Paris bienfaisant - Maxime Du Camp - E-Book

Paris bienfaisant E-Book

Maxime Du Camp

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Extrait : "La prison de Saint-Lazare, qui, dans le système pénitentiaire de Paris, est exclusivement réservée aux femmes, est une maladrerie. Les anciens bâtiments où saint Vincent de Paul a fondé l'ordre des Lazaristes et des Filles de la Charité, qui a porté si loin et si haut le renom de la France, seraient excellents pour abriter une communauté religieuse, mais n'offrent aucune des qualités requises pour une maison de détention..."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
● Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Seitenzahl: 580

Veröffentlichungsjahr: 2016

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Avant-propos

Un vieux proverbe a dit : Qui a bu boira ; j’en reconnais la justesse aujourd’hui. Je m’étais promis de ne plus m’occuper des œuvres de la charité privée croyant avoir dit tout ce que j’avais à en dire. Serment d’ivrogne, auquel je vais manquer sans scrupule. Certaines questions sont inépuisables : on peut en parler pendant de longs jours, sans parvenir à formuler la solution définitive ; il est presque imprudent d’y toucher, car elles vous sollicitent, vous rappellent, vous saisissent ; on a beau les vouloir repousser, elles vous étreignent, car elles possèdent un charme auquel on ne peut s’arracher. Elles sont toutes-puissantes, elles effacent bien des tristesses ; volontiers l’on s’y réfugie pour échapper au découragement ; elles consolent de certains spectacles et gardent l’espérance vivace au fond du cœur.

Lorsque les nuages de la vieillesse ont envahi l’horizon de notre existence, lorsque, dans le recueillement de la solitude, on revit par le souvenir les jours écoulés, on s’aperçoit que, semblable au voyageur assis au milieu des ruines, on n’est plus entouré que de débris. La famille a disparu, emportée vers les destinées futures, les amis sont morts, les amours sont éteintes, les vanités ne pèsent plus rien dans la main, les gouvernements sous lesquels on a vécu se sont écroulés les uns après les autres avec une sorte de régularité fatidique. L’avenir est sans promesse et le passé n’a plus que des lamentations. Tout ce qui a fait l’attrait de la vie s’est étiolé ; une seule chose reste inébranlable, grandissant à mesure qu’on la contemple de plus près, belle, vigoureuse, digne d’émulation : c’est la bonté.

Dans un précédent volume, j’ai essayé de raconter les actes de la bonté guidée par la foi catholique. Le sujet était limité, je ne le pouvais dépasser sans sortir d’un cadre déterminé ; il a suffi cependant pour mettre en lumière des actions bienfaisantes dont l’ampleur et la continuité sont admirables ; mais en dehors de ces œuvres il en est d’autres qui émanent de conceptions philosophiques et de communions religieuses dont le catholicisme repousse les dogmes. Elles ne sont point à dédaigner et les services qu’elles rendent auront du poids dans la balance de l’éternelle justice.

Ce sont quelques-unes de ces œuvres que je me propose d’étudier, ne serait-ce que pour démontrer qu’en notre pays, parfois si calomnié, il n’est pas une secte, pas une théorie spéculative, pas un groupe si exclusif qu’il paraisse, qui ne soit animé par l’amour du bien, ne cherche à en faire et ne contribue de la sorte à la grandeur nationale. On dirait qu’alors toute dissension cesse, toute rancune s’apaise, toute division s’efface, et que, sans arrière-pensée ni intérêt personnel, chacun s’empresse au dévouement et à la charité.

La France est femme, il y a longtemps qu’on l’a dit pour la première fois ; la tête est légère, mais le cœur est riche, ouvert aux aspirations supérieures et avide de sacrifices. Cette bonté, que j’admire entre toutes les vertus, je la retrouve en elle, active, ingénieuse, sachant que bien souvent on en abuse et qu’on la trompe, mais n’en continuant pas moins la route qu’elle s’est tracée, sans souci des déboires qu’on ne lui épargne pas, ni des déceptions dont sa moisson est faite. C’est là, en effet, le grand principe de la bienfaisance : si, parmi les grains qu’elle sème, un seul germe sur une terre fertile, le labeur n’aura pas été vain. Cette bonté, je la retrouve à tous les degrés des conditions sociales, aussi bien dans l’hôtel armorié que dans la mansarde, au château comme dans la chaumière. J’ai été très frappé de cela, lorsque, par fonction, j’ai dû étudier les dossiers relatifs aux actes de vertu proposés aux récompenses que l’Académie française a mission de décerner.

Partout, de chaque coin de la France, s’élève l’hymne de la vertu, hymne très doux que modulent des milliers de voix, que rien n’interrompt, et qui monte incessamment sous le ciel comme une protestation contre les dénigrements systématiques, comme une affirmation de vitalité. Gesta Dei per Francos, disait-on jadis. Si la vertu est l’œuvre même de Dieu, la France est toujours son meilleur ouvrier.

À chacun et à chaque jour suffit sa tâche. Que d’autres racontent les débauches de Paris, sa sottise, sa légèreté et ses incohérences : c’est leur droit et je n’y contredis pas ; je les préviens seulement, – et ils peuvent en croire un vieux voyageur, – que les scandales qu’ils mettront au jour, afin d’émoustiller la curiosité des lecteurs, se reproduisent quotidiennement sur les bords de la Tamise, du Tibre, de la Sprée et de la Néva. Le mal a le don d’ubiquité, il ne se mire pas seulement dans les eaux de la Seine. Si la part que j’ai choisie n’est pas exclusive à Paris, elle y est du moins plus imposante qu’ailleurs, et elle prouve que toutes les croyances, toutes les conditions y rivalisent pour l’action du bien.

 

Janvier 1888.

CHAPITRE PREMIERLes libérées de Saint-Lazare
ILa prison

Maladrérie. – Impuissance de la préfecture de police. – Les divisions. – Prisons à construire. – Ce que devrait être la correction paternelle. – Le méfait féminin. – L’influence de l’homme. – Sa lâcheté. – La faiblesse de la femme. – La détention. – Système vicieux. – Le régime Auburnien. – Garde-malades morales. – Les honnêtes femmes et les femmes dissolues.

 

La prison de Saint-Lazare, qui, dans le système pénitentiaire de Paris, est exclusivement réservée aux femmes, est une maladrerie. Les anciens bâtiments où saint Vincent de Paul a fondé l’ordre des Lazaristes et des Filles de la Charité, qui a porté si loin et si haut le renom de la France, seraient excellents pour abriter une communauté religieuse, mais n’offrent aucune des qualités requises pour une maison de détention ; il y a longtemps que ces vieilles masures, aménagées vaille que vaille, pour une destination à laquelle elles n’étaient point préparées, auraient dû être jetées par terre. La préfecture de police, qui la gouverne, n’y peut rien ; elle n’est que pouvoir exécutif, elle n’ordonnance point son budget, elle accepte celui qu’on lui impose, quand elle n’est point obligée de faire annuler, par l’autorité supérieure, les délibérations maussades qui le lui refusent. Mieux que personne, elle connaît les inconvénients de cette prison détestable ; il faut sa vigilance et le dévouement de son personnel spécial pour y remédier à peu près.

Sous le même toit, entre les mêmes murailles, dans le même air contaminé, sont enfermées les prévenues, – les détenues, – les filles publiques en punition administrative, – les filles mineures gardées à la correction paternelle en vertu d’un jugement ou d’une ordonnance du président du tribunal de première instance, – quelques vieilles femmes reçues en hospitalité. Ce n’est pas tout. L’infirmerie est un Lazaret : on y conserve, en quarantaine et jusqu’à guérison, certaines espèces de femmes atteintes de maladies contagieuses. Elle est toujours pleine ; mais on peut la décupler et la remplir, jamais elle ne se refermera sur toutes celles qui devraient y être et qu’une campagne odieuse, criminellement menée contre le service des mœurs, veut rendre à la liberté, comme si l’on avait rêvé d’en faire des agents d’insalubrité, d’épidémie et de corruption.

Toutes ces malheureuses vivent dans des divisions séparées, que des grilles isolent les unes des autres. Il suffit d’avoir étudié les prisons pour savoir que le système cellulaire le plus étroit n’empêche pas les détenus de communiquer entre eux. On peut juger d’après cela ce qui se passe à Saint-Lazare : un vent de dépravation souffle à travers les clôtures, flétrit les âmes, dessèche les cœurs et brise souvent de pauvres créatures qui n’avaient été que courbées par les ouragans de la vie. J’ai visité jadis cette prison, je l’ai étudiée en tous ses détails, avec le directeur, avec la supérieure des sœurs de Marie-Joseph, avec les médecins ; j’en suis sorti écœuré et, – pourquoi ne pas l’avouer ? – avec une pitié sans pareille pour les misérables, pour les infortunées qu’on semble prendre à tâche de repousser dans le vice, lors même qu’elles voudraient lui échapper.

Les efforts que, depuis plus de trente ans, la préfecture de police a faits pour obtenir qu’une nouvelle prison destinée aux femmes, moralement, hygiéniquement aménagée, fût mise à sa disposition, ont échoué. Mauvais vouloir de l’autorité supérieure, difficultés d’argent qui sont les pires de toutes en matière d’amélioration administrative, indifférence pour les détenues : contre quoi s’est-on heurté, je n’en sais rien ; mais la vieille léproserie subsiste et l’on est encore, l’on est toujours réduit à en tirer parti comme l’on peut. Cet état de choses est détestable et il ne serait qu’humain de le faire cesser au plus tôt.

Le conseil municipal, maître en cette question, car les cordons de la bourse sont entre ses mains, se porte volontiers champion des faibles, des petits, des souffrants et même des révoltés ; il devrait bien faire acte de bon vouloir en faveur des femmes coupables, égarées, perdues, et bâtir pour elles des maisons de détention où elles ne seraient plus exposées à un contact périlleux pour elles-mêmes, périlleux pour la sécurité publique et qui n’est, en somme, qu’une école de démoralisation. Si la loi a le droit de punir, elle a le devoir d’amender, et elle peut, sans s’amoindrir, tendre à restituer à la collectivité des forces individuelles qui ne soient plus nuisibles. Or à Saint-Lazare, dans la promiscuité même de tous les vices, il est difficile, pour ne dire impossible, d’agir d’une façon efficace sur l’esprit des détenues.

Chacune des divisions de la maison de détention pour femmes devrait être représentée par une prison particulière ; les hommes sont privilégiés : Mazas contient les prévenus ; la Santé, Sainte-Pélagie renferment les condamnés ; à Saint-Lazare, ces deux catégories si différentes de prisonnières sont pêle-mêle, ou peu s’en faut. Il faudrait donc une maison de prévention pour les femmes qui attendent le jugement, une maison de répression pour les jugées, une maison pour les femmes soumises à l’action administrative, une infirmerie spéciale que l’on pourrait installer dans un pavillon ajouté à l’hôpital de Lourcine, et enfin une maison exclusivement consacrée aux jeunes filles enfermées par voie de correction paternelle. Ce sont celles-ci, dont le péché le plus souvent n’est fait que d’excès de jeunesse et d’inexpérience, qui réclament avant et par-dessus toutes les autres la sollicitude administrative et l’attention des âmes dévouées. Bien souvent pour ces malheureuses enfants, la chute n’a été qu’accidentelle, et le père qui les fait enclore en cellule se débarrasse simplement d’une surveillance dont ses libertés d’allure ne s’accommodent pas.

Si jamais notre vœu se réalise, si un accès de philanthropie, qui ne serait que trop justifié, émeut le cœur de ceux auxquels incombe le soin du budget municipal, si une maison est enfin consacrée à l’isolement et au salut de pauvres fillettes que l’on doit rendre aux bonnes mœurs, à la maternité, aux devoirs de la famille, que cette maison soit construite hors de Paris, loin de la ville tumultueuse où les sollicitations du vice parlent plus haut que les exemples de la vertu. L’hygiène morale ne suffit pas à purifier les êtres flétris dès les premières années ; sans revenir à Florian ou à Gesner, sans croire à l’innocence champêtre, on peut estimer que le milieu n’est pas sans influence sur l’esprit, et que les grands bois, les prairies, la vaste étendue des champs, donnent d’autres enseignements que de vieilles murailles saturées d’impureté. C’est en pleine campagne qu’il faut les envoyer, et les astreindre non pas au travail agricole, auquel elles sont impropres, mais aux besognes féminines, à la couture, à la broderie, à l’apprentissage de métiers sérieux où elles trouveront le gagne-pain de l’avenir, sans discipline trop rêche, sans cette morale banale qui ne tient pas compte des aptitudes particulières et qui, par cela même qu’elle s’adresse à tout le monde, ne parvient à convaincre personne. Que le travail soit assidu, qu’il soit surveillé, qu’il soit exigeant, mais qu’il soit coupé par des récréations dont la jeunesse a besoin sous peine de s’étioler ; qu’il soit récompensé par des jeux violents qui fatiguent, qui apaisent et font oublier. Ici il ne s’agit point de punir, il ne s’agit que d’améliorer. Or, pour une jeune fille de quatorze à vingt et un ans, le séjour à Saint-Lazare est une punition, et la plus dure de toutes.

Lorsque nous étudions aujourd’hui le système des prisons et des hôpitaux du siècle dernier, nous reculons d’horreur. L’historien qui, dans cent ans, remuant les vieux papiers et consultant les documents officiels, voudra reconstituer Sainte-Pélagie, Saint-Lazare, le Dépôt de mendicité de Saint-Denis et la Salpêtrière, ne comprendra pas que de tels établissements décrépits, insalubres à tous les points de vue, aient pu subsister de nos jours, et il en conclura que Paris, – la Ville Lumière ! – avait des parties dont l’obscurité morale est désespérante. La lenteur et la difficulté des communications font comprendre que jadis on ait installé à Paris même des établissements hospitaliers ou pénitentiaires dont la vraie place était aux champs ; il n’en va plus de même à l’heure qu’il est, et les chemins de fer sont, à cet égard, un auxiliaire qu’il serait facile d’utiliser. Chacun y trouverait son compte : les vieillards reçus en hospitalité, les enfants soumis à la correction paternelle, et l’administration elle-même, qui serait débarrassée de bien des soucis qu’elle doit aux maisons défectueuses qu’on la condamne à utiliser.

Les femmes dont je vais avoir à parler n’appartiennent pas indistinctement à toutes les catégories que garde Saint-Lazare ; je ne dois et ne veux m’occuper que de celles que réclame la justice, qu’elle juge, qu’elle condamne ou qu’elle acquitte. Et encore, parmi celles-ci, les criminelles échappent à mon étude, car, lorsqu’elles ont comparu en Cour d’assises et qu’elles ont été frappées d’une peine dépassant un an et un jour d’emprisonnement, elles sont conduites dans les maisons centrales, où il leur sera interdit de parler et où leur nom ne sera plus qu’un numéro d’ordre. Si après leur condamnation elles demeurent encore quelque temps à Saint-Lazare, c’est parce qu’à ses diverses attributions la vieille geôle joint encore celle d’être dépôt des condamnées. Les femmes sur lesquelles s’étend l’œuvre à la fois protectrice et réparatrice que je compte étudier dans ses origines et dans son action, sont ou ont été pour la plupart justiciables de la police correctionnelle. C’est le menu fretin du méfait féminin de Paris, très souvent condamné cependant, car le magistral, devant lequel le délit défile avec ses mille variétés et ses constantes récidives, est moins sujet à l’émotion que le jury.

Il peut se rencontrer, par suite d’un de ces incidents imprévus que la vie à outrance de Paris multiplie, qu’une femme bien élevée, riche et d’éducation sérieuse soit emportée par la passion et commette un de ces actes auxquels ni la police ni la justice ne peuvent rester indifférentes ; mais ces cas sont rares, et le plus souvent les sentiments violents, les mauvais instincts sont dominés par la timidité native ou par l’empire de la retenue acquise. Le diable n’y perd rien, mais du moins le scandale public est évité.

Dans les couches sociales inférieures il n’en est plus ainsi : les défaillances sont nombreuses, peu combattues, excusées sinon encouragées par l’exemple, suscitées bien souvent par la misère, et, – j’ose le dire, – presque justifiées par l’abandon, par la brutalité, par la lâcheté de l’homme, qui se soucie peu de la femme et la réduit parfois aux nécessités les plus aiguës. Ce que les faux ménages ont fourni de clients aux chambres correctionnelles dépasse toute mesure et prouve que l’absence de moralité a des conséquences d’autant plus graves qu’elle sévit dans les classés infimes de notre société. Si sur les hauteurs elle est ordinairement dissimulée et sans résultats sérieux, elle devient redoutable par les suites qu’elle entraîne aussitôt qu’elle tombe dans les bas-fonds.

Soumise à des misères périodiques, la femme est moins responsable que l’homme ; elle mérite plus d’indulgence de la part des magistrats et plus de soins de la part des personnes bienfaisantes qui cherchent à réhabiliter les défaillances et à rendre les forces aux âmes affaiblies. Dans ce monde si nombreux à Paris, toujours renouvelé par les envois de la province, la femme est maintenue en état de servage : bête de somme, bête à plaisir, bête de travail ; l’homme la prend, la quitte, la reprend, la renvoie au gré de sa fantaisie ; il l’astreint au labeur, se fait nourrir par elle, la démoralise pour s’amuser, lui enseigne l’art de boire, l’associe à ses débauches tant qu’elle est jeune et la rejette à la borne dès que la vieillesse, – si hâtive aux existences déréglées, – l’a touchée de son doigt. Lorsque de malheureux petits êtres sont issus de ces unions illégitimes et tourmentées, c’est la mère qui en porte le fardeau ; l’homme a bien autre chose à faire, en vérité, que de s’occuper de la marmaille. Elle dit comme Martine : « J’ai quatre pauvres petits enfants sur les bras ; » on lui répond comme Sganarelle : « Mets-les par terre. » Elle se lamente, elle pleure, elle dit : « J’aime mieux mourir ! » On lui crie : « Eh bien ! crève donc ! ce sera un bon débarras ! » On la pousse à la porte, à coups de pied, ainsi qu’un chien galeux.

Un magistrat a dit : « En toute affaire criminelle, cherchez la femme. » On peut retourner la proposition : « Lorsqu’une femme est coupable, cherchez l’homme. » Quand il n’a pas été l’instigateur immédiat, ce qui arrive fréquemment, il a été l’instigateur moral ; c’est lui qui lentement, par l’action, continue du mauvais exemple, a désagrégé ce qui restait de bon, de révolté contre le mal dans la créature qu’il a momentanément liée à sa vie et dont il a fait, sans trop de peine, je le reconnais, un instrument façonné selon ses vices. Elle a tout supporté par faiblesse, par tendresse peut-être, à coup sûr par habitude, par affection pour ses enfants ; lorsqu’elle a regimbé devant l’injustice, elle a été vaincue par la violence et terrassée. Si un compagnon de « son homme » a été témoin de la correction, il aura dit : « Elle en a assez comme cela, ne la tue pas ! « et c’est peut-être ce qui l’aura sauvée. Mauvais monde que celui-là, où l’ivrognerie a peu d’intermittences, où le méfait ne paraît pas répréhensible, où l’effort est permanent pour échapper à toute responsabilité, où le sentiment du devoir, le respect de soi-même, la conscience, la vertu sont remplacés par la crainte du gendarme, lequel est l’ennemi public, puisqu’il représente la loi.

Dans de tels milieux, qui s’étendent comme une nappe d’eau croupie sous les substructions sociales de Paris, la femme, si elle n’est pas née vicieuse, le devient rapidement ; elle se perd, elle est perdue. Ne faites point appel à sa dignité, elle n’en a pas ; ne lui parlez point de morale, elle ne sait ce que c’est ; n’évoquez pas sa volonté, elle n’en a plus. Maltraitée, chassée, sans feu ni lieu, sans argent, sans moyen d’en gagner, où ira-t-elle ? À la bonne maison de la rue Saint-Jacques, dont la Société philanthropique a fait un asile de nuit pour les femmes ; oui, certes, si toutefois elle la connaît. Elle y pourra rester pendant trois jours, heureuse et presque réconfortée, en arrivant le soir, de pouvoir se chauffer au poêle et de manger la soupe auprès de ses compagnes de misère affamées comme elle. Et après ? que deviendra-t-elle ? où dormira-t-elle ? où ramassera-t-elle le pain quotidien qu’elle n’a pas demandé à un Dieu auquel elle ne croit guère et auquel elle ne pense pas ? C’est là l’heure redoutable d’où va dépendre toute une destinée.

Si le hasard, la grande divinité des malheureux, ne lui fait rencontrer sur sa route la main bienfaisante qui éloigne de l’abîme, elle y tombera. Qu’a-t-elle fait ? Je ne sais ; elle a volé, elle a fraudé, elle a commis un de ces mille délits sur lesquels, sous peine d’abdication, la police est contrainte d’ouvrir les yeux. Elle a passé la nuit au poste, dans cette immonde chambre que le jargon des malfaiteurs appelle le violon. Au matin, elle est montée en voiture cellulaire, elle a été conduite au Dépôt et écrouée après avoir reçu un pain qui pour elle sera un objet de nécessité première, presque un objet de luxe. – Je disais à une détenue : « Vous ennuyez-vous beaucoup ? » Elle me répondit : « Je ne peux pas dire que je m’amuse, mais c’est quelque chose de manger tous les jours. « – Le soir de son entrée au Dépôt, au plus tard le lendemain, elle sera transportée à Saint-Lazare, où la préfecture de police la garde à la disposition de la justice. Elle est placée à la première section, c’est-à-dire à la détention ; c’est là qu’elle attendra son jugement, c’est là qu’elle reviendra après sa condamnation.

Le système pénitentiaire de la détention est rudimentaire, et par conséquent défectueux. Les détenues travaillent en commun dans des ateliers, silencieuses et sous la surveillance des sœurs de l’ordre de Marie-Joseph. Là, par de bonnes paroles, à l’aide de certaines lectures, on peut, à la rigueur, apporter de l’apaisement à ces âmes farouches et faire entrer quelques rayons de lumière dans ces cerveaux obscurcis. La journée est relativement bien employée ; n’acquerrait-on, près des longues tables devant lesquelles on est assise, qu’un peu l’habitude du travail, ce serait déjà un bienfait ; sans compter que l’on y gagne quelques sous, qui, accumulés, forment ce que l’on nomme « la masse » et serviront à pourvoir aux premiers besoins, à la fin de l’emprisonnement : à moins que « l’homme » n’attende la libérée à sa sortie de la geôle et ne les lui enlève par droit de préhension : quia nominor leno.

Lorsque la nuit est venue et que l’heure du coucher a sonné, les détenues sont conduites dans leur chambre ; non, pas dans leur chambre, mais dans leur chambrée, ce qui n’est point la même chose et ce qui est vicieux au premier chef. Les chambrées contiennent deux, quatre, six, huit lits et, par conséquent, échappent à tout contrôle, car celui que l’on peut exercer par le judas dont les portes sont munies est illusoire. Dès lors, le bénéfice de la journée, si bénéfice il y a, est perdu : c’est la toile de Pénélope de la dépravation ; chaque nuit détruit la besogne de chaque jour. Le dortoir en commun, éclairé au gaz, avec les lits nombreux et où peut dormir une surveillante, est préférable à ce groupement de perversités réunies loin des yeux, mises en contact, chuchotant d’étranges récits, se vantant de leurs actes coupables, et que l’on dirait rassemblées pour des œuvres néfastes. Cela seul démontre que Saint-Lazare est impropre au service qu’on lui impose et qu’il n’est que temps de démolir, de remplacer cette maison pestiférée.

La prison réservée aux femmes, – à quelque catégorie de détenues qu’elles appartiennent, qu’elles soient prévenues, qu’elles soient condamnées par la justice, qu’elles soient punies par l’administration, qu’elles soient enfermées par voie de correction paternelle, - – doit être disposée pour le système Auburnien : travail en commun dans les ateliers pendant le jour, isolement en cellule à un seul lit pendant la nuit ; sinon la prison est la pire des écoles, et c’est ce qui se produit actuellement à Saint-Lazare, où les prisonnières, détenues et jugées, sont perpétuellement gardées en haleine par le vice qui rôde autour d’elles et les pénètre comme la plus contagieuse des épidémies. Si l’on veut bien reconnaître que le penchant au délit et l’instinct du crime sont un mal moral, on conviendra qu’il serait peut-être sage de traiter ce mal comme on traite le choléra ou la peste et de lui bâtir des lazarets.

L’énergie sédative de l’isolement est parfois considérable sur l’être humain qui a failli, n’en déplaise aux philanthropes à courte vue pour lesquels le bien-être du malfaiteur prime la sécurité des honnêtes gens ; on peut sortir amélioré d’une cellule, on ne sortira jamais qu’empiré d’une prison en commun. Je crois que pas un des hommes qui se sont occupés sérieusement du régime pénitentiaire ne contredira cette opinion. Les maisons où les détenus sont en communications fréquentes, – Saint-Lazare, Sainte-Pélagie, une des sections de la Santé, – sont la pépinière des récidivistes ; on le sait à la préfecture de police et à la justice correctionnelle.

L’action que les personnes bienfaisantes cherchent à exercer sur les prisonniers, dans l’espoir souvent déçu de les ramener au bien, de les relever à leurs propres yeux, de les rendre à une existence laborieuse, est bien plus puissante dans la séquestration que dans la promiscuité. En ce dernier cas, l’effort doit être incessant et poussé à l’extrême ; bien souvent il est vain ou ne produit qu’un effet momentané, et le péché ressaisit celui qu’on avait tenté de lui arracher. On ne désespère pas cependant, et on recommence avec la ténacité des âmes qui ont foi en elles, parce qu’elles ne veulent que le bien, et que la pitié dont elles sont animées les empêche de se décourager. Qui sait si les Danaïdes n’ont pas enfin réussi à remplir leur tonneau ?

L’état moral et l’état matériel des malheureuses qui vivent à la détention de Saint-Lazare a ému des cœurs compatissants. Des femmes honnêtes, dans la stricte acception du mot, mères de famille, glorieuses des enfants qui croissent à l’abri de leur vertu, sans acception de croyances religieuses ou de théories philosophiques, se sont concertées dans la pensée de porter secours aux pauvres créatures qui, de chute en chute, sont venues tomber dans la maison où saint Vincent de Paul a prié avant de partir pour aller racheter les captifs des villes barbaresques. Que sa grande âme faite d’indulgence et de commisération inspire celles qui viennent dans les lieux qu’il a habités, pour faire renaître l’espérance et préparer la réhabilitation ! Pareilles à ces femmes du monde qui se font les garde-malades des pauvres, qui vont dans les hôpitaux soigner les grabataires et panser les plaies répugnantes, elles sont entrées courageusement dans cette léproserie du vice pour consoler les désespérées, apaiser les révoltées et redresser les victimes de leur propre faiblesse.

Labeur ingrat, souvent mal récompensé, exposé à bien des déceptions, mais qui ne les fait point reculer, car elles ont le cœur vaillant, et peut-être bien aussi portent-elles en secret l’orgueil de leur sexe qu’elles trouvent déprimé par nos lois masculines et qui ne reprend l’égalité complète que devant la répression. Leur lutte est incessante, car le vice est multiple et revêt toutes les formes pour se manifester comme pour se dissimuler, même à la bienfaisance qui le constate par cela seul qu’elle s’y intéresse. La violence que ces femmes de bon vouloir se sont imposée pour ne point fuir le champ de combat doit être considérable, car rien n’est plus odieux à l’honnête femme que le contact de la femme dissolue. Elles dégagent l’une et l’autre une électricité qui se repousse : ce sont les sœurs ennemies ; pour que celle-ci s’apitoie et que celle-là se laisse attendrir, il faut la rencontre de deux fortes résolutions qui n’est point fréquente et n’en est que plus louable.

La femme qui laisse le foyer respecté, les enfants attentifs, la famille sans reproches pour s’engouffrer dans la sentine de Saint-Lazare, afin d’y découvrir une créature à sauver, met sous ses pieds les préjugés mesquins, fait taire les scrupules conventionnels, sait vaincre les timidités de son sexe, développées, entretenues par l’éducation. Elle ressemble à ces pêcheurs qu’au temps de ma jeunesse j’ai vus sur les bords de la mer Rouge : ils plongent, sans souci des requins qui les guettent peut-être, se déchirant les muscles contre les madrépores, le sang aux narines, le sang aux oreilles, mais insensibles à la douleur comme au péril, car ils espèrent rapporter la perle qu’ils cherchent et que sans doute ils ne trouveront pas. Je suis resté bien des heures à les contempler, et je les admirais même lorsqu’ils revenaient les mains vides. Il n’est point donné à tout le monde d’accomplir la belle action, mais on ne peut qu’applaudir ceux qui la tentent.

IIL’œuvre

Un prix de l’Académie française. – Louise Crombach. – Les doctrines fouriéristes. – Dupe. – La comtesse de Caylus. – Évasion. – Introduction des sœurs de Marie-Joseph. – Exclusion des dames visiteuses. – Pauline de Grandpré. – Commisération. – « Saint-Lazare est une horrible plaie sociale. » – Une visite. – La révélation de l’œuvre. – À la sortie de prison. – La quête des vêtements. – Les enfants. – Faute d’un bon avocat. – Suicide. – Conseil judiciaire de l’œuvre. – Les statuts provisoires. – La guerre et la Commune. – Reprise de l’œuvre. – Retraite de Pauline de Grandpré. – Mme de Barrau. – Mme Isabelle Bogelot. – Faible cotisation. – L’exercice du bien.

 

Ce n’est pas la première fois que l’on s’efforce d’agir sur les détenues de Saint-Lazare ; je dis les détenues, car l’infirmerie et la correction paternelle sont ouvertes depuis longtemps aux dames du Bon-Pasteur, qui y pêchent en eau trouble, qui parfois réussissent à pénétrer l’âme de quelques pauvres fillettes, prématurément perdues, qu’elles arrachent à la débauche et emmènent dans des maisons silencieuses où l’on vit sous la règle des habitudes monacales. Pour les détenues il n’en est point ainsi : lorsqu’elles auront purgé leur condamnation, elles reprendront la liberté de l’existence et la responsabilité de soi-même.

Ce fut une femme de lettres, récompensée, en 1840, par l’Académie française pour un livre intitulé le Jeune libéré, qui la première s’en occupa, ne vit en elles que des sœurs malheureuses et crut à leur innocence jusqu’à favoriser une évasion. Elle se nommait Louise Crombach, avait de l’esprit, beaucoup de sensibilité et s’était, avec enthousiasme, ralliée aux doctrines fouriéristes qui tenaient un grand compte des exigences de la matière. Le principe fondamental de la doctrine : « à chacun selon ses besoins, » promettait la civilisation en pâture au dévergondage des appétits. J’ignore si Mlle Crombach s’abaissa des théories à la pratique, mais on peut croire qu’elle avait l’âme tendre et que sa naïveté lui faisait voir des victimes là où il n’y avait que des coupables. Employée à Saint-Lazare en 1842, nommée dame inspectrice en 1844, elle a ses grandes entrées à la détention, s’engoue d’une femme Guinard, condamnée pour escroquerie, très habile en l’art de feindre, l’admire, la plaint, lui donne de l’argent et finit par s’apercevoir qu’elle a été dupée par une intrigante d’une duplicité supérieure.

L’exemple n’éclaira pas la pauvre fille, que dévorait le besoin de se dévouer et qui rêvait l’abolition du mal par l’harmonie universelle, ainsi que le prophète Fourier l’avait annoncé à ses disciples. Joséphine Chaylus, qui se disait comtesse de Caylus et comtesse de Marsan, – fort peu de chose en somme, – prévenue de faux en écritures commerciales, n’allait pas tarder à s’asseoir sur la sellette de la cour d’assises. Le cas était grave alors et entraînait la peine de la réclusion après l’exposition publique. Les charges étaient accablantes et la condamnation paraissait certaine. L’honnête Crombach avait le cœur ému en pensant que cette femme d’élite, cette comtesse que la malice des hommes accusait injustement, comparaîtrait devant un jury qui serait peut-être assez aveugle pour ne point reconnaître son innocence. Elle se jura de la sauver, et elle abusa de ses fonctions d’inspectrice pour la faire évader. La préfecture de police se fâcha, et ce fut Louise Crombach qui fut traduite en Cour d’assises, où elle s’entendit condamner à deux années d’emprisonnement. Un vice de formes permit à la cour suprême de casser l’arrêt et de renvoyer l’affaire devant les assises de Seine-et-Oise, qui furent clémentes et acquittèrent cette malheureuse, dont la faute avait été suffisamment expiée par une longue prévention.

C’est à cette date et c’est à la suite de cette aventure que le personnel des gardiennes laïques qui faisait le service à Saint-Lazare fut congédié et remplacé par les sœurs de l’ordre de Marie-Joseph. La préfecture de police qui, par expérience et par tradition, est perspicace, sait que certaines maladies morales ou physiques ont besoin d’infirmières spéciales, et que c’est aux communautés religieuses, au renoncement volontaire, au dévouement professionnel, qu’il est sage de les emprunter ; car là plus qu’ailleurs on rencontre la discipline, la bonne tenue et le désintéressement. Si le zèle sur certaines questions y peut parfois paraître excessif, ce défaut de mesure dans des croyances où l’on voit un bonheur que l’on voudrait faire partager, est racheté par une abnégation de soi-même et un sentiment du devoir qui sont un garant de sécurité pour l’administration et de justice pour les détenus.

Non seulement les religieuses prirent possession de la prison, mais les dames visiteuses en furent écartées ; l’exemple de Louise Crombach avait rendu défiant, on leur interdit l’entrée des chambrées et des ateliers où elles venaient faire des lectures pieuses, répéter quelques bribes des sermons entendus au prêche et qui n’étaient pas toujours écoutées avec le recueillement désirable. Plus d’une détenue avait feint de dormir, et les moins respectueuses s’efforçaient de ronfler. Les résultats obtenus avaient été de si mince importance, que toute visite fut supprimée. Saint-Lazare fut séparé du monde extérieur et resta livré à sa propre contagion.

Cette période d’isolement dura jusqu’en 1865. À cette époque – 24 août – l’abbé Michel fut nommé aumônier de la prison ; il amena avec lui sa nièce, qui ne le quittait point, qu’il avait élevée et qui se nommait Pauline de Grandpré. En entrant dans la prison où, lors des plus mauvais jours de la Terreur, André Chénier avait chanté la Jeune Captive, qui se souciait plus des saillies du comte de Montrond que des vers du poète, la première impression de Mlle de Grandpré fut pénible, et ce ne fut pas, je pense, sans quelque effroi qu’elle vit défiler devant elle le troupeau du vice et de la dépravation. Si le contact n’était pas immédiat, il n’en était pas moins douloureux : elle voyait les détenues descendre de la voiture cellulaire, se promener dans les préaux ; de ses fenêtres, elle surprenait leurs conciliabules secrets. Le jour, elle les entendait chanter ; la nuit, elle les entendait crier, gémir et sangloter.

Au malaise des premières heures succéda la pitié, l’ineffable pitié des grands cœurs pour ce qui souffre, même lorsque la souffrance est méritée. C’est là un sentiment, je dirai même une sensation, dont il est impossible de se défendre lorsqu’on visite les cabanons et les ateliers d’une maison pénitentiaire. On a beau se dire que l’on est en présence de coupables que la loi avait mission de frapper, que la société avait le devoir de séquestrer, on n’en est pas moins ému, on les regarde avec commisération et l’on ne peut s’empêcher de dire : Pauvres gens ! Mlle de Grandpré n’échappa point à cette oppression morale, qui devient physique à force d’être intense. Elle oublia les délits, elle oublia les crimes et ne vit plus que l’infortune. Elle fit une observation qui n’est pas sans valeur : sous le même costume, dans les habitudes d’un règlement uniforme, jeunes ou vieilles, laides ou jolies, toutes les détenues se ressemblent ; on dirait que la captivité les a modelées de la même façon et jetées dans le même moule. Il faut du temps et une certaine attention pour les distinguer les unes des autres et mettre un nom sur leur visage.

Ce qui la frappa d’abord, c’est l’action démoralisatrice que la prison semble exercer d’elle-même sur les prisonnières ; on dirait qu’elle les pénètre de tous les vices dont elle a été le témoin et leur donne une sorte de sérénité qui n’est autre que le mépris du bien et l’indifférence du mal. Elle l’a dit : « Beaucoup d’entre elles arrivaient pures et épouvantées : elles partaient tranquilles, mais perdues. » Elle interrogeait les directeurs, les détenues, les religieuses, les religieuses surtout, qui ont reçu tant de confidences. De ce qu’elle avait vu, entendu, remarqué, elle tira cette conclusion : « Saint-Lazare est une horrible plaie sociale. « Je n’y contredirai pas.

Elle sentait que là il y avait du bien à faire, des âmes faibles à fortifier, une matière indolente à soutenir, une misère redoutable à combattre ; elle y rêvait et cherchait un moyen de venir en aide à tant d’infortunes qui, si elles n’étaient soulagées, restaient menaçantes pour la société et redeviendraient promptement un péril. Elle était de la maison où son oncle, l’abbé Michel, était vénéré ; elle s’y promenait dans les corridors, entrouvrant le judas des portes, regardant, sans mot dire, dans les chambrées, se mêlant parfois aux détenues et causant avec elles pendant la promenade au préau, toujours hantée, comme d’une idée fixe, par son projet de leur être adjuvante. Elle a passé là de tristes heures, surexcitée par son bon vouloir, retenue par son impuissance et se répétant : Comment faire ? Elle découvrait nettement la route et ne savait comment s’y engager. Elle y fit le premier pas vers Noël de 1866.

Le temps était dur et sombre, elle était seule, rêvasseuse, au coin de son feu ; on sonna timidement à sa porte, elle alla ouvrir et aperçut une femme livide, qui parlait à voix basse, comme si elle avait honte de ce qu’elle disait. On l’entendait à peine ; mais, à la voir, on la devinait : elle avait faim, elle avait froid ; elle demandait à manger ; elle se rappelait avoir aperçu dans les couloirs de la prison Mlle de Grandpré, qui l’avait regardée sans mépris ni colère ; elle était à bout de voie, près de tomber au coin d’une borne et de s’y laisser mourir ; elle était venue l’implorer. Mlle de Grandpré s’empressa ; à côté de la cheminée on servit un repas à la malheureuse, qui put se rassasier et se chauffer avec délices. Pendant qu’elle mangeait, Mlle de Grandpré écarta une sorte de loque qui lui servait de manteau et s’aperçut qu’elle n’avait pas de linge. De tous les signes de la misère, c’est celui-là peut-être qui produit l’impression la plus poignante sur une femme bien élevée. Quoi ! pas de chemise ! Non, ni bas, ni jupon, ni fichu ! Mlle de Grandpré courut à ses armoires et la pauvre fille fut pourvue de ce qui lui manquait.

Elle se nommait Françoise R… Accusée d’escroquerie, elle avait été arrêtée et conduite à Saint-Lazare. Après une instruction judiciaire qui avait duré trois mois, on avait reconnu son innocence, et une ordonnance de non-lieu l’avait rendue à la liberté. Près de cent jours de prévention, c’est beaucoup lorsque l’on n’est point coupable. Sortie de prison, elle avait pour toute fortune trois francs, que le garni et la nourriture enlevèrent rapidement ; ne voulant pas mendier, elle sollicita un secours à la préfecture de police, qui lui proposa l’hospitalité de Saint-Lazare ; elle se sauva épouvantée, marcha pendant plusieurs nuits dans Paris, ramassant quelques détritus aux tas d’ordures, couchant, quand elle l’osait, dans « l’allée » des maisons à porte bâtarde, échappant par miracle aux rondes des sergents de ville, qui l’eussent « ramassée » comme vagabonde, pleurant et se demandant pourquoi elle était si durement punie, puisqu’elle était innocente. Un matin, elle s’assit sur une des berges de la Seine, ses genoux dans les mains, l’œil fixe, regardant couler l’eau, qui l’attirait et lui promettait la fin de ses misères. En elle quelque chose se révolta qui ne voulait point mourir. Elle se souvint tout à coup de Mlle de Grandpré : Essayons ! Elle vint heurter à sa porte, ne se doutant pas qu’elle apportait la lumière à un esprit qui se débattait encore dans les brouillards de ses projets et qu’elle allait provoquer la création de l’Œuvre des Libérées de Saint-Lazare. L’appellation est rigoureuse : elle délimite le champ de l’action et détermine le but que l’on veut atteindre.

Mlle de Grandpré comprit que tout effort tenté sur les détenues serait vain et détruit par le mauvais exemple, par les conseils pernicieux, par le faux amour-propre, par la vantardise, qui sont, jusqu’à présent, le produit le plus net des prisons en commun, où l’on s’excite mutuellement, où l’on se défie au méfait, où la perversité railleuse triomphe facilement des volontés débiles. C’est à la sortie de la maison pénitentiaire, après la peine subie, à l’heure inéluctable de l’humiliation du passé et de l’inquiétude pour l’avenir, qu’il faut agir. Il y a là une heure d’angoisse à laquelle les cœurs les plus endurcis ne peuvent se soustraire : « la masse » gagnée par le travail des ateliers est si maigre, qu’elle sera promptement dissipée ; que faire ? On n’aura même plus le grabat et le pain bis de la geôle, qui du moins permettait de dormir et qui calmait la faim. Où se placer, où trouver la besogne qui fera vivre ? Nul ne veut d’une condamnée ; comment dissimuler ses antécédents, comment avouer d’où l’on sort ? Questions insolubles, auxquelles le plus souvent la récidive a répondu. À ce moment il faut intervenir ; c’est ce qu’a fait Mlle de Grandpré, c’est ce que font les âmes généreuses auxquelles elle a ouvert la voie.

Empêcher la misère d’étreindre une malheureuse qui, après tout, est quitte envers la société, puisqu’elle a expié sa faute et que la faim pousserait à de nouveaux délits ; l’aider dans la mesure du possible, lui offrir un abri transitoire, la vêtir pour qu’elle ait une tenue décente et soit protégée contre le froid ; s’interposer près de la famille, dont parfois la feinte sévérité cache le désir de s’épargner quelque dépense ; la rapatrier, si elle consent à retourner au pays, qu’elle a eu tort de quitter ; la défendre contre elle-même, raffermir ce qui peut rester en elle de volonté bonne, faire acte de maternité envers elle et la maintenir en ligne droite chez les patrons qui auront bien voulu l’accepter, c’est là ce que l’on cherche, ce que l’on obtient plus souvent que l’on ne pourrait croire, et c’est ce qui était contenu en germe dans l’initiative prise par Pauline de Grandpré.

Dès qu’elle eut vu la nudité et le délabrement de la pauvre femme qui avait eu la pensée de venir l’implorer, elle surveilla les détenues à la levée de l’écrou ; elle eut pitié de leur dénuement et ménagea si peu sa garde-robe, qu’un jour elle s’aperçut que ses armoires étaient vides. Elle fut désespérée, mais se calma bientôt à l’idée que d’autres voudraient bien faire ce qu’elle avait fait elle-même. Elle écrivit à toutes ses amies, à toutes les femmes avec lesquelles elle était en relation. Dès le lendemain, les ballots de linge et de vêtements arrivaient chez elle et lui permettaient de vêtir les libérées les plus pauvres. Le vestiaire était créé et ne chôma plus. Je n’ignore rien de ce que l’on a dit, l’on dit et l’on dira sur les femmes parisiennes, sur leur futilité, sur leur inconsistance et leur amour du plaisir ; mais je sais que jamais on ne les invoque en vain quand il s’agit de secourir les misérables ; je sais que leur compassion est infinie et que la bonté de leur cœur luit derrière leurs défauts, comme une étoile à peine voilée par la brume.

Qui dit femme, dit mère ; ce serait grand-pitié de séparer une détenue de son enfant ; la préfecture de police, qui est bonne personne, malgré ses airs rébarbatifs et les calomnies dont on l’accable, ne le tolérerait pas ; jusqu’à l’âge de trois ans, l’enfant est reçu en hospitalité à Saint-Lazare et vit près de sa mère, que les sentiments maternels ramèneront peut-être au bien. Mlle de Grandpré, traversant le greffe de la prison, vit une femme qui allait en sortir et portait dans son tablier un petit enfant dont les pieds étaient nus. « Mais cet enfant va s’enrhumer : ni bas, ni chaussures ! – Eh ! madame, je n’en ai pas ; et comment en aurais-je ? » De ce jour, au vestiaire des libérées on adjoignit un vestiaire pour les enfants. C’est ainsi que peu à peu l’œuvre prenait corps, à mesure que de nouveaux incidents se produisaient. Un appel fut adressé à la bienfaisance ; on y répondit et l’on eut une caisse de secours où l’on put puiser, dans les cas de nécessité extrême, pour subvenir à des besoins rigoureux.

Une circonstance imprévue et cruelle provoqua la création d’une sorte d’assistance judiciaire où les prévenues trouvèrent des avocats empressés à les défendre. En 1869, je crois, une jeune fille, Madeleine X…, employée dans une maison de commerce, fut accusée d’escroquerie et arrêtée. Elle avait été recommandée à Mlle de Grandpré, qui alla causer avec elle. La pauvrette jurait qu’elle était innocente. Elle était de bonne famille : un de ses frères était officier, sa sœur était institutrice dans une maison d’éducation de l’État ; à la pensée du déshonneur qui allait l’atteindre et rejaillir sur les siens, elle se désolait. La culpabilité était des plus douteuses ; un bon avocat eût enlevé l’acquittement. Malheureusement, le stagiaire désigné d’office, la veille du jugement, n’avait rien de ce qu’il faut pour éclairer les juges : il étudia lestement le dossier à l’audience, échangea quelques paroles avec sa cliente, qui, après une plaidoirie succincte, fut condamnée à deux mois de prison.

Elle revint à Saint-Lazare métamorphosée : plus de lamentations, plus de désespoir ; une résignation froide et une douleur concentrée : « Je suis à jamais perdue ; si j’avais eu un avocat qui eût étudié l’affaire, j’étais sauvée ; ma vie est finie. » Nulle consolation, nul encouragement ne la purent attendrir, elle restait impassible : « Je ne survivrai pas. » Rentrer dans les emplois du commerce, il n’y fallait pas songer. Elle trouva une place de domestique et l’accepta. L’humiliation de sa condition, le souvenir de son désastre, la honte de la peine subie, pesaient sur elle et ne lui laissaient plus de repos. Elle voulut mourir, écrivit à Mlle de Grand pré : « Faites prendre mes vêtements, vous les donnerez à des jeunes filles aussi malheureuses que moi ; ah ! si j’avais eu à temps un avocat dévoué, je n’aurais pas été condamnée, » et s’empoisonna. On put la sauver et la rendre à une existence qu’elle détestait.

Ce cri, que si souvent elle avait proféré : « Ah ! si j’avais eu un avocat dévoué, » ne fut point perdu pour Mlle de Grandpré. C’était comme l’indication d’une piste nouvelle qui pouvait conduire au relèvement des infortunées. Elle se mit en relations avec quelques jeunes avocats avides de travail, ardents au devoir, prêts à bien faire. Ce ne fut pas en vain qu’elle invoqua leur générosité ; avec ce désintéressement si commun en France dans les carrières libérales, ils répondirent à son appel, et le conseil judiciaire de l’œuvre des Libérées de Saint-Lazare fut constitué. Dès lors, nulle prévenue ne comparut devant la justice sans être assistée d’un avocat dévoué, comme avait dit la pauvre Madeleine, ayant eu le loisir d’étudier les dossiers et pouvant plaider en connaissance de cause.

Sous la seule impulsion d’une femme intelligente et bonne, toujours en contact avec les prisonnières, n’ignorant rien de leurs misères ni de leurs fautes, l’œuvre, se complétant, trouvait des ressources morales et des ressources matérielles que les gens de cœur ne lui marchandaient pas. Au mois de février 1870, des représentants de la presse, de l’administration et des principales sociétés de bienfaisance, des dames de charité, furent convoqués en assemblée générale au presbytère de l’église Saint-Eustache, dont le curé, l’abbé Simon, était un des hommes les plus populaires de Paris. Après discussion, on approuva des statuts provisoires et l’œuvre des Libérées de Saint-Lazare fut fondée ; d’individuelle qu’elle avait été jusqu’alors, elle devenait collective sous la direction de Pauline de Grandpré, qui en était la seule initiatrice.

L’heure de cette naissance officielle était mauvaise. La guerre, l’investissement de Paris par les armées allemandes, la Commune jetèrent dans les esprits une perturbation dont l’œuvre se ressentit. Les dames protectrices étaient dispersées et la misère du temps ne permettait guère de porter secours aux libérées, qui pendant le siège regrettaient la prison où du moins elles auraient eu le pain noir en quantité suffisante. Lors de la Commune, les détenues s’interposèrent ingénieusement entre les insurgés et les sœurs de Marie-Joseph ; c’est à elles que celles-ci durent de pouvoir s’évader et d’échapper ainsi aux périls qui les menaçaient. Malgré la tempête qui assaillit son berceau, l’œuvre ne devait point périr ; une vitalité puissante l’animait, car elle correspondait à deux besoins impérieux : à la défense contre le vice, qui est le salut de notre état social ; au dévouement, qui est une nécessité pour le cœur des femmes de bien ; aussi, dès que la tranquillité fut rétablie dans la pauvre ville dont tant d’infortunes avaient suspendu l’existence, l’action fut reprise et continuée avec une persistance qui jusqu’à ce jour n’a reculé devant aucun obstacle.

Pauline de Grandpré est restée jusqu’en 1885 à la tête de l’œuvre qu’elle a fondée, que seule elle pouvait concevoir, car seule elle avait plongé au fond des misères où l’on se débat à Saint-Lazare. À cette époque, elle se retira à la campagne, abandonnant la direction effective de son œuvre, qui a été recueillie par de bonnes mains. La présidence appartient actuellement à Mme Caroline de Barrau, qui trouve une auxiliaire d’une intelligence et d’une bonne volonté rares dans Mme Isabelle Bogelot, à laquelle la partie active du travail est réservée. Dans l’ensemble, elle représente un pouvoir exécutif qui, en presque toute circonstance, a le droit d’initiative. Ses cheveux prématurément blancs indiquent qu’elle est dans l’âge qui amène l’expérience, affaiblit les illusions, permet de contempler les choses avec clairvoyance et laisse à l’âme toute sa chaleur.

C’est elle qui, en compagnie de Mme de Barrau, visite les détenues, avant et après le jugement, écoute leur histoire, démêle la vérité au milieu des mensonges, réveille les courages endormis, montre un avenir meilleur si l’on veut résolument saisir le travail, et bien souvent fait rentrer l’espoir dans des cœurs qui n’en avaient plus. Elle n’a qu’une devise : à tout péché miséricorde, et elle tend une main solide aux malheureuses à qui une première chute fait croire qu’elles ne pourront jamais se relever. Elle rappelle ces moines hospitaliers du Moyen Âge, qui allaient à travers les villes pestiférées chercher et ramasser les mourants qu’un souffle de vie animait encore.

J’imagine qu’elle a reçu bien des confidences, plus que les confesseurs même, et que ces confidences lui ont appris que l’on a raison de dire qu’il ne faut jamais désespérer de la conversion du pécheur. Elle n’adresse point de reproches, elle sait que ce serait inutile ; à quoi bon revenir sur un fait accompli ? Elle tente d’émouvoir les sentiments qui subsistent encore ; au milieu des cendres elle cherche l’étincelle d’où le feu jaillira encore. Sa longue pratique des femmes déchues lui a enseigné qu’il n’est âme si perverse qui ne conserve dans ses replis secrets ce je ne sais quoi de mystérieux où la dignité humaine se dresse. Dans l’âme rien ne meurt, mais tout peut s’endormir ; il ne s’agit parfois que de réveiller : tâche exquise et délicate où, bien mieux que les hommes, les femmes excellent. On ne promet rien, ni faveur, ni grâce, ni récompense, mais seulement le travail, le devoir et l’effort sur soi-même. Le but de la Société a été nettement formulé en ces termes : « Préserver la femme en danger de se perdre, et fournir aux libérées, sans distinction de culte ni de nationalité, le moyen de se réhabiliter. »

Quoique parmi les membres de la société et du conseil d’administration je compte bien des hommes, l’œuvre est surtout une œuvre féminine : les femmes y dominent et, fait digne de remarque, presque toutes appartiennent à la bourgeoisie ; la cotisation est des plus minimes : cinq francs par an, ou cent francs une fois donnés. C’est faire le bien au plus bas prix, et c’est surtout prouver que l’on n’accorde de secours en argent qu’à la dernière extrémité, car l’on est sage, on est prévoyant, et l’on veut éviter que les aumônes ne soient dépensées au cabaret, ce qui leur arrive si souvent lorsqu’elles sortent des caisses de l’Assistance publique ou de la bourse des particuliers. Un groupe de dames patronnesses assiste la directrice générale et la directrice adjointe ; ce n’est pas trop, car sans cela le labeur serait accablant.

Toutes les sectes religieuses, toutes les croyances, toutes les théories, sans excepter la libre pensée, sont représentées dans cette réunion de femmes qui marchent d’accord vers un but commun et l’atteignent parfois. Les détenues et les libérées leur apparaissent comme des malades qu’il faut essayer de guérir. Dans les maladies morales, dans les maladies physiques, on en rencontre d’incurables, et les rechutes sont fréquentes ; souvent la convalescence est longue, avec des intermittences au moins douteuses ; cela ne les décourage pas. Quand même elles ne réussiraient jamais, le bien qu’elles veulent faire ne serait point perdu, il leur profiterait à elles-mêmes ; c’est un lieu commun de dire que l’exercice du bien élargit le cœur et fait fructifier l’âme ; en telle matière la déception est apportée par autrui et l’on reste certain de ne s’être pas trompé en se jetant à la recherche de la bonne action. Vouloir ne faire le bien qu’à coup sûr, c’est avoir la charité égoïste.

À l’Œuvre des Libérées de Saint-Lazare, on donne son temps, son dévouement, ses consolations et ses soins ; on s’identifie à des souffrances présentes ; on tente de remédier aux souffrances de l’avenir et l’on s’emploie, sans réserve, aux actes du salut immédiat, car c’est celui-là seul que l’on vise ; l’autre est affaire de conscience dont on ne se mêle jamais. Dans le principe, le siège de la société avait été installé rue Albouy, non loin de la prison de Saint-Lazare ; pour les dames de l’œuvre, le petit appartement où elles se rencontraient afin de se concerter s’appelait le secrétariat ; pour les détenues, c’est le vestiaire : le mot en dit long. On a changé de quartier et l’on s’est établi place Dauphine, à proximité de l’Assistance publique, du Palais de Justice, du Dépôt provisoire des détenues, de la Préfecture de police, du petit parquet, avec lesquels on est en relations fréquentes, surtout depuis que l’œuvre a été reconnue d’utilité publique par un décret en date du 26 janvier 1885.

IIILe vestiaire

Souvenir de Mme Roland. – Toujours l’affluence de la province. – Statistique de Saint-Lazare. – Le placement des libérées. – Balayage et députés. – Villers-Cotterets. – Rapatriement. – Sauver le mari pour sauver la femme. – Vêtements masculins. – La couronne funéraire. – La mendiante. – Déception. – Le Dépôt près la préfecture de police. – Humanité de la police. – Les suites d’un engagement au mont-de-piété. – Intervention de l’œuvre. – Action préventive. – L’arrivée à Paris. – La faute. – La Bourbe. – L’asile maternel de la Société philanthropique. – L’intervention près de la famille. – Pardon. – Relations de l’œuvre avec l’Hospitalité du travail.

 

Le vestiaire est situé place Dauphine, n° 28, dans une vieille maison où fut élevée Mme Roland ; c’est là, dans l’atelier de son père, que lui arriva une aventure qu’elle eût mieux fait de ne point raconter. L’escalier est étroit, gondolé, sans sécurité et s’arrête au troisième étage ; trois ou quatre chambrettes carrelées servent de bureau ; il se peut qu’il y fasse chaud en été, mais au mois de janvier on y gèle ; en revanche, la vue y découvre le Pont-Neuf, la Seine et les quais. Ouvert tous les jours de huit à dix heures du matin, les mardis et vendredis de deux à quatre heures de l’après-midi, le secrétariat est souvent visité par les pauvres femmes qui sortent de prison ou ne savent que devenir. 1 412 malheureuses s’y sont présentées pendant l’année 1886. Le personnel qui frappe à la porte hospitalière varie bien peu ; il est fourni par le vol, l’escroquerie, le vagabondage et la mendicité ; moralement, il est débile ; physiquement, il est misérable.

Pour l’accueillir, le réconforter, s’en occuper avec persévérance, il faut quelque courage et savoir conserver ses illusions quand même. On n’y parvient pas du premier coup ; il est nécessaire de passer par un certain stage, car tout s’apprend, même la pitié. Dans ce monde multiple par ses variétés, uniforme dans sa conduite, qu’entraîne le dérèglement de l’imagination et que fait osciller l’absence de volonté, la province fournit un contingent considérable. Là, comme partout où il s’agit de délits et de misère, je constate, une fois de plus, que Paris est en minorité ; les départements lui envoient leurs mendiants, leurs voleurs, leurs filles, leurs déclassés de toute sorte, qui y vivent comme en terre conquise et lui valent sa mauvaise réputation. Le crime, la débauche, l’émeute de Paris se recrutent parmi les provinciaux, qui mettraient sans scrupule la civilisation à sac, parce qu’ils n’ont point rencontré dans « la capitale », dans l’eldorado de leur rêve, la fortune, la situation, les jouissances qu’ils s’étaient promises. Ils s’imaginent qu’ils sont des incompris et des persécutés, alors qu’ils sont des incapables que l’on ne réussit pas à utiliser, quoiqu’ils se croient aptes à tout, précisément parce qu’ils ne sont propres à rien. Dès qu’une fille de campagne sait démêler ses cheveux et faire son lit, elle se figure qu’elle est femme de chambre ; dès qu’elle a fait bouillir des pommes de terre dans de l’eau salée, elle se croit cuisinière. Alors elle part pour Paris, où l’on gagne de si gros gages ; bien souvent c’est Saint-Lazare qui recueille ces pauvres créatures que leur ignorance et leur sottise ont entraînées loin du pays natal.

Les statistiques officielles dénoncent cette énorme proportion provinciale. En 1883, les prévenues et les condamnées gardées à Saint-Lazare sont au nombre de 4 768, sur lesquelles on compte 494 étrangères, 925 Parisiennes et 5 318 femmes venues des départements. À ceci nul remède : celles que l’on rapatrie de force reviennent ; celles qui se font rapatrier volontairement s’ennuient au village, ne peuvent plus se plier aux travaux des champs, espèrent que la malchance ne les poursuivra plus ; elles émigrent encore vers Paris et y cherchent une condition qu’elles ne découvrent pas plus que la première fois ; en revanche, elles trouvent la charité et les secours sans lesquels elles périraient au milieu de la multitude, comme un voyageur égaré dans le désert.

Pour ces malheureuses, perdues, découragées dans les dédales de la ville immense, le vestiaire de la place Dauphine est une maison de bienfaisance, car on n’y reçoit pas que des jupes et des souliers. Toute femme qui s’y présente et qui donne preuve de quelque velléité d’énergie est certaine de s’y pouvoir appuyer sur une sympathie active. Lorsqu’une femme sort de Saint-Lazare – prévenue ayant bénéficié d’une ordonnance de non-lieu, ou détenue ayant purgé sa condamnation – elle est presque toujours réduite à n’avoir en perspective que les chemins de la misère qu’elle a déjà parcourus et qui l’ont menée à la sinistre maison qu’elle vient de quitter. Le plus pressé est de la vêtir et de lui assurer un gîte pour quelques jours, afin, comme l’on dit, qu’elle ait le temps de se retourner. Dans le vestiaire, suffisamment garni de hardes offertes par les sociétaires, on fait choix de la robe, du jupon, des bas, du châle de tricot qui peuvent la recouvrir décemment ; puis on l’adresse, avec un mot de recommandation, au dortoir des femmes que la Société philanthropique a ouvert rue Saint-Jacques ; là, elle sera hospitalisée pendant trois nuits au moins et nourrie à l’aide de « bons » fournis par l’Œuvre des Libérées.

Les conseils dont on a essayé de la fortifier sont très simples : « Si vous vous conduisez bien, vous pourrez probablement vivre de votre travail ; si vous vous conduisez mal, vous retournerez en prison et, comme vous serez en état de récidive, vous serez punie sévèrement et votre vie sera compromise à jamais. » On ne se contente pas de bons avis, car on sait que le moindre grain de mil ferait mieux son affaire ; on l’aide et, selon les aptitudes que l’on a pu découvrir en elle, on lui cherche une condition : fille de service, bonne à tout faire, récureuse de vaisselle dans les restaurants médiocres. Autant que possible on s’adresse à des particuliers ; il en est de miséricordieux qui, de cette façon, s’associent à l’œuvre et n’y sont pas les moins utiles. Lorsqu’il s’agit de faire obtenir une place rétribuée à une des libérées ou même simplement à une malheureuse, on évite de solliciter le concours des administrations publiques, qui semblent actuellement ne plus s’appartenir. Dernièrement on a demandé de faire employer au balayage des rues une femme digne d’intérêt ; la réponse est à retenir : « Faites appuyer la pétition par quelques députés influents, sans cela vous n’obtiendrez rien. »

Lorsque la prévenue est vieille ou déformée par la maladie, réduite, par sa faiblesse même, au vagabondage et à la mendicité, on s’en va au second bureau de la première division de la préfecture de police, où l’on trouve des hommes que le contact permanent avec les gens de mauvais monde a rendus plus compatissants que sévères. On obtient d’eux, sans trop de peine, une entrée – c’est presque une faveur – au dépôt de Villers-Cotterets. Là du moins la pauvre vieille aura la nourriture et le logement ; elle aura de vastes dortoirs et de larges préaux ; deux fois par semaine, elle pourra aller se promener dans la forêt, et comme, pour sortir, elle aura besoin de vêtements convenables, c’est le vestiaire de l’œuvre qui les lui enverra. Pendant l’année 1886, le nombre des femmes reçues en hospitalité à Villers-Cotterets, par l’intermédiaire de la Société des Libérées, s’est élevé au chiffre de dix-huit.

Parfois on est en présence d’une femme qui, par ses relations et quoiqu’elle ait été emprisonnée, trouve en province une place où elle ramassera son pain ; on l’habille et on lui donne, non pas ses frais de route, mais le billet du chemin de fer qui la conduira à destination. On ne sera pas surpris dès lors qu’en 1886 le vestiaire ait distribué 1 143 pièces de vêtements et qu’une somme de 912 francs ait été employée à payer le prix des places en wagon de troisième classe. Les compagnies de chemin de fer, avec lesquelles l’œuvre s’est mise en relations, accordent généreusement une réduction de moitié, ce qui est participer à la bonne action dans une large mesure.

J’ai visité le vestiaire, je m’y suis assis à côté de la secrétaire, à la fois douce et ferme, auprès de Mme