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Ce livre revient sur les mutations exceptionnelles affrontées par la ville de Saint-Étienne depuis cinquante ans, les principales décisions politiques locales et nationales qui l’ont transformée, les défis qu’elle devra encore relever. Il s’appuie sur de nombreuses données chiffrées récentes afin d’éclairer au mieux le lecteur, mais vise aussi à restituer l’action conduite dans l’exercice des pouvoirs universitaire et municipal, obtenus grâce à la confiance des membres de l’université Jean Monnet puis des Stéphanois. Il constitue à la fois une étude sur l’évolution de notre territoire et un témoignage accompagné d’anecdotes révélatrices des modalités concrètes de fonctionnement de notre démocratie, laquelle, malgré ses imperfections, exige l’engagement de chacun face aux menaces « illibérales » voire totalitaires qui se diffusent dans le monde.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Maire de Saint-Étienne, Président de Saint-Etienne Métropole de 2008 à 2014,
Maurice Vincent a été sénateur de la Loire de 2011 à 2017. Il avait auparavant dirigé le département de science économique et de gestion (1990-1993) puis présidé l’université Jean Monnet de 1997 à 2002. Il a aussi été conseiller municipal (PS) de Saint-Étienne de 1995 à 2008 puis de 2014 à 2017, et conseiller régional Rhône-Alpes (2004-2010).
aire de Saint-Étienne, Président de Saint-Etienne Métropole de 2008 à 2014, Maurice Vincent a été sénateur de la Loire de 2011 à 2017.
Il avait auparavant dirigé le département de science économique et de gestion (1990-1993) puis présidé l’université Jean Monnet de 1997 à 2002.
Il a aussi été conseiller municipal (PS) de Saint-Étienne de 1995 à 2008 puis de 2014 à 2017, et conseiller régional Rhône-Alpes (2004-2010).
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Seitenzahl: 624
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Publishroomwww.publishroom.com
ISBN : 978-2-38625-462-8
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Maurice VINCENT
SAINT-ÉTIENNE FACE À L’ADVERSITÉ
PourGabrielAugustinVictorin
Ce livre traite des transformations de Saint-Étienne et de sa métropole dans la période 1975-2020, retenue en raison de son unité historique. Unité économique entre la fin des « Trente Glorieuses » et les ruptures liées à la pandémie du Covid-19 puis à l’irruption de nouveaux conflits armés qui bouleversent la géopolitique mondiale. Unité de la vie politique française, des premières années de l’union de la gauche à son éclatement lors de l’élection présidentielle de 2017. Unité dans l’évolution institutionnelle locale, caractérisée par le changement de statut de la ville, passée de simple commune à Métropole. Il n’aborde pas la totalité des questions : les politiques sociales, culturelles, sportives, les finances et la sécurité seront traitées dans une publication ultérieure. C’est en quelque sorte un « témoignage documenté » sur l’évolution générale de notre ville et les principales décisions politiques qui l’ont affectée.
Cet ouvrage doit beaucoup à mon épouse Dominique, à ma famille et mes ami(e)s, aux universitaires et militants socialistes, progressistes, aux élu(e)s qui m’ont constamment soutenu depuis la fin des années 1970. Mes collaborateurs et collaboratrices à l’université, à la mairie, à Saint-Étienne Métropole, au Sénat m’ont aussi beaucoup apporté. Sans elles, sans eux, rien n’aurait été possible. Tous savent ma profonde gratitude et se reconnaîtront.
Saint-Étienne, 30 mai 2024.
Au risque de heurter la modestie légendaire des Stéphanois, il faut dire et redire que Saint-Étienne est une grande agglomération, centre d’un large bassin d’emploi exposé dans toutes ses dimensions à l’ensemble des mutations contemporaines. Depuis 1975, les évolutions de notre ville sont donc indissociables de celles de la France et du monde, dans lequel elle s’intègre toujours davantage. Née de la première révolution industrielle, fortement bénéficiaire de la deuxième, Saint-Étienne n’a cessé de croître jusqu’au tournant des années 1970, où l’accélération des changements techniques et organisationnels a ouvert une nouvelle phase de transformations radicales des manières de produire, d’échanger, de communiquer et de faire vivre la démocratie.
Épuisement du fordisme, nouvelles révolutions productives
Après la fermeture complète des houillères et les premières difficultés du textile, les entreprises locales ont dû affronter la fin progressive du fordisme dans un contexte de croissance ralentie1. Puis l’économie de la connaissance et de l’innovation a produit une quatrième révolution2 à laquelle notre territoire était peu préparé. Dans le même temps, l’expansion presque sans limites de « l’Internationale du capital »3 a généralisé la segmentation des chaînes de production, la division internationale du travail et donné à sa dimension financière une puissance nouvelle de moins en moins contrôlée.
Troisième mondialisation et intégration européenne
En mettant directement en concurrence les salariés et les territoires de toute la planète, la troisième mondialisation a fragilisé l’économie ligérienne. Grâce à la création du marché unique européen, les entreprises stéphanoises ont certes pu accéder à de nouveaux marchés et même, pendant un temps, à des financements significatifs (fonds FEDER, aides à l’innovation, etc.). Mais la concurrence d’industries étrangères aux coûts salariaux plus faibles – y compris dans les pays de l’Est à la suite de l’élargissement de l’Union en 2004 – et le travail détaché, parfois source de dumping social, les ont aussi déstabilisées. Quant à l’euro, indispensable pour assurer la place de l’Europe dans le concert économique international, sa parité a davantage bénéficié aux productions de haut de gamme de l’Europe du Nord qu’aux fabrications locales destinées aux segments intermédiaires4. Enfin, jusqu’à la crise de la Covid-19, l’encadrement strict des déficits nationaux et l’opposition de la Commission européenne à toute politique industrielle ont accentué les effets des changements technologiques et de la mondialisation pour dessiner une nouvelle géographie économique peu favorable aux territoires comme le nôtre.
Désindustrialisation de l’économie française
De 1980 à 2011, la part de l’emploi salarié de l’industrie manufacturière dans l’économie française a ainsi été réduite de moitié (de 26 % à 12,6 %) avec 2 millions d’emplois détruits dont 900 000 dans la seule décennie 2000-20105. Bien que la hausse de la productivité et l’externalisation de nombreuses fonctions (ingénierie, gardiennage, intérim, etc.) tendent à la surestimer, cette régression a été particulièrement ressentie dans la région stéphanoise et n’a évidemment pas favorisé sa capacité à rebondir après les crises spécifiques qui se sont ajoutées, comme la restructuration des industries de la défense par exemple. Parallèlement, l’explosion du secteur tertiaire, la hausse régulière du pouvoir d’achat et la baisse de la durée du travail transformaient rapidement les modes de vie, engendrant les phénomènes de métropolisation et d’étalement urbain.
Métropolisation et société du « drive »
La métropolisation – c’est-à-dire la concentration des hommes, des activités économiques, des capitaux dans de grandes agglomérations – caractérise tous les pays industrialisés, à tel point que l’essentiel de l’économie mondiale s’inscrit aujourd’hui dans un vaste réseau de métropoles connectées sur l’ensemble de la planète6. En France, ce phénomène s’est concentré sur la région parisienne et une dizaine de capitales régionales auxquelles notre ville n’appartient pas en dépit de la taille respectable de son bassin d’emploi. Située à moins de soixante kilomètres de l’une d’elles, Lyon, elle occupe une place spécifique dans cette conurbation déséquilibrée, inédite en France voire en Europe.
À l’inverse, l’étalement urbain attisé par le désir de millions de français d’accéder à l’habitat individuel7 et par les politiques du logement initiées dès 19678, a bouleversé les périphéries de Saint-Étienne tout autant que celles de Lyon. Loin d’envisager ses effets sur le dérèglement climatique, les gouvernements de l’époque souhaitaient faire de la France un pays de propriétaires aux ardeurs revendicatives modérées par la satisfaction de leurs projets personnels et l’assujettissement au crédit. La voiture individuelle est ainsi devenue la clef de voute de nouveaux modes de vie « autos-centrés »9 , sur fond d’accès aux loisirs démocratisés. Accélérée par la stabilité du prix réel de l’essence et la baisse relative de celui des automobiles, la routine « auto-boulot-conso » avide d’hectares et d’infrastructures routières s’est déployée dans l’ensemble du pays, en complément du « métro-boulot-dodo » plus spécifiquement parisien. Ce changement sociétal, qui n’est pas pour rien dans l’affaiblissement des villes-centres du sud-Loire, est aussi reconnu comme l’une des principales causes de l’artificialisation des sols.
Urgence climatique, risques environnementaux
Malgré le « happening » télévisuel de René Dumont lors de la campagne pour l’élection présidentielle de 1974 resté dans toutes les mémoires (un simple verre d’eau pour alerter sur les pénuries futures), la prise de conscience des excès délétères de l’économie de marché sur l’environnement a beaucoup tardé. Après le traité de Montréal (1987) – qui a permis de restaurer efficacement la couche d’ozone – le protocole de Kyoto (1997) a fait de la maîtrise de l’évolution du climat un enjeu vital, sans pour autant engendrer la signature rapide d’accords internationaux avant décembre 2015, à Paris. Dans les territoires denses et urbanisés comme le nôtre, la réduction des émissions de carbone, la recherche de sobriété énergétique et la production d’énergies renouvelables, le traitement de pollutions concernent aussi bien les activités industrielles que le logement, les transports, la consommation et la protection des ressources naturelles. Ce qui implique d’adapter profondément les projets urbains stéphanois et métropolitains, la qualité des logements, la mobilité, tout en faisant face aux problèmes spécifiques à notre région tels que la requalification du patrimoine des Houillères, les aléas miniers ou l’indispensable mise à niveau des grandes infrastructures routières ou aéroportuaires. Celle-ci, dénoncée à tort comme radicalement contradictoire avec la lutte contre le réchauffement climatique, a suscité des oppositions alimentées, comme partout, par la montée de l’individualisme et de toutes sortes de corporatismes.
Individualisation et cloisonnement de la société
Dans les décennies qui ont suivi mai 1968, l’extension des libertés individuelles, la protection légitime des minorités, la promotion de la parité ont connu des progrès indiscutables. Nombre de pesanteurs anciennes ont cédé, l’individualisation des attentes et comportements s’est propagée sous l’effet des sollicitations de la société de consommation. La disparition des grandes concentrations industrielles a progressivement conduit à l’effacement des classes sociales10 dont la perte d’audience des syndicats de salariés, déjà faibles dans notre pays, est une illustration. Des communautés aussi nombreuses que diverses se sont affirmées, en fonction des modes et lieux de vie, villages ou quartiers, suscitant des mobilisations éclatées ou liées à des problématiques de proximité symbolisées par le phénomène du « Nimby » (Not In My Back Yard). Historiquement structurée autour de puissantes institutions, notre ville a été particulièrement affectée par ces changements. Dans le monde syndical, le rôle central de la CGT s’est délité et les relations dans l’entreprise n’ont plus grand-chose à voir aujourd’hui avec celles des années 1970. La vie de quartier, si chaleureuse à Saint-Étienne s’est distendue, battue en brèche par l’individualisme consumériste. L’influence de l’Église catholique a considérablement régressé. À l’inverse, la religion musulmane s’est affirmée dans les populations immigrées sans interrompre pour autant la tendance longue à la sécularisation de la société. La sociologie de notre ville a donc beaucoup changé11, intégrant les nouveaux cloisonnements caractéristiques de « l’archipel français »12 et plus récemment la défiance massive à l’égard des élus et de tous les détenteurs de pouvoirs, y compris scientifiques.
Hypermédiatisation de la démocratie, succès des populismes
Ces dernières années, la conception idéalisée du peuple comme entité homogène et la survalorisation de la démocratie directe ont gagné du terrain dans la plupart des pays démocratiques. En France, la révolte des « Gilets jaunes », a illustré la crise de la démocratie représentative et la progression des populismes de toutes origines13. Ce désamour prend sa source au début des années 1980 avec la progression constante de l’abstention, du vote en faveur de l’extrême-droite puis de la gauche radicale. Il se concrétise dans le rejet des bilans voire des pratiques des partis de gouvernement, après plus de quarante années de confrontations nationales et locales entre la droite et la gauche. Ces attitudes reflètent aussi le ressentiment des perdants de la mondialisation, dont le sentiment de déclassement n’est pas suffisamment reconnu.
L’acceptation des décisions de l’État ou des collectivités territoriales a aussi été rendue plus difficile par la surmédiatisation de la société. Depuis 1981 et les premières radios libres, le passage d’un monopole antédiluvien à la multiplication des antennes, chaînes d’information continue, réseaux sociaux, a profondément modifié la perception des enjeux collectifs. Aujourd’hui, la concurrence des médias entraîne la chasse permanente aux scoops, aux polémiques, parfois la diffusion de fausses nouvelles14. Ces excès rendent plus difficile les débats de fond, la distinction entre les décisions majeures et superficielles, l’action et la communication : à la démocratie fondée sur les élections s’est progressivement ajoutée une démocratie d’opinion et maintenant d’émotion15 où l’outrance, parfois le complotisme tendent à prendre l’ascendant sur la rationalité. Loin d’avoir épargné la région stéphanoise, cette défiance y a trouvé un terreau d’autant plus fertile que l’ampleur des ruptures socioéconomiques y a sans doute davantage relativisé les résultats obtenus par l’action publique.
Décentralisation et présidentialisation de la cinquième république
Les modifications institutionnelles apportées au fonctionnement de la cinquième république ont joué un rôle ambivalent dans cet épuisement démocratique. D’une part la décentralisation initiée en 1982 n’a cessé de progresser, rapprochant les citoyens de la prise de décision. Dans la Loire, à partir du moment où elles ont su s’affirmer, les intercommunalités de Saint-Étienne Métropole, Roanne Agglomération et Loire Forez ont ainsi disposé d’une capacité d’action économique et politique croissante. Mais d’autre part l’instauration du quinquennat doublée de l’inversion du calendrier électoral a renforcé le pouvoir du président de la République, amené à arbitrer personnellement nombre de décisions (grandes infrastructures, création de métropoles, etc.) bien au-delà de son « domaine réservé » historique. En outre, la complexité croissante des dossiers a permis aux fonctionnaires des grands corps de l’État d’accroître leur influence déjà considérable, au risque de faire des « technocrates » les boucs-émissaires faciles des difficultés du pays.
Cette nouvelle architecture des pouvoirs a aussi modifié la perception des élections territoriales. À partir de 2004 où la quasi-totalité des régions a brusquement basculé à gauche, les élections municipales et départementales ont été utilisées par les français comme des « élections nationales intermédiaires » afin d’envoyer des messages aux gouvernements en place16. Saint-Étienne n’a pas échappé à ce mouvement, où le jugement porté sur les décisions purement locales peut devenir secondaire. Dans le même temps, les maires-présidents d’agglomération sont devenus les interlocuteurs privilégiés du gouvernement pour tous les dossiers nécessitant l’arbitrage de l’État. Comme les ressources financières publiques n’ont cessé de se réduire en raison de la croissance ininterrompue de la dette publique – passée de 20 % à 111 % du PIB de 1975 à 2023 – la concurrence pour obtenir les financements de projets structurants s’est intensifiée. Les relations personnelles et politiques entre les exécutifs locaux et nationaux sont devenues encore plus déterminantes qu’auparavant17 pour gagner les arbitrages engageant l’avenir à long terme du territoire.
Et demain ?
Depuis 2020, la pandémie du Covid-19 et l’agression russe en Ukraine ont remis au premier plan les questions de souveraineté scientifique, industrielle, commerciale et énergétique. Réorganisée autour de grandes régions, la nouvelle mondialisation qui s’esquisse donne au projet européen une importance accrue par le transfert progressif des préoccupations des États-Unis vers l’Asie, face aux velléités de la Chine en faveur d’un nouvel ordre mondial, soutenu par d’autres états peu attachés aux principes démocratiques. En Europe, le succès croissant des partis nationaux-populistes comme le Rassemblement National (RN), fondé sur la peur de l’immigration, le rejet des « élites » et l’instrumentalisation des problèmes de pouvoir d’achat, fait craindre la fermeture des pays sur eux-mêmes, la montée de la xénophobie et des idéologies radicales, au détriment d’une « société du compromis » pourtant bien préférable18. Dans les années à venir, il est donc possible que l’affrontement entre les tenants de la démocratie et ses contempteurs s’intensifie et provoque des conflits internes ou externes récurrents, source d’une instabilité économique et politique sortie depuis longtemps de nos esprits.
Imprévisibles, leurs conséquences n’épargneraient évidemment pas notre région, où l’ensemble des mutations évoquées plus haut ont constitué la toile de fond d’une accélération de l’histoire traumatisante pour la ville. Les quatre premiers chapitres reviendront sur les transformations économique, démographique, sociologique et politique qui l’ont affectée depuis 1975. Puis j’aborderai plusieurs questions déterminantes pour son avenir : l’intercommunalité, l’accessibilité du territoire, l’enseignement supérieur, la recherche, la santé, le développement durable. Les trois derniers seront consacrés à la conception et la mise en œuvre des politiques urbaines, en terminant par la relecture des intenses débats qui ont accompagné cinq projets structurants.
1. À partir de 1975, le taux de croissance annuel moyen devient inférieur à 2 % contre 5,4 % auparavant. Sur le fordisme, cf. BOYER Robert (2015) et les travaux de « l’école de la régulation ».
2. SCHWAB Klaus (2016).
3. DOCKÈS Pierre (1976).
4. CACHIA Franck (2008), p. 31 à ٤٧.
5. GALLOIS Louis (2012), p. 9.
6. VELTZ Pierre (2014).
7. Aujourd’hui, 57 % des Français habitent en maison individuelle. Pour l’institut Kantar (Les Échos du 26 octobre 2020) 64 % des autres en rêvent. Cf. MARCHAL Hervé, STEBE Jean-Marc (2023).
8. Programme des « chalandonnettes », du nom du ministre de l’équipement et du logement de l’époque Albin Chalandon.
9. Au sens où ils s’organisent autour de l’usage de l’automobile.
10. ALGAN Yann, BEASLEY Elisabeth, COHEN Daniel, FOUCAULT Martial (2019).
11. BÉAL Vincent, CAUCHI-DUVAL Nicolas, GAY Georges, MOREL JOURNEL Christelle, SALA PALA Valérie (2020).
12. FOURQUET Jérôme (2019).
13. ROSANVALLON Pierre (2020), PECH Thierry (2017).
14. BRONNER Gérald (2021).
15. ALGAN Yann, BEASLEY Elisabeth, COHEN Daniel, FOUCAULT Martial (2019).
16. Pour NADEAU Richard, FOUCAULT Martial, JÉROME Bruno et JÉROME-SPEZIARI Véronique (2018), les élections municipales jouent aujourd’hui un rôle comparable aux élections américaines de mi-mandat [midterms]. Le millésime 2020 a été spécifique en raison de la pandémie.
17. D’autant plus que depuis 2017 le cumul avec un mandat parlementaire n’est plus autorisé, ce qui a réduit leur influence nationale.
18. BERGER Laurent, VIARD Jean (2024).
Fondées sur la qualité des eaux et un sous-sol carbonifère, les origines de la croissance économique de Saint-Étienne sont bien connues. Exploitation du charbon, fabrication d’armes et de machines à vapeur, sidérurgie, mécanique, chemin de fer, textile, automobile, cycle etc. ont trouvé leur essor en raison de leurs complémentarités technologiques et de l’accumulation des savoir-faire de générations d’ouvriers, techniciens et ingénieurs. Premier bassin industriel de la France au 19e siècle, notre ville a été aussi le berceau d’innovations majeures dans le secteur du commerce avec la création d’entreprises aussi emblématiques et puissantes que Manufrance et Casino. Ce système économique et urbain a longtemps entretenu sa propre dynamique avant de connaître ses premières fragilités dans les années cinquante, bien avant la crise de 1973.
Au terme de la reconstruction, l’essor du pétrole, de l’électricité puis la priorité politique donnée au nucléaire concurrencent frontalement la production charbonnière, dont l’arrêt est programmé dès juin 196019. En 1975, il ne reste que 5 000 des 22 000 emplois de mineurs présents dans le Sud-Loire au sortir de la guerre, avant leur disparition en 1983 avec la fermeture du Puits Pigeot à La Ricamarie. Au total, plus de 30 000 emplois ont été supprimés en tenant compte des activités complémentaires : au-delà des drames humains, des difficultés de reconversion, c’est une saignée massive dans les forces vives de la région, un choc brutal pour le pouvoir d’achat des ménages et leurs perspectives d’emploi. De plus, l’arrêt de l’extraction charbonnière laisse partout des traces difficiles à résorber notamment en raison de sa localisation au cœur du tissu urbain, sous les villes mêmes et leurs extensions20.
Un autre secteur industriel central, le textile, a subi la disparition du système de la « fabrique » lyonnaise. À la suite de puissantes mutations technologiques, de l’irruption des fibres synthétiques, une réorganisation globale et l’internationalisation de la production se sont imposées21, favorisées par les écarts de salaires avec les pays en développement. Parmi les entreprises qui ont résisté, beaucoup ont délocalisé une partie de leurs ateliers ou créé ex nihilo des unités de fabrication au Maghreb, en Europe de l’Est, en Asie. En 1975, cette branche n’occupe déjà plus que 15 000 personnes contre 40 000 en 194622. Heureusement, les marchés porteurs de l’automobile et la machine-outil permettent à la mécanique et la métallurgie de bénéficier des « Trente Glorieuses ».
À travers divers exemples, André Vant23 rappelle combien l’économie stéphanoise souffre aussi du malthusianisme d’un patronat conservateur, rétif à l’installation d’entreprises extérieures malgré le volontarisme des préfets mandatés par l’État : la crainte de tensions sur l’emploi et des hausses de salaires ne l’incite guère à s’engager activement pour le développement territorial, déjà entravé par des infrastructures routières et ferroviaires anciennes. Depuis, notre région stéphanoise est systématiquement considérée comme l’archétype d’un espace « sinistré », bien que l’emploi y progresse encore de 3,5 % entre 1975 et 2019. Une situation qui ne saurait caractériser un effondrement économique24, même si elle reste évidemment loin de la dynamique nationale (+ 28,3 %). En réalité, deux phases caractérisent l’ensemble de la période : celle d’un long affaissement industriel auquel succède une reprise de la croissance contrariée par les crises financières de 2008, de la zone euro en 2012, et une transition trop lente vers l’économique de l’innovation.
L’affaissement industriel (1975-1999)
Après des décennies de plein emploi, l’année 1974 se révèle catastrophique en France avec un taux de chômage qui s’envole brutalement pour atteindre 3,4 % en 1975 et 8,5 % dix ans plus tard. Au 1er janvier 1985, on dénombre 38 217 demandeurs d’emploi dans la Loire, soit près de quatre fois plus qu’en 197525, et le taux de chômage y atteint 10,3 %26. À lui seul, l’effondrement de Creusot-Loire provoque une perte de 4 800 emplois en dix ans. Au-delà des seuls effets du choc pétrolier, toutes les industries du territoire sont touchées par les mutations techniques et l’internationalisation de la production, bien au-delà du recul pourtant conséquent de l’industrie française. De 1979 à 1989, la chute de l’emploi dans l’industrie manufacturière est évaluée à 24 %, contre 18 % en France. Après 1989, cet écart se creuse encore jusqu’au début des années 2000 où il tend enfin à se réduire27. Plusieurs ouvrages donnent des descriptions détaillées de la disparition de PME, la suppression d’accords de sous-traitance, la liquidation ou le repli de groupes d’envergure nationale28 : la forte baisse de l’activité se double d’une désorganisation complète d’un appareil productif articulé autour de grandes entreprises et de groupes. Dans les années 1970-1980, la part de ceux-ci dans l’emploi industriel se réduit de 42 % à 37 %, alors qu’elle continue à croître au niveau national, au-delà de 50 %. Pour l’essentiel, le Sud-Loire subit les conséquences de chocs exogènes impossibles à éviter qui font suite, on l’a vu, à d’autres engagés dès l’après-guerre, au déploiement de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) et aux concentrations industrielles souhaitées par la puissance publique29. Par sa rapidité, son caractère inattendu et en raison de la nature de ses activités, la chute de Manufrance fait toutefois exception.
MANUFRANCEun séisme lourd de conséquences
Manufrance occupait une place centrale dans l’économie locale. Elle disposait d’un potentiel de développement de ses fabrications et de la Vente Par Correspondance (VPC) portée par l’évolution des modes de vie. Elle faisait la notoriété de Saint-Étienne et aurait pu créer de nombreux emplois, d’autant plus utiles que l’économie locale en perdait beaucoup par ailleurs. Pourtant, au mitan des années 1970, l’entreprise connaît une crise qui conduira à sa fermeture en 1985. Avec près de 5 000 emplois supprimés dans le bassin de vie (sous-traitants compris), c’est un désastre industriel dont plusieurs publications récentes et l’accès aux archives de l’entreprise éclairent les dimensions managériale, sociale et politique.
Il est unanimement admis que les difficultés de Manufrance débutent au milieu des années 1960, à la suite de l’émergence des grandes surfaces, du libre-service, d’autres sociétés de VPC et d’une concurrence internationale nouvelle pour la fabrication des armes. C’est la fin de l’âge d’or où il suffisait à l’entreprise de répondre à une demande souvent captive, en France comme à l’étranger, pour voir prospérer ses activités de production, de vente et de publicité liées à sa double culture manufacturière et commerciale30 qui expliquera pour partie sa chute.
Celle-ci trouve sa principale explication dans les erreurs de gestion et de management de la période 1966-1975. Le conseil d’administration hors norme hérité de l’histoire31 produit en effet une « gouvernance fermée » inapte à percevoir les mutations économiques32. Rétive aux augmentations de capital et à l’arrivée d’investisseurs extérieurs, elle se réduit à un entre-soi tranquille accepté jusqu’en 1975 par la municipalité Durafour, sous la direction du PDG Georges Drevet. Elle a ainsi trop longtemps toléré une organisation figée, balkanisée par la conflictualité entre les services de la production, des ventes, achats, de plus en plus anachronique par rapport à la concurrence33. Bien que les investissements se soient poursuivis dans une partie du parc machines et l’informatique, deux épisodes sont particulièrement éclairants de cette période où les séances routinières du conseil d’administration paraissent hors du temps.
Après une première alerte des cadres dans un « Livre blanc », l’audit de la Cegos commandé en 1970 dresse un bilan sans concession du recul des marchés historiques, dénonce les « emplois de complaisance »34, propose la rationalisation de l’ensemble des services, sans être suivi d’effet ni simplement évoqué dans les conseils d’administration qui suivent35. Sept ans plus tard le juge Bokanowski36 fera quasiment le même constat, soulignant implicitement le temps perdu. En 1971, la BNP s’implique en faveur d’un projet d’association porté par Les Trois Suisses, dont l’activité de VPC est complémentaire de celle de Manufrance. Après des échanges infructueux37, ce n’est qu’en avril 1972 que sa filiale, Banexi, prend une participation de 6,9 % et envisage une augmentation de capital de 90 millions de francs. La banque obtient quatre postes d’administrateurs sur douze. Elle souhaite filialiser la VPC, mais renonce quelques mois plus tard, après que le conseil a renouvelé, malgré son opposition, le mandat de Georges Drevet jusqu’à ses 72 ans et adopté un « plan de cinq ans » visant le doublement du chiffre d’affaires sans changer l’organisation existante. Ce plan se traduira par la création de 450 emplois de production, plusieurs dizaines dans les agences, et par un coûteux investissement de 50 millions de francs dans le futur entrepôt de Molina. Pour le PDG, qui reconnaît avoir privilégié la « tendance majoritaire » au sein du Conseil, ces mesures ont l’avantage de « ne pas faire naître de problème au sein des activités économiques régionales »38.
Malheureusement, à partir de 1974 la dégradation des comptes est très rapide, amenant Michel Durafour à s’impliquer personnellement. En 1975, alors ministre de l’Économie, il impose un nouveau PDG, l’inspecteur des finances André Blanc, pour stopper l’hémorragie. Au terme d’un long délai de 18 mois, le « plan Blanc » se caractérise par la rationalisation générale des activités, notamment dans la fabrication. Présenté devant le comité d’entreprise fin janvier puis au conseil d’administration du 7 février 1977, il prévoit la suppression de 150 emplois par départ volontaire ou retraite anticipée39. En cas d’échec, le risque de fermeture totale des ateliers (1 013 emplois) est évoqué, ce qui alourdit le climat social bien que le PDG comme le maire aient toujours démenti l’avoir envisagé40. Entre-temps, une nouvelle et importante dégradation financière provoque des pertes de 41 millions fin 1976. Durant cette première phase – déterminante – de la crise de l’entreprise, trois défaillances ressortent aujourd’hui : le classement sans suites de l’audit de la Cegos, le « plan de cinq ans » coûteux adopté en 1973 qui va précipiter la dégradation des comptes, le temps pris pour élaborer le « plan Blanc » en 1975, peut-être par crainte d’engager un conflit social. Dans cette période, la question de l’avenir des activités de fabrication (35 % des emplois à Saint-Étienne) est en effet prégnante. Déficitaires, elles auraient sans doute été filialisées si le projet des Trois Suisses s’était concrétisé. En l’absence de précisions sur celui-ci, il est impossible de connaître l’avenir qui leur était destiné41. Bastion d’une CGT ultra majoritaire dans le personnel42, leur pérennité sera défendue par l’ensemble des syndicats. Dans une région où le chômage et la désindustrialisation s’enkystent, face à des possibilités de reconversion limitées, les salariés refusent toute réduction des activités productives et voient dans l’hypothèse d’une filialisation le spectre du démantèlement de l’entreprise. Convaincus de leur potentielle compétitivité, ils entraînent derrière eux toute la gauche au moment où se dessinent les élections municipales.
Beaucoup plus commentée43, la phase qui s’ouvre après la victoire inattendue de Joseph Sanguedolce en mars 1977 s’engage alors que Manufrance a déjà perdu beaucoup d’argent (le déficit d’exploitation atteint 107 millions dans l’année), doit bénéficier dès le 31 mai de la suspension provisoire des poursuites et trouver de nouveaux actionnaires. Élue en mars sur la promesse de conserver les emplois et l’unité de l’entreprise, la municipalité ne peut que rejeter en avril le plan Blanc, lequel propose 282 mises au chômage technique44. En septembre, le plan des curateurs du tribunal de commerce, qui avait reçu l’accord de tous les autres actionnaires, aurait sans doute mérité plus de considération45, mais six mois seulement après l’installation des élus les 500 licenciements prévus restaient rédhibitoires pour l’intersyndicale comme pour la mairie.
Dans ces années marquées par la radicalité des affrontements idéologiques46 et face aux actionnaires, à la Banexi, à la municipalité Durafour, au gouvernement Barre perçus comme les thuriféraires du capitalisme libéral, tous pensaient sincèrement qu’une solution était possible. Ils considéraient en outre que la situation de Saint-Étienne justifiait une aide exceptionnelle de l’État pour une entreprise aussi structurante que Manufrance, comme le montrent les mots d’ordre singulièrement élargis des nombreuses manifestations. Au fil du temps, la municipalité Sanguedolce retiendra cependant des options plus pragmatiques. Elle acceptera ainsi les 334 licenciements du programme de François Gadot-Clet (version de juin 1978), puis les 609 de celui de René Mestries en 1979, fondé sur le découplage habile des actifs de la société et de ses activités, reprises par une Société Nouvelle Manufrance susceptible de se relancer.
Mais la défaite – là encore inattendue – de la gauche aux élections législatives de 1978 après la rupture de l’union en septembre 197747, sera préjudiciable à ce projet plutôt bien construit, soutenu par la MACIF. Elle maintiendra au pouvoir jusqu’en 1981 une majorité de droite à l’Assemblée nationale et des gouvernements peu enclins à venir au secours de la plus grande ville du pays gérée par les communistes, ni à aider une entreprise considérée comme l’un des « canards boiteux » qu’ils ne cessaient de vilipender. Réticent à mobiliser les 20 millions de fonds publics promis, hésitant et incohérent48, le gouvernement Barre ne s’impliquera jamais vraiment, alors que le PCF donnera un écho politique national au conflit à l’approche de l’élection présidentielle de 1981. Malgré les généreuses mobilisations des salariés49, une garantie d’emprunt de 40 millions accordée par la municipalité50, l’échec de la Société Nouvelle suivra dans le tumulte des invectives politiques.
Ultime tentative, la coopérative ouvrière (SCOPD) créée sous l’égide des cadres de la CGT (UGICT) et d’une partie de ses adhérents51 rassemble en 1981 plus de 600 salariés, sur un périmètre réduit aux seules activités de production. En 1982 et 1983, à la suite de l’élection de François Mitterrand, la SCOPD obtient plus de 220 millions de francs d’aides publiques, dont 160 en subventions et prêts participatifs de l’État. Mais elle échoue à démontrer sa viabilité et à convaincre le gouvernement Fabius de lui allouer des financements supplémentaires. La liquidation des actifs de la société Manufrance originelle par Bernard Tapie permettra à Bernard Arnault (Ferret-Savinel) de récupérer le Chasseur Français et à Movitex (reprise par La Redoute en 1983) la VPC, 47 biens immobiliers, agences et dépôts, étant cédés à la société Ségéra Dollé52.
Ainsi s’éteint en 1985 l’une des entreprises emblématiques de la prospérité de Saint-Étienne. Avec le recul du temps, il est probable qu’un Conseil d’administration plus ouvert, un management avisé, une culture du compromis inusitée à l’époque auraient permis de préserver l’entreprise, voire la faire évoluer vers la fabrication de produits contemporains et le commerce en ligne.
Saint-Étienne vit alors la première phase d’une profonde transformation économique, avec une baisse de 20 % de la taille des établissements industriels entre 1979 et 1990 et un secteur des services incomplet, moins bien structuré que dans les villes comparables. L’attrition du tissu productif se poursuit durant plusieurs années et s’accompagne du départ d’ingénieurs, cadres, techniciens, chercheurs, affectant les fonctions d’encadrement, de conception, recherche-développement si précieuses aujourd’hui. Le transfert en Lorraine du centre de recherche du groupe Usinor, Unirec (Irsid) situé à Unieux en est une douloureuse illustration. Bien qu’une partie du tissu industriel résiste, les taux d’investissement, de recours aux aides à l’innovation technologique et l’amélioration de la qualification des salariés restent inférieurs à la moyenne nationale53 . Ils ne permettent pas à l’économie locale de retrouver en 1999 son potentiel de 1975 (- 3 % contre + 9 % en France). Pendant ces années difficiles, le secteur public atténue partiellement le choc en maintenant globalement ses effectifs54 sans que Saint-Étienne bénéficie pour autant de relocalisations d’emplois publics à la hauteur des chocs subis55.
Le repli des industries de la défense, les fermetures des établissements de GIAT-Industries de Saint-Chamond et Saint-Étienne marquent la décennie 1990. Le site stéphanois de la Manufacture d’Armes (la MAS ou plus familièrement la « Manu ») qui employait encore 3 000 salariés en 1975 est victime de la rationalisation européenne de la fabrication d’armes et interrompt définitivement son activité en 2001, avec des effets indirects sur des dizaines de sous-traitants puisque ne subsistent que l’imprimerie, les unités de systèmes optroniques et de filtration nucléaire, bactériologique et chimique (NBC) à Saint-Chamond. Après ces dernières restructurations, un rebond significatif de l’activité économique de la zone d’emploi56 s’engage jusqu’en 2007.
La reprise contrariée (1999-2020)
De 1998 à 2002, la croissance française est forte. Elle se poursuit ensuite à un rythme plus modéré avant de chuter au moment de la crise financière de 2008. Les tensions subies par la zone euro entre 2011 et 2015, la rigueur budgétaire imposée à la fois par le niveau de la dette (98 % du PIB) et les exigences de Bruxelles brident durablement la reprise en dépit de l’assouplissement de la politique monétaire de la BCE à partir de 2016. La progression de l’activité s’en ressent directement : très significative jusqu’aux années 2006-2007, elle ralentit ensuite durablement au niveau national et plafonne dans la région stéphanoise.
La dynamique locale observée depuis 1998 se trouve interrompue à partir de 2007 par les crises mondiale et européenne, entraînant un décrochage des créations de postes de travail par rapport à l’économie française57 dans la dernière décennie. Toutefois, celui-ci reste modéré, sans commune mesure avec le passé. En outre, l’économie locale parvient malgré tout à augmenter globalement son volume d’emplois (+ 12 000) par rapport à 1998 même si le maximum atteint en 2007 n’a pas encore été totalement retrouvé en 2019. L’envergure et le profil diversifié de la zone d’emploi de Saint-Étienne la préservent d’un recul plus important, contrairement à celles d’Oyonnax, de la vallée de l’Arve, Thiers, Montluçon par exemple58. À l’inverse, elle ne bénéficie pas d’une croissance comparable aux métropoles régionales59.
Graphique 1 : Évolution de l’emploi total en France et dans la zone d’emploi de Saint-Étienne (base 100 en 1975)
Source : INSEE, recensements de la population, base 100 en 1975.
L’évolution du taux de chômage témoigne également d’une forme de « normalisation » de l’économie ligérienne à partir de la fin des années 1990. Alors qu’auparavant le taux départemental était systématiquement supérieur d’un à deux points à son niveau national, il atteint un minimum (7,1 %) en 200860 et s’aligne ensuite sur le taux national. Cette convergence recouvre toutefois quelques aspects moins positifs. Elle provient en effet pour partie du vieillissement de la population locale, avec le passage de nombreux individus de la catégorie « chômeur » à celle de « retraité ». En outre, si le chômage de longue durée reste dans la moyenne nationale, le « halo » du chômage ou le sous-emploi61 s’envolent depuis 2011 : en 2017 par exemple 3,3 % des salariés masculins sont en intérim dans notre zone d’emploi contre 2,5 % dans le pays et le temps partiel y est aussi plus développé. Enfin, la réduction du taux de chômage ne fait en rien disparaître les écarts considérables entre communes et quartiers.
À la différence de l’ensemble de la France où la croissance de l’emploi n’a jamais cessé, la région stéphanoise se distingue donc par une reprise réelle à partir de 1998 suivie d’une légère régression à la suite des crises de 2008 et 2011, sans commune mesure avec l’affaissement industriel antérieur. L’économie locale fait désormais preuve d’une certaine résilience. Elle se transforme par la forte croissance de « l’économie présentielle » et la modernisation de ses activités industrielles, toujours importantes au sein de « l’économie productive ».
Une économie toujours « productive » mais aussi plus présentielle
Les spécialistes du développement régional distinguent les activités qui concourent à la production de biens et services destinés aux marchés national et international (sphère productive), de celles qui visent la satisfaction des besoins des habitants permanents ou temporaires du territoire (sphère présentielle). Entre 1982 et 2011 le recul de la sphère productive affecte plus particulièrement certaines des 304 zones d’emploi, notamment dans l’est et le nord du pays. En 176e position, Saint-Étienne est la grande ville la plus touchée (- 22,5 %), avant Le Havre (- 19,1 %), Rouen et Clermont-Ferrand (- 18,8 %)62. Malgré cette régression, l’industrie représente encore 19,2 % des postes de travail, bien au-dessus de la moyenne française située autour de 12,5 %. La modernisation de multiples entreprises a donc permis de conserver des activités de fabrication relativement fortes et structurantes.
La progression de l’emploi dans la sphère présentielle (+ 38,6 %), place Saint-Étienne en meilleure position que les villes comparables, sans doute en raison de l’envergure démographique de sa zone d’influence. Cette caractéristique contribue à la résilience du territoire sans être toujours soulignée à son juste niveau. En 2019, la physionomie d’ensemble s’aligne donc logiquement sur celle du pays avec une partition sphère productive / sphère résidentielle quasiment identique alors qu’elle s’en distinguait nettement en 1975.
Graphique 2 : Évolution relative des emplois présentiels et productifs en France et dans la zone d’emploi de Saint-Étienne
Source : calculs effectués d’après INSEE (2023 a).
Aujourd’hui, l’économie stéphanoise recouvre une plus grande diversité d’activités grâce à la création de nouvelles entreprises, même si l’instauration du statut d’autoentrepreneur (microentreprises) en 2008 puis son extension en 2015 peuvent introduire un biais dans les comparaisons historiques. Sous cette réserve, le taux de création d’entreprises de notre territoire se rapproche de la moyenne du pays (12 à 15 % selon les années63) à partir de l’an 2000. Désormais mieux orienté, cet indicateur de la vitalité économique du territoire demeure malgré tout inférieur de deux à cinq points à celui des grandes métropoles64, lesquelles disposent de surcroît de fonctions stratégiques plus étoffées.
Des emplois métropolitains trop peu nombreux
Les « activités métropolitaines supérieures »65 couvrent quatre domaines : le « high-tech industrie » (industries de haute technologie), « le high-tech services » (services aux entreprises de haute technologie), les services directement liés aux connaissances scientifiques et les services financiers. De 2007 à 2017, elles progressent peu dans la zone d’emploi de Saint-Étienne contrairement à Lyon et Grenoble66. L’ensemble des services marchands suivent la même tendance : malgré la taille de la ville-centre, leur croissance s’élève à + 18,7 % depuis 1998 alors que plus de 2,7 millions d’emplois y ont été créés en France (+ 28,6 %).
La proximité géographique de Lyon y est évidemment pour beaucoup : comme dans les autres régions, ces emplois se concentrent au cœur de la capitale régionale. Dans le monde de la banque, de l’assurance et de la finance, c’est un véritable « déménagement du territoire » qui s’est imposé au fil du temps, à bas bruit, avec le transfert des directions locales ou régionales. Seuls le Crédit Agricole Loire-Haute-Loire et la Caisse d’Épargne Loire-Drome-Ardèche ont maintenu leurs sièges dans notre ville, alors que la centralisation des fonctions principales continue à s’étendre, jusqu’à celles de la Banque de France dont la succursale stéphanoise perd régulièrement des employés. Cet effet de polarisation affecte aussi les services de gestion, de conception-recherche, prestations intellectuelles, commerce inter-entreprises et culture-loisirs. Depuis 1982, les trajectoires suivies par les deux villes sont ainsi bien différentes. Alors que le nombre total d’emplois augmente de 26 % à Lyon intra-muros, il baisse de 12 % à Saint-Étienne et la part des fonctions stratégiques y passe respectivement de 28,8 % à 42 % et de 21,6 % à 29 %. En 2019, les cadres représentent 21,2 % des emplois à Lyon contre 9,9 % à Saint-Étienne67.
Pour l’ensemble de ces actifs très qualifiés, notre agglomération ne bénéficie pas d’une attractivité à la mesure de son envergure économique et urbaine, à la différence de Grenoble mais aussi de Clermont-Ferrand et de la plupart des autres métropoles du pays68. Ces déficiences, déjà observées au cœur des années 1980 et 1990 où les services moins qualifiés (nettoyage, gardiennage, restauration, travail temporaire…) assuraient les deux tiers de la croissance du secteur tertiaire, n’ont donc pas été totalement surmontées malgré la reprise de la croissance de l’emploi69. Après les lourdes restructurations industrielles, les transformations globales de l’économie et la polarisation régionale des services métropolitains ont contrarié la relance de l’économie stéphanoise, en dépit des politiques de soutien portées par l’État et les collectivités.
L’action économique des collectivités territoriales et de l’État
Devant l’ampleur des restructurations, les acteurs locaux (syndicats de salariés, élus de tous bords, CCI, organisations patronales) se sont prioritairement tournés vers l’État, qui ne restera pas inactif70. Concentrées à l’origine sur la reconversion de territoires touchés par la désindustrialisation, ses interventions économiques se sont diversifiées. Parallèlement, la décentralisation a octroyé aux communes puis aux intercommunalités, départements et régions de réelles capacités d’action. Enfin, l’Union européenne a arrêté une politique de cohésion en faveur des régions en difficulté tout en encadrant les aides directes aux entreprises. Si bien que l’action économique des pouvoirs publics recouvre un écheveau complexe et peu lisible de dispositifs déployés en deux phases relativement distinctes.
L’action de l’État et la concurrence des collectivités (1975-2000)
En 1983, le sud-Loire a été reconnu « pôle de conversion », suite aux demandes réitérées des élus locaux – notamment du député Bruno Vennin – ce qui a ouvert l’accès à diverses mesures de lutte contre le chômage (pré-retraites, dispositifs de reconversion des salariés, contrats emploi-formation etc.) et entraîné l’implantation du pôle Productique Rhône-Alpes à Saint-Étienne71. Malheureusement l’incapacité de beaucoup de PME-PMI à franchir alors ce cap technologique limita son impact72. Il fallut attendre la fermeture de GIAT-Industries pour obtenir une compensation directe avec le regroupement à Molina de l’imprimerie des armées (EDIACA, 150 emplois). A contrario, la création d’un « pôle des armes de petit calibre » promise par le ministre de la Défense Charles Millon en septembre 1996 resta lettre morte… De leur côté, les sociétés de conversion de Charbonnages de France (SOFIREM), Usinor, Creusot-Loire (SODIE), ou GIAT-Industries (SOFRED) s’investirent pendant près d’une vingtaine d’années auprès des collectivités en contribuant au financement des zones industrielles et des entreprises. Il est difficile d’évaluer leur apport spécifique en raison du croisement de leurs actions avec les subventions de l’État (comme les Primes d’Aménagement du Territoire – PAT – instruites par la DATAR), les aides de la Région, du département, de la ville de Saint-Étienne et, après un regrettable report, de l’Union européenne73. Au total, l’ensemble des financements publics aux entreprises a été estimé à 15 millions d’euros par an (hors crédit-bail et aménagement de zones des communes)74. La complexité des dispositifs, les logiques divergentes des acteurs, les oppositions politiques sous-jacentes entre services de l’État et des collectivités – voire entre celles-ci – ont certainement nui à l’efficacité de l’ensemble.
À l’époque, la préoccupation première des communes et du département est en effet de se disputer la taxe professionnelle des entreprises qui se déplacent à proximité des nœuds de communication. La création de vastes zones d’activités au sud de la plaine du Forez et le dumping fiscal qui l’accompagne via des taux d’imposition deux à trois fois inférieurs à ceux de la ville-centre ou la création du Fonds d’Aide au Développement Économique de la Loire (FADEL)75 illustrent la politique du Conseil général de la Loire, qui conjugue un crédo libéral (baisser les taxes des entreprises) et politique (les petites communes contre la ville-centre) dévastateur pour Saint-Étienne. Il en résulte des conflits récurrents entre l’outil départemental – le Comité d’Expansion – et les services économiques des communes, voire de l’État. Celui-ci tentera de mieux coordonner ces actions avec l’installation d’un sous-préfet chargé du développement économique et d’un commissaire à l’industrialisation de la DATAR abrité par l’Association pour le Développement Industriel de la Loire (ADIL). Dans son analyse fouillée du jeu des acteurs concernés, David Zambon attribue à l’ADIL et singulièrement aux qualités de médiation de son directeur Guy Veyrard une amélioration réelle de l’efficacité du système76. Mais à partir de 1999, l’État réduira sa présence au sein de l’ADIL qui disparaîtra peu après sans véritable réaction des élus locaux. Malgré le regroupement des autres acteurs dans l’Agence de Développement Économique de la Loire (ADEL), les oppositions entre le Conseil général, Saint-Étienne et l’État reprendront rapidement en s’élargissant à la problématique conjointe de l’intercommunalité. La faiblesse de la CCI, l’absence de leadership et d’un projet collectif de relance77 ont constitué des handicaps certains, malgré la production d’études par l’université, le CRESAL ou le Comité d’expansion78.
Dans ce contexte, les équipes municipales de Joseph Sanguedolce et François Dubanchet ont considéré que l’aménagement de zones d’activités communales était prioritaire pour conserver un maximum d’entreprises dans la commune79. Celles qui marquent aujourd’hui l’urbanisme de Saint-Étienne (Molina, La Chauvetière, etc.) ont été pour la plupart lancées ou étendues dans cette période, parfois à des coûts élevés comme dans l’ouest stéphanois (Malacussy) ou avec des exigences sélectives qui ne pourront pas être tenues (Technopôle, Espace Fauriel)80. Novatrice, la création du parc d’activités Stelytec à Saint-Chamond dans le cadre d’un accord entre François Dubanchet et le maire de Lyon, Michel Noir, fut symbolique d’une volonté de coopération malheureusement délaissée quelques années plus tard, Stélytec revenant dans le giron exclusif de Saint-Étienne Métropole. Cette initiative a cependant démontré son utilité, jusqu’à susciter une extension (Stelytec 2) qui aurait pu bénéficier de l’autoroute A 45 si celle-ci avait vu le jour, sous réserve d’un compromis avec des riverains attachés à leur tranquillité.
Outre son combat perdu pour sauver Manufrance, la municipalité de gauche arracha quelques subventions au gouvernement Mauroy dans le cadre du « plan de machines-outils » puis œuvra durant plusieurs années pour la création du Pôle Productique et la recherche appliquée dans l’enseignement supérieur. Malgré les qualités du CETIM, l’absence de laboratoires ligériens de haut niveau scientifique dans le domaine de la mécanique ne lui a pas favorisé la tâche. Les deux mandatures Dubanchet se distinguent ensuite par un soutien financier massif aux entreprises privées, révélant une double priorité, à la fois politique et économique. Priorité politique à la suite d’une campagne dans laquelle le patronat local s’était ostensiblement investi à ses côtés contre Joseph Sanguedolce : rompre avec l’équipe précédente deviendrait donc le mantra de la droite revenue au pouvoir, au profit d’un groupe social qui lui était acquis. Mais priorité économique aussi, en raison des difficultés de nombre de PME et de la concurrence fiscale des communes périphériques. De 1983 à 1997, sous la direction du premier adjoint Christian Cabal, le soutien municipal au secteur privé a donc été très élevé, dans une logique de guichet sans commune mesure avec ce qui était pratiqué ailleurs.
En 1996, dans un rapport particulièrement sévère, la Chambre Régionale des Comptes (CRC) a estimé à plus d’un milliard de francs (150 millions d’euros) l’ampleur des sommes engagées par la seule ville dans 120 dossiers de crédit-bail immobilier bonifié. Parmi eux, 73 étaient toujours en cours de remboursement en 1995, auxquels s’ajoutaient 78 entreprises en location simple et d’autres encore recevant des aides diverses. La plus grande partie de cette dette économique a finalement été remboursée par les acteurs privés, mais elle a longtemps pesé sur les finances municipales. Entre certaines défaillances supportées en totalité par le contribuable et les bonifications d’intérêts d’emprunts (près de 3 % par an, selon la CRC), le coût global de cette politique a été élevé, sans doute supérieur à 50 millions d’euros, auxquels se sont ajoutées les aides départementales du FADEL à partir de 1987 (67 millions de francs soit 10 millions d’euros environ pour l’arrondissement de Saint-Étienne)81. Dans la même période, la construction de l’abattoir public à Molina (La Sauvagère) s’avéra utile à plusieurs entreprises de la filière viande. Très coûteuse, elle aussi, pour la collectivité, cette infrastructure – que notre équipe municipale dût privatiser en 2009 pour en garantir la pérennité – a permis au « Pôle de la viande » de se structurer, notamment autour du groupe Despinasse.
Le bilan de cette « offre pléthorique de financements » se révèle limité82 en raison de nombreux effets d’aubaine. Après les injonctions de la CRC, la première municipalité Thiollière (1994-2001) est revenue à des pratiques plus conventionnelles en orientant ses aides vers plusieurs pôles ou associations sectorielles de type « cluster » (technologies médicales, eau, mécanique, imagerie numérique etc.). Elle s’est aussi engagée comme partenaire dans de nouvelles zones d’activités situées hors des limites de la ville comme celles du SIPAB83 qui se révélera bénéficiaire, et de la Zone d’Aménagement d’Intérêt National (ZAIN) imaginée pour pouvoir accueillir une grande entreprise internationale, qui sera un échec. S’appuyant sur la politique de la ville du gouvernement Juppé, elle installera en 1996 au Marais et à Montreynaud une Zone Franche Urbaine (ZFU) fortement défiscalisée. Peu après, la loi Chevènement imposera la Taxe Professionnelle Unique (TPU) au niveau intercommunal, réduisant à néant (sur une période de 12 ans) les écarts entre taxes professionnelles communales. En 2000, enfin constituée en communauté d’agglomération, Saint-Étienne Métropole l’adopte au moment où les compétences économiques de la région montent en puissance.
Nouveaux acteurs, nouvelles politiques (2000-2020)
À la suite de l’étude confiée par Michel Thiollière à Ricardo Bofill, la priorité municipale passe de l’action économique à l’urbanisme. Le maire doit cependant veiller aux ambitions de Christian Cabal, maintenu premier adjoint, toujours très investi dans les aides aux entreprises et la gestion du stock municipal de bâtiments industriels. En 1998, l’Établissement Public de l’Ouest Rhône-Alpes (EPORA) créé par l’État prend le relais en fournissant aux entreprises un foncier requalifié à prix modéré. Ceci facilitera beaucoup la reconfiguration de Châteaucreux en pôle tertiaire avant même que l’EPASE en devienne l’aménageur principal. Enfin, Saint-Étienne Métropole s’impose progressivement comme le premier centre de décision de la politique économique locale.
Malgré une structure administrative réduite, l’agglomération prend en charge la maîtrise d’ouvrage et l’essentiel du financement de plusieurs « zones économiques d’intérêt communautaires ». Les premières décisions concernent le Pôle Optique Vision porté par l’université qui s’installe rue Barroin (Giat-Industries Saint-Étienne), Métrotech (ex-hôpital de Saint-Jean Bonnefonds)84 et Novacieries (GIAT-Saint-Chamond). Dans neuf autres « zones stratégiques » Saint-Étienne Métropole se limite à des contributions financières aux communes. De Rive-de-Gier à Firminy, toutes sont aujourd’hui en cours de transformation avec l’apport d’investisseurs privés et publics. En 2013, l’adjonction des zones industrielles d’Andrézieux-Bouthéon, La Fouillouse, Saint-Bonnet-les-Oules permise par l’extension de la métropole complète son champ d’intervention foncière : la concurrence nocive qui prévalait jusqu’en 2000 ne persiste plus que ponctuellement aux marges de la carte métropolitaine.
Sans disparaître, les aides directes aux entreprises se normalisent. Le contexte politique a pu y contribuer, notamment après l’éviction de Christian Cabal du poste de premier adjoint par Michel Thiollière en 2001. D’autant que celui-ci n’a jamais montré un intérêt particulier pour ces questions, en dehors de sa mobilisation contre l’OPA de Promodès sur Casino en 199785. Les nouveaux dossiers instruits à Saint-Étienne Métropole sont conditionnés à des créations d’emplois : jusqu’en 2008, une centaine d’entreprises bénéficient de financements pour 980 emplois créés et environ 7 millions d’euros dépensés. Mais en 2004 la loi « Raffarin » contraint le conseil régional à mieux encadrer ces subventions ou prêts, pour lesquels les contrôles de l’État et de l’Union européenne deviennent aussi plus rigoureux. Sans empêcher toute erreur ou scandale, cette reprise en main en limite les risques.
Durement ressentie sur notre territoire, la crise de 2008 constitue un nouveau choc pour l’industrie. Plusieurs entreprises importantes sont sacrifiées par leurs actionnaires souvent extérieurs à la Loire, malgré la mobilisation de l’État et toutes les collectivités territoriales sans exception pour tenter de sauver les emplois ou en leur imposant des « conventions de revitalisation ». Grâce notamment à la création d’un véritable service économique et de l’innovation en 2009 puis de la SPL Cap Métropole, l’agglomération intensifie considérablement ses actions de prospection, d’aide aux créations ou reprises d’entreprises et à l’accueil de sociétés venues de l’extérieur. À partir de 2009, elle fait surtout des coopérations entre le monde de la recherche, de l’université et de l’entreprise son axe principal. En s’appuyant sur une connaissance plus précise des nouvelles filières technologiques du territoire86 elle réoriente sa politique d’aides directes vers le soutien à l’innovation, l’économie sociale et solidaire et multiplie les contacts avec les entreprises pour leur faciliter l’accès aux dispositifs régionaux et nationaux.
Ces choix sont cohérents avec les orientations politiques nationale et régionale. En effet, les pôles de compétitivité puis les Plans d’Investissement d’Avenir (PIA) de l’État, les domaines d’excellence retenus par la région concentrent les nouveaux subsides vers les sociétés qui s’engagent dans des grappes ou « clusters », au nombre de 22 aujourd’hui en Auvergne-Rhône-Alpes. De même, l’appui aux entreprises du numérique via la candidature au label « French Tech » en 2014, poursuivi ensuite sous une entité commune avec Lyon, et la participation au programme « Territoires d’industrie » à partir de 2018 visent à renforcer les entreprises locales impliquées. Déclinées sur une vingtaine d’années, la mise à disposition de pépinières à Montreynaud, autour du Pôle Optique Rhône-Alpes et du Bâtiment des Hautes Technologies (BHT), la réhabilitation de l’ancienne imprimerie de GIAT-Industries, de l’espace collaboratif Le Mixeur puis de la « grande usine créative » traduisent l’heureuse continuité d’une politique active associant l’EPASE, la Caisse des Dépôts et la BPI et faisant oublier la malheureuse expérience précédente du Centre Européen d’Entreprises et d’Innovations (CEEI).
En revanche, la politique locale de prospection d’entreprises extérieures a été dépourvue de continuité, cette carence s’ajoutant au déficit d’accessibilité routière et ferroviaire de la Loire. Après la fermeture de l’ADIL, la recherche de nouvelles entreprises est revenue dans un premier temps à l’Agence départementale, tournée logiquement vers la commercialisation de ses propres zones de la plaine et du nord du département. En 2001, Saint-Étienne Métropole a donc préféré confier cette tâche à l’ADERLY, chargée du développement… du Grand Lyon, jusqu’au constat d’échec établi en 2004 et la réintégration de cette fonction au sein de l’agglomération, mais sans moyens supplémentaires.
Ce n’est qu’en 2009 que cette mission sera pleinement assumée et complétée par des actions de marketing territorial conduites avec l’EPASE. Grâce aux postes de développeurs économiques créés, le traitement des nouveaux prospects, le suivi des « grands comptes », la participation à des salons nationaux et internationaux s’intensifient, les échanges avec les entreprises doublent87 et plusieurs implantations importantes (Acticall-Sitel, Linamar, Schutz, etc.) se concrétisent malgré une conjoncture internationale peu favorable. En 2010, la signature d’un pacte de gouvernance économique88 avec le département, les chambres professionnelles et l’État permet enfin à notre territoire de parler d’une seule voix aux investisseurs extérieurs. Parallèlement, la coopération avec la métropole lyonnaise donnera lieu à plusieurs initiatives du Pôle Métropolitain89, notamment dans la vallée du Gier. En 2015, cette démarche sera toutefois brutalement interrompue et la prospection d’entreprises extérieures à nouveau confiée à… l’ADERLY. Bis repetita, avec des résultats semblables à ceux des années 200090 et une identité économique territoriale sacrifiée.
La nouvelle économie stéphanoise
Malgré la disparition d’entreprises historiques qui se poursuit encore épisodiquement (Cheynet, Loire-Offset Titoulet, Mécacentre, Zannier après à sa cession au groupe chinois Semir), le processus de régénération engagé depuis la fin des années 1990 n’en est pas moins réel et multiforme. Notre territoire s’appuie aujourd’hui sur une base industrielle et commerciale rénovée. Cependant, c’est son internationalisation massive, dans sa composante « productive » comme « présentielle », qui est la plus marquante et la relie toujours davantage à l’ensemble des évolutions technologiques et financières de l’économie mondiale. Avec les promesses mais aussi les risques que celles-ci peuvent porter, à l’instar du démantèlement subit et récent du groupe Casino.
Croissance et internationalisation de PME-PMI
À partir de situations très diverses, plusieurs PME-PMI étroitement liées à l’histoire de la région ont mis en œuvre des stratégies d’adaptation technologique et commerciale fructueuses, jusqu’à devenir des Entreprises de Taille Intermédiaires (ETI)91 si recherchées en France et à constituer de nouveaux groupes internationalisés92. En dehors de l’artisanat, d’une petite partie du commerce, de l’économie sociale et solidaire, « l’économie de PME » qui avait succédé à l’organisation industrielle des années 197093 a cédé la place à des réseaux d’entreprises de toutes tailles insérés dans l’économie mondiale. Avec trois « success stories » remarquées (Thuasne, 450 salariés environ dans ses cinq unités stéphanoises sur 2 600 dans le monde, Sigvaris, 500 emplois dans le Sud-Loire sur 1 400, Gibaud, 250 emplois, Richard Frères) et le développement de Urgo Medical à Veauche, le textile médical s’est affirmé comme une spécialité compétitive au niveau international. Dans l’industrie mécanique, des initiatives de cadres et d’investisseurs ont également donné des résultats reconnus chez Haulotte Groupe, Clextral (groupe Legris) et Hydromécanique et Frottement (HEF). L’industrie chimique, historiquement peu présente, s’est renforcée grâce à SNF à partir de la reprise de Floerger en 1978. Autant de succès exceptionnels qui relèvent du développement endogène, par la mise à niveau des compétences des cadres, salariés et l’attachement au territoire d’entrepreneurs-innovateurs tels que Elizabeth Ducottet, Georges Cros, Philippe Maurin-Perrier, Alexandre Saubot, Georges Jobard ou René Picq. Ces groupes emploient aujourd’hui plusieurs milliers d’ingénieurs et salariés, innovent et investissent constamment avec le soutien récurrent des collectivités, de l’État et de l’Union européenne.
D’autres PME ont su préserver voire accroître l’emploi en développant leurs exportations et en renouvelant leurs produits. Par exemple, la très ancienne société Neyret a été profondément transformée depuis 1995 sous l’égide de Thierry Neyret. Elle continue aujourd’hui à progresser à travers une croissance externe active. Les évolutions positives de Satab, du groupe Jabouley, Alpex, Louison, T2S (textiles techniques), Marini-Ermont, Marrel, Dervaux (groupe Sicame), Courbon Software (groupe Vinci Energies), Celduc, Allègre puériculture Tôlerie Forézienne (groupe Poujoulat), Altinnova à Bonson, SAM Outillage, Novalia, TCMS à Andrézieux-bouthéon, etc. relèvent de démarches globalement semblables. Dans les services marchands et l’ingénierie, Axome (ex-Trenta, intégrée au groupe EDG), Altavia, CieNum, Diagram Informatique, Ades Technologies ont, parmi d’autres, su relever les défis de la numérisation grâce à l’environnement des écoles d’ingénieurs et pour certaines comme Gutenberg Agency l’essaimage de Casino. Plusieurs centaines d’emplois moins qualifiés ont aussi été créés au sein de centres de relations-clients (Carrefour, EDF, Carlson Wagons-Lits, Orange, etc.) ou dans les services de nettoyage et de sécurité privée (Onet-Services, Prosegur, etc.). Tous dépendent aujourd’hui de groupes multinationaux.
Depuis 1975, l’industrie agroalimentaire se distingue par sa croissance régulière en lien avec la transformation de ses filières. Des coopératives importantes comme Sodial (lait), ou Eurea (blé) ont agrandi leurs unités de production. Un pôle « Viandes » s’est développé autour de coopératives (La Bouchère, Sicarev) et surtout du groupe stéphanois Despinasse propriétaire de l’abattoir de La Talaudière depuis 2009, dont le champ d’action s’est étendu à une participation dans les magasins « Grand Frais » en forte croissance. En 2013, la construction à l’initiative de Saint-Étienne Métropole de l’abattoir public d’Andrézieux-Bouthéon a favorisé l’activité de producteurs bio, fermiers et l’expansion des circuits courts. Le groupe Casino a pris sa part à cette évolution qualitative, tout en restant un cas d’espèce fragilisé par son endettement élevé.
CASINO, de l’adaptation commerciale permanente aux aléas de la planète Finance
Avec son siège social et près de 2000 salariés, son envergure internationale, le groupe Casino a pesé plus que tout autre, jusqu’en 2023, sur l’économie stéphanoise. Fondé en 1898 par Geoffroy Guichard, son expansion au tournant du vingtième siècle est rapide et continue. L’attention portée aux changements de modèles et pratiques commerciaux, aux modes d’organisation émergents, était une caractéristique du groupe94. De « l’importation » du libre-service des USA aux premières cafétérias, des supérettes de proximité aux hypermarchés, les initiatives et diversifications furent nombreuses jusqu’au déploiement de l’expansion internationale, avec des succès et parfois des échecs assumés (Pays-Bas, Pologne).
En 1966, Antoine Guichard intègre le Conseil de gérance avant d’en prendre la présidence en 1990. La cession des usines, déjà engagée, exprime le choix de l’expansion commerciale au détriment de la production intégrée. Contrastant avec l’attitude fermée des dirigeants de Manufrance, elle permet un temps de dégager les ressources financières pour prendre part à la course à la grande taille qui caractérise le secteur. Par ailleurs, l’ancienne politique paternaliste de gestion des ressources humaines évolue pour donner une place accrue au dialogue syndical et à la formation continue des salariés.
En octobre 1992, la transformation du mode de gouvernance familial en société par actions accueillant un investisseur extérieur – Rallye, contrôlé par Jean-Charles Naouri – constitue un autre changement essentiel. Cette décision qui revenait à « accepter de perdre la majorité pour pouvoir grandir » selon les mots d’Antoine Guichard, épouse le mouvement de financiarisation et de mondialisation du capitalisme. Souvent présentée comme une association équilibrée, elle traduisait en fait l’entrée en force de Rallye et de Jean-Charles Naouri, devenu premier actionnaire de Casino avec 29 % des actions et 36 % de droits de vote. En 1997, la tentative d’OPA hostile du groupe Promodès divise la famille Guichard mais marque les esprits par l’opposition bien orchestrée des élus et du personnel, légitimement inquiets pour les emplois locaux. La position de Jean-Charles Naouri en sort confortée : il obtient la majorité du capital (51 %) puis en 2005 la présidence exécutive d’un groupe d’une tout autre envergure commerciale et financière. Au prix d’un endettement accru, une vive croissance externe (Monoprix, Franprix, etc.) et l’entrée au capital dans « C Discount », société de commerce en ligne créée à Bordeaux, ont été menées à bien.
Attentif à l’ancrage de l’entreprise, certainement sensible aussi à la fidélité du personnel, à la compétitivité de ses installations locales et aux aides publiques non négligeables liées à la restructuration de Châteaucreux, Jean-Charles Naouri a pleinement assumé le maintien du siège social à Saint-Étienne95, situation rare pour une société du CAC 40, même s’il l’a ensuite doublé d’une implantation parisienne. À travers son vaisseau-amiral du cours Antoine Guichard, ses entrepôts logistiques, ses divers formats commerciaux, le groupe Casino était encore récemment le premier employeur privé de la Loire. Bien que son implication sociétale ne soit plus « stéphano-centrée » comme en témoignait son éloignement de l’ASSE, le territoire continuait à tirer de la notoriété de la marque une plus-value médiatique.