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Suite de Souvenirs d’enfance, Mes jours heureux nous fait revivre au fil des pages les quatre cents coups de Philippe Ducourneau pendant ses grandes vacances en pays nivernais. Les personnages ont bien sûr vieilli, mais les histoires au nombre de cinquante et une sont toujours aussi croquignolesques les unes que les autres et racontées avec beaucoup d’humour. Avec un regard un peu nostalgique des tranches de vie de personnages qui ont vécu dans les années soixante-dix, il relate des traditions oubliées de la paysannerie, véritable ode à la beauté et à la contemplation de la nature.
À PROPOS DE L'AUTEUR
À travers ce roman autobiographique, Philippe Ducourneau énonce avec un regard d’adulte ses jours heureux dans une France profonde, engourdie de traditions rurales dans une période charnière de l’après Trente Glorieuses. Il essaye de transmettre avec le plus de réalisme possible à ses lecteurs les émotions, les interrogations et le bonheur simple d’un garçon de douze ans.
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Veröffentlichungsjahr: 2023
Philippe Ducourneau
Souvenirs d’enfance
Tome II
Mes jours heureux
Roman
© Lys Bleu Éditions – Philippe Ducourneau
ISBN : 979-10-377-8614-2
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Du même auteur
On aimait le Monopoly, cela nous rappelait nos souvenirs d’enfance, des parties interminables avec mes cousins quand il pleuvait, l’été la banque n’en finissait pas de faire crédit.
Philippe Delerm
Voilà, les grandes vacances d’été qui annonçaient les beaux jours, puis les jours heureux.
Philippe Ducourneau
Ne pas avoir faim, ne pas avoir soif, ne pas avoir froid ; celui qui dispose de cela et a l’espoir d’en disposer à l’avenir peut lutter comme il arrive et couler des jours heureux.
Épicure
Je vais vous raconter la suite de mes souvenirs d’enfance pendant les grandes vacances et vous narrer des anecdotes toutes particulièrement croustillantes. Je vais vous faire revivre ces années de bonheurs simples où il faisait bon vivre dans ce petit village de Pouzy, en pays nivernais. Après l’écriture du premier livre Souvenirs d’enfance pour ceux qui l’ont lu, souvenez-vous une minute de la vouivre, cette mélusine au diadème de pierres précieuses si convoité et ses serpents vivant dans l’étang du Merle, la chasse au Dahu, cet animal mythique, mi-daim, mi-renard, habitant les régions boisées des montagnes du Morvan. La légende de la vache Blanchette broutant l’herbe fraîche sur le toit de l’église de Saint-Saulge. Toutes ces histoires avec des personnages existants si attachants que je vous ai déjà contées dans le premier tome. Eh bien, voici la suite du récit qui va vous être relatée dans ce deuxième tome. Pour fixer la chronologie, nous sommes à présent en 1976.
Deux ans ont passé, et l’on aimait toujours autant nos vacances sans façon et, chaque année, on revenait en famille habiter la maison de Louise et de Gaby. J’avais douze ans et Lolo huit, nous avions grandi et nos grands-parents avaient également vieilli. Gaby était de plus en plus absent, ne parlant pratiquement plus, seulement à des moments essentiels de la vie courante, mais il avait gardé son sourire malicieux et sa moustache de charlot. Marie-louise, quant à elle, était toujours aussi langue râle, mais tellement attachiante et aimante envers nous. Les trente glorieuses étaient terminées et le premier choc pétrolier de 1973 nous avait sorti un moment de notre confort où les premières difficultés économiques nous apparaissaient. L’essence flambait à la suite de l’embargo de l’OPEP, suivi de l’abandon des accords de Bretton Woods et d’une demande plus importante de pétrole dans le monde entier.
On regardait à présent la télévision en couleur et celle-ci était un peu plus présente dans notre vie de tous les jours, notamment pendant le journal télévisé de vingt heures sur la une avec, comme présentateur, un nommé Roger Gicquel qui ouvrait le bulletin à chaque fois avec sa célèbre phrase « La France a peur ». Nous avions seulement trois chaînes de télévision et les speakerines battaient toujours le plein des écrans en annonçant les programmes de la journée. Valéry Giscard d’Estaing était président de la République depuis plus de deux ans et la guerre du Vietnam avait enfin pris fin depuis environ un an. La France était toujours l’une des nations les plus écoutées et la cinquième puissance économique mondiale. La majorité civile et électorale avait été abaissée à 18 ans, le 8 juillet 1974.
Cette région est une île de granit au cœur du centre de la France. À l’époque jurassique, celle-ci se situait au milieu des flots et la masse de ses monts s’élevant à plus de deux mille mètres d’altitude. Il y a bien longtemps quand la mer s’est retirée de la surface de la Terre, ce massif rocheux a vu ses sommets usés par l’érosion séculaire. Des forêts touffues le recouvraient bientôt, ce qui lui donnait le plus sombre des aspects. C’est à partir de cette apparence qu’est née son appellation « Morvan ». En effet, les Gaulois lui avaient attribué le nom de montagnes noires « Mor » signifiant noir et « ven. » montagnes.
Le département de la Nièvre doit aussi son nom à la rivière Nièvre qui naît de la confluence entre la Nièvre d’Arzembouy et celle de Guérigny. On surnommait autrefois le Nivernais vert pays des eaux vives, car le département ne possédait pas moins de cinq mille kilomètres de rivière et de canaux. Des chaos rocheux de la cure, aux eaux les plus calmes de l’Yonne et de la Loire, si majestueuses, les odeurs de sous-bois sentant bon le sanglier, les champignons et les mousses de lichens, aux futs tortueux des hêtres et des châtaigniers contenant le vin de Pouilly, aux forêts épaisses des épicéas du Morvan, de nombreuses légendes étaient ainsi rattachées aux eaux vives de ce vert paradis. Depuis plusieurs siècles, elle était un territoire convoité et visité par les plus grands, les rois, les papes et les écrivains tels que Victor Hugo, Stendhal et Alexandre Dumas s’y sont succédé en y laissant des souvenirs souvent mémorables. Haut lieu de passage, durant le Moyen Âge, où ont cheminé de nombreux pèlerins qui se rendaient sur le tombeau de Saint-Jacques de Compostelle en passant par Vézelay, la charité et Nevers, La Nièvre est également une terre remplie de mystères et de traditions en tout genre.
Début des vacances, nous étions le 08 juillet 1976, nous avions décidé de partir une nouvelle fois à la pêche avec Lolo aux prés des Bazolles, situés à environ une vingtaine de kilomètres de Pouzy, là où nous faisions, il y a quelques années en arrière, des pêches miraculeuses de vairons. J’avais douze ans et pris de l’assurance comme pêcheur, grâce à mon père Riton qui était un fameux pêcheur de truites. Il m’avait enseigné de nombreuses manières de pêcher comme le toc, le ver, la cuillère, la sauterelle, la bulle d’eau et même à la main, ce qui est complètement interdit. Je le revois encore aujourd’hui dans ma mémoire prospecter un instant ces rivières bourguignonnes aux eaux peu profondes, noires et acides. Quand ça ne mordait pas, papa changeait radicalement de tactique et se transformait en Raboliot, le célèbre braconnier du roman de Maurice Genevoix. Il allait fourrer ses mains sous les berges de la rivière sous des racines inexpugnables ou dans des trous d’eaux sombres sous des rochers afin de surprendre une belle truite à moitié endormie. Des fois, cela marchait et nous rentrions la biasse pleine de truites. D’autres fois, il tombait sur des couleuvres vipérines inoffensives ou bien des rats musqués, ce qui était un peu plus ragoûtant, mais revenons à nos moutons…
En début d’après-midi, le soleil dardait ses rayons à son zénith, on avait décidé de capturer uniquement de petites sauterelles vertes, qui étaient assez résistantes pour bien tenir sur un hameçon et pouvoir subir plusieurs lancers successifs et bien sûr les plus appréciées de dame Fario. Une vingtaine d’insectes était nécessaire pour notre pêche à la volante pour la fin d’après-midi, je savais que la pleine journée n’était pas vraiment favorable à la prise de la truite, celle-ci étant plutôt lucifuge, se nourrissant au moment les moins lumineux de la journée, le matin et le soir. Nous étions partis avec Lolo dans un champ assez sec aux abords de la maison pour trouver nos insectes sauteurs. Les bestioles se doraient la pilule en plein cagnard, emmagasinant une chaleur tout particulièrement bénéfique à leurs développements personnels, en somme, les donzelles se faisaient bronzer au soleil. À l’aide d’une petite épuisette en bambou pour pêcher les crevettes, achetée au bazar de Saint-Saulge, Lolo chassait comme il pouvait ces satanées sauterelles qui n’arrêtaient pas de bondir et de faire des sauts gigantesques. Comment un animal aussi petit pouvait-il sauter aussi loin et aussi haut ? Certaines se tenaient sur la pointe des herbes hautes, des berces et des cerfeuils des bois, elles tanguaient et se balançaient au gré du vent, ce qui nous compliquait davantage la tâche pour les capturer.
Je ne voyais à présent plus mon Lolo dans cette jachère haute d’achillées millefeuilles et de carottes sauvages, m’étant éloigné de lui pour vaquer aussi à la traque des insectes, à l’aide d’une petite épuisette d’aquarium. Le petit lutin avait disparu, je criais son prénom à plusieurs reprises, en vain. Je continuais à chasser quand, soudain, j’étais tombé nez à nez sur lui. Il était assis dans l’herbe, près d’un arbrisseau où la terre avait été grattée et débarrassée de ses feuilles, comme si un animal avait dormi là. C’était une couchette de chevreuil de forme ovale, car on pouvait apercevoir des traces de sabots. Lolo, lui, était beaucoup moins préoccupé à harponner des sauterelles, il avait capturé et avait en sa possession un animal extraordinaire : une mante religieuse. S’étant pris d’affection pour elle, il la promenait sur sa main ouverte, voulant sûrement se prendre pour son chevalier servant. Lolo n’avait pas vraiment envie de se faire dévorer par elle, alors il lui avait tendu un petit criquet vivant que le tigre de l’herbe s’empressait de choper de ses pattes avant robustes, appelées ravisseuses, puis de ses mandibules puissantes, elle déchiquetait la chair de sa proie.
Une fois son repas terminé, le cheval du diable se dressait sur ses pattes arrière, nous faisant face comme pour nous intimider, elle écartait les ailes dans une position spectrale avec les voilures érigées et étalées en éventail. Lolo avait saisi alors manu militari le prie-Dieu sur le dessus du corps, sans se faire mordre, et l’avait rangée dans une grosse boîte d’allumettes en carton de la marque Gitane, remplie de foin, et l’avait glissée ensuite rapidement dans la poche de son short. La séance d’entomologie avait pris fin, il était temps de rependre notre prospection. Une vingtaine d’insectes avaient été attrapés et cela suffisait largement pour notre pêche du jour, ils étaient stockés dans une vieille boîte de camembert en balsa de la marque Président. Quelques brins de luzerne ou de trèfle humide garnissaient la boîte préalablement trouée pour pouvoir bien conserver les bébêtes.
L’unique canne en bambou était arrimée au bastingage arrière de ma bicyclette, les porte-bidons bien remplis d’eau fraîche, les casquettes vissées sur les têtes et les sandalettes en plastique aux pieds, nous étions prêts à partir pour notre périple. Nous traversions plusieurs villages où nous étions souvent apostrophés et encouragés par les quelques habitants des hameaux d’un « allez, Pou Pou !!! (Poulidor, célèbre cycliste français, éternel second) ». Nous n’avions pas le célèbre maillot de laine de couleur violine et jaune de Poulidor, mais on avait une soif de vivre et nos pédalages intempestifs nous menaient rapidement vers notre destination.
Nous apercevions enfin en bord de route les saules têtards, ces petits arbres tortueux poussant fréquemment à proximité de l’eau, ultime témoignage de pratiques rurales traditionnelles. Leurs silhouettes tordues et déformées, voire martyrisées comme des bonsaïs avec leurs grosses têtes si caractéristiques, provenaient notamment de son type de gestion et de coupe. Ces opérations régulières (recépage) avaient une utilité à l’époque encore récente, les branches étaient utilisées comme bois de chauffage ou de cuisson pour les aliments, servaient aussi à botteler les légumes du potager, l’osier étant, lui, recherché pour la vannerie afin de confectionner des paniers, des nasses et des corbeilles qui étaient souvent fabriqués et vendus par les romanichels du coin. Les pieds des arbres têtards délimitaient souvent les parcelles et les fossés des riverains. Ils octroyaient la plupart du temps de l’ombrage aux bétails et parsemaient autrefois les paysages de nos campagnes, faisant partie intégrante de la vie rurale paysanne.
Mais le saule têtard offrait d’autres avantages, notamment celui d’être un abri de choix pour la faune sauvage, ainsi les cavités formées par les tailles constantes accordaient des refuges aux insectes et autres petits mammifères, tels que les lérots et les chauves-souris, ainsi qu’aux oiseaux cavernicoles, comme la trop rare chouette chevêche, petit joyau, espèce indissociable des paysages clairsemés, des pâturages humides à saules, et des vergers à hautes tiges.
Le paradis n’était à présent plus très loin, nous avions enjambé le petit pont de pierre romain qui nous mènerait bientôt à la cascade rugissante qui déversait une eau limpide. La petite musique des clapotis nous montait aux oreilles comme un enfant qui poussait ses premiers cris. La rivière à cet endroit était tout simplement magnifique, le petit cours d’eau serpentait dans une prairie de graminée verte où des vaches de race charolaises ruminaient tranquillement. De belles renoncules fleuries de mille boutons ondoyaient et valsaient au gré des courants tumultueux. Nous apercevions, Lolo et moi, des farandoles incessantes de myriades de libellules multicolores amoureuses qui dansaient constamment à la surface de l’eau, comme prises dans une chorégraphie de la Saint-Guy. Les insectes mettaient tout en œuvre pour se séduire mutuellement, nos regards étaient subjugués par toutes ces beautés naturelles et éphémères de ces hôtes aquatiques qui peuplaient les lieux.
L’eau me rendait très contemplatif, sous la pluie, une cascade, j’étais envahi de bien-être et surtout j’étais très observateur pour mon âge et amoureux de cette nature sauvage. Une odeur piquante de menthe aquatique me montait au nez, je rêvais sous le doux chant mélodieux des oiseaux ou une légère brise venait caresser mon visage d’adolescent. Je sortais de ma léthargie et de mes rêves de marmot et reprenais mes esprits, il était temps de monter la gaule. Un bout de fil de pêche de quatorze centimètres attaché avec au bout un hameçon de douze suffirait amplement. Nous restions un moment sur la berge du ruisseau à observer les alentours, à la recherche du gros moustachu, ce coquefredouille de garde-pêche du coin que l’on surnommait le sergent Garcia, le gros pataud n’était pas là, nous pouvions alors nous glisser discrètement dans l’eau. Les pas que nous laissions dans le sable jaune du cours d’eau soulevaient et charriaient du limon, un gros nuage laiteux se formait, attirant nombre d’espèces benthiques, comme les vairons et les chabots. Ceux-ci faisaient de petits bonds pour capturer des invertébrés en suspension tout en luttant âprement contre le courant. Nous progressions pour enfin arriver à l’abord de la chute d’eau qui déversait son flot continu, l’eau était un peu plus profonde à cet endroit et formait un gour.
Un cri inhabituel nous était parvenu aux oreilles se composant d’une sorte de sons sifflés et de petits grincements : Tsitt !!! Tsitt !!! Un petit être rondouillard nous était apparu dans les glouglous de la chute d’eau. Ce n’était pas à son panache blanc, mais à sa bavette qu’on le reconnaissait, un plastron éclatant qui permettait de suivre le cingle plongeur, appelé plus communément merle d’eau. Il se tenait sur un rocher et utilisait une technique de pêche toute particulière, il plongeait la tête la première à la recherche de larve de phryganes et d’éphémères, ainsi que de quelques mollusques comme des gammares et petits poissons. Il s’émergeait complètement et marchait à contre-courant au fond de l’eau. Il étalait sa queue tronquée et recouvrait à nouveau ses ailes pour se propulser et rester davantage dans le courant retournant les petits cailloux à l’aide de son bec. Le piaf ressortait avec plusieurs larves de porte-bois dans le bec, puis s’envolait à notre venue et descendait en volant rapidement vers l’aval de la rivière et disparaissait aussi vite qu’il était apparu. Le bougre avait sûrement une nichée quelque part à nourrir.
J’avais repéré une grosse mémère bien grasse le long de la berge, la belle avait élu domicile derrière un gros caillou à l’affût de la moindre bestiole qui tomberait à sa merci dans l’eau. Elle devait peser, au bas mot, environ plus de trois livres. Lolo se tenait juste à côté de moi avec son épuisette, de l’eau jusqu’aux genoux, je lui faisais d’un signe de la main, d’un chut ! mémorable afin de ne pas faire trop de bruit. Nous observions tous les deux cette magnifique truite fario qui se dandinait dans le courant, elle ne nous avait pas remarqués, puisque nous remontions le courant de l’affluent. Elle continuait de se nourrir de mouches qui tombaient à la surface de l’eau, gobant ces insectes à moitié noyés. Je réclamais une sauterelle à Lolo afin de l’accrocher sur l’hameçon puis j’envoyais l’insecte juste derrière la truite, elle n’avait pas vu mon leurre qui paraissait un peu trop court. En relevant ma ligne tout doucement, je perdais mon esche… Grrr… La meilleure technique consistait à présenter la bébête juste derrière sa tête. Je demandais une nouvelle sauterelle à Lolo, que je lançais de suite juste derrière sa tête. La fario s’était retournée et avait saisi fermement l’appât, alors je ferais immédiatement le scion, et la canne en bambou s’était arcboutée alors violemment, donnant des hochements de tête. Le combat pouvait alors débuter.
Salmo trutta, se sentant prise, sondait davantage en assénant des coups de tête, elle essayait de se débarrasser de la ligne et de l’hameçon en emmenant celle-ci sur de vieilles souches immergées ou dans des branchages afin de la faire casser, mais je la bridais correctement sans exercer de pression trop forte sur celle-ci. J’arrivais avec une incroyable habileté à toujours maintenir le contact avec elle, mais sans donner des coups trop violents. Lolo, aux premières loges, avait la bouche grande ouverte, presque hébété par le combat qui se déroulait devant ses yeux, et se tenait prêt à épuiser la bête. Après plusieurs minutes d’engagement, des remous apparaissaient enfin à la surface, je pouvais alors admirer la reine de la rivière, une belle fario de souche atlantique avec sa gracieuse robe dorée à points rouges. Elle était prise à présent dans l’épuisette de Lolo qui semblait toute petite. La gueule avait de grosses dents acérées, son œil était noir, elle paraissait surprise de sortir de son élément aquatique et d’avoir été prise à son propre jeu de gourmandise. Elle mesurait plus d’une quarantaine de centimètres, bien en chair, avec un poids qui dépassait largement le kilo et demi. Elle avait dû se repaître des nombreux invertébrés qui vivaient au fond du torrent et s’était gavée de vairons et de chabots.
Elle avait de l’expérience, car la lutte avait duré longtemps, essayant à moult reprises de déjouer les pièges que je lui avais tendus. À sa taille imposante, elle avait dû s’affranchir de sa vie de truite envers beaucoup de prédateurs, comme les hérons et les hommes. J’avais saisi le poisson par les ouïes et lui avais asséné un coup de mon Opinel au niveau des cervicales. On l’avait déposée ensuite délicatement comme un trophée dans notre panier en osier tapissé d’herbes fraîches, puis on avait continué notre pêche pendant plus d’une heure sans succès, prospectant les moindres radiers herbeux, les petites veines d’eaux sans importance, les remous, les cachettes improbables, les coulées le long des berges, rien, un seul poisson avait été pris, mais quel poisson !!! Il était plus de 19 heures et il était temps de rentrer au bercail pour dîner.
Nous rentrions à la tombée de la nuit, guidés par les étoiles du ciel et le bruit des grillons des champs. Des vers luisants parsemaient le bord de la route comme des balises lumineuses éclairant une piste d’atterrissage, les bestioles nous aidaient à nous diriger correctement sur la communale sans nous prendre un gadin dans un fossé. Un dernier coup de pédale, on passait devant le calvaire de marbre blanc puis le grand chêne, le lavoir et on apercevait enfin la maison éclairée de Louise et de Gaby. L’éclairage de la vieille lampe de ferme en col de cygne du dehors illuminait un peu la route, une multitude de papillons de nuit et de moucherons venaient batifoler dans les rayons de la lumière. Les hirondelles étant couchées, ce sont les pipistrelles communes et noctules en tout genre qui reprenaient le flambeau virevoltant constamment autour de la maison comme un ballet ahurissant se gavant d’insectes nocturnes. Quand on montait ce grand escalier et que l’on arrivait sur le palier de la terrasse de la cuisine, on pouvait lire sur le visage de Louise un large sourire se dessiner sur ses lèvres, étant de nature angoissée, elle exprimait alors une joie sans pareille à la vue du retour de ses deux petits-fils sains et saufs. On descendait alors de nos vélos fourbus, mais tellement heureux et excités de montrer notre prise hors du commun.