Ta mort comme une aurore - Frank Andriat - E-Book

Ta mort comme une aurore E-Book

Frank Andriat

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Beschreibung

Le jour de la mort de sa mère, Brice, quarante-trois ans, né de père inconnu, est assommé, sans espoir. Il a perdu celle qui l’aimait. Plongé dans la douleur de son deuil, le narrateur croise la route de trois femmes qui, par leur histoire respective, vont projeter un autre éclairage sur la vie de Brice : Nuray, la belle infirmière franco-turque, Naïma, la bibliothécaire, admiratrice de l’œuvre de l’écrivain argentin Ernesto Sabato, et Albina, étudiante en lettres qui vend ses charmes dans le quartier de la gare... Parallèlement à l’histoire de Brice, se développe celle de Vladimir Lepitre, un homme sans scrupules pour qui l’humain n’existe pas. Un être détestable dont la trajectoire rencontrera celle de Brice. Jusqu’à la surprise finale.
Comme dans Le tunnel de Sabato, l’amour croise, dans ce roman de Frank Andriat écrit avec finesse et élégance, la folie et le désespoir .Frank Andriat est l’auteur de nombreux romans, de recueils de nouvelles et d’essais. Au fil des années et des livres, il s’est créé un public qui aime retrouver, dans ses histoires, les frémissements de la vie.


À PROPOS DE L'AUTEUR 


Auteur de nombreux romans, Frank Andriat a aussi publié, chez Desclée de Brouwer, plusieurs textes intimistes qui disent les profondeurs de l'âme humaine.

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Renaissance du Livre

@editionsrl

Ta mort comme une aurore

Frank Andriat

Couverture : Emmanuel Bonaffini

Mise en page : Josiane Dostie

Imprimerie : V.D. (Temse, Belgique)

ISBN : 978-2-50705-589-9

© Renaissance du Livre, 2018

Tous droits réservés. Aucun élément de cette publication ne peut être reproduit, introduit dans une banque de données ni publié sous quelque forme que ce soit, soit électronique, soit mécanique ou de toute autre manière, sans l’accord écrit et préalable de l’éditeur.

Frank Andriat

Ta mort comme une aurore

Pour les victimes des imbéciles chevronnés

«    Je sens que vous serez quelque chose d’essentiel pour ce que j’ai à faire, bien que la raison m’en échappe encore. »

Ernesto Sabato, Le Tunnel.

Comme il ne se pose pas de questions, il vit dans une zone de non-sens dont il se targue d’être le roi. Il travaille dans un bureau de recouvrement de dettes : il est chargé d’examiner les dossiers de ces gens qui ont perdu le nord financier. Son rôle est de séparer le bon grain de l’ivraie. Il aime chercher, pour chaque cas, le détail qui lui permettra d’émettre une excommunication, une expulsion, une extradition. Les malchanceux qui ont affaire à lui augmentent les statistiques des dépouillés légaux : il est fier de son quota de 83 % de réussite. Les chiffres, il aime ça. Il aime ce qui n’a pas d’âme.

Aujourd’hui, tu es morte, maman, après m’avoir tout donné. Je suis en suspens, sans force, assommé. Le coup de téléphone de la clinique m’a pris par surprise. Hier soir, tu reposais paisiblement dans ta chambre. Lorsque je t’ai quittée, ta respiration était régulière. Tu semblais encore devoir durer quelque temps. Nuray, l’infirmière, m’avait adressé un petit signe de la main, m’avait soufflé dans un sourire : « Ne vous inquiétez pas. Nous veillons sur elle. » Elle est si belle, maman ! J’aurais aimé que tu la connaisses. Nuray est française, d’origine turque, une laïque militante irritée par les parfums dictatoriaux qui entachent la gouvernance de tant de pays. J’aime quand elle s’enflamme contre les dérives autoritaires de présidents qui désirent régner à vie et qui s’octroient tous les pouvoirs en faisant le vide autour d’eux à coups de purges et d’excommunications. Une démocratie est le lieu de toutes les opinions, même quand celles-ci s’opposent. Nuray déteste les tyrans : lorsqu’elle parle d’eux, le bleu de ses yeux devient intense et ses seins portés vers l’avant tendent le coton de sa blouse.

Mais ce n’est ni de despotes ni d’une belle infirmière qu’il s’agit. Eux font partie de cette vie où je ne me reconnais plus. Je n’ai jamais été capable d’imaginer qu’un jour, tu disparaîtrais et que je devrais affronter le poids insupportable de ton absence. J’achevais de prendre mon petit-déjeuner, je savourais ma deuxième tasse de café en songeant à ma journée qui se terminerait par ma visite quotidienne à la clinique, auprès de toi, inerte, silencieuse, mais d’apparence si paisible. Que ressent une personne plongée dans le coma ? Je savais que tu ne sortirais jamais de l’inconscience où tu dérivais depuis trois semaines, mais tu étais là, présente de corps, même si ton esprit voguait quelque part en des espaces cotonneux que les vivants ne peuvent atteindre. Je me levais pour déposer ma tasse dans l’évier quand mon téléphone a sonné. Le numéro de la clinique. Une crampe terrible m’a noué l’estomac. Ce n’était pas Nuray au bout du fil. Elle ne fait pas les nuits. Au ton affable et déjà désolé de sa voix, j’ai compris que la femme qui m’appelait s’apprêtait à m’annoncer un désastre. La nouvelle est tombée comme un couperet. « Votre maman nous a quittés à cinq heures trente-deux, monsieur. Je vous présente mes condoléances. » Il était sept heures et demie ! Pourquoi cette conne ne m’avait-elle pas contacté plus tôt ?

Je m’appelle Brice Deveau et j’aurai quarante-trois ans à la fin du mois. Deveau, c’est ton nom, maman. Je suis né de père inconnu. « Tu n’as pas de papa. » Tu m’as expliqué très vite – je devais encore te téter le sein – que cela n’avait aucune importance. « Pas de papa, c’est rien, tu m’as moi », répétais-tu en me serrant contre ta peau pâle de blonde qui craint le soleil. Je ne me souviens pas de ces instants-là. Tu m’as raconté plus tard que tu avais tenu à me révéler la vérité dès le début. « Je ne voulais pas te nourrir du lait du mensonge, Brice. » Tu as fait preuve de tant d’attentions pour moi ! Enfant, j’aurais aimé connaître l’identité de ce père à propos duquel les autres me charriaient. Je n’avais rien à leur répondre lorsqu’ils me noyaient de quolibets grinçants, jusqu’au jour où j’ai trouvé cette phrase : « Vous avez deux parents qui vous aiment à moitié. Moi, j’ai une mère qui m’aime tout entier. » L’idée m’a rassuré. Elle avait la force percutante et facile d’un slogan politique. Les autres ont lâché la pression et ont trouvé de nouvelles victimes. J’ai vécu plus tranquille, mais, depuis ce matin, sept heures et demie, tout est fini. Je ne peux plus me gausser de rien. Tu es morte, plus personne ne m’aimera tout entier et j’en crève.

J’ai couru vers la clinique, la tête vide, chaque fibre de mon corps tendue par un cri silencieux. Pendant que tu rendais ton dernier soupir, je dormais comme un bienheureux, rassuré par le sourire de Nuray et par ses mots anesthésiants. Comment une professionnelle de la santé avait-elle pu ne se douter de rien ? La mort se lit-elle sur les corps avant l’heure ultime ? Comment moi, ton Brice, n’avais-je rien vu ? L’amour ne devine-t-il pas les séismes ? Je suis arrivé en vingt-cinq minutes à la clinique, paniqué, suant. La jeune femme de l’accueil m’a jeté un regard surpris. Elle m’avait reconnu. Elle avait l’habitude d’un homme posé et souverainement poli. L’être débraillé – dans la course, ma chemise était sortie de mon pantalon – et échevelé qui se tenait devant elle n’avait rien de commun avec celui qui lui adressait un charmant sourire et qui lui souhaitait une bonne journée. J’ai compris la signification véritable de l’expression « être hors de soi ». Tu m’avais emporté avec toi.

Souvent, lorsque je me fâchais à l’époque orageuse de l’adolescence, tu me soufflais, avec un sourire défait, que j’étais hors de moi. Cela m’énervait et j’en rajoutais une couche, arguant que, si j’étais hors de moi comme tu l’affirmais, je serais incapable de te répondre, puisque, hors de moi, je serais mort. Tu acquiesçais à mes développements oiseux, tu me laissais m’égarer et ton absence de réaction finissait par me calmer. Je cessais de tempêter, je m’abandonnais à ton visage de madone accablée par mon éclat, je t’appartenais à nouveau, tendre et aimant, Brice, ton garçon, ton unique. Tu me prenais la tête entre les mains et tu murmurais : « Il ne faut pas briser une relation d’amour, mon chéri. C’est trop triste. » Comment as-tu pu mourir, maman ? Que vais-je devenir sans toi ? Ne viens-tu pas de défaire ces liens dont tu me chantais les vertus ?

L’infirmière, qui m’a accueilli dans le service où tu reposais, ne savait pas trop quelles paroles m’adresser, outre les formules toutes faites qui, elle le devinait, ne seraient pas capables de me consoler. Elle avait un air confit de poupée russe, mal à l’aise avec la mort qu’elle devait pourtant fréquenter de façon régulière. Elle m’a conduit vers ta chambre, « Madame sera descendue à la morgue tout à l’heure. Désirez-vous que je demeure auprès de vous ? » Je lui ai signalé que je préférais rester seul et elle s’est éloignée. J’ai eu un sursaut : j’avais envie d’être avec toi, maman, et, en même temps, j’en avais si peur. « Mademoiselle, ai-je demandé avec une déchirure dans la voix, avez-vous prévenu Nuray ? » La jeune femme a acquiescé et a ajouté que Nuray prenait son service à neuf heures. Cela m’a rasséréné : il me semblait avoir établi avec la belle Franco-Turque une relation plus intime, plus personnelle qu’avec ses collègues. Ses beaux yeux bleus me fascinaient. Sa prestance naturelle, la franchise qui se dégageait d’elle et de ses propos m’avaient charmé. Nuray aimait son métier. Elle accueillait chacun comme s’il était un roi. Même la plante que tu étais devenue avait de l’importance : elle t’avait prise en charge alors que tu étais déjà dans le coma et elle m’avait interrogé sur toi comme si tu étais encore vive. « Vous savez, votre maman est une histoire, pas seulement cet instant où elle semble déjà nous avoir quittés. » J’avais aimé Nuray pour cette phrase-là. Depuis que tu étais malade, tant de soignants t’avaient considérée comme un numéro de dossier !

Tu semblais apaisée. Tes traits figés, déjà jaune parchemin, tes yeux clos, ton corps recouvert d’un drap blanc immaculé me donnèrent le sentiment d’une mise en scène, mais ce qui me marqua fut que tu n’étais plus branchée à rien. Plus de tuyaux, plus d’appareils, tu avais recouvré une liberté que tu n’avais pas connue depuis longtemps. Cela m’a fait plaisir. Étrangement. Je me suis assis à côté de ton lit et je t’ai pris la main avec une délicatesse que je ne me connaissais pas. J’avais le sentiment que tu t’étais transformée en une poupée de porcelaine et qu’à tout moment, je pouvais te briser. J’ai été surpris par la froideur de ta peau, par sa rigidité. Presque trois heures après ton dernier souffle, tu n’étais plus que l’enveloppe de celle qui m’avait aimé. Quelque chose s’est déchiré en moi, comme si mon enfance était une étoffe sur laquelle la vie tirait trop fort et qui, soudain, cédait. Deux grosses larmes ont coulé sur mes joues, suivies par d’autres. Elles glissaient de mes yeux vers les doigts gelés que je serrais et elles créaient, entre nous, un nouveau lien : celui de l’absence qu’il me faudrait assumer pour continuer à vivre.

Je ne sais pas combien de temps je suis resté près de toi, dans le silence. Fasciné, j’écoutais la respiration du vide. À un moment, la porte de la chambre s’est ouverte et j’ai reconnu le visage de Nuray. Ses yeux bleus avaient un parfum de ciel désolé après l’orage. « Je viens de lire le rapport de ma collègue. Votre maman est partie paisiblement, Brice. » C’était la première fois qu’elle m’appelait par mon prénom. Je lui ai souri. Je me suis aussi rendu compte que, tout à coup, j’avais violemment envie d’elle, que je l’aurais prise là, à côté de ton cadavre, avec un appétit de cannibale. Voulais-je transformer l’horreur de ta mort en orgie sexuelle ? Voulais-je échapper à mon néant en déchargeant la vie dans le corps de cette femme ? Nuray a dû sentir tourner le vent, mais elle n’a pas fui. « Vous vivez une tempête intérieure. Je suis avec vous. » Ses mots, prononcés d’une voix neutre, m’ont ramené au réel. Nuray était mariée, je ne pouvais pas imaginer de… J’ai respiré un grand coup et j’ai eu cette phrase banale : « Je ne croyais pas que cela irait aussi vite ; hier encore… » Je me suis tu parce qu’elle avait posé une main sur mon épaule. Il y avait de l’amitié dans la pression de ses doigts et une immense compassion. J’ai senti qu’elle comprenait ce que je perdais avec ta disparition. Elle est de ces femmes qui devinent les hommes dans leurs fibres avant qu’ils ne prononcent le moindre mot. Je serrais ta main froide, les doigts de Nuray étaient des ailes d’ange sur mon épaule. J’ai fermé les yeux et j’ai gardé le silence durant quelques secondes. Ton image vive voletait en moi, tes yeux heureux de ma présence, tes mots d’amour comme des papillons dansant dans le soleil. Nuray a reculé, la pression de ses doigts s’est envolée et le monde est redevenu gris : tu étais morte et, désormais, j’aurais des difficultés à vivre.

Tout ce qui a suivi m’a semblé vain : les questions, les formulaires à remplir, les décisions à prendre pour tes obsèques. Je nageais dans un brouillard épais qui devait me protéger de la douleur. Au désespoir de t’avoir perdue se greffait un regret : celui de savoir que je ne rencontrerais plus Nuray puisque je ne fréquenterais plus la clinique. Un pincement au cœur : je m’étais habitué à elle, à son attention bienveillante, à ses élans de pasionaria quand les libertés et la démocratie étaient attaquées. Au fond, je n’aurais pas dû en apprendre autant à son propos. C’est l’actualité qui nous avait rapprochés, le troisième jour après ton arrivée. Un journal posé sur une table devant le bureau des infirmières et un article s’inquiétant des purges qu’Erdogan faisait subir à son peuple avaient été le prétexte à une discussion sur le sujet : « Vous êtes d’origine turque, n’est-ce pas ? Cela doit vous révolter… » Nuray avait démarré au quart de tour : elle s’était muée en une militante au service de la démocratie, préoccupée par tout ce qui concernait les droits de l’homme : « Cet homme va utiliser cet inacceptable putsch pour nettoyer la Turquie de ceux qui mettent son pouvoir en question. Mustafa Kemal Atatürk doit se retourner dans sa tombe. Pourquoi les êtres humains ne cultivent-ils pas davantage le sens du dialogue ? » Je lui avais prêté une oreille attentive, elle avait développé ses idées, s’était soudain interrompue : « Pardonnez-moi ! Je ne suis pas ici pour tenir des propos militants. » Avais-je eu de l’humour en affirmant que, pour une fois que la politique rapprochait deux personnes, il fallait en profiter ? Nuray avait ri. J’avais aimé la blancheur de ses dents régulières et ses yeux comme un lagon clair. À partir de ce soir-là, nous nous étions rapprochés. Combien de fois m’as-tu répété que, pour vivre heureux, il est important de créer des liens, de considérer l’autre comme une personne avec ses différences qui énervent et ses qualités qui rassemblent ?

Tu aurais voulu que je vive. Ne m’as-tu pas tout donné pour qu’en retour je t’offre mon bonheur d’être au monde ? Sans toi, la vie me semble difficilement supportable. Deux hommes, gris comme des carpes et aussi muets qu’elles, sont venus chercher ton corps pour l’emmener à la morgue. « La bague qu’elle a au doigt, vous voulez la récupérer ? » m’a demandé le plus petit sur un ton administratif. Tu n’étais qu’une tâche ennuyeuse dans sa journée plombée. « Elle l’a toujours portée, je voudrais qu’elle la garde », ai-je répondu, trop choqué pour me mettre en colère. La fréquentation des cadavres devait lui avoir ôté son empathie. Je n’en revenais pas. Une flamme m’est montée du ventre et j’ai songé à Nuray qui défendait les libertés. D’un coup, j’ai ajouté : « Je viendrai vérifier si elle l’a encore avant qu’on ferme le cercueil. » Le plus grand a haussé les épaules de façon ostensible et m’a répondu sur un ton accablé : « Nous ne sommes pas des détrousseurs de cadavres, monsieur. Nous faisons juste notre boulot. »

Cette bague, tu m’avais raconté l’avoir achetée à ma naissance pour te marier avec l’amour que tu me portais, malgré le père que je n’avais pas.

Il s’appelle Vladimir Lepitre. Un nom pas facile à porter, mais il a fini par s’y habituer ou par créer des mécanismes de défense pour oublier les sourires, voire les commentaires qui naissent dès qu’il prononce son patronyme. Les moqueries ont débuté à l’école primaire. Les enfants sont cruels et ne pardonnent rien. Les cours de récréation peuvent se transformer en véritables lieux de torture. Le matin, à peine arrivé à l’école, il était la cible des quolibets. « Vlà Lepitre ! Alors, heureux, le bouffon ? » Bill Babeleer, un grand réputé pour sa méchanceté au collège, lui fit subir mille vexations. Bien qu’il fît tout pour l’ignorer, il était blessé par les jeux de mots foireux. En un tour de main, son prénom, Vladimir, et son nom passaient à la moulinette du mauvais goût et de l’insulte. Il s’installait seul dans un coin et jurait de se venger un jour. Sur de plus faibles que lui, de préférence. Pour être certain d’avoir le dessus.

Tu n’as jamais voulu me parler de mon père. Enfant, je me demandais parfois si, comme Marie l’avait fait pour Jésus, tu ne m’avais pas fabriqué sans l’intercession d’un homme. La bague que tu as emportée dans la tombe était un cadeau de personne. Elle était le symbole du lien que tu entretenais avec moi. J’étais ton Brice, « l’unique », j’étais celui qui t’offrait un éclat de bonheur dans la nuit. Même durant les pires passages de ma tourmente adolescente, tu ne m’as rien reproché, ni mes colères ni mes questions. Je voulais savoir, c’était une obsession : qui était l’homme qui m’avait donné le jour et qui ne m’avait pas jugé assez aimable pour s’occuper de moi ? Tu souriais tristement. « Je ne peux pas te répondre. Tu apprendras qu’il est des choses qu’il vaut mieux garder secrètes. » Bien entendu, dans la fureur de mes quinze ans, je ne pouvais pas me contenter de tes lignes de fuite. Je quittais la pièce en claquant la porte, te promettant de te rendre la vie dure tant que tu ne me livrerais pas la vérité.

Je ne savais pas encore que, derrière ta douceur et cette tendresse dont tu as toujours fleuri ma vie, il y avait une inflexibilité sans faille. Tu n’as jamais cédé et, si j’ai appris un jour le fin mot de mon histoire, c’est parce que tu l’as bien voulu. Tu as choisi le moment et la manière. Tu n’avais pas laissé ma demande dans l’air. Tu l’avais entendue, recueillie, digérée et tu savais qu’il était nécessaire que je grandisse pour être capable de recevoir ta réponse. Pourtant, je suis certain que si tu n’avais pas été pressée par la vie, tu te serais tue plus longtemps encore.

C’était il y a déjà treize ans. J’en avais trente. Tu venais de fêter ton quarante-neuvième anniversaire. Je n’imaginais pas que je disperserais si rapidement tes cendres sur la pelouse d’un cimetière de province, accompagné par ma tristesse et par un sinistre employé de pompes funèbres qui avait enterré, au fond de lui, toute joie de vivre et la moindre envie de sourire. Tu étais une quadragénaire resplendissante : la maladie ne t’avait encore rien enlevé de ton charme souverain et de ta fierté de femme sûre de son pouvoir de séduction. Tu défiais la vie comme une bougie allumée qui se moque des vents contraires, persuadée qu’il faudra plus qu’eux pour l’éteindre.

Fatigué de mes débordements d’adolescent en quête de lui-même, j’avais baissé pavillon depuis des années et j’avais renoncé à t’interroger sur ce père absent et sur cette relation que tu voulais impénétrable. « À quoi bon insister ? Cet homme ne se préoccupe pas de moi et je n’ai pas à me tracasser de lui. » On se crée une raison quand les raisons sont vaines. Tu m’as donc immensément surpris quand, un soir, lors d’une de mes visites – je venais dîner chez toi au moins trois fois par semaine –, après le repas, tu m’as annoncé qu’il était temps pour moi de savoir que je ne saurais jamais rien. J’étais habitué à ta manière alambiquée de présenter une réalité simple, mais tu m’as surpris. « De quoi veux-tu parler, maman ? » Tu as redressé le buste, tu m’as jeté un regard décidé : « Mais de ton père, Brice. N’as-tu pas toujours voulu connaître son identité ? » J’en suis resté comme deux ronds de flan. Ainsi, comme ça, à brûle-pourpoint, sans raison aucune, tu allais me livrer le Graal qui avait ruiné mon cœur pendant plusieurs années ! Je devais tirer une drôle de tête, car tu as éclaté de rire : « Brice, tu vas être déçu. Ne t’attends pas à serrer un jour la main de ce salopard. »