Racisme social - Jean-Christophe Grellety - E-Book

Racisme social E-Book

Jean-Christophe Grellety

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Beschreibung

80 milliards d'humains forment le mur des siècles, dont nous ne connaissons que l'écume. Si, après leur décès, nos aïeuls sont devenus si indifférenciés qu'ils en sont méconnaissables, enfin unis dans la plus grande Internationale, la vie ante mortem s'est manifestée par la différenciation absolue, avec l'unicité, confirmée par la science biologique (ADN). Une longue Histoire a commencé, dans laquelle des mutations, provisoires ou durables, se sont imposées, dont une séparation entre des "Crésus" et des privés, de tant de choses. Pauvres et ex-pauvres, les seconds n'existant que par les premiers, ils ont voulu ne plus voir leurs frères et soeurs, de condition, humaine, les rencontrer, avec la mise en place d'un séparatisme physique. L'Histoire européenne a dopé cette différenciation, avec un culte, des idéologues, une exploitation impressionnante des forces vives, notamment dans ses colonies. La mondialisation a exporté cette guerre civile européenne permanente, avec le Racisme social & le racisme. Les pratiques ploutocratiques furent, sont, totales, accompagnées par des représentations, la chosification d'êtres humains, traités de "déchets", "ordures", comme des animaux - pauvres animaux. Comment l'humanisation a pu devenir en même temps une telle déshumanisation ? Pourquoi les politiques ont consisté à fabriquer et utiliser un large éventail d'armes contre les majorités civiques ? Face à cet arc du Racisme social qui va des contradictions du Christianisme, à celles du libéralisme, jusqu'au nazisme, l'Humanité a résisté, continue de résister, avec des hérauts, héros, héroïnes (dont nombre sont célèbres mais tant sont inconnus), avec un horizon historique, une fraternité inconditionnelle. Hélas, la France & les Etats-Unis sont particulièrement en cause, faute, comme trop de mauvais intellectuels, responsables d'attentats métaphysiques, dont l'esclavage et le colonialisme furent de graves conséquences, avec lesquelles nous n'avons pas du tout fini. Compléments à lire sur https://racisme-social.fr/

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Racisme social

Théorie interdisciplinaire des pratiques ploutocratiques de différenciations sociales

Cet ouvrage est dédié à, la mémoire de Pierre Grélety, croquant en Périgord, Pierre Leroux, Albert Mathiez, Albert Einstein, James Baldwin, Domenico Losurdo et Christian Delacampagne. Je remercie Patrick Tort pour, en amont de la rédaction de ce livre, des discussions instructives. L’ouvrage est dédié à celles et ceux qui, individus, peuples, sur cette planète, bien avant nous, et maintenant, ont levé, lèvent la tête, et qui, voyant autour et au loin, comprennent qu’ils peuvent être les jouets d’une force qui agit sur eux et contre eux. Je le dédie à toutes et tous, celles et ceux, qui ont subi l’exclusion des droits fondamentaux de la vie, notamment de l’Habitat, à toutes les victimes de ce racisme social européen, désormais mondialisé, qui prétend être l’alpha et l’oméga de l’Histoire humaine, à celles et ceux qui s’opposent à cette exclusion, mise en danger de la vie d’autrui, à celles et ceux qui dénoncent cette privation, comme le font les membres de l’association « Les morts de la rue ». Il est aussi dédié à Matisse, à Valérie, sa mère, à Nahel, assassiné fin juin 2023, dans une rue de Nanterre, par un agent armé.

L’espoir n’est même pas seulement un droit, mais un devoir.

Je dédie tout mon travail à Loreleï et Victoria, et à mes chers amis, amies. Je remercie plus particulièrement Victoria qui a bien voulu, une fois le livre terminé, en faire plusieurs lectures afin de m’aider à vérifier que ce livre ne comportait plus d’erreurs. Je lui suis infiniment gré de cette expression de son affection.

Chapitres

Préface

Introduction

Praxis, théorie et principes du racisme social

L’histoire-populaire française : le fondamental occulté

États-Unis (Angleterre) : le royaume du racisme social/ racisme

Dans le monde, des mantras

Conclusion : mettre fin aux ghettos et au Gotha

Postface - à propos de l’Action Littéraire

Bibliographie

Les notes, références, de ce livre se trouvent en bas de page ou dans le corps du texte. Comme pour le nombre de pages, ces notes, références, auraient pu être multipliées par deux, trois. Celles qui sont énoncées sont nécessaires, d’autres ne le sont pas, mais l’auteur fait confiance à la curiosité des lectrices et des lecteurs pour faire des recherches. Les passages cités renvoient aux oeuvres, mais sans précision sur la page. En effet, outre que l’auteur certifie que les passages cités proviennent de ces textes, et, tels quels, les lecteurs vraiment intéressés par une citation, un auteur, seront ainsi amenés à découvrir le texte, le livre, plus largement, plutôt que de simplement se contenter de trouver le passage à l’endroit indiqué comme cela est affirmé ici. Par ailleurs, un des principaux sujets de ce livre concerne le pouvoir des mots, le choix des mots. Vous trouverez dans ce livre des néologismes, expliqués, comme « misopénie », des expressions inédites, des jeux de mots. Ce rapport aux mots s’explique par une contestation de l’ordre discursif, en lien avec l’ordre politique. On ne peut espérer aller vers des changements en restant enfermés dans les cadres existants.

« Je suis fermement convaincu que toutes les richesses du monde ne pourraient faire avancer l’humanité, même si elles se trouvaient entre les mains d’un homme qui fût aussi dévoué que possible au progrès. », Albert Einstein, dans « De la richesse - Comment je vois le monde (1934-1958) »

« Toute prétention à une supériorité quelconque, sauf dans le domaine technologique, qu’ont pu entretenir les nations chrétiennes, a, en ce qui me concerne, été réduite à néant par l’existence même du IIIe Reich. Les Blancs furent et sont encore stupéfaits par l’holocauste dont l’Allemagne fut le théâtre. Ils ne savaient pas qu’ils étaient capables de choses pareilles. Mais je doute fort que les Noirs en aient été surpris ; au moins au même degré. Quant à moi, le sort des juifs et l’indifférence du monde à leur égard m’avaient rempli de frayeur. Je ne pouvais m’empêcher, pendant ces pénibles années, de penser que cette indifférence des hommes, au sujet de laquelle j’avais déjà tant appris, était ce à quoi je pouvais m’attendre le jour où les États-Unis décideraient d’assassiner leurs nègres systématiquement au lieu de petit à petit et à l’aveuglette », James Baldwin, « La prochaine fois, le feu », 1962.

« Quand l’homme blanc est arrivé en Afrique, l’homme blanc avait la Bible et l’Africain avait la Terre, mais maintenant c’est l’homme blanc qui, contre son gré et dans le sang, se voit retirer la terre tandis que l’Africain en est encore à essayer de digérer ou de vomir la Bible. », James Baldwin, « La prochaine fois, le feu », 1962.

Préface

Paru en 1890, « Le portrait de Dorian Gray »1 d’Oscar Wilde conte l’histoire d’un jeune dandy londonien, réputé pour sa très grande beauté, duquel un peintre a fait un portrait, jugé par les contemporains pour son égale perfection. Ce tableau est offert par le peintre à son modèle. Quand il découvre le tableau, « Dorian ne répondit pas ; il arriva nonchalamment vers son portrait et se tourna vers lui… Quand il l’aperçut, il sursauta et ses joues rougirent un moment de plaisir.

Un éclair de joie passa dans ses yeux, car il se reconnut pour la première fois. Il demeura quelque temps immobile, admirant, se doutant que Hallward lui parlait, sans comprendre la signification de ses paroles. Le sens de sa propre beauté surgit en lui comme une révélation. Il ne l’avait jusqu’alors jamais perçu. Les compliments de Basil Hallward lui avaient semblé être simplement des exagérations charmantes d’amitié. Il les avait écoutés en riant, et vite oubliés… son caractère n’avait point été influencé par eux.

Lord Henry Wotton était venu avec son étrange panégyrique de la jeunesse, l’avertissement terrible de sa brièveté. Il en avait été frappé à point nommé, et à présent, en face de l’ombre de sa propre beauté, il en sentait la pleine réalité s’épandre en lui. Oui, un jour viendrait où sa face serait ridée et plissée, ses yeux creusés et sans couleur, la grâce de sa figure brisée et déformée. L’écarlate de ses lèvres passerait, comme se ternirait l’or de sa chevelure. La vie qui devait façonner son âme abîmerait son corps ; il deviendrait horrible, hideux, baroque… Comme il pensait à tout cela, une sensation aiguë de douleur le traversa comme une dague, et fit frissonner chacune des délicates fibres de son être… ». La scène illustre on ne peut plus clairement le plus parfait narcissisme. Sujet « parfait », Dorian Gray formule un voeu « Si c’était moi qui toujours devais rester jeune, et si cette peinture pouvait vieillir !….

Pour cela, pour cela je donnerais tout !…. Il n’est rien dans le monde que je ne donnerais… Mon âme, même ! ». Alors qu’il pense avoir prononcé des paroles en l’air, il constate que son portrait change, alors qu’il reste, lui, le même, « de marbre ». Une jeune comédienne dont il était tombé amoureux et à qui il avait proposé de l’épouser se suicide, après que, mystérieusement, elle se soit humiliée après être devenue incapable d’interpréter ses personnages.

Alors qu’il se pensait amoureux, il découvre que cette mort l’indiffère : « Et cependant je me rends compte que je ne suis affecté par cette chose comme je le devrais être ; elle me semble simplement être le merveilleux épilogue d’un merveilleux drame.

Cela a toute la beauté terrible d’une tragédie grecque, une tragédie dans laquelle j’ai pris une grande part, mais dans laquelle je ne fus point blessé ». Conscient que des personnes pourraient être, elles aussi, frappées par les changements de son portrait, il le met au secret. Comme s’il était immortel, il mène une double vie mondaine, avec ses pairs et auprès de pauvres, en la compagnie desquels il cherche des plaisirs « rares », et, au fur et à mesure, le portrait continue de changer, par de nettes et pénibles accentuations. Et alors que le peintre de ce tableau lui rend une visite, il décide de lui révéler ce mystère, et, ensuite, emporté par une rage contre cet artiste qui l’a lié à cette « sorcellerie », il le tue d’un coup de couteau. Et là encore, il ne ressent rien. Il obtient d’un ami que le corps du peintre soit dissous et disparaisse entièrement, ami qui, peu après, met fin à ses jours. Alors qu’il passe une de ses nuits de fête, le frère de la jeune comédienne suicidée comprend qu’il est présent au même endroit que lui et veut le tuer, mais quand il est face à lui, il pense qu’il ne peut pas être ce Dorian Gray, puisque celui qu’il voit est trop jeune. Et quelque temps plus tard, Gray découvre ce jeune homme, mort, involontairement tué par un ami, chasseur comme lui, parce qu’il était caché dans un bois, dans l’intention de le surprendre et de le tuer. Frappé par cet évènement, il ne veut pas rester indifférent à cette mort, entend faire « rédemption », en se forçant à faire une bonne action, mais si le portrait change, c’est en aggravant encore ses traits, en associant ainsi plusieurs sentiments égoïstes. Éternellement jeune mais non réellement immortel, il décide de se suicider, et, instantanément, devient lui-même, un vieillard monstrueux. L’enquête de police conclut que ce mort est pourtant bien Monsieur Dorian Gray. Jeune homme, dandy, donc représentant la classe qui dirige l’Angleterre, il incarne la volonté de tous les membres de sa jeunesse dorée, à savoir vivre une vie de plaisirs (sans aucun travail), subventionnée par des finances inconnues, et rester jeune le plus longtemps possible, voire, « éternellement ». Et là, il ne s’agit pas d’une description fictive de cette classe, mais de ce pour quoi elle existe, à travers ses fils et filles, ne pas travailler, disposer de fortunes, vieillir le plus lentement possible. Or cette classe est, en soi, « distinguée » : le peintre peut dire à Lord Henry, « Une fatalité pèse sur les distinctions physiques et intellectuelles, cette sorte de fatalité qui suit à la piste à travers l’histoire les faux pas des rois. Il vaut mieux ne pas être différent de ses contemporains. Les laids et les sots sont les mieux partagés sous ce rapport dans ce monde. Ils peuvent s’asseoir à leur aise et bâiller au spectacle. S’ils ne savent rien de la victoire, la connaissance de la défaite leur est épargnée. Ils vivent comme nous voudrions vivre, sans être troublés, indifférents et tranquilles. Ils n’importunent personne, ni ne sont importunés. Mais vous, avec votre rang et votre fortune, Harry, moi, avec mon cerveau tel qu’il est, mon art aussi imparfait qu’il puisse être, Dorian Gray avec sa beauté, nous souffrirons tous pour ce que les dieux nous ont donnés, nous souffrirons terriblement… ». Copie de ces discours que les membres de cette classe peuvent tenir, capable de « souffrir terriblement », les « laids et les sots », sont ces personnes, « autres », qui ne sont pas « comme eux », à leur « image », eux, les Bourgeois. S’il est impossible de ne pas être affecté par le temps, les épreuves de la vie, la volonté de cette classe est, comme avec Dorian, de vivre comme si rien ne l’affectait, et, en effet, des vies des autres, de leurs souffrances, elle n’en est pas affectée. Son narcissisme est tel qu’il la conduit au racisme social comme au racisme, parce qu’elle peut vivre sans empathie pour celles et ceux qui se situent hors de son groupe. Cette perte de l’empathie est un des premiers symptômes du mal qui commence à le ronger. Mais quoiqu’elle puisse tenter de dissimuler, il y a toujours une révélation de sa laideur, quelque part, d’une certaine manière. La vérité de soi se manifeste dans ce propos du peintre, « Les laids et les sots sont les mieux partagés sous ce rapport dans ce monde. Ils peuvent s’asseoir à leur aise et bâiller au spectacle. S’ils ne savent rien de la victoire, la connaissance de la défaite leur est épargnée. Ils vivent comme nous voudrions vivre, sans être troublés, indifférents et tranquilles. Ils n’importunent personne, ni ne sont importunés.

Mais vous, avec votre rang et votre fortune, Harry, moi, avec mon cerveau tel qu’il est, mon art aussi imparfait qu’il puisse être, Dorian Gray avec sa beauté, nous souffrirons tous pour ce que les dieux nous ont donnés, nous souffrirons terriblement… » puisqu’il est absolument faux que les « sots et les laids », autrement dit, celles et ceux qui n’appartiennent pas à leur groupe social, vivent sans être importunés. Bien au contraire, leurs vies subissent constamment l’influence de ces « gens importants », comme cette jeune femme, trahie par Dorian Gray, comme son frère, tué par un ami de Dorian Gray. Et les années qui ont suivi la parution de ce roman ont dramatiquement illustré la pertinence de cette évaluation du narcissisme aristocratique et bourgeois, avec ses déclinaisons, de racisme social et de racisme. Au moment où paraît l’édition de ce livre, en 2023, nous sommes dans un moment de l’Histoire de France et du monde, où les deux racismes, le racisme social et le racisme, sont toujours plus actifs, présents, effectifs. Mais si les borborygmes et les exhalaisons du second sont bien connus, perçus, identifiés, comme tels, ceux du racisme social le sont moins parce qu’il n’a pas encore bénéficié d’une clarification intellectuelle et politique. L’auteur de ce livre espère donc qu’il va devenir une contribution à cette clarification, aux côtés d’autres travaux, publications, combats, puisqu’il n’y a pas de pensée sociale, politique, réel, par le fait d’un « démiurge », seul. Il y a quelques semaines, 500 personnes ont arpenté une rue de Paris, avec des éléments d’identification en référence au nazisme. Le nombre est à la fois ridicule, et en même temps, pas nul, puisqu’il est connu que de tels fanatiques peuvent, même réduits à la plus simple expression, l’unité, commettre des crimes, et notamment des crimes de masse, dès lors qu’ils sont motivés et outillés. On pourrait s’étonner que, pour commencer ce livre, cette préface, il soit ainsi fait référence, avec le nazisme, au racisme plutôt qu’au racisme social, mais c’est là avoir une interprétation partielle du nazisme. En effet, tant par la composition sociologique de ces manifestants parisiens, dans laquelle des journalistes ont repéré une figure, issue d’une vieille famille, noble, française, Marc de Cacqueray-Valménier, « jeune homme » « issu d’une vieille famille aristocratique et catholique traditionaliste où l’on compte prêtres et militaires. Son père est un ancien de l’Action française ; son oncle fut une figure du mouvement Civitas ; son cousin a milité dans les rangs de La Manif pour tous et fut tête de liste du Rassemblement national au Mans (Sarthe) lors des élections municipales en 2020 »2 que par l’Histoire même du nazisme en Allemagne, avec un parti anti-ouvrier, le racisme social et le racisme vont souvent de pair, sont intimement liés. Mais au-delà de tels phénomènes avec des nostalgiques du IIIe Reich, la vie sociale et politique française de ces derniers mois est marquée par des affirmations et des obsessions, de racisme social et de racisme : par exemple, le gouvernement en place s’en est déjà pris aux chômeurs, en réduisant leurs droits, affirme vouloir obliger des personnes sans emploi à accomplir des heures de travail hebdomadaires, selon « l’intérêt général », sans droits salariaux afférents, et les musulmans sont constamment la cible de tous les quolibets, les critiques, les accusations, entre les convaincus de l’extrême droite et les cyniques gouvernementaux qui ont instrumentalisé cette obsession, notamment à des fins de diversion sociale, afin de soutenir les convaincus dans leurs obsessions. Les réseaux sociaux français sont remplis par celles-ci, et des leaders d’opinion comptent des centaines de milliers de « followers » (des suiveurs). L’auteur de ce livre est né en France, a grandi dans le Sud-ouest près de Bergerac. J’ai pris conscience de ce racisme social au fur et à mesure de ma croissance entre l’enfance et un âge adulte avancé, à partir d’expériences concrètes. Fils d’une famille ouvrière, avec un père, ouvrier dans une usine de production de panneaux stratifiés (qui imitent le bois) et une mère qui fut pendant quelques années mère au foyer avant de devenir une salariée dans des activités commerciales, issu d’une vieille famille française non noble, dont un des aïeuls fut un « croquant » à la tête d’une petite armée locale de pauvres rebelles, j’ai souvenir, dans la plus « tendre » enfance, des rapports sociaux exprimés par des regards et par des mots, à l’occasion de rencontres entre adultes. Le non-dit parlait déjà beaucoup. Devenu étudiant, je commençais à suivre des études de Philosophie à Bordeaux : la ville même est synonyme de racisme social, tant elle est, depuis longtemps, entre les mains d’une bourgeoisie excessivement fortunée (commerce viticole, traite esclavagiste, etc.), et à l’Université, ne pas être un fils de ces familles pesait lourd, notamment face à des professeurs qui passaient leur temps dans des exégèses de Paul Valéry et d’Aristote, en taisant leur pensée politique réelle… Une nouvelle expérience universitaire à Toulouse me fit découvrir que la ville était loin d’être rose, que la bourgeoisie qui en était maîtresse était très semblable à celle de Bordeaux et que, passé 22 heures, les habitants de Toulouse étaient couchés comme les poules (contrairement à la réputation de la ville). Quand il fallut « monter à Paris », pour travailler auprès de Marc Sautet, pour l’animation et le développement des Cafés-Philo (cf le livre « Cafés-Philo en France, un malentendu un échec ? Éducation Nationale Philosophie, l’Humiliation »), l’expérience fut plus brutale encore, notamment quand la vie imposait de faire un passage dans les quartiers huppés de Paris, ou dans les quartiers pauvres, de mesurer les différences, de voir que la grande ville était entre les mains, là encore, d’une population minoritaire mais qui avait l’air de penser que le pouvoir lui était naturellement dû, qu’il n’était naturellement pas destiné à des personnes autres et surtout pauvres. Je ne savais pas encore que cette banalité française allait prendre des proportions aussi importantes, jusqu’à la radicalisation que nous connaissons et subissons aujourd’hui. À cette même période, à l’occasion d’un échange téléphonique avec le patron français du groupe Prisma Presse, filiale du groupe allemand Bertelsmann, Axel Ganz, je pus mesurer l’ampleur de la détermination des membres de cette classe sociale : l’homme de presse reconnaissait les mérites et les résultats du magazine « Socrate @ Co »,3 inventé et produit quelques mois plus tôt, mais il avouait que ce n’était pas un titre pour son groupe, parce que ce n’était pas un titre people, parce qu’il aurait des difficultés à lui faire trouver de la publicité, parce que le propos était trop libre et donc pas rassurant. D’autres rencontres confirmèrent que, fils de, des portes auraient pu s’ouvrir, mais que, fils d’ouvrier, elles resteraient fermées. Ainsi, l’expérience démontrait que le discours sur le « mérite » était bien une astuce et une arnaque, sans rapport avec la réalité. Et les années qu i suivirent, entre le début du vingt-et-unième siècle et maintenant, ont systématiquement confirmé ce principe structurel français. Ce livre est donc aussi le fruit d’une expérience, pendant laquelle l’auteur que je suis a pu d’abord la vivre et après la théoriser, comprendre l’ampleur du racisme social, en étudier l’Histoire française, comme de son Histoire mondiale, sur une durée de trois décennies. Né, élevé, dans cette France où l’influence américaine ne cessait de croître, où les éloges concernant les États-Unis étaient quotidiens et pléthoriques, j’ai commencé ma vie d’adulte dans un certain scepticisme à l’égard de cette idolâtrie, mais, après la mort de Marc Sautet et l’arrêt de ma participation si régulière aux « Cafés-Philo », après le 11 septembre 2001, j’ai, brièvement mais trop longtemps quand même, baissé ma garde, et, à cause d’une culture historique insuffisante, d’une connaissance tout aussi insuffisante, des États-Unis actuels, j’ai pu, pendant quelques années, avoir les yeux de Chimène pour ce Léviathan, jusqu’à ce que son hyperviolence me dessille les yeux, et, depuis, m’étant égaré pendant quelques années, ayant été trompé par des mensonges publics d’ampleur internationale (comme le coup du flacon à anthrax, attribué à l’Irak par le secrétaire d’État Colin Powell), j’ai retrouvé mes esprits, et j’ai travaillé à ne pas me contenter des miettes que nous donnent sur ce pays des médias dont nous savons à quel point ils furent et ils sont sous son influence. Inscrit pour une thèse en Philosophie avec Jean-François Mattéi à l’Université de Nice, je n’ai pas pu conclure et présenter ce travail, mais, depuis la fin des années quatre-vingt-dix, je n’ai cessé de travailler à un dossier pour un « autre monde », et ce livre est un des fruits de ce travail permanent, un chantier ouvert, que je lègue à des plus jeunes. Son objet vise une violence désormais planétaire, avec de multiples effets.

Elle est, en effet, particulièrement illustrée par l’Histoire des États-Unis, à propos desquels un chapitre est enfin entièrement consacré, une Histoire qui, quand elle est connue, contredit totalement les perceptions mondiales sur ce pays. Elle a commencé il y a plusieurs siècles, et la réduire, comme pour le racisme, va prendre beaucoup du temps, mais des personnes admirables ont démontré que le travail personnel allié à un travail collectif, peut faire tomber des citadelles apparemment imprenables. Alors que la rédaction de ce livre approchait de sa fin, le quotidien en ligne Médiapart publiait « Zahra, morte pour quelques fraises espagnoles » 4 de Rachida El Azzouzi : « Zahra est morte juste avant le lever du soleil, en allant au travail, le 1er mai 2023, le jour de la Fête internationale des travailleuses et des travailleurs. (…) quand, à 6 h 25, le bus qui les transportait sans ceinture de sécurité s’est renversé. Elles étaient une trentaine d’ouvrières marocaines, en route pour la « finca », la ferme où elles cueillent sans relâche, à la main, les fraises du géant espagnol Surexport, l’un des premiers producteurs et exportateurs européens (…). Le chauffeur roulait vite, au-dessus de la limite autorisée, dans un épais brouillard. Zahra est morte sur le coup (…) à une cinquantaine de kilomètres de Huelva (…). Au coeur d’une des parcelles les plus rentables du « potager de l’Europe » : celle qui produit 90 % de la récolte européenne de fraises, « l’or rouge » que l’on retrouve en hiver sur nos étals, même quand ce n’est pas la saison, au prix d’un désastre environnemental et social (…) qui génère plusieurs centaines de millions d’euros par an, et emploie, (…) 100 000 personnes. (…) Et il repose sur une variable d’ajustement : une main-d’oeuvre étrangère saisonnière ultraflexible, prise dans un système où les abus et les violations de droits humains sont multiples. Corvéable à merci, cette main-d’oeuvre « bon marché » n’a cessé de se féminiser (…) sous les serres qui s’étendent à perte de vue (…) ». Humains maltraités, à l’unisson de ce qui se passe dans cet environnement, avec « un océan de plastique blanc arrosé de produits toxiques : des pesticides, des fongicides, des insecticides… Le recrutement se fait directement au Maroc, par les organisations patronales espagnoles, avec l’aide des autorités marocaines (…) dans des zones principalement rurales (…) L’Espagne recherche en Afrique du Nord une force de travail qui déploie des « mains délicates », des « doigts de fée » (…) Ceux de femmes entre 25 et 45 ans, pauvres, précaires, analphabètes, mères d’au moins un enfant de moins de 18 ans, idéalement célibataires, divorcées, veuves.(…) Zahra avait le profil type. Elle est morte à 40 ans. Loin de ses cinq enfants, âgés de 6 à 21 ans, qu’elle appelait chaque jour. (…) ». Profilage « scientifique », ce capitalisme-là sait trouver les meilleures mains, ceux de femmes qui ne font pas semblant de travailler, quitte à s’épuiser. « Les autres ouvrières ont été blessées à des degrés divers. Trois semaines plus tard, elles accusent le coup, isolées du monde, dans la promiscuité de leur logement à San Juan del Puerto, une ancienne auberge où elles sont hébergées, moyennant une retenue sur leur salaire, par l’entreprise Surexport (…) Privées d’intimité, elles se partagent les chambres à plusieurs. La majorité des femmes accidentées est de retour, à l’exception des cas les plus graves, toujours hospitalisés. « Ils nous ont donné des béquilles et du paracétamol. Et maintenant, ils nous demandent de revenir travailler alors qu’on en est incapables, qu’on est encore sous le choc.

Le médecin mandaté par l’entreprise a dit qu’on allait très bien, alors que certaines ont des fractures (…) ». De leur travail, il dure (…) au-delà du cadre fixé par la convention collective de Huelva, qui prévoit environ 40 euros brut par jour pour 6 h 30 de travail, avec une journée de repos hebdomadaire. Sans être payées plus. Elles affirment aussi avoir droit à moins de trente minutes de pause quotidienne, « mal vivre, mal se nourrir, mal se soigner », du fait d’un système qui les contrôle dans tous les aspects de leur vie et les maintient « comme des prisonnières » à l’écart des centres urbains, distants de plusieurs kilomètres. (…) Travail forcé ou non payé, y compris les jours fériés, les dimanches, heures supplémentaires non rémunérées, passeports confisqués par certains patrons, absence de repos, contrôles du rendement (…), absence de mesures de sécurité et de protection sur le lieu de travail, tromperie à l’embauche, harcèlement moral, violences sexuelles, racisme, xénophobie, logement indigne, accès aux soins de santé entravé… ».

Ce sont de ces femmes, de leurs soeurs, de leurs frères, de nationalité, de religion, mais aussi de condition, que des nouveaux médias, spécialisés dans l’expression du mépris, des insultes, des diffamations, parlent tous les jours., femmes pauvres, musulmanes. Chaque jour, ces propos ont pour but de faire des différences des uns et des autres (couleurs de peau, cultes coutumes, apparences, pratiques des jeunes, etc.), des fossés et des raisons qu’ils s’opposent les uns les autres, parce que cette confrontation entre les racisés de racisme social (les petits blancs, sans que cette expression soit péjorative), avec les racisés de racisme social et de racisme, est la condition sine qua non du statu quo social, de « l’ordre bourgeois », européen comme français. C’est à propos de ces deux blocs, si similaires, avec leurs spécificités, de leur désunion, qu’Houria Bouteldja a formé un rêve, un voeu, un projet, celui d’un « nous », qui rassembleraient ces décolonisés : « Je l’avoue, c’est un bien curieux mot que ce « nous ». À la fois diabolique et improbable. Au moment où, d’un côté, les « je » et les « moi » plastronnent et où, de l’autre, le « nous » de la suprématie blanche s’épanouit, il est même presque incongru. A fortiori quand on sait que les différentes composantes et sous-composantes de ce grand « nous » – fanonien – sont presque toutes aussi incertaines les unes que les autres. Le « nous » des classes populaires blanches ? Improbable. Celui des indigènes ? Une blague. La rencontre de ces deux « nous » : un mirage. Leur union au sein d’un bloc historique ? Une chimère. Je me suis donc lancée dans l’écriture d’un livre presque injustifiable à mes propres yeux en m’accrochant à la branche fragile de cet adage populaire aussi juste que dérisoire : « tant qu’il yadelavie, ilyadel’espoir ». Le NOUVEL ESPOIR. Car, si j’ai grand-peine à me convaincre qu’une telle unité est possible, je ne me résous pas à l’idée que tout n’aura pas été tenté. Aussi faut-il commencer par ce qui l’empêche.

Haut les coeurs ! ». 5 L’avantage des « Indigènes », décoloniaux, comparés aux « beaufs », ces « petits blancs », c’est qu’ils savent que la colonisation ne s’est pas arrêtée avec les officielles décolonisations, qu’ils sont toujours soumis aux effets, sismiques, longs, du colonialisme, et que la continuité capitaliste en a assuré le prolongement constant, avec, alors que les choses se tendent, un retour aux fondamentaux, comme le racisme, pour les maîtres, les thuriféraires, les publicitaires et les soldats de ce système. À l’inverse, ces Blancs, pauvres, la plupart se pensent en « sujets libres », qui, eux, n’auraient pas aussi été colonisés, et, évidemment, ne le seraient pas plus maintenant qu’hier. Or, évidemment, il s’agit là d’une très lourde et dangereuse illusion, dont ils ne sont pas, seuls, responsables, puisqu’une gauche supposée être à leurs côtés, est aux abonnés, absente, notamment parce qu’un certain marxisme a préféré et préfère passer son temps dans l’énonciation de ses sains et saints dogmes plutôt que d’être dans des luttes concrètes, définies par une pensée politique constamment travaillée, renouvelée, modifiée. Si l’ambition de ce livre est d’aider à ce que, là où cela coince, nous puissions débloquer les « chakras »6 des uns et des autres, c’est aussi parce qu’il prétend exposer une théorie philosophique inédite et complète.

Inédite, par son sujet, par ses justifications, explications, complète, à la fois sur ce sujet même, son Histoire, ses continuités présentes. Théorie philosophique, parce que, bien que la pensée philosophique ait pu se réfugier dans les abstractions, généralités, de la « métaphysique », dès lors que, avec Aristote, à cause d’Aristote, la pensée philosophique a pris une mauvaise voie, motivée par un ressentiment de l’élève envers le maître (Platon), lequel a décidé de ne pas lui confier la gestion de sa succession à la tête de l’Académie, et par une adhésion du créateur du « Lycée », à une pensée politique fondamentalement inégalitaire, une pensée qui fut fatale à la Grèce. Comme nous en avons fait la démonstration (qui reste encore à être augmentée, fortifiée) dans « Cafés-Philo… », la pensée philosophique socratique-platonicienne est une pensée constituée contre les généralisations, abstractions creuses, particulièrement illustrées par la Sophistique, cette imitation intellectuelle pernicieuse, dont Platon a démontré l’existence, les principes, les effets. Or, loin de se réduire aux seuls sophistes de son temps, cette Sophistique a connu, en Europe, un développement historique extraordinaire, par la contribution de la pensée chrétienne, mais aussi par tant de penseurs, auteurs, de la « pensée moderne ». La pensée de ce livre doit donc tout à cette rigueur platonicienne, la première à être incontestablement interdisciplinaire, qui, selon notre analyse, n’a pas été fondamentalement contredite depuis vingt-cinq siècles, par une volonté de compléter cette pensée platonicienne de ce qu’elle ne pouvait, évidemment, prévoir, connaître, des effets historiques dont elle pouvait seulement entrevoir des commencements. Si la pensée philosophique ne connaît aucune frontière intellectuelle, elle est si concernée par le sujet des limites, notamment des limites à la volonté, par comparaison et contre les chantres des volontés sans limites. Il n’y a pas de murs qui séparent les différents champs intellectuels constitués, puisque ses champs sont frères et fraternels. Et c’est pourquoi ce livre dépend à la fois de la pensée philosophique, mais aussi de l’anthropologie, de l’ethnologie, de la « pensée politique » explicite, de tant d’Histoire des (populations, racismes, etc.), de « l’économie », des théories. Évidemment, l’auteur, lui, n’est pas un « expert » dans toutes ces disciplines, mais le goût de l’expertise absolue conduit souvent à ce que des chercheurs, des penseurs, se cantonnent à leur champ, sans chercher à… « voir plus loin », sans s’associer avec d’autres chercheurs, penseurs, domaines. Or ce manque de curiosité, de recherches hors de sa spécialité, de dialogues avec des autres domaines et avec leurs auteurs, chercheurs, penseurs, participe de cette « discipline » de la pensée et des champs, discipline, au sens militaire du terme : chacun dans son rang, dans son « titre ». Un des problèmes fondamentaux dont parle cet ouvrage, et au-delà de sa définition commune, restrictive, est la « militarisation » de tout, de la pensée, des comportements, des structurations politiques, des métiers, des rapports sociaux. Ce n’est pas un hasard si Albert Einstein a pu tenir les mots les plus sévères contre ce champ des « gens armés » : « Ce sujet m’amène à parler de la pire des créations grégaires, de l’armée, que je déteste. Si quelqu’un peut avec plaisir marcher en rangs derrière une musique, je le méprise ; ce n’est que par erreur qu’il a reçu un cerveau, puisque la moelle épinière lui suffirait tout à fait. On devrait faire disparaître le plus rapidement possible cette honte de la civilisation. » (« Comment je vois le monde », même référence que la citation en exergue de ce livre). Or, bien que l’introduction de « Politeia » (La République, Platon) place Socrate face à une famille de « nouveaux riches », non athéniens, producteurs et marchands d’armes pour Athènes, enrichis par les guerres fratricides, sises dans la période dite de la « guerre du Péloponnèse »,7 la lecture de la pensée philosophique historique permet de constater que celle-ci a connu d’étranges « angles morts », desquels il y eut, il y a, un silence, incompréhensible, injustifié. Parmi ces objets « invisibles » puisqu’ils ne sont jamais entrés dans le champ de la signification sonore et de son audition, il y a, incontestablement, les armes. Pourtant, dans « Politeia », le sujet est, en filigrane, omniprésent, puisque le premier régime politique perverti, à partir duquel d’autres vont apparaître (l’oligarchie, un régime spécialement « démocratique », et la tyrannie), est le régime « timocratique », aux mains de gens armés, de « militaires » (Livre VIII). Et le livre se termine, au chapitre X, sur le champ d’une bataille, parsemé de cadavres, parmi lesquels, un, revient à la vie et témoigne de sa découverte du monde de « l’au-delà ». Mais, de ce sujet devenu si structurel, quel rapport avec le sujet du racisme social ? Si notre propos explique ce rapport par son développement même et dans sa conclusion, il faut d’ores et déjà dire que ce sujet des armes, même réduit aux objets produits par de l’artisanat, et, désormais, plus souvent, dans des processus industriels standardisés, concerne des « usagers », des militaires, dont les origines sociales sont spécifiques, et que les victimes de l’usage de ces armes le sont également, et que, sans elles, le racisme social serait moins déterminant, dangereux. Bien qu’il y ait, officiellement, explicitement, des « pensées de la technique », et des objets techniques (Ellul, Heidegger, Simondon), les analyses des uns et des autres sur les « objets » ont traité de ceux-ci dans une égalité ontologique, comme si, entre eux, il n’y avait aucune différence de « nature ». Pourtant, une analyse philosophique élémentaire qui articule ces objets avec « l’utilité » (pour lequel il y a même un courant philosophique tout aussi explicite, « l’utilitarisme »), doit prendre en compte le sens du « service », des « intentions » : les objets techniques rendent possible des productions, dont ils sont eux-mêmes les débuts. La notion générale d’utilité est problématique dans la mesure où elle suggère une virtualité, là où, dans son sens comme dans son fait, un objet technique incarne, au contraire, une nécessité. Sans lui, un manque objectif se manifeste, et nous sommes « impuissants ». Notre espèce s’est constituée dans, par, et pour la technicité, et certaines techniques sont connues pour être majeures, comme l’écriture, dont l’informatique est un prolongement en unissant ce que la pensée aristotélicienne a distingué entre la matière et la forme. Techniques et « puissances », y compris au sens courant, politique, vont de pair, et, aujourd’hui, les États les plus puissants sont ceux dans lesquels la conception, la production, la diffusion des techniques « modernes » sont les plus importantes. Or, parmi ces outils, il y a ceux qui sont aussi explicitement désignés comme tels, les « armes ». On le ressent : sans une analyse rigoureuse, le danger de faire de tout objet une arme, ce qui est une possibilité, et de toutes les armes, des objets comme les autres, nous conduirait à un relativisme général. Il faut donc interroger le devenir-objet-arme : quand est-ce qu’une forme travaillée acquiert un statut, de fait, d’arme ? Dès lors que, au contact du vivant, cette forme peut, par un simple contact, produire une modification, même la plus minime, de l’intégrité physique antérieure. En effet, un tel objet ne devient une arme que parce qu’il peut toucher, atteindre, entrer, changer, cette intégrité. C’est pour cela que le droit policier français qualifie, par exemple une voiture, de « arme par destination », autrement dit, dont la fonction première n'est pas d'être une arme mais un objet qui est utilisé, ou destiné à être utilisé, comme tel, dans certaines situations. Et de ce point de vue, tout peut être une arme. Les armes, elles, sont donc des objets dont l’intentionnalité est double : intentionnalité, à l’instar de tout objet, et intentionnalité précise, blesser, tuer. Cette intentionnalité est, humainement, spécifique, parmi les plus problématiques qui existent. Universellement, les droits communautaires partagent le même principe sur l’interdit de tuer, sauf exceptions, comme la légitime défense, dont les conditions varient, en deçà des Pyrénées avec au-delà des. Avec la guerre, le droit s’inverse : l’interdit devient, exceptionnellement, obligation, pour les chargés d’armes et de combats. Et c’est pourquoi les guerres sont elles aussi si problématiques : nier un interdit absolu, en faisant, au contraire, de sa négation, un devoir, n’est pas un processus social, politique, anodin, d’autant qu’il n’efface pas l’existence de l’interdit. Les armes existent donc pour cette intentionnalité, qui, en elle-même, est difficile à justifier, mais des conditionnements psychosociaux, politiques, y ont travaillé explicitement et avec des « succès » variables. En deçà même de la problématique de l’existence des armes, létales, en tant que telle, il y a donc celle du relativisme concernant des interdits fondamentaux, euphémisme pour ne pas parler de contradictions. Si le « tu ne tueras point » est non négociable, aucune circonstance ne doit donc favoriser sa négation. Il a donc fallu que d’un principe général, les exceptions deviennent de moins en moins exceptionnelles pour que l’Histoire tragique telle que nous la connaissons devienne possible. Il y a quelques décennies, un renversement historique s’est opéré : l’homicide est devenu un sujet politique, l’objet d’une motivation politique, selon des critères collectifs. Il est aisé de procéder à des comparaisons historiques, et, antérieurement, rien de tel n’avait « pris corps », sauf, l’esclavage, pour de tels critères collectifs. Ces « crimes en série » ont nécessité des armes de contrainte et de réalisation, et, pour les contrer, il en a fallu d’autres. La démultiplication, en qualité et en quantité, des armes, est également un phénomène récent (au regard de l’Histoire humaine), impulsée par les politiques occidentales, même adoptées par d’autres (Japon). L’industrialisation s’est constituée dans un encadrement militaire, pour lequel des productions spécifiques ont été requises, lesquelles sont devenues des productions dominantes, notamment aux États-Unis, avec un État fédéral qui est consubstantiellement lié à des entreprises privées de production d’armes létales. C’est de ce même État qu’a jailli pour la première fois l’arme de l’anéantissement collectif, « testée » deux fois à Hiroshima et Nagasaki, en faisant disparaître instantanément des milliers de Japonais, femmes, enfants, hommes. Cette arme a fait passer les capacités « militaires », des blessures, à la mort, et là, à une mort par évaporation solaire, et pour les autres, à une survie infernale, atteints par le feu et les rayons. Ce qui avait été opéré dans le temps dans des camps d’extermination s’accomplissait en moins d’une seconde, et à une échelle bien plus grande. On dit que, quand ils l’ont appris, les humains d’août 1945 en furent stupéfaits. Mais ils n’en furent pas choqués, au point de…, d’être en colère, de dénoncer ce crime, d’accuser ses décideurs et auteurs, de réclamer qu’il y ait un procès des responsables. Pour défaire le Japon, nombre se rangèrent à la prétention de la «realpolitik » de justifier cet acte, double, dont, depuis, nous avons appris qu’il n’était nullement nécessaire, contrairement à ce qui a été immédiatement conté par ces responsables. Il y a eu, il y a, en masse, une soumission à la mort de masse. La « lumière solaire » nucléaire n’a pas fait l’objet d’une contre-lumière humaine, destinée et décidée à anéantir cette néantisation. 8 Et depuis 1945, les marchands d’armes/âmes ont pu avoir, ont, « pignon sur rue », légalement et de manière légitime, puisque la contestation concernant leur existence même est quasi nulle.

Collectivement, nous nous sommes désarmés face à ces armes, et, 50 ans après, nous avons assisté à des attaques d’individus armés contre des civils désarmés. C’est, en effet, le sens de cette Histoire. Si, et seulement si, nous nous y soumettons. Contrairement à ce que beaucoup ont l’air de croire ou veulent faire croire, il n’est pas si aisé de se réveiller de son sommeil dogmatique. Si nous ne voulons pas prendre à la légère ce sujet de notre conscience, de son « éveil », il faut que nous puissions nous rendre des comptes sur ce qui est justifié et ce qui est injustifiable. Nous n’avons cessé d’accepter que des choses, pratiques, crimes, injustifiables, soient « justifiées », bien que mal justifiées. Si nous voulons vivre en faisant disparaître ces épées de Damoclès qui se sont accumulées sur nos têtes, il faut que nous contestions qu’il y ait un droit légal à concevoir et à fabriquer des

techniques pour l’homicide humain, quelle que soit l’échelle de production. Entre les armes, mortes« vivantes », et les âmes, vivantes en tant que non-mortes, différentes et opposées à la mort, il faut choisir. Contrairement à ce que croient (il n’est même pas question d’une pensée), les « essentialistes/fatalistes » sur l’existence des armes, celles-ci ne tombent pas du Ciel, n’ont pas « toujours » été là, parce qu’elles dépendent d’un double rapport, à soi et au monde. Nul besoin de s’armer s’il n’y a nulle raison de s’alarmer. Nul besoin de s’armer si nous ne sommes pas menacés et si nous ne pouvons être atteints. Mais même si nous sommes fragiles, même si nous sommes peut-être menacés, il n’y a même là aucune nécessité de s’armer. Profondément, c’est un choix. Des peuples s’en sont tenus à des armes limitées, en nombre et en puissance. Évidemment, un certain racisme n’a jamais hésité à attribuer à cette préférence, une cause mentale, une ignorance, une stupidité. Mais si un certain « développement » collectif passe par la production d’homicides, il faut saluer ces femmes et ces hommes qui s’y sont refusés, parce qu’ils ont considéré, avant tout, qu’ils étaient des humains, comme d’autres, et que ces autres étaient des humains, comme eux, et que, entre humains, ce qui dominait était avant tout la fraternité. Mais est-ce que nous pouvons focaliser cette réflexion sur les armes létales, celles qui sont explicitement désignées ainsi ? Avant de prendre des mauvais chemins dans le labyrinthe de la pensée, il faut revenir aux conditions de ces outils. Une arme est une force de neutralisation d’une chose différente de soi, sauf si je m’en sers contre moi-même. Là où il y a vie, mouvements, une arme immobilise, momentanément, partiellement, ou totalement. Or, il est incontestable que notre condition est ontologiquement fragile, puisque mortelle. Des nouveau-nés décèdent, leurs mères décèdent, un accident bête tue, un terrible concours de circonstances tue. Mais contre cette force supérieure qui immobilise des êtres chers, il n’y a rien que nous puissions faire. Que voulez-vous faire contre le concours de circonstances qui fait que des êtres se trouvent au mauvais endroit au mauvais moment, comme pour ces malheureux qui passaient sur le Pont de Gênes, le jour où… ? Que voulez-vous faire contre l’accident bête ? Ce sont « les choses de la vie » 9 … Que voulez-vous faire contre un accouchement qui se passe si mal que même les personnes les plus compétentes ne parviennent pas à… ? Bien sûr, dans les exemples cités, ces tragédies auraient pu ne pas avoir lieu : si le Pont de Gênes avait été mieux conçu, mieux suivi, si un conducteur avait roulé moins vite, si des moyens supérieurs avaient été disponibles dans un hôpital pour… Nos connaissances et nos techniques, par leur alliance, nous donnent des pouvoirs, mais pouvons-nous les confondre avec des « armes » ? Elles ont pour objet de permettre que des vies puissent continuer, de se mouvoir, et rien n’est « neutralisé ». Mais est-ce que nous devons absolument tuer pour vivre et survivre ? Des êtres humains ? Des animaux ? Des formes de vie, non dangereuses pour nous ? Aujourd’hui, si une épidémie de peste apparaissait, nous pourrions l’affronter et même s’il y avait beaucoup de morts, il n’y en aurait pas autant que lorsque le bacille a frappé l’Europe dans le passé (et, hélas, sévit encore ici ou là), puisque des traitements efficaces existent - certains apparaissent aussi contre le virus Ebola. Mais là encore, nous neutralisons ce qui nous tue. Ces traitements doivent-ils être considérés comme des « armes vitales » ? Là où il s’agit d’affronter des nécessités, les « armes létales » ne relèvent pas de cette « nécessité ». En effet, rien ne nous oblige à en avoir, à en user, même pour nous défendre. Évidemment, à cette évocation, les cyniques riront : mais voulons-nous être tués par d’autres qui, eux, seront armés ? Non, bien entendu. Mais la meilleure solution est qu’ils ne soient pas armés. Pourquoi le seraient-ils ? Nous avons un exemple de cette problématique avec la période entre 1960 et 2000 : avec l’acmé de la « guerre froide », lorsque les deux États les plus armés ont créé les bombes nucléaires les plus puissantes 10 et ont osé les faire exploser dans l’atmosphère pour démontrer leur puissance mortelle, cette compétition machiste a fini par provoquer l’effroi et la colère, y compris au sein de ces États, lesquels, après une période où ils ont dû reprendre leur esprit, se sont enfin engagés sur la voie du désarmement, même modeste. Mais il y a mieux : à la fin des années quatre-vingt, un des deux partenaires de ce bras de fer s’est retiré, en disparaissant. Les dirigeants russes, de la principale ex-République soviétique, se sont convertis au capitalisme. Ils ont tendu les bras à leurs ex-ennemis, les dirigeants des États-Unis. Ceux-ci ont eu 10 ans pour mettre fin à la guerre froide : ils pouvaient décider de mettre fin à l’existence de l’OTAN, engager un réel désarmement nucléaire mondial, ne pas envahir le Koweït, etc. Mais les dirigeants américains ont une existence qui est intimement liée à celle des armes, quelles qu’elles soient, du revolver à l’arme nucléaire. Dans le lobby militaro-industriel américain, des cerveaux cogitent tous les jours pour inventer de nouvelles armes, pour accroître les capacités des armes existantes. Pendant ces années Clinton, un « kaïros » a été ignoré : ce moment pour agir a été remplacé par une triste continuité.

Par la disparition de l’URSS, les États-Unis sont devenus l’État le plus armé, et ce, toujours plus. Aujourd’hui, le budget national militaire américain, qui pourrait atteindre un niveau jamais vu jusque-là en 2023, est, en soi, plus de 50 % du budget militaire mondial. Dans les familles, comme jusqu’à l’État fédéral, les armes sont partout, mais les cadavres parsèment le parcours de ces armes.

Est-ce que les habitants de ce pays sont assiégés ? Subissent-ils des menaces, terroristes, partout et tout le temps ? C’est le paradoxe américain : ce territoire, situé entre le Canada et le Mexique, est loin des autres continents, est protégé par deux océans, Atlantique, Pacifique. Et pourtant, il est facile d’entendre, voir, des citoyens qui parlent de leur pays comme d’une « citadelle », qui est imprenable, qui doit l’être, et que, pour cela, ils doivent être armés. Sauf que, par comparaison, dans les pays européens où les citoyens ne peuvent pas acheter des armes comme ils achètent leur nourriture, les taux d’homicide sont très inférieurs. Les armes censées protéger créent au contraire le danger, et c’est ainsi que chaque année, aux États-Unis, des personnes non armées sont tuées par d’autres, parce qu’elles étaient à un mauvais endroit à un mauvais moment, parce qu’elles avaient une couleur de peau qui déplaisait à, etc. 11 Et le cinéma américain résonne d’autant de coups de feu qu’il y a dans la réalité. Ultime perversion : l’argument pour défendre12 ce « droit d’être armé » invoque toujours la « liberté de », sans jamais répondre à la problématique concernant la liberté de vivre en sécurité - ou la nécessité ? Il n’est pas rare que des « pro armes » décèdent, dans un accident avec une arme dont ils sont les propriétaires, quand ce ne sont pas leurs enfants qui perdent la vie à cause d’un tir déclenché par inadvertance. Donc, au nom d’une « sécurité » (dont, par ailleurs, nombre des citoyens américains « éminents » caractérisaient le système communiste), il y a la création ex nihilo d’un danger par l’existence, la présence, d’une arme ou de plusieurs. Autrement dit, ce n’est pas au système politique d’assurer la sécurité/tranquillité de chacun, mais chacun à assurer sa propre sécurité, tranquillité, en octroyant une délégation de pouvoir, comme si chaque citoyen était le représentant du système.

Extraordinaire « totalitarisme », comme l’a expliqué dans un ouvrage qui contredit le on-dit commun à notre époque, Patrick Tort, avec « Du totalitarisme en Amérique ».

Les comparaisons sont édifiantes : si, dans tel ou tel pays européen, le taux d’homicide est faible, c’est autant le fait d’une pacification des moeurs que de l’absence de présence, circulation, « légales », des armes, et si aux États-Unis, ce taux est beaucoup plus élevé, c’est autant le fait d’une moindre pacification des moeurs que de cette présence et circulation. Il y a là une loi physico-politique : une force dangereuse présente crée un risque, et, par moments, la menace se réalise. Il en va ainsi des pires armes qui sont détenues par ces États : aucun d’eux ne peut en garantir un contrôle total, et deux dangers menacent, une erreur (un imprévu), et une action terroriste. En janvier 1961, deux bombes atomiques 260 fois plus puissantes que celle de Hiroshima (une bombe Mark 39 à hydrogène) ont été perdues en vol par un bombardier B-52, au-dessus de la Caroline du Nord, et une d’elles a connu le processus initial de déclenchement.

3 des 4 dispositifs de sécurité n’ont pas fonctionné, et seul le 4ème a joué son rôle, empêchant l’explosion. Mais si cette explosion avait eu lieu ? Les dirigeants américains auraient-ils osé accuser les dirigeants soviétiques, afin de se dédouaner de la responsabilité de cette tragédie, auraient-ils décidé de faire bombarder l’URSS par leur arsenal nucléaire ? Alors, en riposte, les Soviétiques en auraient fait de même contre les États-Unis. Des millions d’êtres humains auraient perdu la vie, à cause d’une « attaque » qui était en fait un accident dont les États-Unis étaient responsables. Pourquoi faut-il devoir encore expliquer aujourd’hui qu’il ne faut pas « jouer avec le feu » ? Si le mythe grec de Prométhée et d’Epiméthée, fait des hommes les bénéficiaires d’un don divin, le feu, la tragédie divine-humaine de ce don commence par celui dont le nom signifie en grec « celui qui réfléchit après coup », à savoir la répartition des dons par Epiméthée à tous les êtres vivants, en oubliant les humains qui, ainsi, se retrouvent nus face à une Phusis toute puissante contre eux. Le don prométhéen du feu est un don d’une puissance dangereuse, puisque, autant le feu sert à faire passer le cru au cuit, il sert aussi à manger des animaux, par hécatombe, il sert aussi parfois à manger des humains, et il sert surtout à brûler ce qui existe, les forêts, les êtres qui y vivent, etc. Si le mythe est parfaitement adapté pour désigner les mutations du Néolithique, de l’âge de bronze et du fer, nous nous situons dans une dramatique continuité, maximaliste. Notre vocabulaire a les inconvénients de ses avantages : expression même de l’intentionnalité, il est formé par des signes-cibles, des « hiéroglyphes » qui lient des images aux signes. Un seul suffit à faire apparaître un champ, à unifier du divers. Il en va ainsi de ce que nous appelons « les armes » : il intègre, de force, un outil, couteau suisse des outils, le couteau lui-même, à un même champ, aux côtés des bombes thermonucléaires. Mais il faut ouvrir les yeux : il y a une différence, par l’identité même de chacune de ces choses, telle, qu’il n’est pas pertinent d’en faire des éléments d’une diversité unie par un même sens. En effet, si le couteau est l’arme majeure des homicides, dans l’espace et dans le temps, il peut avoir été utilisé pour, seulement, se défendre, ou, seulement, blesser sans tuer, mais une hémorragie peut être vite fatale. Sa double capacité, pointer, couper, est limitée à une seule surface de contact.

Outil de la production alimentaire domestique, il sert à d’autres usages, dont l’agression ou la défense. Certains pays sont, de ce point de vue, bien plus dangereux que d’autres, parce que l’usage agressif du couteau s’y est perpétué. Un porteur d’un couteau voit qui est celui qui lui fait face, qu’il agresse ou qui l’agresse. La bombe nucléaire ou thermonucléaire reproduit, en miniature, l’énergie solaire. Fournaise, aucun élément matériel n’y résiste, là où la bombe explose, ce « là » étant variable selon les caractéristiques de la bombe. Les victimes sont sans rapport avec l’objet même : elle peut exploser là ou là. Il s’agit d’une puissance aveugle, utilisée par des aveugles, puisqu’ils ne voient pas ce qu’ils font. Une seule bombe est capable de provoquer la mort, instantanée, ou plus lente, de milliers, dizaines de milliers, centaines de milliers, d’êtres humains et d’êtres vivants. C’est pour cela qu’il est légitime de parler d’une puissance génocidaire13.

Mais s’agit-il d’une arme ? Une arme, par définition, est aussi une puissance, déterminée, comme déjà expliqué, par sa nécessité, et non une virtualité insignifiante : la lame du couteau est coupante à chaque instant, et si elle ne coupe pas à chaque instant, c’est parce qu’elle n’est pas utilisée à chaque instant. Cette puissance est limitée, parce qu’elle est liée à une cible choisie : si elle entre en interaction avec une cible, toutes les autres cibles possibles en sont exclues, à un instant t. Une bombe nucléaire est sans cible précise : tout ce qui se trouve dans le champ de l’explosion en est touché, affecté, changé, sans qu’il y ait une adaptation de l’action à l’individualité, à la forme de vie, atteintes. Du point de vue de l’être même, nous avons donc affaire à une substance différente : une arme neutralise, immobilise, sans détruire l’être atteint, une bombe nucléaire anéantit, littéralement.

Il est donc impossible de dire : du silex à la bombe nucléaire - parce qu’il y a discontinuité. À la racine de cette césure, il y a « la science » : des savants qui ont travaillé à comprendre pour produire, la libération de « l’énergie atomique », et, avec son contrôle, dans les centrales nucléaires, génère un flux d’une quantité énergétique, une chaleur, dont le contact avec de l’eau a pour objet de la transformer en vapeur, et le terme de ce processus advient avec l’apparition d’un flux électrique, qu’il faut utiliser. Les bombes nucléaires ont pour « logique » de générer une telle énergie, mais sans la contenir, la canaliser, pour sa diffusion dans l’atmosphère environnante. Chaque explosion nucléaire produit, sur terre, l’apparition d’un mini-soleil, dont les effets thermiques sont insupportables pour tout être vivant.

Césure entre les armes et ces puissances, elles sont responsables d’une césure entre les États qui possèdent de telles bombes et ceux qui n’en possèdent pas. Les quelques États, moins de 10, qui possèdent de telles bombes menacent l’ensemble des États et des populations, soit par choix, soit par accident, soit par détournement terroriste (cf. le film hollywoodien, un des rares à être pertinent sur ce sujet, « La somme de toutes les peurs »). Or ces États détenteurs sont devenus, aussi en raison même de l’existence de ces bombes dont ils sont les tuteurs, les plus influents concernant les relations politiques mondiales. Leur capacité de nuisance anthropologique est telle qu’ils se sont permis de s’octroyer un statut spécial, en outre répercuté dans les principes onusiens, avec, au sein du « conseil de sécurité des nations unies », les États à droit de veto - même si Israël, le Pakistan, qui possèdent de telles bombes, n’en sont pas membres. Ces bombes sont, par essence, criminelles. Contre des armées, des soldats, même très armés, des populations agressées peuvent résister, comme cela a été démontré ces 20 dernières années, en Afghanistan, en Irak. Contre des bombes nucléaires ou thermonucléaires, les populations sont radicalement impuissantes et une bombe utilisée contre elles implique la disparition d’une quantité astronomique de personnes.

Ces bombes sont criminelles, génocidaires, voire, en cas de guerre planétaire à cause de laquelle la plus grande partie de ces bombes seraient projetées sur d’autres pays, l’extermination de la quasi-totalité de l’Humanité - et ce par des décisions prises par une minorité, radicale (moins de 10 ou de 100 personnes). En 1945, et depuis, ces bombes, qui n’attendent que de nous exploser à la figure, les États qui en sont les possesseurs, auraient dû être publiquement, internationalement, juridiquement, politiquement, mis en cause, par l’ensemble des populations mondiales. L’extraordinaire capacité humaine à l’insouciance, si remarquablement évoquée par H.G.Wells dans et au début de « La guerre des mondes » a contribué à masquer la croissance de cette épée de Damoclès au-dessus de toutes les vies, puisque, d’année en année, de décennie en décennie, le nombre d’États possesseurs de, a augmenté, les capacités explosives ont également augmenté, notamment démontrées au début des années soixante par les plus grosses bombes fabriquées par les USA et l’URSS. Confrontées aux cris de joie des militaires face à la démonstration de la puissance de leur puissance, les populations des années soixante et 70 ont fait le choix de valoriser les vies pour le plaisir immédiat, collectif, pour l’amitié, réelle, la fraternité, réelle, mais si ces comportements avaient du sens, ils n’étaient pas absolument sensés puisqu’ils refusaient d’affronter l’existence et le développement d’États génocidaires, à l’instar de ce que fut l’Allemagne nazie, à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Avec le recul, il est légitime d’être sidéré par le fait que « l’intelligentsia » occidentale, avec « les intellectuels » est restée, elle aussi, hypnotisée par ces Soleils dont le sens même, par l’accumulation, signifie pourtant la disparition de l’Humanité, de la Terre, comme si nous n’avions jamais existé. Mais pourquoi un tel nihilisme ? Humains, nous ne naissons pas avec, « naturellement », un « rapport au monde », et le même. Ce rapport, nous le construisons, entre « évidences » et problèmes, voire, angoisses. Nous le construisons en tant que tel, en tant que rapport, parce que nous nous distinguons du monde, et, du monde, nous y considérons des distinctions. Le monde n’est pas, pour nous, « naturellement », dangereux, ou sans danger, prometteur ou vide de, et les autres êtres humains, en tant qu’ils sont eux-mêmes sujets et objets d’un tel rapport au monde, composent avec nous un « accord fondamental », le cadre et l’horizon de notre pensée. Longtemps, des peuples ont eu un rapport à la Nuit et aux étoiles de l’Univers, avant que, dans les espaces urbains de notre époque, ils en soient privés par les lumières humaines qui, physiquement, nous ont ainsi démontré, sous notre nez, qu’une lumière est aussi claire que noire, puisqu’elle révèle et elle dissimule. La célèbre formule de Hölderlin, « Voll Verdienst, doch dichterisch, wohnet der Mensch auf dieser Erde » « Riche en mérites, mais poétiquement toujours, Sur terre habite l’homme » ou « Plein de mérite, mais poète, l’homme vit sur cette ter re », est écrite au moment même où l’industrialisation européenne va effacer et la poésie, rendue à l’état de souffle de vent de la bouche humaine sans valeur ni sens, et « l’habitation poétique », avec des constructions déterminées par la pensée « utilitariste », fonctionnelle. Mais l’habitat, même le plus fonctionnel, standard, imitatif à x milliers d’exemplaires, pour tout dire, « sans âme », ne peut empêcher que les humains continuent d’habiter « poétiquement » par la vie qu’ils essayent de donner à ces lieux sans vie, par leurs références intimes comme communes à ce qui les dépasse, à la Terre elle-même, à ses formes de vie, ces « animaux », regardés pour leurs particularités, leur propre rapport au monde, fini, là où le nôtre est… « indéfini », dans l’attente de nos définitions. De ce rapport, et de ses humanisations, ces rapports, comment sont-ils advenus ? Comment ont-ils disparu, et ont-ils, quand ils ont disparu, totalement disparu, partiellement disparu, ou sont-ils devenus « souterrains » ? Une des questions qui doit être énoncée et travaillée en est une adaptation : comment en sommes-nous venus à nous armer, à nous alarmer ? Derrière cette question, il y en a une autre : pourquoi et comment des rapports humains ont pu devenir des rapports si conflictuels que des humains ont conçus des outils pour agresser, pour se protéger contre des agressions ? Est-ce que cet usage a dérivé, de la célèbre chasse des chasseurs-cueilleurs, à la chasse à l’homme ? Le maintien jusqu’à notre époque, « mondialisée », autrement dit unifiée par des uniformisations, des standardisations, de l’existence de « petits » peuples, chasseurs-cueilleurs, démontre que les bifurcations historiques prises par d’autres ne relevaient pas d’une nécessité, mais de perspectives et de décisions, y compris, collectives, dont le sens et les conséquences échappaient à celles et ceux qui les ont prises. Une telle bifurcation s’est manifestée avec le passage de la production d’armes individuelles pour des individus, et, ainsi, limitée à cet usage, personnel, à la production de telles armes, pour des individus additionnés les uns aux autres sous la forme des « armées », ces humains qui passent leur temps avec et pour des armes. Paléolithique, mésolithique, néolithique, âge du bronze : l’Histoire humaine, armée, est la plus récente et la plus courte