Une île lointaine - Frank Andriat - E-Book

Une île lointaine E-Book

Frank Andriat

0,0

Beschreibung

Du haut de ses quinze ans, Valentin a des projets plein la tête, une famille formidable et Apollon, le chien qui a grandi avec lui. Son confident, son frère. Mais tout comme son grand-père adoré, Apollon décline dangereusement. 

Comment admettre que l’on peut perdre ceux qu’on aime lorsque la vieillesse n’est encore qu’Une île lointaine ?
Heureusement, il y a Marta, qui pose sur la vie de Valentin des gerbes de lumière. 


À PROPOS DE L'AUTEUR

Frank Andriat a écrit de nombreux romans pour les adolescents et pour les adultes. Apprécié par un large public, plusieurs fois primé et traduit, il est l’auteur de livres devenus des classiques et vendus à des dizaines de milliers d’exemplaires : Journal de Jamila, La remplaçante, Tabou, Je t’enverrai des fleurs de Damas, Le stylo, Un sale livre, Rumeurs, tu meurs ! aux éditions Mijade, Jolie libraire dans la lumière chez Desclée de Brouwer, Le Bonheur est une valise légère chez Marabout, Depuis ta mort et Je voudr@is que tu… chez Grasset-Jeunesse. Chez Ker, il a publié une série policière désopilante : Les aventures de Bob Tarlouze.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 116

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



1

Je te revois, petit, joyeux et agile, je te revois, mon Apollon, sans cesse à la recherche d’un jeu, d’une distraction ou d’un câlin, infatigable, épuisant, mais adorable. Je t’imagine quand, tout fragile encore, tu es arrivé à la maison, boule de poils et d’énergie, avec un minois à faire craquer les cœurs et des wif et des waf et des pipis partout et les cris de Maman qui ne savait plus où donner de la tête : un petit garçon de deux ans ne suffisait-il pas à lui mettre les nerfs en pelote ? Où Papa avait-il déniché l’idée d’inviter un chien dans notre vie ? Un drahthaar qui, selon lui, amènerait de la joie dans la maison et pourrait m’accompagner dans mes jeux d’enfant remuant.

Papa aime me rappeler ton arrivée, un soir avant Noël. Il était rentré tard ; Maman avait déjà dressé la table. « Elle m’avait fait remarquer que j’aurais été bien inspiré de revenir plus tôt pour lui filer un coup de main. » Papa est un marrant pour qui la vie est une fête perpétuelle. Il ne s’était donc pas arrêté au froncement de sourcils de sa femme et avait affiché un large sourire en lui montrant la grosse boîte qu’il avait déposée dans le hall. « Joyeux Noël, ma chérie ! » Un énorme carton rouge entouré d’un ruban bleu fluo. Après s’être séché les mains, Maman s’était approchée et, soudain, le paquet avait remué et un cri aigu en avait jailli. « Qu’est-ce que tu as encore fabriqué, Stéphane ? » Tout fier, Papa avait soulevé le couvercle et wif, waf, wouf, tu en avais surgi. « Je te présente Apollon. Il sera le meilleur des compagnons pour Valentin. » L’un et l’autre m’ont tellement raconté la scène que j’ai le sentiment de me la rappeler, même si j’étais trop petit pour en garder le moindre souvenir.

Il paraît qu’en te découvrant, j’ai hurlé, surpris de te voir débouler dans la cuisine. « Apollon, au pied ! » criait Maman en souriant. « Le zien, le zien, c’est qui le zien ? » À cet âge, j’avais un défaut de prononciation, un zeveu sur la langue qui me rendait adorable. Entre-temps, Maman t’avait saisi et, tout en te serrant contre elle, elle avait expliqué : « C’est Apollon, mon chéri. Tu verras, il sera ton meilleur ami. » Papa nous avait rejoints, t’avait fait un bisou sur la tête et j’avais crié que moi aussi, je voulais toucher le zien. J’avais couru vers toi et posé une main ravie sur ton crâne. Du haut de mes deux ans, tu me faisais peur et envie à la fois : mes parents te serraient contre eux comme s’ils t’aimaient autant que moi. À l’époque, je ne pouvais pas mettre de mots sur les sentiments que j’éprouvais. Cela tenait à la fois de la fascination et de la jalousie. Oui, mon pote, j’ai cru que tu allais prendre ma place dans le cœur de mes parents.

C’était idiot. Dès le premier jour, tu as été un amour. Papa t’a déposé près de moi, a saisi ma main et l’a passée dans tes poils. J’ai alors tendu les bras vers toi pour t’étreindre tout entier. Maman a crié : « Stéphane, fais attention ! », mais Papa, en parangon de confiance, a ri : « Laisse-les donc faire connaissance ! » Je me suis jeté sur toi comme sur un nouveau jouet, et tu n’as pas grogné, tu ne t’es pas crispé. Tu t’es abandonné comme un vieux sage qui sait qu’il ne peut rien lui arriver tant que les forces de la vie le portent. Un vieux sage qui témoignerait à mon égard un imperturbable instinct protecteur.

C’était il y a treize ans, mon ami, mon confident, mon frère poilu. Treize ans. Le temps de me mener vers les soubresauts de l’adolescence et de te conduire vers une vieillesse prononcée. À présent, alors que j’ai la vie devant moi, toi, tu l’as déjà derrière.

2

Papy ne va pas bien, il se déconnecte petit à petit du réel. Il reste assis dans son fauteuil pendant de longues heures à observer le vide et à sourire. Lorsque nous lui adressons la parole, il sursaute, comme si nous le sortions d’un rêve. Alors, Mamy a les yeux qui brillent et demande, pleine de douceur : « Où étais-tu parti, mon doudou ? » Elle se penche et l’embrasse sur le front. Il la regarde d’un air tendre et câlin. « Je rêvais. » répond-il en soulevant les sourcils comme pour s’excuser. Il nous observe, tente de revenir à nos conversations, mais, certains jours, il n’y participe plus vraiment. Il est ailleurs et n’intervient plus comme il le faisait lorsqu’il avait encore toutes ses lampes allumées.

Mes parents et moi avons passé l’après-midi chez eux et, fait remarquable, sur le trajet du retour, Papa avait l’air triste ; il ne nous a servi aucun des jeux de mots à deux balles dont il a l’habitude. Il régnait une atmosphère étrange dans la voiture, à la fois calme et tendue. Maman a posé la main sur la jambe de mon père, ils se sont jeté de petits coups d’œil complices. « Ça va ? » a-t-elle fini par demander. Papa a haussé les épaules et a répondu qu’il n’avait jamais imaginé que son père, si vif, tellement enthousiaste, aurait décliné aussi rapidement. « Cela doit bouleverser ma mère, même si, comme toujours, elle fait bonne figure. » Les doigts de Maman ont gentiment pressé son genou et elle a dit : « Et toi ? » Il a tourné des yeux émus vers elle, presque comme les tiens, Apollon, lorsque tu poses la gueule contre les coussins du canapé. « Bof ! » a-t-il rétorqué. Cette réponse qui ressemblait si peu à ses envolées lyriques et optimistes a fait naître une grosse boule dans mon ventre.

Papy a septante-cinq ans, cinq fois mon âge ! Pas si vieux, et pourtant si mou, tout à coup, si déphasé, comme si la vie n’avait plus aucune importance, comme s’il voulait dire : « J’arrive au bout du voyage et je n’attends plus que le ticket de sortie. » Mamy a deux ans de moins que lui et est encore en super forme. « Je m’inquiète pour ma mère ; j’ai peur qu’elle craque. Elle fera tout pour ne pas nous déranger, elle ira au-delà de ses limites. Ils ont toujours vécu dans leur bulle, mais c’est lui qui gérait tout. Comment va-t-elle se débrouiller toute seule ? Il finira par devenir dépendant. » Maman lui a répondu que nous pourrions toujours nous rendre plus présents. « Pas trop, a souri Papa. Tu la connais assez pour savoir qu’elle nous fera remarquer que nous devenons collants. »

Son sourire m’a rassuré. Il a dû le sentir, car il s’est tourné vers moi : « Pauvre Valentin, on doit te pomper avec nos histoires de vieux ! Déjà que les nouvelles du monde invitent à la déprime, on ferait mieux de parler de bonheur ! » Mon père est extra. Il pense toujours plus aux autres qu’à lui-même.

Ses yeux ont brillé de joie lorsque je lui ai répondu que les vieux qu’on aime n’ont pas d’âge. « C’est Papy qui m’a appris à rouler à vélo. C’est lui qui m’a raconté l’histoire de la famille ; lui qui m’a donné le goût des livres et qui m’a consolé quand vous n’étiez pas là. Ce n’est pas parce qu’il est malade qu’il m’ennuie. Être heureux, c’est aimer les autres. »

Maman m’a regardé avec des yeux d’otarie. « Où vas-tu chercher des phrases pareilles ? » « Puis-je te rappeler que Valentin est mon fils ? » a souri Papa. Nous retrouvions notre bonne humeur, cette douceur de vivre que mes copains m’envient, surtout David qui vit la galère chez lui et qui comprend mal qu’une famille heureuse puisse exister. Papa a proposé d’aller acheter des frites. « À condition… » ai-je lancé d’un air goguenard. Il s’est tourné vers moi et a souri pendant que je concluais : « … qu’Apollon participe à la fête ! Prenons-lui un cervelas ! » Papa a donné un coup de paume sur le tableau de bord et a crié : « Pas question, il en aura deux ! » Maman a levé les yeux au ciel, mais j’ai bien vu qu’elle était ravie. Aider Papy, ce n’était pas nous enfoncer avec lui, c’était garder le cap pour le maintenir en surface.

3

Mon compagnon, mon frère, je me suis installé près de toi, à côté du poêle du salon. Tu ronfles de bonheur en digérant tes deux cervelas. Tu les as gobés comme si nous ne t’avions pas nourri depuis dix jours. Papa prépare le dîner pendant que Maman travaille à ses cours. Notre enthousiasme est retombé, malgré notre joie autour du cornet de frites partagé deux heures plus tôt. Et Papa qui a encore faim ! C’est un ogre. Je n’ai jamais vu quelqu’un dévorer la vie de si bon appétit.

Je n’ai pas envie de leur dire que la visite chez Papy et Mamy m’a déprimé. Ce n’est pas la peine de les rendre encore plus tristes, même s’ils font tout pour ne pas me le montrer. Dès que je me suis assis près de toi, tu t’es collé à moi et tu m’as contemplé avec des yeux mouillés qui feraient craquer l’univers. J’ai caressé ton poil dur et dense et je t’ai confié la peine qui me serrait le cœur. Je t’ai murmuré combien j’aime ce grand-père dont la vie part en sucette. À son chien, on peut tout dire. C’est mieux qu’un psy : toi, mon pote, tu n’es qu’avec moi, pas dans ta tête à analyser mon attitude et mes mots, juste là pour absorber mon trop-plein de chagrin.

Grandir, c’est voir vieillir les autres. La pensée me taraude. Je baisse les yeux vers toi, mon Apollon, et je me dis que le jour viendra où tu me quitteras. Les larmes montent. Tu émets alors un bruit de tuyauterie et l’atmo­sphère de la pièce se parfume d’une odeur toute particulière, âcre, dérangeante, comme lorsque Maman cuit des choux de Bruxelles. Depuis quelques semaines, cela t’arrive de plus en plus souvent et, je te l’avoue, ce n’est pas ta meilleure trouvaille. Est-ce pour rendre plus insouciantes mes questions amères que tu pètes en sourdine ?

Papa entre dans le salon en portant un grand plat de pâtes, celles que j’aime, sauce tomate et basilic, saupoudrées de parmesan. Il tourne les yeux vers nous, fronce le nez et me demande avec une moue ironique : « Lui ou toi ? » Il a deviné, mais il ne peut s’empêcher de faire le clown. « Moi, bien sûr. Tu sais qu’un dieu ne pète pas. » Papa rit en déposant le plat sur la table. « Bien répondu ! Un point pour toi. Appelle ta mère pendant que je descends chercher du vin à la cave. »

Apollon ! Comment t’ont-ils trouvé un nom pareil ? Mes parents affirment qu’ils se sont contentés de conserver celui que tu portais dans la famille où ils sont allés te chercher. « Il avait un frère qui s’appelait Zeus et une sœur nommée Aphrodite. Un véritable Panthéon ! » m’a précisé Papa avec de la malice dans le regard.

Nous nous installons à table et tu vas te coucher devant le poêle. Tu recherches désormais la chaleur et le calme. Comme Papy. Moins tu en fais, mieux tu sembles te porter. La mélancolie m’envahit. Heureusement que Papa est là pour mettre de l’ambiance. Il fait rire Maman depuis plus de vingt ans. Un beau couple, franchement : le designer industriel et la prof de maths s’entendent comme cul et chemise. Je n’aurais pas été mécontent d’avoir un petit frère ou une petite sœur, mais, visiblement, je leur ai suffi. « Tu es si parfait que nous craignions une déception en ayant un autre enfant ! » m’a un jour dit mon père sur un ton goguenard. « Et il y a Apollon pour tes moments de solitude. »

Mon frère. Ton ventre gargouille bruyamment et, quelques instants plus tard, Maman s’écrie : « Non, Apollon, non ! File dans le jardin. Et toi, Stéphane, ouvre la fenêtre ! »

4

En le voyant traîner la patte, on ne le croirait pas, mais Papy a été un champion de course à pied. Un athlète qui enfilait plusieurs marathons par an sans s’essouffler, pour le plaisir de sentir l’adrénaline et de battre ses propres records. Je n’étais pas né à l’époque de ses exploits. Il avait soixante ans lorsque je suis venu au monde.

Sur le buffet de leur salle à manger sont exposées plusieurs photos de ces temps glorieux. Papy ressemble à Papa en plus fort, en plus déterminé. Il a le regard fier et il pose devant l’objectif avec panache, en tenue de sportif, arborant coupes, diplômes et dossards. Ça doit lui ficher le cafard de voir ces images du passé et j’ai demandé à Papa pourquoi Mamy ne les faisait pas disparaître. « Ce sont leurs plus beaux souvenirs. Ça leur rappelle combien ils ont été heureux. » Je ne suis pas d’accord : la lumière du passé est perdue, il vaut mieux vivre dans le présent, affronter la réalité et l’accepter pour ce qu’elle est. On n’adoucit pas ses malheurs en observant les bonheurs d’avant ; c’est sans doute parce qu’il regarde trop le passé que Papy s’endort de plus en plus souvent.