Souvenirs d'un demi-siècle - Maxime Du Camp - E-Book

Souvenirs d'un demi-siècle E-Book

Maxime Du Camp

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Extrait : "De la révolution de Juillet, je ne me rappelle rien qu'un grand brouhaha ; j'avais huit ans, et ce n'est pas à cet âge que l'on peut faire des observations judicieuses. Je sais qu'il y eut de l'élan, surtout lorsque l'on s'aperçut que le pouvoir engageait la bataille sans y être préparé, et que la royauté se compromettait dans une lutte dont elle avait négligé de s'assurer le résultat."

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Veröffentlichungsjahr: 2015

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EAN : 9782335041675

©Ligaran 2015

Avant-propos

LE récit de ma vie ne serait point intéressant ; il peut se faire en deux mots : j’ai voyagé et j’ai travaillé : je n’ai eu qu’à m’en applaudir ; j’ai aimé : je n’ai pas toujours eu à m’en louer. Ce n’est donc pas pour parler de moi que j’écris ces souvenirs. Le goût de la solitude et une sorte de besoin maniaque qui m’entraînait au travail m’ont éloigné du monde ; cependant, j’ai vu beaucoup de choses, j’ai côtoyé bien des hommes, j’ai regardé dans bien des évènements, et j’ai toujours pris des notes. Il en résulte que je m’imagine avoir à raconter des faits qui ne seront pas inutiles pour une histoire anecdotique du temps pendant lequel j’ai vécu.

Lorsque ces pages seront mises sous les yeux du public, celui qui parle et ceux dont on va parler seront depuis longtemps réunis dans la même poussière ; cela me met à l’aise pour ne Point me réserver ; comme le témoin déposant devant les représentants de la justice, je puis jurer de dire la vérité, rien que la vérité ; du moins, ce que je crois être la vérité : je le ferai sans effort ; je n’ai jamais pratiqué le mensonge et, dans les livres que j’ai publiés, je n’ai rien négligé pour serrer l’exactitude d’aussi près que possible. Je n’y ai point de mérite ; j’étais naturellement dénué d’ambition et je n’ai appartenu à aucune faction politique. Je n’ai été qu’un homme de lettres, et j’ai aimé mon métier avec passion. Une aisance, héritée à la mort de mes parents, me permit de vivre indépendant et d’avoir des sentiments facilement désintéressés. N’ayant jamais eu rien à demander, je n’ai pas eu de refus à essuyer, et c’estpeut-être à cela que je dois de n’avoir jamais éprouvé de haine pour personne. J’ai vécu libre, dans toute l’acception du mot ; nulle entrave ne m’a été imposée ; le pain quotidien et le reste m’étaient assurés en dehors de mon travail ; aussi n’ai-je écrit que ce que je voulais écrire. On ne saurait avoir trop d’indulgence pour l’écrivain pauvre ; car souvent les nécessités de l’existence l’entraînent à modifier sa pensée ; en revanche, l’écrivain qui est « à son aise » et qui manque à sa conscience est inexcusable. Je crois pouvoir affirmer que, dans ma longue carrière, je n’ai-jamais eu de défaillance pour le respect que l’on doit aux lettres.

L’époque que j’ai traversée a été souvent troublée et parfois lamentable. Je suis né le 8 février 1822 ; c’est assez dire que j’ai vu bien des émeutes, bien des révolutions, bien des changements de gouvernement, bien des désastres. Chamfort a dit : « À trente ans, le cœur se brise ou se bronze » ; le mien ne s’est ni brisé, ni bronzé ; j’ai tendrement aimé mon pays ; j’ai-souffert de ses sottises, de ses crimes et de ses malheurs ; je le crois, vieux, fatigué, affaibli, et j’en suis désespéré ; car je voudrais le voir jeune, alerte, vigoureux. La France, je le sais, est la terre des miracles ; se relèvera-t-elle, reprendra-t-elle sa grande destinée d’autrefois ? Je le souhaite plus que je ne l’espère.

J’ai soixante ans, je n’ai jamais été marié, je n’ai point d’enfants : omnis moriar. J’écris ceci à Baden-Baden, dans la retraite où, tous les ans, je viens passer six mois partagés entre le travail et la chasse. Aujourd’hui le temps est d’humeur maussade ; les nuages sont pelotonnés au sommet de la montagne, les épicéas et les hêtres gémissent au souffle du vent, la petite rivière qui coule presque sous mes fenêtres est grise et grossie par la pluie ; néanmoins, le paysage est beau, les lignes ont de l’ampleur et, malgré la tristesse de la lumière obscurcie, la nature est pleine de sérénité. Puisse cette sérénité se refléter dans le livre que je vais commencer.

Le lecteur ne doit pas s’attendre à trouver ici l’histoire du temps où j’ai vécu ; je n’ai point si haute prétention ; j’y serais inhabile et surtout j’y serais ignorant. Bien souvent j’ai regardé par-dessus le mur, jamais je n’ai pénétré sur le terrain même. Je raconterai donc simplement les faits qui sont parvenus à ma connaissance, en respectant autant que possible l’ordre chronologique, mais n’hésitant jamais à m’en écarter, lorsque je croirai devoir le faire dans l’intérêt du récit. Je n’écris quedes souvenirs un peu décousus, non point tout à fait sous l’impulsion de mon raisonnement, mais au hasard de ce que j’ai appris et de ce que j’ai retenu ; si les faits ne se suivent pas rigoureusement, s’il y a des lacunes, c’est qu’à ma propre chaîne il manque plus d’un anneau. Que le lecteur veuille bien s’imaginer que je suis venu causer avec lui, un soir, au coin du feu, les pieds sur les chenets, et qu’il me pardonne mes radotages.

MAXIME DU CAMP.

Baden-Baden, 11 juillet 1882.

PREMIERE PARTIEAu temps du roi Louis-Philippe
CHAPITRE PREMIERAprès Juillet 1830

LA RÉVOLUTION DE JUILLET.|| CALOMNIES DE La France Nouvelle. || LA JEUNE BOURGEOISIE LIBÉRALE.|| NISARD ET MÉRIMÉE.|| LE PRÉSIDENT BONJEAN.|| LE GÉNÉRAL LAMARQUE.|| LE CLOITRE SAINT-MERRY.|| LA VÉRITÉ SUR LA MORT DU PRÉSIDENT BONJEAN.|| LOUIS-PHILIPPE ROI.|| LES TARES DE L’ORIGINE.|| CHANGEMENT DE PORTRAITS.|| PERMANENCE DE LA CONSPIRATION BONAPARTISTE.|| TRIUMVIRAT À L’HOTEL DE VILLE.|| PROJET D’ENLÈVEMENT DU DUC DE REICHSTADT.|| LA REINE HORTENSE ET LOUIS-PHILIPPE.|| LE ROI ET CASIMIR PERIER.|| L’AFFAIRE ZABA.|| LA MORT MYSTÉRIEUSE DU DUC DE REICHSTADT.|| MARIE-LOUISE, FEMME NEIPPERG, DUCHESSE DE PARME.|| CHAPELAIN ET CHAMBELLAN.|| UN VERRE DE LIMONADE.

De la révolution de Juillet, je ne me rappelle rien qu’un grand brouhaha ; j’avais huit ans, et ce n’est pas à cet âge que l’on peut faire des observations judicieuses. Je sais qu’il y eut de l’élan, surtout lorsque l’on s’aperçut que le pouvoir engageait la bataille sans y être préparé, et que la royauté se compromettait dans une lutte dont elle avait négligé de s’assurer le résultat. Une hallucination du prince de Polignac précipita un conflit qui devait primitivement être retardé jusqu’au retour du maréchal de Bourmont, chef de l’armée victorieuse à Alger. On a raconté cette apparition de la Vierge, la foi du ministre, l’exaltation du vieux roi, la croyance à un miracle en faveur du « fils aîné de l’Église » et la chute où l’on fut entraîné ; il n’y a donc plus à y revenir.

Dès que la victoire populaire ne fut plus douteuse, un débordement de calomnies et d’injures se répandit sur Charles X, sur les ministres, sur le maréchal de Marmont, duc de Raguse, deux fois haï, pour son rôle en 1814, pour sa conduite pendant les journées de Juillet, sur la cour, sur le clergé, sur tout ce qui avait essayé de soutenir le trône des Bourbons. Après chaque révolution, il en est ainsi : Dieu sait ce que j’ai entendu après le 24 février, après le 4 septembre ; Dieu sait ce que j’entendrai peut-être encore. Chateaubriand a dit : « On ne saurait avoir trop de mépris pour l’opinion des hommes. » Un journal que j’ai retrouvé dans mes paperasses me permet de faire comprendre, par un seul exemple, dans quelles vilenies se plaisent les Basiles de toute opinion.

Se souvient-on que, pendant les deux dernières années de la Restauration, quelques provinces de France, notamment la Normandie et la Picardie, furent désolées par des incendiaires ? Des maisons isolées, surtout des maisons couvertes en chaume, des meules de céréales étaient brûlées. L’opinion publique s’inquiétait, et plusieurs fois, du haut de la tribune parlementaire, des députés vitupérèrent les ministres, qui ne savaient que répondre. Bien longtemps après la révolution de Juillet, j’ai entendu raconter que ces incendies, qui ne s’attaquaient jamais qu’à des immeubles de valeur insignifiante, étaient une manœuvre de propagande pour engager les paysans, rétifs au progrès, à payer patente aux compagnies d’assurances que la Restauration avait vues naître et se multiplier. Le moyen est excessif, j’en conviens, et ce propos est peut-être calomnieux ; mais la qualité du personnage qui me l’a rapporté lui donne, pour moi, une sérieuse consistance. Quoi qu’il en soit, au moment où la commotion de Juillet éclata, il n’était bruit que de ces incendies et des recherches vaines pour en découvrir les auteurs. Dès le 29 juillet, de nouveaux journaux paraissent, feuilles volantes, imprimées d’un seul côté, criées dans les rues, vendues pour un sou, colportées dans les cafés, chez les marchands de vins, jusque sur les barricades. La France Nouvelle, Nouveau Journal de Paris, est un des premiers qui sort des pavés ; il n’est pas encore très rassuré et garde quelque prudence, car il ne fait connaître ni l’adresse de ses bureaux, ni le nom de son imprimeur ; en revanche, il publie textuellement ceci : « On donne pour certain que ce qui a déterminé la publication des ordonnances illégales est la découverte authentique des organisateurs des incendies dont on a voulu empêcher de publier les noms. » Puis il ajoute en grosses capitales : « On signale MM. de Polignac, de Latil et Tharin. » On prétendit aussi que le roi fugitif avait emporté les diamants de la couronne ; on a accusé du même méfait le roi Louis-Philippe et l’impératrice Eugénie, ce qui n’empêche pas que l’Assemblée nationale vient de décider (juin 1882) que ces diamants, toujours volés, jamais enlevés, seraient en partie vendus au profit d’une caisse des invalides civils. La calomnie est l’arme favorite, l’épée de chevet des partis ; je n’ai pas connu une faction politique, triomphante ou domptée, qui n’en ait fait abus.

Ce n’est pas seulement le peuple, l’ouvrier des faubourgs,

La grande populace et la sainte canaille

qui « se ruèrent à l’immortalité », comme disait Auguste Barbier, l’homme le plus dévot qui se soit assis sous la coupole de l’Institut ; la bourgeoisie tint sa place à l’orchestre de ce charivari. La jeunesse libérale, frottée de carbonarisme, opposant Voltaire à Loyola, énervée à force de répéter les chansons de Béranger, aspirant à la liberté, regrettant les gloires de l’Empire, persuadée que les Bourbons brisaient les ailes de sa destinée militaire, se jeta dans l’aventure, l’emporta d’assaut et fut déçue de ses espérances. Des gens qui eurent de la notoriété et qui devinrent des hommes d’ordre et de préservation sociale, aussitôt qu’ils furent nantis d’une bonne position, combattirent au premier rang pendant les « Trois Glorieuses ». Désiré Nisard, qui est actuellement de l’Académie française, qui a été directeur de l’École Normale et qui a exercé de grandes charges universitaires, écrivait à Adenis de La Rozerie, sous-directeur des Menus Plaisirs : « Nous étions quatre frères sous les armes ; enfin, la tyrannie est renversée. » Mérimée était avec Farcy, qui tomba sur la place du Carrousel et se vantait d’avoir fait un « coup double » des grenadiers de la garde royale ; Eugène Delacroix n’a pas commis d’erreur lorsqu’il s’est représenté debout et armé sur sa Barricade ; Jules Bastide, qui fut ministre des Affaires étrangères pendant un moment, sous le gouvernement du général Cavaignac, avait été un des dix-sept qui se précipitèrent dans le Louvre, dont la porte fut ouverte par un gamin grimpé à l’aide d’une trémie que l’on avait oubliée contre la colonnade. D’autres seraient à citer, qui ne furent les premiers venus ni par leurs œuvres, ni par leurs fonctions ; mais il en est un que je ne puis me dispenser de nommer, car, longtemps après, quarante et une années plus tard, il est mort en héros et d’un trépas tragique. Je parle du président Bonjean, le premier des otages de la Commune.

En 1830, il avait vingt-six ans ; petit, chétif, déjà presque privé de l’usage d’un de ses yeux, il s’empara d’un fusil de chasse et courut se battre. Il était à la tête de la première bande qui pénétra dans le palais des Tuileries. Il s’arrêta dans la salle du trône et, regardant l’immense lustre dont les pendeloques de cristal tremblaient au fracas des cris et des trépignements, il dit : « Ceci insulte à la pauvreté du peuple » et, servi par le hasard plutôt que par son adresse » il brisa d’un coup de fusil la corde de suspension. Le lustre tomba et l’on applaudit. Pour ce haut fait, Louis-Bernard Bonjean reçut la croix de Juillet ; cette récompense ne lui parut pas suffisante ; loin de se rallier au nouveau gouvernement, il le vilipenda et se jeta non seulement dans l’opposition avancée, mais dans l’opposition révolutionnaire. Aux réunions de la Société des Droits de l’Homme, il fut un des plus ardents. En juin 1832, il était aux funérailles du général Lamarque qui, le 15 janvier 1831, avait dit à la tribune de la Chambre des députés : « La gloire est un ciment si puissant, elle environne le trône d’une si brillante auréole, elle fait pousser des racines si profondes à une dynastie nouvelle, qu’il serait peut-être politique de la chercher sans motifs. » On se passionnait alors pour ce galimatias, pour cet amphigouri, pour ces cacophonies d’images, pour ces détestables conseils, on se passionna si bien que l’on fit à l’orateur, moins libéral que belliqueux, des funérailles sanglantes. Autour de son cercueil, il y eut un combat de gladiateurs, comme au temps des Césars de la décadence. Soixante-trois jeunes gens, barricadés dans le cloître Saint-Merry, républicains mêlés à quelques anciens gardes du corps (Briois d’Angre, de Noisy), luttèrent héroïquement et firent tête à plus d’une légion de la garde nationale, à plus d’un régiment de ligne. Bonjean était avec eux et ne se ménagea pas. Lorsque la défaite fut certaine, au moment où le cloître allait être forcé par la troupe, on cria : « Sauve qui peut ! » et chacun gagna au pied. Une femme recueillit Bonjean, le déguisa, et il put aller demander asile à un professeur de l’École de Droit qu’il connaissait, qui le cacha pendant trois mois et réussit à le placer, en qualité de secrétaire, chez un avocat à la Cour de Cassation.

Tel fut le point de départ du savant jurisconsulte, de l’homme intègre que nous avons connu ministre de l’Agriculture et du Commerce, président de section au Conseil d’État, sénateur, premier président de la Cour impériale de Riom, président de Chambre à la Cour de Cassation et otage.

Il est mort en héros, je le répète, avec simplicité et dans des conditions qui n’ont jamais été dévoilées. Lorsque j’ai raconté une partie de l’orgie furieuse qui a été la Commune, j’ai parlé de la mort du président Bonjean, mais je n’ai point osé dire dans quelles circonstances il a été assassiné. Un récit rigoureusement exact aurait pu faire naître des commentaires désobligeants qu’il était de mon devoir d’éviter à une mémoire digne du respect le plus profond. Un historien communard, qui n’a pas trop menti, Lissagaray, a écrit : « Bonjean ne se tenait plus sur ses jambes. » Le fait est vrai, mais resté inexpliqué. Bonjean ne marcha pas à la mort, il s’y traîna, car il ne pouvait plus marcher. Pendant l’investissement de Paris par les armées allemandes, le président Bonjean, malgré ses soixante-six ans sonnés, voulut faire acte de soldat ; il mit un sac sur ses épaules, prit un fusil et se mêla aux inutiles patrouilles qui se promenaient dans le chemin de ronde des fortifications. Le poids fut trop lourd, la fatigue fut trop forte pour sa faiblesse ; il fut atteint d’une infirmité très gênante, en un mot d’une hernie qui nécessita l’application d’un appareil à demeure. Dès le 21 mars 1871, il est arrêté par ordre de Raoul Rigault, enfermé d’abord au Dépôt, ensuite à Mazas. Le 22 mai, il fit partie du premier convoi d’otages qui furent transférés à la Grande Roquette pour y être exécutés. Le transport se fit sur un camion à bagages du chemin de fer de Lyon, lourde voiture, non suspendue, où l’on était debout, entassés les uns contre les autres, comme des moutons que l’on mène à l’abattoir. La plupart des rues qu’il fallait traverser avaient été dépavées pour la construction des barricades ; le trajet fut d’une lenteur insupportable ; plusieurs fois on fut obligé de revenir sur ses pas, parce que les voies étaient obstruées ; on franchissait des ornières qui étaient des trous ; on passait par-dessus des tas de pavés ; il y avait des cahots horribles ; dans un de ces cahots, la secousse fut telle que l’appareil porté par Bonjean fut brisé et que, subitement, la hernie s’étrangla. La douleur fut atroce ; le pauvre homme se contenta de dire à l’archevêque : « Monseigneur, soutenez-moi. » Ces détails m’ont été transmis par un surveillant de Mazas, nommé Mounier, qui fut chargé d’escorter les otages et qui était avec eux sur le camion. Le président Bonjean ne pouvait plus rester debout ; « il ne tenait plus sur ses jambes », comme a dit Lissagaray. Partout il cherchait un point d’appui pour se « caler ». Dans sa cellule, il était obligé de demeurer couché, car le lit était trop élevé pour sa toute petite taille et ses pieds ne touchaient pas terre. Lorsque les otages descendaient dans la portion du chemin de ronde qui leur servait de préau, Mgr Darboy offrait son bras à Bonjean et le conduisait jusqu’à une guérite dans laquelle on l’asseyait. Là, il était fort entouré ; on le consultait ; on lui demandait si les lois autorisaient les incarcérations dont on était victime ; il secouait la tête et répondait : « Il n’y a plus de lois, ou du moins il y a des lois que je ne connais pas. »

Lorsque le 24 mai, vers sept heures et demie du soir, on fit l’appel de ceux qui allaient mourir, le président Bonjean sortit le second de sa cellule et se plaça près de l’archevêque, qui avait été désigné le premier. On descendit l’escalier en vrille, on traversa le vestibule du quartier des condamnés à mort, où l’on s’arrêta un instant pour prier en commun, pendant que les assassins délibéraient sur l’endroit le plus propice à l’exécution. On se remit en marche ; au moment de franchir les trois degrés qui donnent accès dans le chemin de ronde, l’archevêque appuya lui-même Bonjean contre la muraille, et, se retournant vers ses compagnons qui le suivaient il leur donna l’absolution in articulo mortis. Puis, soutenant de nouveau le président Bonjean qui ne pouvait avancer que lentement, courbé, trébuchant à chaque pas, ils parcoururent cette longue, longue voie des deux chemins de ronde enclavés l’un dans l’autre. Bonjean n’articula pas une plainte, mais son visage décomposé indiquait assez de quelles tortures il était la proie. Johannard, surveillant à la Grande Roquette, qui put voir le défilé du triste cortège, me disait : « Le Président était plié en deux et sa tête semblait flotter. » Lorsque l’on fut arrivé au fond du second chemin de ronde, sur le lieu de l’exécution, les otages se mirent en rang, à quelques pas les uns des autres, et l’archevêque, placé à l’extrémité droite, cessa de donner le bras à Bonjean. Celui-ci se retourna pour chercher un point d’appui contre la muraille, mais la muraille était à plus de deux mètres de lui ; sentant qu’il ne pouvait se tenir debout, comprenant qu’il allait tomber, il se coucha entre l’archevêque et l’abbé Deguerry, par terre, tout de son long, la tête relevée portant sur les mains, les coudes à angle aigu sur le sol. C’est dans cette posture qu’il reçut le feu des assassins. Or il est instinctif – nul chasseur ne l’ignore – de tirer plus volontiers de haut en bas que de bas en haut, ce qui explique pourquoi le président Bonjean fut frappé de dix-neuf blessures, dont pas une n’était immédiatement mortelle. Le coup de grâce lui fut donné par Vérig, capitaine de fédérés, qui lui fit sauter le pariétal gauche. En racontant la mort des otages, je ne suis point entré dans ces détails ; j’ai craint qu’ils ne donnassent lieu à des interprétations malveillantes et que l’on n’accusât le président Bonjean d’avoir subi une défaillance morale, tandis qu’il ne fut terrassé que par une défaillance physique, contre laquelle nulle vigueur corporelle, nulle force d’âme n’auraient pu lutter.

Si, comme on le prétend, les souvenirs des temps éloignés, de la jeunesse et de l’enfance, se précipitent en foule dans l’âme de ceux qui se sentent saisis par la mort, de quelles images la mémoire du pauvre Bonjean fut-elle assaillie ! Revit-il la tourbe dépenaillée qui pénétrait dans les appartements royaux ; entendit-il le lustre qui se brisait en éclats ; se retrouva-t-il derrière les piliers du cloître Saint-Merry, faisant le coup de feu contre les soldats de l’ordre et de la légalité, pendant que le tocsin sonnait au-dessus de sa tête ? Quel retour fit-il sur lui-même et que pensa-t-il de la réversibilité des actes de l’homme ? Se demanda-t-il si jadis, aux heures de l’effervescence, il n’avait pas donné l’exemple à ceux qui, plus cruels et inexcusables, brûlaient Paris et massacraient des innocents ? Pardonna-t-il à ses bourreaux en se rappelant que derrière des barricades, au milieu des émeutes, il avait cherché à tuer ses semblables ? Paix sur lui et sur ses meurtriers ; s’il est un juge suprême, ils ont comparu aux pieds de son tribunal et la sentence est prononcée.

Le souverain pour lequel Bonjean combattit en 1830, contre lequel il combattit en 1832, ne méritait

Ni cet excès d’honneur ni cette indignité.

Le « Napoléon de la Paix », comme le nommaient volontiers ses admirateurs, fut un monarque sans grandeur ; issu d’une révolution, il redouta partout la révolution en Europe, ne parvint à se créer aucune alliance, resta stationnaire aussi bien vis-à-vis de l’étranger que vis-à-vis du pays même, ne recula devant aucun déboire plutôt que d’appeler la France aux armes, se refusa obstinément à toute réforme intérieure et se fit gloire de respecter les traités de 1815 contre lesquels son élection avait protesté. On disait : « C’est un finaud. » De finasserie en finasserie, il en arriva à s’effondrer sur un incident sans gravité dont sa maladresse et ses tergiversations firent une révolution que personne ne désirait. Une émeute l’avait apporté, une émeute le remporta : justo judicio damnatus.

L’histoire, je crois, sera sévère pour lui. On cherche en vain une pensée dominante à son règne et l’on n’en découvre pas. Il voulut se maintenir et se maintint un peu quand même pendant dix-huit années. Extraordinairement hautain, – il l’avouait lui-même, – malgré sa bonhomie de commande, il avait essayé de créer une aristocratie nouvelle à l’aide des financiers et des grands industriels dont il encombra la Chambre des pairs. Loustalot, qui mourut à l’âge de vingt-huit ans, écrivait dès le mois d’octobre 1790 dans Les Révolutions de Paris, de Prudhomme : « Le plus clair de cette révolution sera qu’une aristocratie d’argent se substituera à l’aristocratie de naissance, » Plus que tout autre, Louis-Philippe aida à l’accomplissement de cette prophétie. Il ne comprit pas ou se soucia peu de comprendre que le jour où les gens qui exercent un trafic quelconque font partie des assemblées délibérantes, celles-ci perdent toute grandeur et toute aspiration vers un but élevé. Quels que soient les besoins grossiers d’un peuple, quel que soit son appétit vers la jouissance et les satisfactions matérielles, on ne le mène à des destinées sérieuses, on ne lui fait une existence durable qu’en s’appuyant sur des abstractions idéales. Or, s’il fut en France un gouvernement où nul idéal n’apparaît, c’est celui pendant lequel la France végéta de 1830 à 1848. À y regarder de près, Louis-Philippe est si facilement tombé parce que sa royauté avait répondu à un besoin d’ordre momentané, parce que les craintes conçues après la commotion de Juillet étaient évanouies depuis longtemps et parce que l’origine défectueuse de son pouvoir l’avait empêché de prendre racine dans le pays. On avait appelé le gendarme pour mettre quelques perturbateurs à la raison ; on le renvoya, dès que l’on crut n’en avoir plus besoin.

Pendant la Restauration et surtout aux jours du règne de Charles X, il avait joué double jeu ; fort assidu en cour et y faisant valoir ses prérogatives, il accueillait volontiers, au Palais-Royal, les champions du libéralisme, il choyait les officiers de l’Empire, achetait les tableaux de bataille peints par Horace Vernet, ne se compromettait pas en largesses et faisait des économies. J’ai oui conter à Alfred Maury, membre de l’institut, directeur des Archives nationales, deux anecdotes qu’il tenait de son père, ingénieur, chargé de l’entretien de la rivière d’Ourcq, qui appartenait au duc d’Orléans. La salle à manger du Palais-Royal était ornée de portraits qui variaient selon les convives ; un mécanisme fort simple faisait rentrer sous la boiserie ou apparaître ceux qu’il était décent de mettre en évidence ou de dissimuler. Lorsque les membres de la famille royale dînaient chez le duc d’Orléans, les portraits étaient d’une orthodoxie irréprochable, c’étaient ceux de Louis XVI, de Marie-Antoinette, de Louis XVIII, de Charles X, du duc d’Angoulême ; mais, lorsque les libéraux de ce temps-là étaient admis à la table du Palais-Royal, la décoration changeait, et l’on voyait briller sur les panneaux les images de Mirabeau, de Barnave, de Bailly, de Lafayette.

Le fait n’a rien d’improbable et Alfred Maury me l’a donné pour certain ; de même, il m’a affirmé que, deux ou trois jours avant la révolution de Juillet, Louis-Philippe se rendit en personne auprès de Mangin, préfet de Police, dont l’administration était alors chargée de l’éclairage de Paris, et insista pour que la galerie d’Orléans, récemment construite, fût éclairée aux frais de la Ville de Paris. À la réponse de Mangin que les charges d’un immeuble incombent au propriétaire qui en perçoit bénéfice, le duc d’Orléans répondit : « Du moment que la galerie est un passage et un lieu de promenade publics, les frais d’éclairage et de salubrité doivent être inscrits au budget municipal. » Mangin, pour se débarrasser des sollicitations de l’altesse royale, promit d’étudier la question. Les Ordonnances et ce qui s’ensuivit ne lui en laissèrent point le loisir.

Peu de souverains ont été plus menacés, plus attaqués que Louis-Philippe ; son règne, si pacifique à l’extérieur, fut, à l’intérieur, une lutte incessante contre les conspirateurs, les complots, les tentatives d’assassinat. On tirait sur lui comme sur un loup ; c’est miracle qu’il soit sorti des mains de tant de sacripants. La révolution de Juillet avait éveillé bien des espérances et fait naître bien des regrets ; les unes et les autres ne furent point platoniques ; on en sut quelque chose dans les conciliabules secrets et même devant les tribunaux, et aussi devant la Cour des pairs. Républicains, légitimistes, bonapartistes agissaient isolément ou de concert, pour jeter le nouveau roi hors des Tuileries, quitte à se disputer sa succession. La conspiration bonapartiste fut permanente pendant la durée du règne, elle n’éclata avec retentissement qu’à Strasbourg et à Boulogne-sur-Mer, mais dans l’ombre elle s’agita toujours, et parfois on feignit de ne la point apercevoir, afin de ne pas lui donner d’importance.

Avant que le duc d’Orléans fût élu roi, par la Chambre des députés, sous le nom de Louis-Philippe Ier, quelques « vainqueurs de Juillet » avaient voulu proclamer le rétablissement de l’Empire. À l’Hôtel de Ville même, et lorsque le combat durait encore, il y eut à ce sujet une conférence entre trois personnages, qui tous trois avaient pris part à l’insurrection. Le premier était Évariste Dumoulin, journaliste de talent, qui s’était emparé de l’Hôtel de Ville, où il essayait d’organiser un pouvoir quelconque et où les hommes du peuple l’appelaient le général Dumoulin. Le second était réellement général, quoiqu’on ait dit le contraire, et s’appelait le comte Frédéric Dubourg-Butler ; le troisième se nommait Fanjat ; c’était un très beau garçon, brave au feu, indolent au travail, capable d’une action violente, incapable d’une action continue. En février 1848, il devait de nouveau se retrouver à l’Hôtel de Ville et y proposer de fusiller, sans délai ni jugement, tous les princes d’Orléans, à commencer par Louis-Philippe. J’ai connu ce Fanjat, déjà vieux, toujours beau, vêtu à la diable, vivant d’emprunts et ne pouvant se décider à faire œuvre pour subsister. Il aurait enlevé une femme qu’il traînait à sa suite, en lui infligeant sa pauvreté. Il se résolut à partir pour l’Amérique ; mais il faut croire qu’il ne voyageait qu’à petites journées, car il s’arrêta à Clichy-la-Garenne, s’y trouva bien, s’y installa, y vécut et y mourut.

Évariste Dumoulin, le général Dubourg et Fanjat tombèrent d’accord : les Bourbons sont impossibles, la république serait prématurée, le duc d’Orléans n’inspire aucune confiance ; un seul homme est digne d’occuper le trône de France, c’est l’héritier de Napoléon le Grand, c’est le duc de Reichstadt. Il est à Vienne ; qu’importe ? il faut aller le chercher ; Fanjat se chargea de la mission. On manquait d’argent, on n’en trouva pas ; la réunion des députés, soufflés par Laffitte et par le comte Alexandre de Laborde, faisait des avances au duc d’Orléans, dans lequel le général Lafayette reconnaissait « la meilleure des républiques », et, pendant que l’on empruntait quelques pièces de cinq francs pour s’élancer à la conquête d’un empereur, le pays recevait un roi et l’acclamait ; cela ne découragea point les partisans de l’Empire, mais leurs espérances furent ajournées.

On sait que la duchesse de Saint-Leu, qui avait été reine de Hollande, habitait Rome pendant l’hiver avec ses deux fils, Napoléon-Louis et Louis-Napoléon ; ce dernier a été Napoléon III. Ces deux jeunes gens se jetèrent au milieu de l’insurrection qui éclata dans les Romagnes, après la mort de Pie VIII, et essayèrent d’organiser la résistance entre Foligno et Civita Castellana. Les Autrichiens pénétrèrent sur le territoire pontifical ; les deux Bonaparte se retirèrent à Forli, où l’aîné, Napoléon-Louis, mourut de la rougeole le 17 mars 1831. Grâce à la complaisance du prince Gortschakoff – qui fut grand chancelier de Russie, – alors chargé d’affaires à Florence, la duchesse de Saint-Leu et son fils Louis-Napoléon purent quitter l’Italie à l’aide d’un passeport russe.

Dans le courant du mois de mai de la même année, un des aides de camp du roi Louis-Philippe, le comte d’Houdetot ; reçut un billet non signé et d’allure mystérieuse : « Si le comte d’H… veut revoir une ancienne amie qui sera bien aise de lui serrer la main, il est prié de venir ce soir, rue de la Paix, à l’hôtel de Hollande ; il demandera la dame qui loge au n° 3. » La curiosité de l’aide de camp fut éveillée ; le soir, il se présenta à l’adresse indiquée et fut reçu par la reine Hortense. Quand le premier moment de surprise fut passé, la reine expliqua qu’entrée en France avec un passeport russe elle avait besoin que ce passeport fût visé ou remplacé, afin de pouvoir s’embarquer sans encombre pour l’Angleterre, où elle désirait se rendre avec son fils ; ce passeport, elle priait le comte de le lui taire délivrer à tel nom qu’il choisirait. Le comte répondit que rien n’était plus facile, à la condition qu’il fût autorisé à en parler au roi. La duchesse de Saint-Leu y consentit. L’aide de camp retourna immédiatement au palais et fit part au roi de l’entrevue qu’il venait d’avoir. Louis-Philippe s’écria : « Comment, la duchesse de Saint-Leu est ici ! est-elle toujours jolie ? Quel plaisir j’aurais à me trouver avec elle. Priez-la donc de venir ; conduisez-la dans votre appartement et faites-moi avertir dès qu’elle sera arrivée. »

Vingt minutes après, le roi et la duchesse de Saint-Leu causaient ensemble. Louis-Philippe dit : « Ma sœur serait heureuse de vous revoir » ; on envoya chercher la princesse Adélaïde ; bientôt le roi ajouta : « Amélie ne me pardonnerait pas de ne l’avoir pas prévenue », et la reine vint rejoindre son mari. Le roi disait depuis : « Nous avons passé là une bonne soirée. » Au cours de la conversation, le roi s’enquit du prince Louis ; la duchesse de Saint-Leu répondit : « Il sera désolé de n’avoir pas eu l’honneur d’être présenté à Votre Majesté, mais le pauvre garçon est très souffrant d’une angine ; il a la fièvre et est obligé de garder le lit ; sans cela, il se fût empressé de m’accompagner. » Le roi, avant de prendre congé, dit à la duchesse de Saint-Leu : « Vous recevrez votre passeport ; reposez-vous de vos fatigues, guérissez votre fils, rien ne presse votre départ ; ici personne ne vous inquiétera ; seulement, ne vous montrez pas trop, ne permettez pas qu’on fasse du bruit autour de vous, afin de m’éviter les clabauderies des journaux de l’opposition. »

Le lendemain, il y avait Conseil des ministres, que présidait Casimir Perier depuis le 13 mars. Casimir Perier appliquait rigoureusement l’axiome : « Le roi règne et ne gouverne pas » ; il n’était point toujours amène pour Louis-Philippe, qui, par tous moyens, tendait à l’exercice du pouvoir personnel. Après le Conseil, le roi, qui n’était point fâché de faire pièce à son ministre, le retint, selon l’usage, pour l’examen du rapport quotidien du préfet de Police. D’un air nonchalant, Louis-Philippe demanda : « Signale-t-on l’arrivée de quelques personnes de distinction ? » Sur le signe négatif de Casimir Perier, il reprit : « J’en suis étonné ; on m’avait dit, je croyais savoir qu’une femme qui ne doit pas rester inaperçue avait traversé Paris hier. » Casimir Perier répondit : « Si Votre Majesté fait allusion à la personne que son aide de camp a été voir à l’hôtel de Hollande, qu’il a amenée ici, que le roi, la reine et la princesse Adélaïde ont daigné entretenir pendant une partie de la soirée, c’est par mon ordre que son nom ne figure pas sur la feuille de police. » Louis-Philippe se mit à rire : « Allons, mon cher ministre, je vois que l’on ne peut rien vous cacher, » Casimir Perier reprit : « Le roi a sans doute reçu la visite du prince Louis. » Louis-Philippe répondit : « Non, ce pauvre garçon est malade et forcé de rester à la chambre. » Casimir Perier, de son air le plus rogue, dit alors : « Sire, ce jeune homme ne reste point à la chambre ; il est sorti hier au soir à neuf heures et n’est rentré qu’à cinq heures ; dans l’intervalle, il a assisté à trois conciliabules de sociétés secrètes et il a eu une longue conférence avec un Polonais nommé Zaba. » Le roi resta pensif pendant un instant, puis il dit : « S’il en est ainsi, il est bon que les passeports soient promptement expédiés. » Casimir Perier répliqua : « La duchesse de Saint-Leu doit les avoir reçus à l’heure qu’il est ! » Guizot fait allusion, dans ses Mémoires, à cette anecdote que je tiens de l’abbé Guelle, confesseur de la reine Marie-Amélie, qu’il suivit dans l’exil, au château de Claremont ; il l’avait entendu raconter au roi Louis-Philippe. On conspirait, cela n’est point douteux ; la duchesse de Saint-Leu fournissait quelque argent ; le prince Louis, initié en Italie à l’art des complots, s’essayait au rôle qu’il devait jouer plus tard avec persévérance. Casimir Perier ne s’était point trompé en désignant Zaba ; cet homme était surveillé ; on acquit la certitude qu’il était un agent de perturbation, et un mandat d’amener fut décerné contre lui, en vertu du réquisitoire que voici et que je cite intégralement, car on y relate des faits qui furent peu connus lorsqu’ils se produisirent et qui sont oubliés aujourd’hui :

« Le procureur du roi près le tribunal de première instance de la Seine expose les faits suivants :

Une conspiration paraît avoir été ourdie, dans le but de changer le gouvernement du roi en faveur de Napoléon II.

Les auteurs principaux paraissent être Louis Bonaparte et la reine Hortense ; les agents secondaires, les nommés : 1° Zaba, Polonais, demeurant rue de Richelieu, n° 61, chambre n° 15 ; 2° Belmontet, rue de Provence, n° 30, chez la comtesse Germain ; 3° Goubaud, rue Le Peletier, n° 5 ; 4° Mirandolli ; 5° Chodzko ; 6° le général Brayer, commandant à Strasbourg ; 7° Marchand, chez le général Brayer, son beau-père ; 8° le colonel Bruce, commandant la 3e division à Lunéville ; 9° le général Bachelu ; 10° Dubois, lieutenant au 7e cuirassiers à Nancy ; 11° Murât, capitaine au même régiment ; 12° le colonel Bracq, à Metz ; 13° Conrad, aide de camp du général Brayer, à Strasbourg ; 14° Adam, employé dans les vivres, à Strasbourg, chez M. Mauginé ; 15° Parquin, chef d’escadron.

Les fonds nécessaires aux conjurés paraissent être fournis par le prince Louis et la reine. Ces fonds sont envoyés à Paris, à la maison André et Cottier, par l’entremise de la maison Macaire, de Coutances.

Zaba paraît avoir été porteur d’une lettre de change de la somme de 8 568 francs tirée par Macaire sur la maison André et Cottier ; mais il n’a pu en toucher les fonds, parce qu’il n’a pas donné le certificat que l’on a exigé de lui. Mirandolli doit aller incessamment toucher cette somme, en vertu d’une nouvelle lettre de crédit.

Il paraîtrait également que Marrast, gérant de La Tribune, a touché ou doit toucher chez André et Cottier une somme de 200 francs ; il doit remettre en même temps une lettre de crédit de Louis Bonaparte.

Par suite de combinaisons arrêtées, la conspiration doit éclater tout à la fois à Strasbourg, Metz, Besançon et Lunéville, le 29 de ce mois.

Plusieurs régiments paraissent avoir été gagnés.

Des proclamations de Louis Bonaparte sont déposées à Kehl. Elles doivent, dit-on, être incessamment répandues avec profusion.

Des émeutes doivent éclater en même temps à Paris ; les télégraphes doivent être abattus pour interrompre toute communication avec Paris.

D’après des déclarations qui auraient été faites, Zaba serait porteur d’une traite de 10 000 francs tirée par le banquier Macaire, de Coutances, sur la maison Cottier.

Belmontet est chargé d’égarer l’opinion publique par des articles insérés dans les journaux ; Lenex doit embaucher les militaires.

Dubois, lieutenant au 7e régiment de cuirassiers à Nancy, a promis à Zaba la coopération de son régiment.

Bruce, colonel au 3e régiment en garnison à Lunéville, a fait la même promesse.

Bracq, colonel qui commande le dépôt à Metz, s’est également engagé.

Le général polonais Ramorino doit se mettre à la tête du mouvement à Strasbourg.

En conséquence de tous ces faits, nous déclarons rendre plainte contre les dénommés, etc., etc.

Au Parquet, ce 25 novembre 1831. – DUMORTIER. »

Zaba fut arrêté ; il comparut dans le cabinet de M. Désiré Leblanc, juge d’instruction, où il fut interrogé par Persil, qui alors était procureur général. L’inculpé fit des demi-aveux, les rétracta, sembla promettre de donner des renseignements importants, expliqua d’une façon maladroite les lettres qu’il avait écrites, feignit d’ignorer la valeur d’une clef de correspondance secrète trouvée à son domicile et, en résumé, sut maintenir l’instruction dans une indécision dont on le laissa volontairement profiter. On ne se souciait guère, en effet, de démontrer par un procès public que l’idée napoléonienne était vivace encore ; on redouta l’émotion ; on craignit de porter atteinte au prestige d’une monarchie à peine établie en France et encore discutée en Europe ; de plus, des généraux, des colonels étaient compromis ; c’était l’esprit même de l’armée, le principe de l’obéissance passive qui pouvaient se trouver ébranlés dans un débat public, en Cour d’assises, devant le jury ; on peut croire que des ordres supérieurs intervinrent ; l’instruction fut brusquement interrompue ; il n’y eut même pas ordonnance de non-lieu et le dossier de l’affaire fut « classé ».

Je dois dire comment ces faits sont venus à ma connaissance. Le magistrat qui, pendant la durée du règne de Louis-Philippe, fut presque toujours chargé de l’instruction des complots politiques était M. Zangiacomi, homme intègre, perspicace, doué d’une haute intelligence et d’une finesse redoutable. Sur la fin de sa vie, alors qu’il était conseiller à la Cour de Cassation et qu’il avait été sénateur du Second Empire, j’entrai en relation avec lui par l’intermédiaire de Morio de Lisle, son gendre. J’eus souvent à le consulter et à interroger ses souvenirs, lorsque j’écrivis l’histoire de l’attentat de Fieschi ; car, quoique j’eusse étudié les pièces originale du procès, il répandit de la clarté sur quelques points que l’on avait eu intérêt à laisser dans l’ombre. Il se prit d’amitié pour moi ; j’allais le voir souvent dans son entresol de la rue de la Ferme-des-Mathurins que l’on nomme actuellement la rue Vignon. Un jour, il me dit : « J’ai conservé bien des dossiers relatifs aux affaires politiques que j’ai eues à instruire ; ils contiennent des faits peu connus et intéressants pour l’histoire contemporaine ; il faudra que je vous les donne. » Et il me les donna. C’est ainsi que je possède les dossiers « bonapartistes » de l’affaire Zaba, novembre 1831 ; de l’affaire Laity, juin 1838 ; de l’affaire Crouy-Chanel, novembre 1839 ; de l’affaire Ollivier, mars 1840 ; de l’affaire de Boulogne, août 1840. Ce dernier dossier est incomplet.

Le prince Louis n’a pas seulement échoué dans sa tentative, il a été vendu. M. Zangiacomi me disait : « Thiers a fait pour le prince Louis ce qu’il avait fait pour la duchesse de Berry, il l’a acheté. » Le prétendant s’en doutait ; lorsqu’il fut élu président de la République, il voulut s’assurer si ses soupçons étaient fondés ; il se fit remettre son dossier par M. Zangiacomi et, en sa présence, détruisit les lettres qui compromettaient trois de ses anciens compagnons qu’il me serait facile de nommer. Il ne leur garda point rancune, car chacun de ces hommes, qui avaient été en correspondance avec M. Thiers, président du Conseil, avec Gabriel Delessert, préfet de Police, avec Charles de Rémusat, sous-secrétaire d’État au ministère de l’intérieur, occupa d’importantes situations pendant le Second Empire. Ces dossiers, perçant à jour les menées bonapartistes, d’autres dossiers résultant de l’instruction faite contre des régicides, contre la Société des Communautaires, contre des associations républicaines, que je dois à la bonne grâce de M. Zangiacomi, me permettent de parler avec certitude de quelques évènements dont les contemporains n’ont eu qu’une connaissance imparfaite.

Le complot, dont Zaba était le principal agent à Paris et que le prince Louis dirigeait de Londres, avait pour objet de provoquer un mouvement militaire qui, à Louis-Philippe, roi constitutionnel, aurait substitué Napoléon II proclamé empereur. Le duc de Reichstadt connaissait-il les efforts que l’on essayait de tenter en sa faveur ? Rien, dans les pièces qui ont passé sous mes yeux, ne le fait supposer ; mais il serait imprudent d’affirmer qu’il était resté en dehors de l’action de ses partisans. Il n’eut pas, du reste, à se préoccuper longtemps de la possibilité de son retour en France et de sa rentrée aux Tuileries, la mort l’accompagnait et n’allait pas tarder à le toucher. Il mourut à Schœnbrunn le 22 juillet 1832, âgé d’un peu plus de vingt et un ans. Quelle maladie l’arracha si promptement à ses destinées : une phtisie laryngée, une hépatite, un affaiblissement général produit par des excès de femmes, une fluxion de poitrine, on ne le sait trop, bien des causes furent indiquées, bien des doutes furent soulevés.

Au mois de novembre 1876, j’étais en déplacement de chasse à Offenbourg, dans le grand-duché de Bade ; parmi les chasseurs se trouvait le comte Blücher, petit-fils du feldmaréchal, chef d’escadron d’état-major, ministre plénipotentiaire ayant traversé des postes diplomatiques à Constantinople, à Vienne, à Londres, à Paris, grand ami de l’impératrice Augusta, adversaire du prince de Bismarck et catholique exalté ; outre lui, il y avait là le prince Pierre Wittgenstein, attaché militaire à la légation russe de Paris ; le comte Chreptowitch, gendre de Nesselrode et grand maître des cérémonies de l’empereur de Russie ; le comte Guillaume de Pourtalès, l’homme le plus aimable que j’aie connu ; le prince Nicolas Gagarine, qui allait devenir le beau-père du général Skobeleff ; le prince Menchikoff, fils de celui que nous avons battu à l’Alma ; dans la journée, nous chassions en traque sous la direction du baron de Bussière ; le soir, nous dînions ensemble à l’hôtel de la Fortuna, où nous habitions, et parfois, lorsque nous n’étions pas trop fatigués, nous restions à causer en fumant.

Un soir, la conversation s’était engagée sur la famille Bonaparte, et le comte Blücher nous dit : « Le duc de Reichstadt n’est pas mort naturellement. Il avait été fort malade et avait longtemps souffert d’une fluxion de poitrine, qu’il semblait avoir provoquée en se promenant au Prater, en voiture découverte, par une froide soirée du mois d’avril. Il allait mieux, sa mère était près de lui, on faisait les préparatifs de son prochain voyage en Italie, lorsque le mal prit tout à coup de la gravité et l’enleva en quelques heures. Ce qui l’a tué, ce n’est ni sa faible constitution, ni l’abus des plaisirs, comme on l’a dit, c’est l’état de l’Europe. L’Italie, l’Allemagne, la France s’agitaient ; la Prusse rhénane, le Palatinat bavarois, le Luxembourg cherchaient à redevenir français ; à Paris, dans les villes de garnison, les bonapartistes liaient partie dans les casernes ; le duc de Reichstadt était en relation avec des affiliés de complot, il avait des correspondances mystérieuses que l’on surveillait ; il était inquiet, troublé et manifestait l’impatience de ce qu’il appelait l’infériorité de son état. Le prince de Metternich eut peur ; il comprit que si le fils de Napoléon Ier montait sur le trône de France, c’en était fait de la paix européenne et de ce qui restait de la Sainte-Alliance ; il sut faire partager ses craintes à l’empereur François, qui était un esprit débile, et le duc de Reichstadt mourut brusquement. » Je répète ce récit, tel que je l’ai, écouté, tel que je l’ai noté sur l’heure, et je me donne garde de le garantir. Je vis depuis assez longtemps pour savoir que la mort des hauts personnages, des personnages redoutables, n’est jamais attribuée à une cause naturelle.

L’impératrice Marie-Louise, la mère du roi de Rome, qui devint duchesse de Parme et l’épouse morganatique du comte de Neipperg, mourut elle-même d’une mort violente que l’on cacha avec soin. Ce n’est pas au comte Blücher que je dois le récit de cette aventure, c’est à Joseph Piétri, qui m’a affirmé l’avoir recueilli directement de Napoléon III, dans un de ces moments d’expansion auxquels cette nature taciturne s’abandonnait parfois avec ses confidents intimes. On sait avec quelle science, sur l’ordre du prince de Metternich, l’impératrice Marie-Louise, revenue à Vienne après les évènements de 1814, avait été démoralisée par ses entours. On réussit mieux sans doute que l’on n’aurait voulu, car, au lieu d’atténuer seulement chez elle le souvenir de Napoléon, on détermina des goûts qui dégénérèrent en besoins maniaques.

Lorsque le comte de Neipperg mourut, en 1829, elle n’avait encore que trente-huit ans ; elle était souveraine d’un petit État ; elle avait une sorte de cour. Sans contrainte de sa part, comme sans surveillance d’autrui, elle ne résista à aucun de ses caprices et donna l’exemple de scandales semblables à ceux qui devaient plus tard, en Espagne, faire chasser la reine Isabelle ; des officiers, des acteurs, des touristes, le premier venu, lurent admis à des honneurs qui, dit-on, n’étaient point une sinécure. L’âge n’éteignit point ses ardeurs, et, comme pour beaucoup de gens la grandeur royale tient lieu de jeunesse et de beauté – l’impératrice Catherine en a fait l’expérience, – elle chômait d’autant moins qu’elle s’efforçait de démontrer qu’elle n’était point difficile dans ses choix.

En 1847, après l’exaltation de Pie IX, lorsque l’Italie s’agita au vent du libéralisme qui soufflait des hauteurs du Vatican, Marie-Louise voyageait en Allemagne ; le mouvement révolutionnaire se propagea jusque dans les États de Parme ; elle n’y retourna pas et s’établit à Vienne. Ses familiers l’y entourèrent et se disputaient l’influence que sa faiblesse laissait volontiers prendre à ceux qui lui plaisaient. Deux hommes alors rivalisaient près de cette femme de cinquante-six ans ; l’un était un chambellan attaché depuis longtemps à son service et qui avait pour lui le droit – le droit décevant – de l’ancienneté ; l’autre était un jeune prêtre italien, sans grand souci de ses vœux, cherchant fortune sous la soutane, jaloux du pouvoir d’alcôve qu’il exerçait et résolu à ne le partager avec personne. Il avait de la beauté et cette ardeur méridionale qui souvent cache une âme froide et habile aux calculs de l’ambition. Dans la maison de Marie-Louise, il faisait office de chapelain. Entre lui et le chambellan, la lutte était ouverte ; ils avaient échangé quelques paroles de menace et paraissaient décidés, chacun de son côté, à ne point quitter la place.

Dans la soirée du 17 décembre 1847, l’abbé manœuvra de telle sorte qu’il parvint à verser du poison dans une limonade chaude que le chambellan avait demandée. Celui-ci but une gorgée, la trouva amère et replaça le verre sur la table. Marie-Louise saisit le verre et, posant ses lèvres là où celles du chambellan avaient laissé trace, elle avala d’un trait le breuvage empoisonné. L’abbé, épouvanté, sortit précipitamment, rentra dans sa chambre et se pendit. Le lendemain Marie-Louise était morte, et les médecins qui la soignèrent à ses derniers moments reçurent ordre de garder le silence sur les causes d’une fin prématurée qu’ils avaient reconnue. Le chambellan fut longtemps malade et ne se rétablit jamais complètement.

Que faut-il penser de cette histoire ? Je n’en sais rien ; elle me semble bien tragique et rappelle trop un dénouement de drame. Dans les cours, surtout dans les petites cours, où le nombre restreint des personnages rend les rivalités plus aiguës et les compétitions plus âpres, les actions violent es ne sont pas très rares ; entre subalternes qui se disputent la possession d’une souveraine, le crime intervient quelquefois. Dans cette circonstance, le crime a-t-il été commis et s’est-il trompé de victime ? Je l’ignore. J’en ai parlé à un Wurtembergeois, au comte Egloffstein, qui connaissait bien l’intérieur de la cour d’Autriche et qui fut familier de la Burg ; il se contenta de me répondre : « En effet, j’ai entendu dire qu’il y avait eu quelque chose de mystérieux dans la mort de la duchesse de Parme. »

CHAPITRE IILes partis hostiles

LA CABRIOLET DE BERTHIER DE SAUVIGNY.|| LA DUCHESSE DE BERRY.|| ÉMISSION DE FAUX BILLETS DE BANQUE.|| LA FABRIQUE DU CHÂTEAU D’HOLYROOD.|| CROUY-CHANEL.|| UN AVENTURIER.|| || L’INFANT FRANÇOIS DE PAULE.|| CROUY-CHANEL AGENT DE LOUIS-NAPOLÉON.|| LA REINE OLGA DE WURTEMBERG.|| CROUY-CHANEL PRÉTENDANT À LA COURONNE DE HONGRIE.|| JULES AMIGUES.|| L’ATTENTAT BERGERON.|| LA COPIE DE DUBOIS-GOBEY.|| || L’ATTENTAT FIESCHI.|| LES COMPLICES.|| LE CHANTIER DE LA GALIOTE.|| JULES BASTIDE.|| AUGUSTE BLANQUI.|| LA NOURRICE.|| L’AFFAIRE DE STRASBOURG.|| MORNY.|| LE LIEUTENANT OPPERMANN.|| DINER CHEZ MORNY.|| MARIE STELLA.|| LE FAUX LOUIS XVII.|| NAUDORF.|| LA CAPTIVITÉ DE LOUIS XVI ET DU DAUPHIN.|| UN VIEUX FAUTEUIL.|| VENTE DU MOBILIER DES GRANDS MAITRES.|| LES PETITS PAPIERS.|| ORIGINE DES RÉCLAMATIONS DE NAUDORF.|| LE PROCÈS DE REVENDICATION.|| JULES FAVRE.

Le complot Zaba m’a entraîné à raconter la mort du duc de Reichstadt et celle de sa mère ; il faut revenir sur nos pas, quitter Vienne et rentrer à Paris, où le nouveau roi est en butte aux attaques non seulement des napoléoniens, comme l’on disait alors, mais aussi des légitimistes, que l’on appelait carlistes, et des républicains, que l’on avait surnommés les bousingots. Le 17 février 1832, le roi, la reine et la princesse Adélaïde, sortis à pied sur la place du Carrousel, furent littéralement chargés par un cabriolet qui, deux fois, les pressa et faillit les écraser. Ce cabriolet était conduit par un jeune homme de trente ans, ancien officier de la garde royale, nommé Berthier de Sauvigny ; il comparut en Cour d’assises le 5 mai et fut acquitté. On avait remarqué avec surprise que le duc de Fitz-James et le duc de Noailles s’étaient assis près du banc des accusés, comme s’ils avaient voulu donner à Berthier de Sauvigny l’appui de leurs grands noms et de leur honorabilité. Au mois d’avril, la duchesse de Berry, sortie des États du duc de Modène, avait débarqué sur les côtes de Provence et commençait cette chevauchée romanesque qui devait provoquer les combats du Chêne et de La Pénissière. Petit-Pierre, ainsi que l’on avait surnommé Madame en Vendée, avait plus d’héroïsme que de bon sens ; elle aimait les aventures ; celle qu’elle courut à travers les halliers, les fermes du Bocage et derrière la cheminée d’une maison de Nantes se dénoua par un baptême peu désiré, dans la citadelle de Blaye, en présence d’un lieutenant de grenadiers très bien vu de la prisonnière, fort joli garçon, joueur de guitare, chanteur de romances et qui, plus tard, devait être le maréchal de Saint-Arnaud.

Attaquer la royauté de Louis-Philippe à coups de cabriolet, sur la place du Carrousel, à coups de fusil dans la Vendée, c’était déjà excessif, et cependant on alla plus loin. Ce que je vais raconter est tellement étrange, si peu « gentilhomme », que je n’oserais en parler si les preuves du méfait n’avaient été entre mes mains. En 1869, j’eus à m’occuper d’une étude sur la Banque de France ; naturellement, je m’enquis de la fabrication des faux billets, qui parfois avait causé des émotions au monde de la finance et du commerce. Le secrétaire général, qui alors était Marsaud, le même qui, resté à son poste, y fut héroïque pendant la Commune, me remit les dossiers contenant les rapports officiels ou secrets qui avaient été faits sur cette matière délicate entre toutes, car, pour ne pas déprécier la valeur de sa monnaie fiduciaire, la Banque se contente le plus souvent de payer les billets faux qu’on lui présente et de faire faire une enquête par la police. Parmi les dossiers qui me furent confiés, il en est un dont j’ai extrait la substance, auquel je n’ai fait qu’une allusion incompréhensible dans mon étude, et qui me causa un étonnement que le lecteur va comprendre.

En 1832, au moment où le choléra avait affolé Paris, qui croyait à des empoisonnements et massacrait des passants inoffensifs, à l’heure où l’autorité municipale semblait désigner à la fureur du peuple les républicains et les carlistes, qu’elle accusait publiquement de forfaits improbables, des poignées de billets de banque faux, habilement imités, étaient jetés, la nuit, à la sortie des théâtres, sur le carreau des halles, devant la porte des grands restaurants : en une seule fois, quatre-vingt-huit billets de mille francs furent ramassés, le matin, près de la halle aux blés. La police, mise en éveil, multipliait ses recherches et ne découvrait rien. Un jour, un homme convenablement vêtu, portant à la boutonnière le ruban d’un ordre étranger, se présenta au bureau du change de la Banque et demanda de l’or contre quatorze billets de mille francs, qui furent reconnus faux et de la même fabrication que ceux que l’on avait trouvés sur la voie publique. L’homme fut arrêté ; on tenait l’émissaire. De l’enquête menée simultanément à Paris et à Édimbourg, il résulta l’invraisemblance que voici.

Dans le château d’Holyrood, résidence de Charles X et de la famille de Bourbon exilée, on avait établi une fabrique de faux billets de la Banque de France. Un journaliste nommé Soufflot, qui, pendant les dernières années de la Restauration, avait été rédacteur en chef du Journal de la Cour, se livrait à cette étrange industrie ; il était aidé par l’ancien directeur de la Monnaie de Rouen, qui s’appelait Lambert. Lorsque les billets étaient terminés, on les remettait au comte Henry de Crouy-Chanel, agent de Charles X à Holyrood ; le comte de Crouy-Chanel les expédiait à son frère, le marquis Auguste de Crouy-Chanel, qui habitait Paris ; celui-ci les faisait parvenir au marquis de Sainte-Croix-Moley, ancien maréchal de camp, qui était chargé d’en faciliter l’émission, c’est-à-dire de les répandre par tous les moyens possibles. Le marquis de Crouy-Chanel, caché sous le nom de Collet ou Collette, reçut une liasse de ces billets par l’intermédiaire d’un certain François ; il en prit quatorze et alla impudemment les présenter à la Banque, persuadé que la hardiesse même du fait détournerait tout soupçon. Il n’en fut rien, et son incarcération préventive arrêta immédiatement l’émission des billets, dont la provenance était si extraordinaire que l’on ne crut pas devoir ordonner des poursuites sérieuses.

L’affaire en resta là ; mais, puisque j’ai parlé du marquis de Crouy-Chanel, il est bon de le suivre jusqu’à la fin de sa carrière, car il fut mêlé à des incidents qui touchent de près à notre histoire. Sans pouvoir l’affirmer, je crois bien qu’il n’était ni marquis, ni Crouy, et qu’il s’appelait simplement Chanel ; c’est du moins ce qui semble résulter d’un arrêt de la Cour royale, en date du 12 mai 1821, rendu à la requête de la famille de Croï d’Havré. C’était un intrigant, à la fois besogneux et hardi, qui ne reculait ni devant les fatigues, ni devant les risques pour parvenir à son but ; il était ambitieux et pauvre, il aimait les grandeurs et visait la fortune. Il se mettait volontiers au service des prétendants qui cherchaient un trône, en attendant qu’il en demandât un pour lui-même. En 1832, il était tout près d’avoir quarante ans, et son existence avait déjà traversé plus d’une aventure.

En 1821, il avait été un agent de l’insurrection grecque, auprès du duc de Richelieu ; en 1823, il fait réussir un emprunt espagnol, reçoit un million de courtage, obtient la concession des fabriques royales de drap de Guadalajara et s’y ruine en partie. À ce moment, il s’établit dans un hôtel de la place Vendôme, y reçoit « la ville et la cour », s’essaie à jouer un rôle politique et se fait rire au nez quand il demande à être nommé pair de France. Ses ressources étant épuisées, il retourne en Espagne avec une mission secrète du comte de Villèle. Les colonies espagnoles s’étaient soulevées ; afin de sauver les possessions les plus importantes et de rattacher les conquêtes de Cortez à la Couronne d’Espagne, Crouy-Chanel est chargé d’obtenir de Ferdinand VII que l’infant don François de Paule, son frère, soit proclamé empereur du Mexique ; Ferdinand refuse parce qu’il ne veut pas abdiquer son titre de roi des Indes.

Crouy-Chanel ne s’embarrasse pas pour si peu et devient l’agent direct de l’infant, auquel il bâcla, à Paris, un gouvernement qui n’avait plus qu’à se transporter à Mexico pour être au Mexique. Consulta-t-il les personnages dont il a prononcé les noms, obtint-il leur assentiment ? On en peut douter, mais le futur successeur de Montezuma acceptait sans hésiter un ministère d’inauguration, qui était composé de : le baron Alexandre de Talleyrand, aux Relations étrangères ; le duc de Dino, maréchal de camp, à la Guerre ; le capitaine de vaisseau Gallois, à la Marine ; le comte de La Roche-Aymon, major général de l’Armée. Pour faire réussir cette combinaison, il fallait de l’argent ; Crouy-Chanel se rendit à Londres, où Canning éleva quelques objections contre un si beau projet. En sous-main, l’Angleterre soutenait les insurgés ; Charles X et Ferdinand VII ne voulaient point entendre parler d’abdication en faveur de l’infant ; l’infant lui-même ne se souciait pas beaucoup d’aller guerroyer contre Vera-Cruz et Puebla. Le rêve d’un nouvel empire hispano-mexicain s’évanouit, et Crouy-Chanel passa au Portugal, où il continua son métier d’entremetteur politique. Après la révolution de Juillet 1830, il s’attacha au roi détrôné, qui l’employait à Paris ; en quelle qualité, nous venons de le dire.