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La vie nous absorbe au point d’occulter l’essentiel : la construction de l’être. Trop souvent, nous nous laissons porter par une réalité ordinaire, maquillée par le divertissement, tandis qu’en nous subsiste une quête inassouvie. Ce récit explore la nécessité d’unir vie et essence à travers une foi existentielle, invitant à une réflexion profonde sur notre véritable accomplissement.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Salvator Batty croit aux révélations que les mots peinent à exprimer, trop empreints de pudeur ou d’ardeur. Pour lui, c’est dans le silence que naît la vérité de l’être et c’est sur le papier qu’elle se dévoile avec justesse et profondeur.
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Seitenzahl: 510
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Salvator Batty
Que voulez-vous dire par « vivre » ?
Roman
© Lys Bleu Éditions – Salvator Batty
ISBN : 979-10-422-6473-4
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Vous cherchez à comprendre ?
Entrez-en vous-même,
faites la paix totale intérieurement,
oubliez qui vous êtes,
les bielles et les pistons de votre pensée trop rigide,
qui se croit rigoureuse quand elle n’est qu’insuffisante,
et vous comprendrez.
Vous saurez que vous avez compris
quand vous ne pourrez plus vous-même expliquer
sans une certaine folie poétique…
ou sans vous taire.
Michel Potay
Blog d’une âme libre
Des files de voitures immobilisées à l’entrée des villes ; des files de caddies immobilisées avant de passer en caisse ; des millions de regards hypnotisés par un écran ; des millions d’électeurs déposant leur vote dans l’urne ; des milliers de voyageurs qui s’ignorent, serrés dans une rame de transport ; où ? À Djakarta, Mexico, Montréal, Vladivostok, Lagos… Culture mondiale. Regards hypnotisés d’entités humaines noyées dans un sirop d’anonymat.
À partir de là, l’adaptation politique, économique, religieuse, artistique ou de mœurs quotidiennes d’une région n’est qu’une variante d’un même mal guidé par le hasard. Les drames ou les embellies, ici ou là, représentent les accidents d’une même histoire. Aujourd’hui la paix, demain la guerre ; aujourd’hui la croissance, demain la pénurie, aujourd’hui l’exultation, demain la colère !
L’histoire. Le livre des siècles !1 Vieux regard. Où est le Nouveau Monde ? Dans la technologie qui renouvelle les objets, les outils, les procédés ? Dans l’art qui réemballe les sentiments et les émotions ? Dans la science qui interprète en permanence quelques formes de la réalité ? Dans une nouvelle idéologie qui fait croire à des solutions miracles ? Les Égyptiens, les Indiens d’Amérique centrale, étaient technologiquement avancés à leur époque. De magnifiques œuvres musicales, picturales, romanesques ont marqué des générations. De grands courants de pensée ont fait se lever des foules avant qu’elles retombent dans la désillusion ou l’horreur. Tout cela a passé, s’est décomposé dans les sédiments de la culture. Quel regard, de nos jours, pourrait accompagner l’aspiration des peuples à un nouveau monde ; un monde qui soit le leur. « Le leur » ? C’est-à-dire qui parte d’eux, de nous, de chacun.
Ceux qui évitent de réfléchir rétorquent : « Il ne faut pas désespérer ! Partout des individualités ont commencé à reconstruire une vie nouvelle ; elles se sont échappées du conformisme mondial ; si l’on y prête bien attention, au fond de nombreuses poitrines, l’aspiration à un monde de bonheur universel guide les pas d’une humanité renouvelée. L’humanisme améliorera le monde. Il faut y croire » !
J’hésite, je m’arrête. Il est toujours délicat de relativiser l’espoir. Qui serais-je, pour vouloir bousculer le frêle moteur qui emmène la conscience vers plus d’empathie, plus de justice, plus de vérité ? Après tout, je ne suis qu’un apprenti du vrai, un homme en chemin. Ce grand manque que je ressens, comment le partager, le faire connaître alors que je sais sa nature inacceptable pour beaucoup d’humains qui ont abdiqué leur H majuscule ? D’un côté, je comprends qu’on imagine un monde potable à la mesure de ses espoirs. D’un autre côté, il me faut me retenir pour ne pas crier que la réalité est beaucoup plus complexe, que de puissants leviers maintiennent l’humanité dans un état de médiocrité et de dépendance qui entretiennent ses dommages, ses cataclysmes, ses morts et que toutes les bonnes volontés isolées, voire concurrentes, seront impuissantes à éviter un déclin irrémédiable…
Chaque fois que, emporté par mon élan ou ne pouvant maîtriser l’espérance qui m’habite, ma parole s’y est risquée, je me suis retrouvé face à des regards inexpressifs ou révoltés ; c’était comme si j’avais voulu traîner de force les esprits dans des limbes inhospitaliers et inconnus. Alors, je redescends et je comprends qu’il faut être fou pour vouloir convaincre que c’est de la recréation de soi en humain sublime, à partir de ses imperfections, que se concrétisera le grand rêve de l’humanité d’une chaude et universelle fraternité.
Affirmant cela, je note tout de suite au moins deux failles dans ce plaidoyer : d’abord vous vous retiendrez peut-être d’éclater de rire en vous disant que mon propos est quand même gonflé de la part d’un humain lambda, que je ferais mieux de montrer des marques probantes de ce changement ; ensuite je constate que le langage n’est pas du tout adapté à une parole qui devrait exprimer beaucoup mieux l’inénarrable : la contradiction, le paradoxe humain.
D’un côté, notre enrégimentement, notre noyade dans la masse fait de chacun, même les notoires, les notables, un être relatif. De l’autre, cette poussée, en moi, en vous sans doute aussi – on parle rarement de ces choses-là –, issue du fond de soi, et qui porte notre absolu. Oui absolu, parce que cette énergie souterraine constitue le moteur de toute la vie.
Relatif ? Absolu ? Un décalage dingue ? Nous serions des éparpillés : le fond de soi d’un côté, notre part sociale de l’autre ; et parfois plus que deux, trois, dix ! Plus fort que Picasso qui a éclaté l’humain en formes géométriques. L’être en soi est devenu un labyrinthe parce que nous renonçons à nous connaître, individuellement et collectivement. Les héritages reçus des ascendants, les couches d’histoire, d’expériences, d’actions se sont déposées sur notre palpitante intimité et l’ont étouffé sous ces sédiments.
Mais j’en sors, je m’en extrais comme un corps s’extirpe péniblement du marais gluant dans lequel il s’était engouffré en cherchant son chemin. Ne cherchons-nous pas tous notre chemin ? Je vous propose quelques images de cette migration dans mon continent intérieur. Elles seront peut-être déroutantes. Elles ne sont que le reflet de mes propres recherches.
Je suis né. Quelque part, à un moment donné. Je passe sur les détails de cet événement prodigieux, car depuis très longtemps et sans doute pour très longtemps encore, nous, êtres humains, avons, aurons, quelque chose à faire avec ce don de la vie, quels que soit son contexte, son époque, son emplacement, etc. Cette condition ne suffirait-elle pas à faire de nous une famille indissoluble ?
On aura beau vanter telle « civilisation » ou décrier telle culture, magnifier telle exception, rien n’y fait. Sur le plan de l’existence, nous sommes tous égaux : chacun est tenu de faire de son mieux avec ce qu’il a. Cela aussi pourrait transcender toutes nos différences.
Ce devoir d’être se décline, à mon avis, par un côté biface de l’existence, intriqué, indissoluble : l’un est collectif et l’autre intime. Dans chaque humain, cette vie, indivisible, insécable, que nous partageons entre plus de huit milliards, est vécue de manière très intime, comme si elle n’appartenait qu’à soi. Je nous vois un peu comme d’innombrables flammèches d’un incommensurable incendie de vie, chacune revendiquant l’autonomie, chacune défendant sa spécificité. Dans quel feu une flamme ressemble-t-elle à une autre ? Cette situation nous dépasse et nous consume : tout humain voit la vie à travers lui. Ainsi, plusieurs personnes, témoins du même fait, le relatent par autant de versions différentes.
Pour qui a gardé ou retrouvé sa faculté d’émerveillement, cet état est vraiment mystérieux et pousse à la réflexion, à la méditation ou à l’imagination. Sur les raisons, les origines de cette étonnante disposition, personne n’est vraiment fixé. Des théories, croyances, opinions circulent, mais d’une part, elles ne rassurent personne au fond – leur survivance le montre – et d’autre part, elles ont tendance à diviser l’humanité, ce qui épaissit le mystère.
Comme tout le monde, j’ai mon idée là-dessus. Elle fait l’objet de ce livre, mais avant de l’évoquer, je veux insister sur notre part universelle : quels que soient l’époque ou le lieu de notre naissance, vivre est un fleuve ou un torrent qui nous emporte au-delà de nous-mêmes et nous dépose dans le delta de nos derniers instants, avant de gagner la haute mer de l’indistinction biologique. Difficile et périlleux est d’apprendre à manœuvrer l’embarcation.
J’ai l’air d’enfoncer une porte ouverte, mais sans doute pas dans sa conclusion : la conséquence de cette dérive est que le maître du monde est le hasard. Hasard que tente de réguler depuis des milliers d’années les institutions et la pensée, mais il est trop fort et semble narguer ces jouets culturels. C’est déjà lui qui ouvrirait le bal : nous sortons d’un ventre que nous n’avons apparemment pas choisi, dans un lieu et à une époque qui ne nous doivent rien. Il existe des théories, convictions ou croyances qui voient les choses autrement, mais le mode de vie de ceux qui les professent, aussi banal que celui des autres, ne constitue pas un signe de véracité.
Le hasard, je le vois juste comme l’ignorance des causes et des raisons de ce qui arrive à l’insu de ceux qui les subissent. Causes, dont la profondeur dépasse la plupart du temps ceux qui les créent. Ainsi peut-être que, même ignorée, toute vie qui sort d’un ventre pourrait procéder d’une raison supérieure ? Ce qui ne contredirait pas notre arrivée hasardeuse, car nous ne disposons pas des clés pour en faire une cause sublime et nous gaspillons cette chance inouïe de beauté que représente toute naissance. Nous sommes créateurs et victimes du hasard. J’ai l’espoir que nous le réduirons de plus en plus et j’espère que ce livre y contribuera.
Que nous croyions au karma, à la prédestination, à d’autres théories limitatives ou à rien sur ce sujet, il y a un fait brut : nous arrivons sur terre totalement démunis, dépendants de l’extérieur pendant au moins vingt ans et, véritable éponge, nous enregistrerons dès ce début, certains des faits les plus marquants de notre existence qui détermineront les directions de nos trajectoires. Ce que nous faisons et pensons de ce déterminisme contribuera à l’écriture de l’histoire du monde. C’est pas un beau mystère, ça ?
Je suis arrivé dans le contexte troublé d’une famille pas du tout apaisée. Quelle chance ! Je n’aime pas trop ce mot qu’on emploie à tort et à travers. Mais là, il me paraît approprié.
Je ne manie pas le paradoxe pour pimenter un peu mon propos. Il me semble que l’existence, telle que nous l’avons choisie, est faite de paradoxes. Naître dans des conditions favorables me paraît un handicap. J’observe, en effet, que, sauf exception ou intervention extérieure, la quiétude de son enfance pousse l’adulte à considérer son environnement personnel, s’il n’est pas trop agité, comme agréable et il ne verra pas pourquoi fournir des efforts pour le changer, même si aux quatre coins de la terre plusieurs formes de malheur persécutent des populations entières. Si son environnement est troublé, il disposera mal des ressources pour le changer, son bonheur ayant émoussé son acuité et sa capacité à l’effort. Seules l’expérience de la souffrance et les vicissitudes de la vie poussent la conscience dans ses retranchements.
Je ne magnifie pas cette situation, je la décris. Je la vois dériver de ce côté biface de la vie : les personnes qui considèrent leur existence comme favorisée trouvent en général que le monde va bien tandis que celles qui l’estiment pourri sont insatisfaites de leur sort. Cette conclusion est le fruit de rencontres de milliers ou dizaines de milliers de personnes. Mais comme tout humain, je perçois le monde par mon filtre ; je dois donc rester conscient que mes généralités comportent une faille. D’abord, quand on ne s’y retrouve pas, elles paraissent abusives. Mais aussi, nos vies semblent osciller constamment entre généralités et particularités.
Toute affirmation appelle sa contradiction, je le répète. On voit aussi beaucoup de souffrants ne pas faire plus pour le monde que des heureux, car la souffrance peut renfermer sur soi et des heureux peuvent prendre conscience de la misère d’autrui et s’engager à la réduite ou la combattre.
Ces phénomènes complexes seront développés tout au long de cet ouvrage. Cependant, il se pourrait bien que ce petit passage et d’autres soient théoriques, déconnectés de la réalité. Je l’accepte volontiers, prenant de plus en plus conscience que le mode de narration pour lequel j’ai opté oriente toujours un peu son contenu. Il peut aussi paraître péremptoire à qui ne le partage pas. Ces considérations relèvent de la limite du langage. C’est un problème culturel. Mais pas que : Toute expression situe l’humilité, l’universalité, l’acuité de celui qui s’exprime. Je fais avec ce dont je dispose pour réaliser une tâche fondamentale : écrire pour réfléchir, chercher, connaître, partager. Ces lignes représentent mon apport d’une avancée dans l’inconnu, dans l’innomé. Je ne revendique rien d’autre qu’être à la recherche du vrai, contraint à écrire après avoir essayé, sans succès, de partager oralement ce qui pour moi est l’essentiel.
Arrivant dans une situation familiale embrouillée, j’ai très tôt été poussé à essayer de comprendre ce qui se passait autour de moi et en moi. Là aussi, les détails du contexte me paraissent superflus, ayant été porté à m’interroger sur la réalité de ce que j’avais vécu ou croyais avoir vécu. Des circonstances particulières peuvent pousser des enfants à prétendre avoir subi des traitements qu’ils ont inventés.
Une affaire judiciaire très grave s’est produite à Outreau dans le Pas-de-Calais, entre 1997 et 2004. Elle a montré que des enfants pouvaient porter de graves accusations mensongères. Mentir aux autres, se mentir…
Je ne mets pas en cause systématiquement la parole enfantine dans des situations horribles notamment d’incestes ou d’abus. J’ai trouvé à travers moi, que la frontière entre réalité et imagination est parfois ténue. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas entendre les enfants et pas uniquement d’ailleurs quand ils vont mal. Enfant, je me suis senti extrêmement déstabilisé. Vers mes dix ans, une de mes professeures m’a décrit comme « une conscience inquiète ». Je suis donc entré naturellement dans le fouillis de la nature humaine comme dans une forêt sombre, cherchant à travers mes réactions et ce que j’observais du monde quelques explications qui offrent un peu de stabilité. Cela n’a pas été le choix formel et affirmé d’un scientifique, mais une réaction de survie dont la nécessité s’imposait. Pendant longtemps, je n’ai pas su faire autre chose que m’interroger et imaginer.
La recherche de sens est de toute façon un apanage humain et certains y consacrent des carrières. Ça n’a pas été mon trajet, car dans ma jeunesse, ma polarité émotionnelle était si développée que j’étais incapable de faire des études. Est-ce cette impossibilité qui a fait de moi un éternel chercheur ? Mon héritage génétique et quelques coïncidences m’ont engagé dans la voie intellectuelle. Cette orientation a sans doute représenté pour moi une justification de la critique du monde, moins dangereuse à mes yeux que celle de mon environnement familial. Quand on se sent humainement étranger à tout, il est difficile de vivre cette position autrement que comme un exil, ce qui, chez moi, a exacerbé mon ressentiment. Je me suis ainsi très tôt considéré comme un être différent, à part. Je n’avais pas le courage de lutter contre les dommages collatéraux de cette construction à savoir le couple survalorisation/sous-valorisation de soi, béquille utile quand on ne sait pas marcher sans boîter. La grande plaie de ce travers est le dualisme, « moi et les autres » qui ne fait qu’épaissir l’exil.
Dans la critique du monde et des autres, je pratiquais une version de la culture « scientifique » qui positionne le regard face à une situation, un état, un fait, à l’extérieur pour les diviser afin d’en apercevoir les composants, qu’on divise encore et ainsi de suite. Notre édifice mental repose en grande partie sur ce système de pensée. Nous devenons ainsi extérieurs à tout.
J’ai fini par prendre conscience que ce mécanisme nous expulse de la vie et fait de nous des isolés perpétuels, des malheureux ayant constamment froid. Pour éviter de le sentir, nous entretenons de manière tenace une fabrication frénétique de rêves chauds et d’illusions fiévreuses dont les médias sont le fournisseur avisé. Mais savoir n’est pas vivre. Diriger son quotidien en osmose avec sa conscience profonde demande une grande volonté d’être. Pour passer d’une vie d’opposition, de division, de critique, à une vie de complémentarité, d’union, de « familiarisation », une dynamique d’efforts est indispensable. Dans un univers marqué par l’individualiste, cette entreprise est très aléatoire. Cet ouvrage en est un balbutiement.
Ce livre est la dernière vague d’une marée de vie par laquelle je solde mon passé ; je me libère d’un héritage, une sorte d’auto-atavisme. Sur quoi vais-je déboucher ? Je n’en sais rien, mais j’y vais avec confiance.
Je ne suis pas arrivé là tout seul. Après des années marquées par une pensée très critique, très politique et très céérabrale, c’est la foi qui a ouvert des perspectives nouvelles. Mais cette foi-là demande une vraie révolution intérieure et il m’a fallu une trentaine d’années pour desserrer l’étau qui emprisonnait mon esprit de ses mâchoires de préjugés, de peurs, d’émotions parasites, entravant le nécessaire travail d’épuration et de réalisation de soi, dans la perspective d’un bonheur universel.
Le chemin qui reste à parcourir est infini, mais je voulais préciser cela avant que vous n’entriez plus avant dans mon continent.
Tout est parti d’un événement inouï.
Dans la nuit du 14 au 15 janvier 1974, un homme est réveillé par des luminescences présentes partout dans sa chambre. Une voix l’appelle : « Michel ». Intrigué et inquiet, il se lève, à moitié vêtu. Quelques heures plus tôt, il s’est jeté sur son lit, épuisé, portant juste un tricot de corps. Dans la maison en construction que sa femme et lui retapent depuis une quinzaine de jours, il n’y a de chauffage et de lumière que dans quelques pièces. Il fait une température glaciale. À tâtons, il se dirige vers un endroit où une luminosité dessine le tour d’une porte. Un clou lui entre dans le pied ; il se met à boiter. Il pousse la porte. Là, il est accueilli par un personnage étrange qui lui fait signe d’avancer.
Terrifié, il obéit, tire sur son haut pour cacher sa nudité et tombe à genoux. L’apparition est très impressionnante, rayonnante de puissance et d’une lumière étrange qui nimbe sa silhouette. Elle semble tout droit sortie d’un récit des mille et une nuits avec une tunique qui moule son corps comme si elle était mouillée, bédouin antique, grand de stature, large d’épaules, vivant, très vivant. Elle ordonne : « Écris ! » Michel saisit un sac de plâtre et un crayon de chantier qui se trouvent à proximité, la lumière s’enfle alors que la Voix prononce les premiers mots :
Redresse-toi, homme Michel, debout ; cesse tes pleurs et ton tremblement ; que cesse ta honte, Je t’ai mis nu pour te revêtir d’un manteau neuf !2 Ainsi débute une communication exceptionnelle, venue du fond de l’univers, transmise par un messager céleste, qui va se reproduire à quarante reprises jusqu’en avril. Au début, Michel a un doute sur l’identité de l’Apparition. Il pense à Abraham. Mais quand il aperçoit les marques aux poignets et à la cheville, il comprend que celui qui lui parle n’est autre que le Christ. L’homme Jésus ressuscité.
En décrivant sommairement cet événement, je donne sans doute l’impression de vouloir parler de religion. C’est l’inverse. Mais pour comprendre ce retournement, il faut s’affranchir de certaines données culturelles : Jésus qui se manifeste en France au bord du bassin d’Arcachon est le contraire de la religion. Celle-ci nous l’a décrit, dans des images de première communion ou des scénarios, en homme blond au regard qui se perd dans le vague avec une apparence de douceur et de la mélancolie. En fait, c’est un sémite, un homme de Palestine, aux cheveux et aux yeux noirs, sévère, dont la majesté et le rayonnement de puissance à elles seules suffisent à jeter dans la crainte.
Ensuite, c’est la teneur de son message qui sonne comme une dénonciation de la religion à travers les reproches dont il accable son témoin. En effet, Michel est un prélat d’une église orthodoxe. Une institution qui, comme toutes les autres, a détourné le message de l’évangile donné il y a deux mille ans sur les rives du lac de Tibériade pour asseoir leur pouvoir, dominer les faibles, établir une situation d’injustice. Cette récusation de la légitimité religieuse trouvera son point d’orgue la vingt-huitième fois qu’il apparaît, lorsque Jésus parlera des scandalisés, ces femmes et hommes qui ont rejeté Dieu à cause des puissants et des marchands, des princes et desprêtres, mais ont gardé l’espérance qu’une terre d’amour, de justice, de beauté, de prospérité partagée puisse advenir et sont plus proches de lui que beaucoup de croyants.
Démarche paradoxale ? Elle trouve son explication dans la métaphysique. La pensée rationaliste ne peut plus ouvrir de nouveaux chemins de transcendance. Elle s’avère incapable de renouveler le sens de l’Humain et de l’Humanité. L’irruption du Ciel et son message sont le moyen qu’il a choisi pour relancer la recréation d’une civilisation de bonheur absolu.
Un paradoxe assumé et sélectif, incompréhensible pour ceux qui ne voient pas que, de toute façon, religieux, nous le sommes tous. Le rationalisme a fait muter la croyance en un dieu quelconque, impulsée par les idées religieuses, en d’autres entités « sacrées » que l’esprit du temps substitue à l’idée de dieu, selon les époques. L’État, le Peuple, la Justice, l’Homme, la Civilisation, le Parti, la Raison, la Richesse, Moi… ont ainsi reçu leurs autels sur lesquels ont été sacrifiés les réfractaires. De nos jours, la religion politique invoque « la Démocratie » dont toute relativisation relève du blasphème. La religion technologique prie « la Science » et ceux qui ne se courbent pas devant cette idole se trouvent exclus de tout débat public. La religion économique se réfère à un panthéon : « Abondance », « Social », « Plaisirs », « Pouvoir d’Achat », etc. Chaque fois que des impératifs dogmatiques ou idéologiques s’imposent à des consciences, dès qu’une pensée devient sacralisée, indiscutable sous peine de sacrilège (par exemple la République, la Croix, la Nature…) se trouve une marque religieuse. Toute pensée préconçue cherchant à définir la vie représente une préemption de la vie.
En 1977, le même homme va « subir » une autre intervention surnaturelle qui complétera le message et ouvrira la voie à la reconstruction d’une nouvelle Humanité.
On l’aura peut-être deviné, c’est le passage sur les scandalisés dans ce nouvel évangile qui m’a bouleversé et a fait voler en éclat le béton de mon athéisme. J’aurais pu commencer ce récit par mon enfance ou par une réflexion sur l’état du monde actuel. J’ai essayé plusieurs introductions. Finalement le plus simple est d’entamer ce livre par ma rencontre avec La Révélation d’Arès, au risque de perdre les lecteurs rationalistes purs et durs. Je leur propose pourtant une gageure. Prenez ces descriptions surnaturelles comme une fiction et laissez-vous emmener jusqu’aux lignes qui décrivent ce que la foi a produit en moi.
Car une Révélation, quelle qu’elle soit, n’a de sens, de raison d’être que si elle produit des révélations humaines. Se révéler, n’est-ce pas l’essentiel de la vie d’un humain, notre recherche fondamentale, notre difficulté principale, ce qui fait notre vie en société ?
J’ai vécu cet événement comme une deuxième naissance. De la première, je n’avais choisi ni le moment, ni le lieu, ni la femme dont je quitterais le ventre. De la seconde, j’allais devoir apprendre à tout choisir, à découvrir les mécanismes d’auto-engendrement, le processus de recréation, d’élaboration de soi. Voilà ce qui me passionne. Voilà la matière de cet objet de papier que vous tenez entre les mains : relater un trajet qui part d’un humain lambda, sans grands mérites, charisme, dons extraordinaires qui se transforme en acteur de civilisation. C’est le bon parcours : pour « monter », il faut partir du bas. Si on métaphorise la recréation de sa personnalité par une randonnée en montagne, le point de départ est la vallée. Grasse précise le message de 1974 faisant allusion à notre société, aux idéaux de consommation plutôt que de création. Certains ont pris des montgolfières. Ceux que la lignée, la fortune, l’ambition, le talent ont élevés au-dessus des autres et qui croient ou prétendent faire œuvre de civilisation en brillant pour les autres. Mais ils n’atteignent jamais les sommets, plutôt les nuages vaporeux dont la densité leur fait croire qu’ils sont au ciel. Illusion tragique de l’orgueilleux qui veut agir pour ou sur les autres alors qu’il ignore qui il est.
Pour qui réfléchit, la nécessité de se recréer devient évidente. J’ai hérité d’un potentiel génétique et probablement d’un ensemble de dispositions transmises par des ascendants, sans qu’a priori on puisse mesurer ou déterminer exactement l’impact de cette transmission, venue des ancêtres les plus proches, mais aussi, d’une certaine manière de ceux qui ont vécu il y a des centaines d’années voire plus. On parle de cerveau reptilien. Récemment, une émission d’Arte prétendait que nos goûts dépendaient de la constitution de la terre, il y a plusieurs milliards d’années. Que toutes ces conceptions soient scientifiques ou non, cela pour moi, ne change pas grand-chose. Car parmi tous les hommes qu’il m’a été donné de croiser, je n’en ai rencontré aucun qui a eu suffisamment de sagesse et de connaissance de soi pour décider de son destin, maîtriser ses instincts et ses émotions, fabriquer son avenir et celui des autres et devenir un homme du temps qui vient comme le demande le message de 1974, comment pourrait-on reconnaître un tel homme ? À son évasion de l’esprit du système, car une vraie liberté ne peut supporter l’enfermement des autres dans la prison mentale des convenances ; à son combat contre le système, mais aussi à son bonheur, sa légèreté, sa pétillance, sa gravité céleste…
Ce n’est pas tout. Quel que soit l’impact des sciences officielles ou d’autres moins officielles, voire fantaisistes, sur mon psychisme, quelle que soit donc l’idée que je me fais de ma personnalité léguée à ma naissance, le plus important n’est pas là : L’héritage, reçu à ma conception, va s’exercer dans mon histoire, qui, en fonction des circonstances, va modifier, influer, orienter cet héritage, l’annihiler, le censurer ou au contraire le magnifier, le teinter, etc. Mais, et cela me paraît dramatique, personne ne semble en mesure de délivrer un enseignement de sagesse, de connaissance de soi pour éviter les écueils qui peuplent nos vies. Et l’on voit bien que vivre est de plus en plus difficile et douloureux pour de plus en plus d’êtres humains.
À quoi est-ce que je vois cette progression ? À l’augmentation des violences privées et publiques ; à l’envahissement de la morosité générale et à la consternation lue sur beaucoup de visages, à la pandémie de solitude qui n’est même plus cachée, ou aux drogues d’évitement de cette solitude, au désespoir qui gagne les cœurs derrière des idéologies qui ont pignon sur rue (écologie, collapsologie, cynisme, fanatismes…)
La seule exception à cette description est constituée par le témoin de La Révélation d’Arès. Au départ un homme assez satisfait de lui et du système, mais qui a entreprise de bouleverser sa nature, de se changer au point de se forger une personnalité d’échange, un humain avec le moins de barrières entre lui et les autres. Il l’a fait non de sa propre conscience, mais sous l’impulsion du message reçu. Personnellement, je trouve qu’il y a là un signe très fort que tout peut être existentiel, évolutif.
Il a commencé à s’échapper de la culture dont les mâchoires broient toute volonté d’émancipation, tout espoir de libération de la pensée commune selon laquelle seules les vérités officielles (médiatiques, artistiques, scientifiques, politiques, religieuses, etc.) établies par les profils sélectionnés par les institutions, déterminent ce qui est vrai et ce qui est faux, ce qui est bon et ce qui est mal, ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Ces mâchoires sont l’éducation et à peu près tout ce qui participe à la communication. La création fait peur quand elle ouvre une alternative au piège qu’est l’enfermement dans les vérités officielles, vecteur principal de l’énorme inertie humaine. La quasi-unanimité des êtres humains accepte cette limite. Certains profils y échappent et font évoluer une société. Mais le mécanisme de la culture ne tarde pas, d’abord à neutraliser les envies de changement profond qu’ils ont semées, de les récupérer en prétendant que c’est elle qui les a engendrés ; ensuite de les mettre en avant pour que la masse s’identifie à eux et que personne ne cherche à créer sa propre pensée, son propre bien. Elle chante leurs louanges pour prouver qu’elle est bien la plus belle émanation de l’humanisme. Certains de ces hommes ont pour moi mérité un H majuscule. Mais si Martin Luther King, Zola, Jean Jaurès, Gandhi, vivaient de nos jours, ils subiraient de la même manière, outrages, persécutions et menaces qu’à leur époque. Rien n’a vraiment changé dans les aspects fondamentaux de l’existence depuis le néolithique. Seules les solutions techniques ont évolué.
Et de Jésus, je ne parle même pas. Il est hors catégorie tant par la portée de son message, que dans le supplice que lui a appliqué une religion pour le faire taire puis dans les récupérations mises en œuvre par les successeurs de cette religion et enfin dans le dépassement de la mort que son engagement a permis. Quant aux esprits forts qui se croient dégagés de la psychologie religieuse et qui dépensent leur énergie à prouver que cet homme n’a jamais existé, leur lumière est trop courte pour s’apercevoir que si tel était le cas, toute notre « civilisation » (calendrier, rythme de vie, suppression de l’esclavage, individualité, conception du bien et mal, droits de l’Homme, etc.) reposerait sur une illusion, donc aussi leur propre discours. Ce serait comme si eux-mêmes n’existaient même pas.
Et moi, qui produis ces réflexions, je suis comme eux. Personne ne sort indemne de la culture. Cette implacable machinerie fait penser aux émissions de Jean-Christophe Averty des années 1960. Il faisait passer des poupons de celluloïd à la moulinette. Une émotion nationale de scandale mit fin à la série. J’en retiens un message très instructif, le vrai nous est insupportable, même dans une forme édulcorée pour éviter de nous en rendre compte, nous avons un truc imparable : nous, c’est le bien ; le problème c’est les autres.
Nous confondons allègrement illusion et vérité. La première est une autoroute où les foules aiment bien se retrouver pour se prouver que oui, puisqu’il y a le nombre, on ne s’est pas trompé. La seconde est un petit chemin pas bien tracé où l’on avance seul, en tâtonnant. Mais pourquoi l’une et l’autre ? Pourquoi y a-t-il besoin de se demander où est la vérité et où est l’erreur ? Pourquoi y a-t-il besoin de clamer que non il n’y a pas une, mais une multitude de vérités ? Pourquoi y a-t-il besoin de se prendre la tête pour chercher ou prétendre l’inverse ?
La quête de sens est une caractéristique fondamentale de notre espèce. Que, comme je le pense, nous la tenions de notre nature divine ou qu’on la croit venue de la taille de notre cerveau, au stade où nous en sommes, peu importe. Plus fondamentale me paraît la conscience que cette quête de sens est accolée à la possibilité de l’erreur et que cette éventualité et les innombrables peurs qui en découlent représentent un des mystères de l’humain. On pourrait presque en vouloir à la nature d’avoir créé une telle imperfection : comment ! Je nais quasiment vierge, je passe quelques dizaines d’années sur terre pour me rendre compte, quand je ne peux plus revenir en arrière, que j’ai peut-être gâché ma vie ? « Y aurait pas un bug quelque part » ?
Une grande partie de l’édifice culturel me paraît organisé pour éviter ce constat. La religion nous donne l’assurance que puisqu’on est croyant, une des formes du paradis nous est assurée. Le rationalisme élude le mystère de la conscience de soi par des tours de passe-passe comme le fait de croire que la vie procède de hasard et nécessité ou que c’est la société qui fait l’homme. L’économie susurre suavement à nos oreilles qu’en consommant on est magnifique et forcément heureux ; les sciences sociales (philosophie comprise) nous persuadent que penser suffit à résoudre l’inquiétude. Etc. Ce à quoi chacun croit appartient à la force intime du couple conscience/expérience et je ne me sens aucune légitimité pour critiquer, relativiser ce qu’autrui pense. C’est ce qui en découle qui me paraît problématique. Éliminer la question de la vérité revient à dévaloriser l’authenticité de l’être. Ce que je suis en perd une dimension essentielle.
Est-il besoin d’affirmer la conviction que la question de la vérité de l’être est notre problème fondamental ? Oui, dans une société qui a peaufiné la manipulation de masse comme jamais. Des milliards d’humains se soumettent à des mots d’ordre parce qu’ils sont martelés par ceux qui tiennent les haut-parleurs de la société, malgré l’absurdité, la nocivité de leur communication, sans s’offusquer qu’aucun avis contraire ne soit autorisé. Au lendemain d’un massacre on s’exclame : Plus jamais cela tout en recréant les conditions émotionnelles qui rendront possibles le suivant. On dénonce des préjugés qui stigmatisent des catégories de population (homosexuels, étrangers) et c’est bien, tout en en refaisant de nouvelles accusations (antivax, complotistes, sectes, pollueurs, climato-sceptiques…) que ceux qui sont visés retournent d’ailleurs, contre leurs émetteurs avec autant d’amertume.
Collectivement et individuellement, la recherche de substituts, de drogues diverses (médias), de compensations (hiérarchies) tente de pallier le manque d’être, de se prouver qu’on est quelqu’un.
Pourquoi serait-ce si compliqué d’être ? Ne suffirait-il pas de constater qu’on est ce qu’on est, ce qui se démontre par les manifestations, les émanations de notre personnalité ? Beaucoup ne s’en privent pas et refusent tout changement. Ils n’en sont pas moins taraudés par le manque d’être sans s’en rendre compte, leur conscience étant enrôlée à la défense de leur conformisme. Jusqu’à ce qu’un jour, en eux, quelque chose lâche.
Et puis qui choisir ? Parce qu’en plus on est bourré de contradictions, de paradoxes, de facettes. Quiconque se croit d’une seule pièce se voile la face, réduit la question de l’être à une caricature. Et notamment une des plus cruelles : le besoin de vérité, versus celui de se voir beau, sous un angle favorable. Situation terrible : Être au sens fort du terme implique la lucidité sur soi sans faille ni culpabilité. C’est l’apprentissage d’une vie. Dès qu’une émotion atteint une certaine teneur et prend le contrôle, la clarté se brouille et je ne suis plus totalement. Être sous-entend maîtriser ses émotions face aux erreurs qui risquent d’entraîner culpabilité, démission, colère, etc., comme face à ses succès, facteurs de vanité et d’illusion sur soi. Chaque action, sensation, pensée est un miroir de poche de l’être et je dois regarder ce que je suis si je veux évoluer. Le bon sens, la survie voudraient que je ne reproduise pas les comportements qui ont entraîné des échecs, douleurs, problèmes, etc. Mais pour ça il faut que je sois lucide sur moi. Quiconque observe la domination mondiale du besoin d’avoir raison (chez soi également) comprend que notre humanité a un gros problème. Comment évoluer sans constater ses erreurs ?
Pour éviter de comprendre ce qu’on est en partant de ce qu’on vit, on dépense beaucoup d’énergie. Premièrement, on détourne son attention. Nos sens sont disciplinés, ils ne ramènent de la réalité que ce qui est accepté par notre mental. Si l’erreur est trop grosse, on met en place une batterie de bonnes raisons et éventuellement on cherche des boucs émissaires, des coupables ; on érige des stratégies pour les réduire : Haines, volonté de vengeance, expression de puissance sur les autres, idéologie de ségrégation, de discrimination, de persécution, etc.
Lourdes, épuisantes sont les conséquences de notre ignorance de soi : si je n’accepte pas mes faiblesses, je ne serai jamais lucide sur mes vraies forces. L’humilité est la porte de soi.
Tout le contraire de nos tendances qui seraient obstinément de prouver qu’on a raison, qu’on est le ou les plus forts, le ou les plus justes (citoyen, démocrates), le ou les plus compétents. La rivalité est une des voies de contournement de l’être. Comment, courir cent mètres en un dixième de seconde de moins que les autres pourrait me donner une valeur ? Comment des traits réguliers et bien proportionnés pourraient faire de moi une belle femme ? Comment des facultés intellectuelles développées pourraient faire de moi un homme important ? Ces références sont tellement ancrées dans les mentalités depuis des millénaires qu’elles ont valeur d’oracle.
Après tout, ces valeurs ancrées dans les têtes depuis si longtemps, ne constitueraient-elles pas les bons repères ? Pourquoi pas si elles rendaient ouvert, épanoui, heureux d’être ensemble, capable d’apprécier ce qu’est l’autre. Mais c’est tout le contraire. Les rivalités, la compétition nous illusionnent sur nos potentialités fondamentales, nous rendent médiocres, amers et nous isolent de « nos étrangers ».
Certes, dans une logique de concurrence, j’en apprends plus sur mes possibilités physiologiques ou psychiques, sur mes aptitudes de la communication, à la concentration, sur ma résistance, ou ma légèreté. Mais cela s’est produit de tout temps. Les Égyptiens construisant des pyramides devaient être fiers de leur production. Cela ne les a pas empêchés de pratiquer des guerres de conquête, et l’esclavage, de provoquer le malheur de peuples. L’Allemagne a produit des musiciens, des philosophes, des écrivains géniaux. Cela n’a pas empêché une génération de pratiquer l’holocauste. Ce n’est pas une accusation. Toutepatrie des droits de l’Homme que nous prétendons être, rien à l’heure actuelle, ne nous prémunit de discriminations aussi horribles après une intense manipulation intervenue dans une période de malheurs. Pourquoi ? Parce que nous ignorons nos fondements.
Que c’est difficile de se connaître quand il faut vivre !
La vie est notre grande affaire. Même si nous n’en parlons pas, même si nous n’y prêtons aucune attention, elle actualise en permanence son horloge quelque part au fond de nous. Dans un fond si lointain qu’il nous paraît inaccessible – qui se connaît vraiment ? – et pourtant si proche : d’elle dépend le rythme de nos battements, mais aussi la qualité de nos pensées, l’envie ou non de donner au jour une intensité. Vivre peut être routinier ou exceptionnel ! Existentialisme mystérieux.
Cette horloge ne détermine pas que le temps qu’il nous reste. Elle raconte aussi comment nous vivons ; elle inscrit dans notre constitution, ce que nous faisons du don prodigieux de vie ; elle évalue justement l’intensité de notre présence sur terre. Cette faculté nous dépasse et l’on affublera la part immergée de cet iceberg de différents qualificatifs : inconscient, subconscient, Surmoi, etc. Peu importe, car reste une lucidité intransigeante : au bout d’une certaine usure, quand la fatigue d’être devient insurmontable, que la succession de petits refus de porter haut les sublimes qualités que la vie aurait mises en nous, nous déborde, après une accumulation d’erreurs, d’égarements, de choix aberrants, que ne compensent plus nos efforts d’authenticité, de vérité, de beauté, d’amour… une décision se prend et le parcours s’interrompt. Qui fait ce choix ? Mystère. On l’appellera la mort.
Vivants et mortels ! Même si nous n’en parlons pas, même si nous n’y prêtons aucune attention, notre horloge de vie semble couplée à une autre face : la mort. Le mystère s’épaissit.
Vie, mort, deux phases de l’existence, mais nous n’y prêtons attention que dans des situations particulières : une naissance, un printemps, un plaisir (Elle est pas belle, la vie !) ou à l’inverse un décès, une souffrance, un désespoir (Born to suffer !) une guerre. Inlassablement, le balancement vie/mort cherche son équilibre en nous. Pourtant, aucune science, savoir, sagesse, croyance ne m’a apporté le mode d’emploi du balancier, les clés de soi, la carte de la géographie intime. C’est étrange : nous nous dotons de nombreux maîtres, coachs, savants, experts… dans les domaines pratiques de notre existence, mais d’aucun enseignement accessible pour apprendre à vivre et mourir alors que ce rapport essentiel détermine nos choix et attitudes pratiques.
Je me suis donc débrouillé seul. J’ai tâtonné pendant quelques dizaines d’années avant que la Vie, l’Éternelle, l’Incommensurable Vie ne soulève le voile de plomb avec lequel la culture masque la réalité de notre condition : vie, mort sont deux phases d’une seule et même énergie, deux visages du balancier qui détermine la marche de l’existence. Mais savoir n’est pas être. J’avance toujours à tâtons. Au moins le reconnais-je !
Ces deux faces d’un même processus, nous les célébrons avec pompe dans les moments les plus significatifs : Naissance, mariage, succès, maladie, décès… Elles réunissent famille et amis, donnent lieu à cérémonie, repas, réjouissances, cadeaux ou déchirants, chagrins. En dehors de ces temps officiels, nous ne cherchons pas à sentir les imperceptibles crissements du travail de l’énergie de vie/mort dans notre biologie, notre psychisme, le déploiement de minuscules faisceaux énergétiques qui alimentent les fonctionnements, dans un individu comme dans une galaxie, et dont nous tirons beauté ou laideur, qualité ou défectuosité, santé ou maladie, justesse ou injustice…
Ce manque d’attention engendre de nombreux mouvements collectifs aléatoires, détermine les orientations hasardeuses des sociétés dont les Grecs antiques, déjà, regrettaient les effets et que chaque ère historique a tenté de contrôler, de juguler, de récupérer sans succès. Nous vivons et mourrons, mus par des forces que nous appelons irréversibles, qui nous poussent à agir et réagir en provoquant des réactions qui engendrent à leur tour leur lot d’effets indésirables ou parasites qui inciteront leurs destinataires à engendrer à leur tour des réactions incontrôlées, des hasards, des inconséquences… Le récit de ces errements s’appelle l’histoire.
Pourtant ! Deux amants renouvellent l’amour dans un enlacement qui efface le temps, la pesanteur, le destin. Un fluide jaillit dans une matrice essentielle qui va créer une nouvelle alternative de vie. Mais avant qu’elle prenne forme, la puissance des intentions de ses géniteurs, l’énergie inouïe, née du miracle de cette rencontre, ouvre un chemin vers les étoiles. Chaque embrasement d’amour relancerait la vie, créerait une étoile. L’inverse serait vrai : chaque violence, désespoir, mensonge délibéré ferait pâlir ou s’éteindre un astre. Mais nous n’avons pas plus conscience de nos rayonnements que de notre cosmogonie interne.
Je suis lyrique. C’est pour moi, la seule manière d’échapper au piège de la pensée emprisonnée sous le joug d’une philosophie officielle qui a traqué puis éliminé méthodiquement toute trace d’idéal, qui a provoqué un génocide métaphysique. Mes mots sont poussés par un désir inouï d’une vie spirituelle qui existera un jour en un nombre infini de dimensions, mais que je n’exprime qu’avec imprécision, maladresse, peut-être provocation… Démarche banale en soi, pourtant riche d’espérance comme l’est la laiteuse pâleur de la nuit, à l’est, avant l’aube. Mais qu’elle est insuffisante pour créer une beauté à transformer la mort en vie ! Pour maintenir un peu de stabilité dans ce balancier vie/mort qui produit sur ma matière humaine sa succession de petits équilibres et déséquilibres !
Qu’est-ce que la vie pour moi ? Tout ce qui donne en-vie d’infini ; c’est l’évasion des prisons du raisonnable – philosophie de rongeur –, l’éclatement des limites ridicules dans lesquelles nous enfermons nos existences. C’est l’audace de choisir l’évolution perpétuelle, le renouvellement illimité du jour, la renaissance quotidienne à une variété de perceptions, de sentiments, de pensées inédites, une aube immaculée qui renaît de chaque sommeil. C’est la plongée profonde en soi, pour en extraire la source du changement sans fin. C’est l’amour si multiforme qu’on ne sait où il commence et finit ; l’incommensurable magnitude de la vision et de l’ouïe qui ont surmonté les faiblesses de leur organe respectif et perçoivent directement par la sensibilité, branchée sur l’intelligence universelle. C’est un humain qui accède à sa propre réalité, sort de la douleur ou de la peur de la lucidité et entreprend la recréation du monde par soi. C’est l’espérance que tout est possible à qui ne fait plus des déterminismes son confort… C’est une énergie présente partout, chez tous. Et vous l’exprimez sans doute différemment de moi.
La mort c’est tout ce qui arrête la création, l’évolution, le renouveau perpétuel dont l’amour est sans doute le moteur incroyable. La mort n’est pas le contraire de la vie. La vie est absolue, illimitée, irrépressible, elle ne saurait avoir de contraire. La mort est détérioration de la vie.
Qui observe attentivement le monde, la société, les humains qui nous entourent et soi, constate ce mécanisme insensible de lent renfermement de la vie, de petites morts qui prennent le contrôle de nous-mêmes : déceptions, amertumes, jalousies, préjugés, vanités, vengeances, soif de pouvoir sur les autres, routines… Ces manifestations représentent les oripeaux mentaux dont nous parons nos détresses, car nous sentons bien que la mort progresse et que la vie reflue. Il m’appartient alors d’entrer en moi, de vouloir prendre conscience de la vie qui s’y débat et de la faire grandir.
Nous avons perdu la trace de l’héritage de la Vie infinie, en nous. Nous sommes par ailleurs héritiers d’un monde qui croit la mort naturelle, inéluctable. Un jour, ce qui sert d’échafaudage, de support à ma construction existentielle, ma biologie et mon psychisme cesseront d’être alimentés. Mes poumons comme de flasques soufflets pendront inutiles dans ma poitrine et le métronomique affolement qui envoyait un flux rouge nourrir mes cellules, s’éteindra, fatigué de battre pour une cause si dérisoire. Mais la vie de beauté, d’amour, d’intelligence, d’équilibre, si je l’ai créée assez puissante, prendra la forme d’un vaisseau. Il s’évadera des rivages hostiles et incertains de la terre pour naviguer à travers le cosmos. Alors, j’entrerai en Vie.
À Nelly
Un matin, le lit est froid, la chambre, vide. La chaleur de son corps, son souffle habité qui construisaient dans la nuit un havre pour les jours incertains et houleux, ne sont plus. Elle n’a pas besoin de tâter le drap pour vérifier que non, jamais plus sa présence ne la réchauffera. Elle ne demande pas à son imagination de rappeler la houle tranquille qui soulevait ses côtes et lui donnait, à elle, un désir de mer. Ce serait trop douloureux ; et puis, on ne lutte pas contre l’absence. Tant qu’il reste un corps, même malade, on cherche des guérisons ; l’autre est là, même diminué, chancelant, et cela suffit pour fabriquer un impossible espoir. On peut se dire qu’il reste encore du temps, des nuits à guetter la progression de la maladie et/ou de la rémission ; quelques matins à se réveiller à deux.
Je pense à elle, son dépaysement morbide, sa stupéfaction éplorée devant l’inaltérable destin humain. Évidemment tant que la mort fauche loin, on peut s’indigner, se lamenter, se révolter ou en rire. Guerre, catastrophe naturelle, pandémie, tout finit par s’oublier ; une fois l’émission, la lecture, la conversation finies, on tourne la page. Mais quand elle est là, dans le lieu même où vous avez mis et trouvé la vie ? Dans la maison où vous avez élevé des enfants ; là où vous avez retrouvé le soir après les turbulences professionnelles, leurs rires éclatants, leurs chamailleries, leurs câlins soudains avec la fatigue ; où vous avez observé leur progression insensible vers l’âge adulte : où vous avez accueilli leurs enfants qui ont ramené le chahut, cette innocence insolente qui vient à bout de toute incrédulité et leurs demandes d’amour ; dans le lieu même du bonheur. Quand elle casse le bâton solide, le soutien à la fois sensible et imperturbable où l’on s’appuie dans la marche de l’existence. Quand vous êtes l’autre, celui qui reste, celui qui perd, celui qui doit apprendre une solitude contre nature qui déchire brusquement des dizaines d’années de vie ensemble… Vous n’avez plus de réaction. Vous êtes vaincu(e), défait(e).
La douleur aussi s’oubliera, car aucune énergie ne dure éternellement. Mais ça ne sera jamais plus pareil. La couleur du jour, la brillance du soleil, la fluidité du temps, l’intimité avec les proches n’auront jamais plus la même saveur. Quelque chose du vivant qui reste meurt aussi. Une fois l’union amputée, revenir à l’état individuel est absurde.
Votre unité avait résisté à des tempêtes, des difficultés, des tracas, des alertes. La passion amoureuse s’était muée en un écheveau de connivences, un jeu de regards qui suffisaient à mesurer la proximité et déployaient secrètement dans le cœur une douce chaleur. Elle déterminait ces rendez-vous mystérieux où les paroles, au détour d’un geste banal ou d’une remarque, tissaient un tapis d’attentions, de prévenances, de décisions qui fortifiaient le sentiment de devenir chaque jour un peu moins deux, un peu plus un. Assurance trompeuse qui ne prépare pas au drame, qui fait oublier qu’un jour, l’un des deux s’en ira. Il entamera un voyage, dont personne ne parle, derrière le voile obscur que l’effroi tient à distance. Un rideau qui masque tant de choses « là-bas » pour ceux qui y croient, mais aussi ici.
Je pense à lui aussi. Pour elle, je peux tenter des paroles, des regards, des baisers, une présence adaptée à son chagrin. Mais pour lui, que puis-je ? Il faudrait déjà que je dépasse l’absurde vide au-delà des apparences, institué par la culture matérialiste ; que j’ose m’aventurer au-delà du déni de vie qui pose qu’il n’y a rien en dehors de ce qu’on peut toucher, mesurer, analyser disséquer, quantifier ; que je brave une philosophie de naufragé, agrippé à ses débris concrets, à sa planche de salut matérialiste. Et que je laisse dériver mon navire sur une mer métaphysique, matrice de la réalité, pour tenter de le rejoindre. Dans cette croisière, les organes du vivant sont inutiles ; ils seraient même une ancre si je leur demandais de faire le point, de tracer le cap. Je dois abandonner la direction du vent au senti de la voile intérieure, à une perception fine d’une différence de densité, à une légère mutation de ma vie intérieure.
Certains sont doués pour cette exploration des vies sorties de notre réalité immédiate et perçoivent bien les mondes qui pullulent au-delà de nos perceptions. Ils entrent en communication avec les morts, les existences éthérées, les reliefs d’énergies. Moi, je ne le suis pas. Je m’appuie sur ma conviction que le lien n’est pas rompu entre ceux d’ici et ceux de là-bas. Alors, je m’attache à lui apporter un peu de ma matière psychique et corporelle, pour que, quel qu’ait été son parcours sur terre, il trouve dans cette solidarité la force de s’adapter à un environnement où il n’y a plus de chair et de cerveau pour s’accrocher à des repères.
La mort, l’inconnu enrobé dans un gigantesque emballage de non-dits. Pourquoi donc puisque c’est inéluctable ? Qu’on soit persuadé qu’il n’y a rien après où qu’on croie à une forme de survie – chacun croit à ce qu’il veut – pourquoi cette fuite, cette peur atroce, ce refus de la considérer comme l’aboutissement logique de l’existence ? Le cadre routinier et morose de notre vie, les conditions de notre existence, les choses que l’on fait sans même nous en rendre compte, nous les acceptons tant qu’elles ne sont pas devenues insupportables. Même des formes dures d’oppressions peuvent être vécues avec fatalisme. La mort semble la seule habitude inacceptable.
Il faut dire que c’est une habitude exceptionnelle qui ne frappe chacun qu’une fois. Mobiliser une vie faite de répétitions pour un événement unique paraît disproportionné. Ensuite, si peu en sont revenus que cette rareté n’incite pas le plus grand nombre à s’y préparer. Pourquoi faire, rigolera le jouisseur puisqu’il n’y a rien après ? Et comment se révolter contre la mort puisque c’est un phénomène qui nous dépasse ? Mais toutes ces bonnes raisons n’effacent pas la bizarrerie du silence dans lequel on noie un des événements les plus importants de notre existence. Même si on ne peut s’y habituer, même si en avoir peur serait une réaction saine, pourquoi ne pas s’y préparer ? Platon disait que philosopher – donc réfléchir –, c’est apprendre à mourir.
Apprendre à mourir quand on est jeune, en pleine santé, hors de tout danger, et que la vie nous sourit ? Rien de tel pour doucher l’existence et transformer les jours en parcours mortuaire !
Il ne s’agit pas de s’obséder de la mort, mais de prévenir son irruption souvent soudaine, sa survenue toujours trop brutale qui chaque fois relève d’un manque de vie ; guerres, famines, assassinats, violences, accidents, maladies, suicides sont des failles de la vie. Serions-nous totalement démunis contre ces fléaux ou disposerions-nous de ressources pour installer paix, douceur, satiété mondiale, prudence, santé et espoir qui apporteront un autre goût à l’existence ?
Une certaine hygiène de vie met à l’abri de dérèglements biologiques et assure une meilleure santé ; une certaine sagesse évite des risques dangereux ; une certaine solidarité et une certaine socialité prémunissent de hasards trop cruels. C’est déjà ça, mais ne pourrais-je aller plus loin ? Que dirais-je d’un courage qui défait l’oppression, d’une lucidité qui déjoue le mensonge des va-t’en-guerre et protège la paix, d’une mémoire qui évite de tomber dans les mêmes travers, d’une connaissance de soi qui débusque les faiblesses intérieures, préludes aux détériorations psychosomatiques, d’une conscience qui veille à ne laisser personne à la traîne, d’une puissante attention à ce qui m’est extérieur qui affaiblit le hasard, d’un amour universel qui veille à la conservation du bonheur, à l’épanouissement, à l’équilibre des autres, d’une vertu qui ouvre les portes des fondements cachés de l’univers ?
On se demandera à quoi peut servir la projection d’un état idéal où l’humanité aurait dépassé ses limites, les freins, qui la maintiennent encore dans un état de précarité plus ou moins accentuée ? Précarité, vous avez dit précarité ? Qui aurait dit à la veuve il y a quelques mois que son mari ne serait plus ? Qui aurait prévenu le jeune homme qu’un accident terrible allait lui ôter la vie en sortant de boîte de nuit ? Qui aurait pu imaginer que cet indécrottable boute-en-train allait mettre fin à ses jours ?
Qui aurait pronostiqué en novembre 1989 que la guerre froide allait à nouveau attiser la rivalité entre l’Ouest et l’Est, augmentée de la Chine ? Qui aurait prédit en 1968 que l’individualisme, le chacun pour soi, et le refus polémique des autres allaient animer la vie publique ? Qui aurait pensé au moment où l’on a créé la Sécurité sociale que l’économie allait conduire les riches à devenir de plus en plus riche et les pauvres de plus en plus pauvres ?
Certains tentent bien d’alerter des proches ou l’opinion sur des menaces qu’ils perçoivent, mais en général on ne les écoute pas. On ne pense pas plus à la vie qu’on ne pense à la mort. On programme l’achat d’une maison sur vingt ans ; on planifie une carrière professionnelle ; on se préoccupe de l’avenir des enfants ; on se dévoue pour la santé de proches. Mais tout cela restera conditionné à des conditions existentielles qui nous dépassent : survient un gros problème et tout est remis en question. Une précarité hasardeuse guide nos heures jusqu’au jour où nous quittons cette terre. Nous ne faisons que survivre quelques dizaines d’années. L’animal ne semble pas s’en inquiéter. Le végétal, je ne sais pas. Mais nous ! Pourquoi restons-nous les yeux rivés sur l’horizon restreint de notre quotidien, alors que peut-être, un peu plus loin, s’agrègent les constituants d’une menace qui va le ravager ? Pourquoi ce refus de se prendre la tête qui fait le lit de tous les hasards ? Parce que nous ne nous sentons pas de taille à anticiper, à prévoir, à sortir des immédiats sentiments, perceptions, émotions, habitudes, consensus, pour s’aventurer dans des recherches incertaines d’autres manières de vivre ? Rien ni personne ne nous prépare à vivre et à mourir. Ce serait le rôle des élites de prévenir les menaces potentielles et d’adoucir au maximum la fin de vie. N’a-t-on pas dit que « gouverner c’est prévoir ». Ce n’est pas le cas. Les puissants se contentent d’essayer de réparer les dommages qu’ils ont souvent provoqués. Nous sommes livrés à nous-mêmes.
C’est probablement ce constat qui explique la crise que nous vivons en ce moment : confusion politique, Gilets jaunes, banlieues, stagnation économique, écologie, collapsologie, wokisme, recrudescences des violences et des guerres… Cette crise ne se traduit pas par une profusion de messages existentiels, par la remise en cause de l’organisation des sociétés en système. Elle ne se manifeste pas par l’exigence d’un bonheur universel, ou la volonté de bâtir des nations animées d’une grande foi aimante, émancipée et libératrice. Les modes d’expression de cette crise empruntent les conditions culturelles qui la créent. Mais elle témoigne en profondeur d’une autre attente. L’attente d’une vraie vie, belle, heureuse, épanouie, partagée, créatrice, évolutive, capable de venir à bout de n’importe quel malheur, de mettre en œuvre des formes de collectivités dont l’humain de base sera l’artisan magnifique. Capable d’interroger la mort.
Cette utopie ne sort pas de mon clavier par hasard. N’a-t-elle pas constitué le moteur de tant de promesses qui ont fait lever des foules dans l’histoire ? Elle est matière de notre composition. Elle est une composante de notre cœur. Tu dois, donc tu peux, aurait dit Kant. Si elle est, ou a été, en nous c’est que logiquement nous disposons des moyens pour la réaliser. Où sont-ils ces moyens jamais mis en action de manière assez déterminante pour changer ce monde ? Les trouver, les faire grandir, les réaliser, les confronter avec les moyens des autres pour en faire de beaux projets, tel est le but de la vie.