœurs, les croyances, les institutions d’une société donnée des contradictions qui sautent aux yeux d’un observateur un peu attentif. Du jour où la conscience d’un individu aperçoit ces contradictions, elle ne peut s’empêcher d’en être surprise et de se poser un point d’interrogation sur la valeur de la mentalité sociale ambiante. Ce sont ces contradictions sociales qui, d’après le Dr Nordau, sont la cause de l’inquiétude et du malaise qui pèsent sur les consciences contemporaines.

La conscience sociale opprime souvent les consciences individuelles. Les égoïsmes individuels sont très souvent les esclaves et les dupes de l’égoïsme collectif. Nietzche a fortement exprimé cette antinomie : « La plupart des gens, dit-il, quoi qu’ils puissent penser et dire de leur « égoïsme », ne font rien, leur vie durant, pour leur ego, mais seulement pour le fantôme de leur ego qui s’est formé sur eux dans le cerveau de leur entourage avant de se communiquer à eux ; — par conséquent, ils vivent tous dans une nuée d’opinions impersonnelles, d’appréciations fortuites et fictives, l’un vis-à-vis de l’autre et ainsi de suite d’esprit en esprit : singulier monde de phantasmes qui sait se donner une apparence si raisonnable ! Cette brume d’opinions et d’habitudes grandit et vit presque indépendamment des hommes qu’elle entoure ; c’est elle qui cause la fausseté inhérente aux jugements d’ordre général que l’on porte sur « l’homme », — tous ces hommes inconnus l’un à l’autre croient à cette chose abstraite qui s’appelle « l’homme », à une fiction ; et tout changement tenté sur cette chose abstraite par les jugements d’individualités puissantes (telles que les princes et les philosophes) fait un effet extraordinaire et insensé sur le grand nombre. — Tout cela, parce que chaque individu ne sait pas opposer, dans ce grand nombre, un ego véritable, qui lui est propre et qu’il a approfondi à la pâle fiction universelle qu’il détruirait par là même[9]. » — Schopenhauer avait aussi noté cette illusion qui fait que tant d’hommes placent « leur bonheur et l’intérêt de leur vie entière dans la tête d’autrui[10] ».

Ce qui est socialement respectable est souvent sans valeur aux yeux de la raison individuelle de l’homme réfléchi.

Inutile d’insister davantage sur les conflits qui se présentent entre la conscience individuelle et la conscience sociale. Ce que nous venons de dire suffit à montrer qu’il y a là tout un champ ouvert aux investigations du psychologue social. Sa tâche principale serait de déterminer, parmi ces antinomies, lesquelles ne sont que provisoires et lesquelles apparaissent comme essentielles et définitives.

On objectera à ces études d’être plutôt littéraires que scientifiques. Ce reproche n’est pas de nature à nous inquiéter, si l’on entend par là que le sociologue doit s’attacher à la considération de l’aspect subjectif, — sentimental ou intellectuel — des phénomènes sociaux, au moyen d’une intuition psychologique analogue à celle qu’emploient le romancier, le moraliste, et d’une manière générale le peintre social. Car il vient forcément un moment où, dans le domaine complexe et délicat des choses sociales, l’esprit scientifique, avec ses compartiments rigides, — souvent artificiels, — doit céder la place à l’esprit de finesse. La méthode du psychologue social n’est pas « celle de la vulgaire logique de l’École, qui range les vérités à la file, chacune tenant les pans de sa voisine, mais celle de la Raison Pratique, procédant par de larges intuitions qui embrassent des groupes et des règnes entiers systématiques ; de là pourrions-nous dire, la noble complexité, presque semblable à celle de la nature, qui règne dans cette peinture spirituelle[11] ».

Ajoutons que, selon nous, le psychologue social ne s’interdira nullement les investigations sur la société contemporaine. Suivant l’expression de Nietzche, il faut savoir être « un bon voisin des choses voisines » et ne pas craindre de les regarder de près. Certains sociologues se défient de ces investigations sur la société actuelle ; c’est à tort, selon nous, car si la connaissance du passé est indispensable à celle du présent, cette dernière peut aussi aider à interpréter les idées et les mœurs du passé.

Si nous nous étendons si longuement sur la Psychologie sociale, c’est que nous la regardons comme le vrai noyau de la Sociologie. Les partisans d’une sociologie formelle font eux-mêmes, par la force des choses, une large part à la déduction psychologique[12] ; ils reconnaissent que c’est toujours d’une loi psychologique que se déduisent les lois sociologiques[13]. L’influence de facteurs tels que la masse, la densité, l’hétérogénéité, la mobilité de la population mérite d’être étudiée. Mais le complément nécessaire et le point d’aboutissement de cette étude est la psychologie sociale.

Bouglé,

Les Sciences sociales en Allemagne

, p. 160 (Paris, F. Alcan).

Bouglé,

Les Idées égalitaires

, p. 18 (Paris, F. Alcan).

De Roberty,

Morale et Psychologie (Reçue philosophique

, octobre 1900).

Barth,

Die Philosophie des Geschichte als Sociologie

, p. 10.

Laura Marholm,

Zur Psychologie der Frau

. Berlin, 1897.

Ch. Saroléa,

Henrik Ibsen et son œuvre

, p. 71.

Sighele,

Contre le Parlementarisme

, 1895.

De Roberty,

Morale et Psychologie (Revue philosophique

, octobre 1900).

Nietzche,

Aurore,

§ 105.

Nietzche,

Aurore,

§ 105.

Carlyle,

Sartor Resartus

(édition du

Mercure de France,

p. 69).

Voir sur ce point Lapie,

Les Civilisations tunisiennes,

p. 283 (Paris, F. Alcan).

M. Remy de Gourmont, après avoir analysé les effets sociaux du phénomène psychologique de la Dissociation des idées, dit fort justement : « On pourrait essayer une psychologie historique de l’humanité en

recherchant à quel degré de dissociation se trouvèrent dans la suite des siècles un certain nombre de ces vérités que les gens bien pensants s’accordent à qualifier de primordiales. Cette recherche devrait être le but même de l’histoire. Puisque tout dans l’homme se ramène à l’intelligence, tout dans l’histoire doit se ramener à la psychologie » (

La Culture des Idées,

p. 88).

CHAPITRE IICE QUE LA SOCIOLOGIE N’EST PAS

Pour préciser la notion de la Sociologie, nous devons la distinguer de certaines sciences voisines avec lesquelles on court risque de la confondre.

D’abord, il faut la distinguer soigneusement de la Métaphysique sociale. — L’étude des sociétés donne naissance, comme les autres sciences, à certaines questions d’origine, de nature et de fin qu’on appelle métaphysiques. On sait qu’il est d’une bonne méthode d’établir sur tous les domaines une ligne de démarcation bien nette entre ce qui est observable et ce qui relève de l’hypothèse métaphysique.

Les questions métaphysiques qui se posent à propos des sociétés sont : 1° la question de nature, 2° la question de fin.

Au premier point de vue, on peut se représenter la société humaine soit comme un agrégat mécanique d’atomes, soit comme un système de cellules analogues à celles qui constituent les tissus et les organes d’un être vivant ; soit enfin comme un système de monades spirituelles, raisonnables et libres, à la fois harmoniques et autonomes. Ce sont les hypothèses du mécanisme social, du biologisme social et du spiritualisme ou dualisme social. Ces diverses écoles ont eu et ont encore aujourd’hui leurs représentants. Par exemple, MM. Spencer, de Roberty, Worms, etc., développent l’organicisme social. Certains spiritualistes leibnitziens ou kantiens ont donné la préférence à la philosophie sociale dualiste. Ces spéculations peuvent avoir leur intérêt. Mais à vrai dire, elles ne rentrent pas dans la Sociologie proprement dite. Cette dernière n’a pas plus à s’occuper d’elles que la psychologie positive n’a à s’occuper de l’essence intime, — spirituelle ou matérielle de l’âme[1].

L’autre question métaphysique qui se pose est celle de fin. L’évolution des sociétés humaines a-t-elle un but et quel est ce but ? — Le monde social est-il le produit du hasard ou est-il dominé par une Idée providentielle ? Faut-il admettre un Progrès, au sens métaphysique et finaliste du mot, — ou bien l’évolution n’est elle qu’un perpétuel recommencement sans raison et sans but ? — Ce but est-il, dans la pensée de Dieu le bien de la masse entière de l’humanité ou seulement le bien d’une élite, de cette République des génies dont parle quelque part Schopenhauer et dont Nietzche salue l’avènement ? — Autant de problèmes qui relèvent plutôt de la Métaphysique sociale que de la Sociologie. Tout ce que peut faire le sociologue, c’est de constater la marche effective des sociétés humaines et les transformations de la conscience sociale. Tout au plus peut-il risquer, d’après le passé, quelques indications sur l’orientation des sociétés dans l’avenir.

Quel rapport la Sociologie soutient-elle avec l’Histoire ? L’Histoire est le fonds où puise la Sociologie. Mais autre chose est la tâche de l’historien qui étudie et interprète les faits, autre chose celle du sociologue qui étudie les influences générales qui interviennent dans la production des états sociaux, ainsi que les combinaisons concrètes auxquelles elles aboutissent et les formes de mentalité sociale qu’elles déterminent. — Ajoutons toutefois qu’il peut arriver que l’historien, — un Michelet, un Carlyle ou un Taine, — restaurent la mentalité d’une époque ou d’une période historique. Ils font alors œuvre de psychologue social et de sociologue.

La Sociologie ne se confond pas non plus avec la Philosophie de l’histoire, ainsi qu’a semblé le croire M. Barth[2]. Car la Philosophie de l’histoire a été la plupart du temps construite a priori. C’est ce qu’on peut voir dans la philosophie de l’histoire d’un saint Augustin, d’un Bossuet, d’un Vico. — D’autre part, d’après l’aveu même de M. Barth, « les systèmes de philosophie de l’histoire n’ont pas pris pour objet l’ensemble de la société, mais un côté de la vie sociale auquel ils ont attribué une influence tellement prépondérante qu’ils ont cru pouvoir en dériver tout le reste ». — Aussi M. Barth a-t-il raison de désigner ces systèmes sous le titre de systèmes unilatéraux, einseitige.

La Sociologie n’est pas non plus l’ethnologie, ni l’anthropologie, ni cette science nouvelle qu’on appelle l’anthroposociologie, qui n’est qu’une dépendance de l’anthropologie. Car ces diverses sciences étudient surtout le facteur ethnique, lequel peut jouer sans doute un rôle dans la formation des formes sociales, mais dont ces dernières se dégagent, et auquel elles se superposent comme un phénomène nouveau et irréductible.

Le domaine de l’Économie politique est plus étroit que celui de la Sociologie. En effet, l’Économie politique s’occupe exclusivement de la richesse. Une loi économique, telle que celle de la division du travail ou encore la loi de l’offre et de la demande, a sans doute des applications sociales très larges, mais l’Économie politique n’examine ces lois qu’au point de vue de leur application à la richesse.

Disons enfin un mot des rapports de la Sociologie avec la Politique et la Morale.

La Sociologie est une étude réelle des sociétés, de leur fonctionnement et de leur mentalité. La Politique se propose d’établir des préceptes et de fixer un idéal social. Les deux choses sont bien différentes. Il ne faut pas, comme le font quelques personnes peu familiarisées avec ces problèmes, confondre ces deux expressions : Sociologie et Socialisme. Autre chose est une étude sociologique, autre chose un système politique. Ajoutons que la Sociologie ne doit jamais dépendre de la Politique, de ses exigences ou de ses aspirations. La Politique dépend au contraire de la Sociologie et doit lui emprunter des lumières, sous peine d’être une vaine escrime de sophismes ou une plate lutte d’intérêts.

Les rapports entre la Sociologie et la Morale sont aussi très étroits, puisque le problème social se manifeste à son point culminant sous la forme du problème moral le plus passionnant qui préoccupe la conscience contemporaine, celui des rapports de l’individu et de la collectivité. Certains, parmi lesquels M. de Roberty, identifient la Sociologie et la Morale. D’après ce sociologue, la morale est essentiellement un produit social. « Toujours et partout, dit-il, la transition du moral au social s’affirme comme un passage du même au même. La morale est, dans l’ordre des idées, le corrélatif exact des mœurs, des coutumes, des droits et, en général, des rapports sociaux, dans l’ordre des faits[3]. » À cet optimisme social s’opposent ceux qui établissent une antinomie entre l’individu et la société. D’après eux, la société est, comme la nature d’après Schopenhauer et Renan, indifférente à la moralité. Jamais elle ne réalisera l’idéal optimiste : le monisme moral. La morale est une création de l’Individu ; elle a son siège dans la conscience individuelle, non dans la conscience sociale. — Nous nous contentons d’indiquer ici ce problème dont la solution ne peut venir que comme le couronnement même de la Sociologie.

M. Barth nous semble bien exprimer l’inutilité scientifique des théories

dualistes,

par exemple : « Si elles nous ont donné, dit-il, une connaissance plus claire de l’importance de l’esprit et de la conscience pour l’évolution sociale elle-même, elles ne nous ont fourni presque aucun renseignement sur la manière dont, dans la réalité historique, cette influence a déterminé l’organisation sociale » (Barth,

Philosophie der Geschichte als Sociologie,

p. 194.

Barth,

Philosophie des Geschichte als Sociologie.

De Roberty,

Morale et Psychologie (Revue philosophique,

octobre 1900).

CHAPITRE IIIHISTOIRE DE LA SOCIOLOGIE

Le mot Sociologie est nouveau. La science que ce mot désigne est-elle plus ancienne ? — De tout temps l’attention des hommes s’est portée sur des phénomènes qui les touchaient d’aussi près que les phénomènes sociaux. Toutefois, dans l’antiquité, cette étude a été constamment subordonnée à des considérations métaphysiques ou morales. Même chez Aristote, la conception de la Sociologie reste vague, et son objet ne se distingue pas de celui de sciences voisines, telles que l’Économique et la Politique. Il en est de même chez tous les philosophes qui ont été les héritiers de la tradition gréco-latine. Thomas Morus, Campanella, etc., ont été des politiques constructeurs de cités idéales plutôt que des sociologues.

Au XVIIIe siècle, Montesquieu semble le premier avoir eu le pressentiment d’une sociologie scientifique. L’École positiviste a ensuite fait le plus puissant effort pour constituer la Sociologie à l’état de science. En France, A. Comte, en Angleterre, H. Spencer ont cru à la possibilité de réduire à des lois exactes les phénomènes sociaux. Ils ont même imprimé à la sociologie sa double grande direction. Tandis que Spencer s’orientait dans la voie du biologisme social, A. Comte a vu d’emblée l’importance du point de vue psychologique en sociologie, puisqu’il a fait reposer toute l’évolution sociale sur une loi psychologique, la loi des trois états.

Si l’on cherche à suivre l’évolution de la Sociologie dans notre siècle, on voit que cette évolution semble avoir traversé trois phases : 1o la phase économiste ; 2o la phase naturaliste ; 3o la phase psychologique.

M. H. Mazel retrace excellemment dans les lignes suivantes les trois phases de cette évolution : « Il y a quelque vingt ou trente ans, le domaine sociologique semblait être le fief des économistes, et ceux-ci se faisaient de leur science une idée singulièrement étroite. Cette étroitesse, on peut la deviner à la seule définition que l’on donnait alors de l’économie politique : la science de la richesse. La richesse était en voie de devenir une sorte d’idole à laquelle on sacrifiait l’homme ; sa production, fin unique des sociétés, devait être poussée à son maximum. Il y a non plus trente ans, mais cinq ou six seulement, le champ sociologique était devenu l’apanage des naturalistes ; le puissant mouvement d’idées produit par l’hypothèse évolutionniste avait eu son contre-coup dans les sciences sociales, et celles-ci, suivant le mot connu de Taine, se détachaient des spéculations métaphysiques pour se souder aux sciences naturelles. On n’entend plus alors s’entrechoquer les mots rente et valeur, libre-échange et protection, double étalon et simple étalon, mais les termes organisme, sélection, lutte pour la vie reviennent sans cesse ; les préoccupations d’hérédité, d’atavisme, de croisements et de retour au type deviennent dominantes ; chez les disciples appliqués, plus caractéristiques que les maîtres, la théorie devient tyrannique et toute différence s’efface entre les sociétés humaines et les sociétés animales. C’est dans ce milieu que M. Tarde vient d’élever la voix, et déjà son influence semble aussi décisive contre l’abus naturaliste que l’avait été celle de Le Play contre l’abus économiste. Lui aussi ne s’avise pourtant que d’une chose bien simple, à savoir que les hommes ne sont pas des anthropoïdes et que la Sociologie ne doit pas être l’étude seule des facteurs géographiques ou physiologiques, mais encore celle des facteurs moraux, l’influence de la nature ou de l’hérédité sur une société étant en somme moindre que l’action des individus qui la composent ou des autres sociétés qui l’avoisinent. En remplaçant, ou mieux en ajoutant aux causes climat et race les causes invention et imitation, il rendait à la Sociologie son indépendance comme aux sociétés humaines leur liberté[1]. »

À l’heure présente, remarquons-le toutefois, les considérations économiques n’ont pas disparu. Elles dominent en particulier toute la sociologie socialiste. Mais en même temps sous l’influence de penseurs tels que MM. Tarde, Simmel, Sighele, Nordau, se dessine une orientation nettement psychologique. Ajoutons à ces influences celle de deux philosophes qui, bien que n’étant pas des sociologues proprement dits, ont apporté dans la critique des choses morales et sociales le plus pénétrant esprit d’analyse : Schopenhauer et Nietzche. L’influence de ce dernier en particulier s’est encore peu fait sentir en sociologie. Mais demain peut-être, en dépit de certaines idées rétrogrades[2] qui gâtent son œuvre, cet ennemi du dogmatisme sera-t-il, en raison même de son inspiration antidoctrinaire, un de ceux qui contribueront le plus à la rénovation d’une science où l’on a parfois trop dogmatisé.

H. Mazel,

La Synergie sociale,

p. 330.

Celles relatives au faux aristocratisme de Nietzche.

 

CHAPITRE IVLA MÉTHODE EN SOCIOLOGIE

La question de méthode est importante en toute science. Toutefois, en Sociologie, nous croyons qu’il ne faut pas exagérer cette importance. La raison en est que la Sociologie en est encore à sa période de formation, c’est-à-dire dans la période où le chercheur a le plus besoin de liberté. Il faut se garder des disciplines trop tyranniques et des règles trop minutieuses que certains sociologues ont cru devoir tracer.

Nous nous bornerons donc à quelques indications.

D’après ce que nous avons dit plus haut, il est clair que la méthode de la sociologie ne peut être la méthode à priori. Cette méthode pouvait être employée à une époque où la sociologie était subordonnée à la métaphysique ou à la morale. — Il n’en est plus ainsi aujourd’hui. Il ne peut être question ici que de la méthode d’observation avec les différents procédés qui la composent. Quant à l’application de cette méthode et à la mise en œuvre de ses procédés, elle doit rester l’affaire de chaque chercheur et peut se diversifier beaucoup suivant les problèmes étudiés.