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Extrait : "Nous nous sommes mal quittés, ma chère enfant ; tu as eu un regard narquois qui m'a rendu grognon et, sottement, j'ai boudé, quand j'aurais dû sourire. N'y a-t-il eu en moi que de la mauvaise humeur et ta question n'a-t-elle pas réveillé quelque souvenir douloureux qui dormait dans mon cœur ? La différence d'âge qui nous sépare est telle que tu dois me croire devenu insensible à certaines impressions."
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• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
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Seitenzahl: 42
Veröffentlichungsjahr: 2016
L. CONQUET ED
Ceci n’est pas une nouvelle, au sens étroit du mot, c’est-à-dire une œuvre d’imagination avec une intrigue, quelques péripéties et un dénouement ; ce n’est qu’un récit. En le publiant, je fais acte d’exécuteur testamentaire, rien de plus. La lettre que l’on va lire et dont l’original est entre mes mains, m’a été remise par Mme Aurélie B., héritière et filleule d’un compositeur qui fut et qui est resté célèbre. Mon rôle a été modeste ; j’ai éliminé des digressions superflues, j’aisurveillé la composition typographique ; en outre, j’ai changé le nom des lieux et modifié le titre des œuvres lyriques, afin de dérouter autant que possible la curiosité et de conserver à l’auteur le bénéfice de l’anonyme qu’il eût certainement voulu garder.
Il est mort à Paris, depuis plusieurs années déjà, et l’on a pensé que l’on pouvait, sans inconvénient, communiquer au public l’humble épisode qui paraît lui avoir été d’autant plus cher qu’il y rencontrait un contraste éclatant avec son existence tourmentée.
M. D.
Nous nous sommes mal quittés, ma chère enfant ; tu as eu un regard narquois qui m’a rendu grognon et, sottement, j’ai boudé, quand j’aurais dû sourire. N’y a-t-il eu en moi que de la mauvaise humeur et ta question n’a-t-elle pas réveillé quelque souvenir douloureux qui dormait dans mon cœur ? La différence d’âge qui nous sépare est telle que tu dois me croire devenu insensible à certaines impressions ; aussi, dans la question que tu m’as adressée, j’ai vu de la raillerie, là où il n’y avait, sans doute, qu’un peu de curiosité.
Tu as trente ans, tu es heureuse, tu es dans la floraison de la vie ; tu as de l’affection pour moi, mais, sans penser à mal et sous la seule impulsion de ta jeunesse, tu me regarderais volontiers comme ces momies de Pharaons que l’on va voir dans les musées, car j’avais précisément l’âge que tu as aujourd’hui, lorsque ta mère me demanda d’être ton parrain. Quand tu étais toute petite et que tu grimpais sur mes genoux, pour mieux fouiller dans mes poches, où tu trouvais toujours quelque surprise à laquelle tu t’attendais, je te semblais déjà bien vieux. Qu’est-ce donc, à cette heure où je ne suis plus – je le sais bien – que l’ombre de ce que je fus jadis ! Crois-tu que j’ignore ce que tu penses de moi ?
Un soir, après le dîner, il n’y a pas longtemps, nous étions dans ton salon ; la conversation languissait : les femmes paraissaient ennuyées et les hommes ne s’amusaient guère ; tu t’en aperçus, tu ouvris ton piano et tu chantas le grand air de la fée Morgane de mon opéra les Noces de l’Aurore. Tu chantas bien, car tu as une jolie voix, quoique tu la conduises peu sagement dans les notes élevées. Tu fus très applaudie, et, sans vanité, je pus prendre ma part des bravos qui te saluaient. Tout bas et comme si, malgré toi, ta pensée s’échappait de tes lèvres, tu dis : « Est-ce singulier qu’il ait fait cela ! » Je t’entendis, je ne fus point irrité, et, en souriant, je me rappelai le vers de Hernani :
Oui, petite fille, c’est moi qui ai fait cela, et j’en ai fait bien d’autres, et ça n’a rien de singulier. L’âge m’a touché ; les fatigues de la vie ont courbé mes épaules, mes cheveux blancs ne laissent plus deviner qu’ils ont été de la couleur des tiens. Le vieil arbre est couronné, mais toute sève n’en a point disparu ; il porte encore sa frondaison, et les oiseaux chantent sur ses branches. La lyre qui est en moi n’a pas cessé de résonner ; j’ai eu l’enivrement du triomphe, et lorsque, par hasard, j’entre au théâtre et que j’y assiste à l’exécution d’une de mes œuvres, je me dis : « C’est moi qui ai fait cela ; » entends-tu bien, ma filleule, et je ne le trouve pas singulier, car je suis tout prêt à recommencer.
C’est ta malencontreuse phrase qui m’est revenue au souvenir, lorsque, me regardant avec tes yeux, parfois un peu trop railleurs, tu m’as dit : « Mon parrain, tu dois avoir eu des aventures d’amour ; raconte-les-moi ; cela m’amusera. » – La peste soit de la petite fille qui va encore trouver singulier que j’ai fait cela et qui veut se moquer de moi ! – J’ai froncé les sourcils et je t’ai regardée avec rudesse ; quand tu es partie, je t’ai donné la main, au lieu de t’embrasser comme j’en ai l’habitude ; puis, je me suis assis en maugréant et j’ai donné des coups de pincettes à une pauvre bûche qui brûlait de son mieux. À six heures, Manette a ouvert la porte et a dit : « Le dîner de monsieur est servi. » Je n’ai bougé et je suis resté à contempler le feu, que je ne voyais pas. Au bout de cinq minutes, Manette a reparu. – « Voilà monsieur tombé dans ses rêveries ; monsieur a tort, car la soupe de monsieur refroidit. » – Allons ! allons dîner ; la peste soit de la petite fille et de ses questions !