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1er août 1914 . Radieuse, insouciante, une jeune mariée virevolte dans les ruines de l'abbaye de Jumièges. Quand soudain retentit le tocsin.... 18 novembre 1923. Un ancien Poilu aux yeux éteints inaugure enfin le tout dernier monument aux morts du canton de Duclair. Entre ces deux dates, des enfants du pays ont disparu par centaines. Et combien sont mutilés à vie, dans leur chair et dans leur âme ! Comment fut vécue la Grande guerre dans ce petit coin de Normandie habité alors par Sacha Guitry ? Ce livre s'efforce de rapporter les événements au jour le jour en suivant quatre personnages totalement différents. Une gamine de deux ans qui va grandir avec le conflit, un vieux notable propulsé général en chef des résistants de l'arrière, un médecin courant d'une souffrance à l'autre, un jeune homme engagé sur le front de l'Orient... Tous croisent des gens ordinaires dont le destin devient soudain extraordinaire: héros, salopards, désespérés, femmes au courage farouche. Tous vivent aussi une transformation radicale de la société. Au bout du récit, leur monde aura totalement changé. Et déjà se profile un nouveau cataclysme...
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Seitenzahl: 247
Veröffentlichungsjahr: 2015
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Du même auteur, chez le même éditeur
Le baron de Vastey, La voix des esclaves, Books on Demand, 2014.
Il s'agit là de l'aventure d'un petit paysan de Jumièges devenu colon à Saint-Domingue et dont le fils devint l'idéologue de la révolution haïtienne. Cet ouvrage est toujours disponible.
Chez d'autres éditeurs
Histoire et portraits d'Ergué-Gabéric, Ar Kae, 2008.
La drôle d'histoire du Finistère (dessins), Des dessins et des mots, 2005.
Jean-Marie Déguignet, Rimes et révoltes (préface), Blanc silex, 1999.
Contes et légendes Basse-Cornouaille (illustrations), An Here, 1998.
Intégrale des mémoires d'un paysan bas-breton (préface), An Here, 1998.
Presse-Bouc (dessins de presse), éditions de Kerguélen, 1986.
Volontaires pour le tiers-monde (illustrations), Karthala, 1986.
Illustration de couverture : La mère Lamour, carte postale éditée par Pruvost, Duclair et L'Hoste, Paris.
Les prédictions de Madame de Thèbes
pour la fin de 1914 :
Mort de Guillaume : 29 septembre.
Révolution à Berlin : 2 octobre.
Entrée des Français à Berlin : 22 octobre.
Fin de la guerre : 7 novembre.
Durée de la guerre : 3 mois, 5 jours.
A Andréa Mainberte
enfant de la guerre.
Avant-propos
Derniers jours d'insouciance
La mobilisation générale
Ces héroïnes de 1915
Les grands projets de 1916
L'enfer froid de 1917
Enfin l'Armistice de 1918
Le tourbillon de l'après-guerre
Une mémoire monumentale
Les Poilus s'organisent
Un pays en métamorphose
Entre mémoire et oubli
Déjà l'entre-deux-guerres
Fermons le ban
Sources
bibliographie
remerciements
Maquette : Le Canard de Duclair
Deux coups de feu : dix-huit millions de morts. Le 28 juin 1914, à Sarajevo, un nationaliste serbe abat l'archiduc d'Autriche et son épouse. Le revolver de Gravilo Princip donne le départ de la plus grande boucherie de l'histoire.
Scène d'avant-guerre : les Lemonnier au marché de Duclair, 8 juillet 1913.
Comment furent vécues ces quatre années de conflit dans un petit coin de Normandie ? c'est tout le propos de ce livre. Brosser le portrait de chacun des 400 enfants du canton de Duclair morts pour la France reste un travail à poursuivre1. Ici, nous avons simplement voulu raconter la vie quotidienne à l'arrière. Avec ses femmes héroïques, ces mauvaises nouvelles qui viennent briser des vies, les faits-divers, ordinaires ou directement liés à la guerre et qui peignent par petites touches l'état d'esprit dans lequel est plongé le pays.
A l'aube de la Grande guerre, le canton de Duclair compte vingt communes et près de 12 000 habitants. Compris dans le triangle des abbayes, il reste essentiellement rural. Les canards de la presqu'île d'Anneville, les cerises et les prunes de la boucle de Jumièges font la renommée du terroir. La campagne est sillonnée par les bouchers, les boulangers, les bouilleurs de cru mais aussi les représentants des cafés Caïffa avec leur casquette de facteur, leur uniforme vert-olive et leur carriole à trois roues.
La patache de Duclair ici devant son relais à Rouen.
Le territoire est arrosé par la Seine, axe de vie que remontent les navires marchands et que traversent une dizaine de bacs. Seuls ceux de Duclair et de La Mailleraye usent de la vapeur. Les autres sont encore manœuvrés à la rame et gouvernés par de truculents bateliers vouant un culte respectueux à Bacchus.
Aux marées d'équinoxe, le fameux mascaret, spectaculaire à Caudebec, vient doucettement mourir à Duclair, voire au delà après avoir contourné la presqu'île de Jumièges.
Dans cette contrée coule aussi l'Austreberthe qui, de sa source jusqu'à Duclair, actionne filatures et moulins. Sa vallée industrieuse compte de grands usiniers paternalistes comme Louis Prévost, à Villers-Ecalles, Louis Cabrol ou Édouard Delaporte à Varengeville.
Comme au bon vieux temps de Madame Bovary, on se rend encore à Rouen avec la diligence de Duclair qui agite ses grelots. Elle ne cessera de fonctionner qu'en 1915 avec le départ de M. Acius. Mais le canton est surtout desservi par la ligne de chemin de fer Barentin-Caudebec. Sa locomotive traînasse le long de la rivière, s'essouffle dans la côte Béchère, se fait attendre par des voyageurs agacés dans les six haltes et gares du canton.
Au chef-lieu, depuis Richard-Cœur-de-Lion, se tient chaque mardi le grand marché. Et si jamais on ne vous y voit pas, c'est que vous n'êtes pas bien vézillant. Il s'y fait grand commerce de grains et de bestiaux. Ici, la principale activité économique est la clouterie fondée vingt ans plus tôt par le Norvégien Hans Mustad et qui emploie 200 personnes. Des cinq fils Mustad, Clarin est le plus inventif et c'est lui qui dirige l'usine dès sa création. Il est associé dans ses recherches à l'ingénieur Makus Topp. Plusieurs mariages ont lieu entre des Normandes et la trentaine de Scandinaves installés à Duclair, Norvégiens pour la plupart mais aussi Suédois.
Hans Mustad s'est implanté à Duclair en 1891 en confiant la clouterie à son fils Clarin. Deux ans plus tard, l'usine était ravagée par un incendie.
Pour les besoins de la clouterie et des filatures, de nombreux navires font escale sur les quais du port de Duclair où l'on débarque le fer de Norvège, le coton des Antilles...
Maintenant que la Seine est endiguée Les carrières Guilbert à Yainville et celles de la veuve Cauvin, au Trait, extraient leurs dernières pierres. Mais, dans ces deux communes, cette guerre va profondément modifier le paysage industriel. Une raffinerie et un chantier naval vont voir le jour au Trait, une goudronnerie et une centrale électrique à Yainville.
A la veille de la première mobilisation générale de l'histoire, le tourisme n'est pas absent des activités locales. Les grandes régates de Duclair, qui fêtent alors leurs quarante ans, attirent foule de Rouennais mais aussi des Parisiens. L'abbaye de Saint-Martin-de-Boscherville2 a son guide de même que celle de Jumièges dont les ruines s'étiolent inexorablement. Courues par les romantiques et les Anglais, celles-ci sont encore la propriété privée de Mme Eric, veuve Lepel-Cointet, d'une famille d'agents de change qui partage son temps entre Paris et la Normandie.
C'est face à ses vestiges, chez son oncle, Achille Grandchamp, que Maurice Leblanc a passé ses vacances d'adolescent. En 1914, monté à Paris, le feuilletoniste a déjà inventé Arsène Lupin qui fera connaître Jumièges dans le monde entier. Leblanc a publié aussi une nouvelle ayant pour cadre Yainville3.
Un homme arpente la région à ses moments perdus pour immortaliser les beautés du pays et croquer ses habitants : c'est le douanier de Duclair, Paul Mascart. Eh oui, il me manque qu'une lettre à son nom pour donner mascaret. Depuis quelques années, il a fondé la société des artistes rouennais et s'est s'est attiré les éloges de l'Académie locale.
Paul Mascart (1874-1958).
Un autre artiste fait aussi passer notre petit monde à la postérité : M. Deschamps. En 1913, il a ouvert à Duclair le premier magasin de photographie du canton. Typée, la région illustre bien cette Normandie qui vient de redécouvrir ses racines. Les fêtes du Millénaire de la Normandie organisées à Rouen en 1911 ont connu un succès retentissant et des congressistes sont venus visiter par bateaux entiers nos vieux moutiers.
La foule à l'abbaye de Boscherville pour le millénaire normand.
A Jumièges se perpétue encore l'étrange cérémonie du Loup Vert. Venue du fond des âges, la confrérie de saint Jean-Baptiste se retrouve à chaque solstice d'été autour d'un grand feu au Conihout. Sous la présidence du grand maître, les charitons font bombance après une procession solennelle tandis que la jeunesse encercle le brasier de ses danses. Les plus superstitieux emportent toujours avec eux quelques tisons qui leur porteront chance...
Ma Normandie est l'hymne des fins de banquets mais on chante aussi Les gars Normands et Noter-Dame d'Autertot, une chanson patoisante composée par l'abbé Houlière qui fut jadis curé d'Yainville. Les gars normands, c'est l'hymne des combattants de 70. Et l'on vit encore dans le souvenir de cette guerre perdue. Chaque année, de grandes commémorations attirent les foules à Moulineaux. Là s'élève un monument du Mobile en souvenir des combats qui se sont déroulés au lieu-dit la Maison-Brûlée. Depuis peu, signe des temps, le service militaire est passé de deux à trois ans.
D'Heurteauville à Sainte-Marguerite, d'Yville à Hénouville, les conversations sont teintées de tournures cauchoises. On les retrouve dans la presse locale, où un certain Mézimine Cauchois commente l'actualité locale dans une langue pittoresque. Car si on lit parfois le Journal de Rouen, le canton a sa presse : le Journal de Duclair, un hebdomadaire conservateur fondé trente ans plus tôt. Il est imprimé à Caudebec, chez Alfred Perré qui publie aussi Le Pilote. Sous-titré l'Union des deux rives, le Journal de Duclair paraît chaque mardi, jour de marché4.
L'imprimerie du Journal de Duclair et plus tard du Journal du Trait.
Au plan politique, l'homme fort du canton est Henri Denise. Avant lui, son père Georges, d'abord garçon d'écurie, a été maître d'hôtel à Duclair. Propriétaire à son tour de l'hôtel de la Poste, Henri Denise en a fait un relais gastronomique réputé. Depuis des lustres, les paysannes de la rive gauche apportaient au marché de Duclair leurs canards à pleins paniers. Nombre d'entre eux mouraient étouffés durant leur traversée sur le bac. Devant ces pertes navrantes, Henri Denise eut le coup de génie d'inventer la recette du canard à la presse qui fit très vite le tour du monde. Il vient d'édifier aussi une construction où s'alignent 18 chambres peintes aux couleurs du Touring-club de France.
La famille Denise entourée du personnel de l'hôtel de la Poste.
Après avoir été seize ans conseiller d'arrondissement, Denise cumule aujourd'hui les fonctions de maire et de conseiller général. Sexagénaire de haute stature, Henri Denise en impose. Marié à Marie Siméon et père de deux garçons, ce Catholique libéral jouera, comme nous le verrons, un rôle fédérateur et prépondérant durant les jours sombres.
Maire de Saint-Pierre-de-Varengeville, veuf, entrepreneur en maçonnerie, Charles Pigache est le conseiller d'arrondissement. Il siège dans une instance chargée de répartir les impositions entre les communes et qui émet quelques avis relayés par le sous-préfet auprès du Département. Nombre de voix demande la suppression de cette administration aux prérogatives limitées5.
Quant au député de la circonscription, il s'agit du comte de Bagneux, élu depuis 1911 et par ailleurs conseiller général de Pavilly. Son château est loin d'ici, à Limésy, mais notre canton compte aussi des châtelains influents : Max de Joigny, maire de Saint-Paër, Maurès de Malartic à Yville, les Darcel à Anneville... Sans compter Sacha Guitry qui, lui, suit les événements avec un certain détachement depuis son manoir d'Yainville.
Sacha Guitry et son épouse, Charlotte Lysès, à Yainville
Guitry, c'est la célébrité du pays. Il s'est installé depuis peu dans cette résidence d'été qu'il a fait aussitôt réaménager. Les travaux ont été réalisés par l'entreprise Pigache, de Varengeville. Ce qui donnera lieu au passage à un procès. A sa nouvelle demeure, Guitry a donné le nom des Zoaques, titre de l'une de ses pièces à succès. Avec son épouse, Charlotte Lysès, il y reçoit le Tout-Paris. Pour agrandir son domaine, le dramaturge vient d'arracher des terres au maire de la commune, Athanase Leroy, en lui promettant d'user de ses relations pour le faire chevalier du Mérite agricole. Guitry avait ses entrées à Paris. Et comme il insistait auprès du Ministère, un fonctionnaire étourdi finit par attribuer la médaille... à Sacha Guitry lui-même !
Photographiés ici par Deschamps, de Duclair, ces militaires fêtent le Père Cent en juin 14. Ils ignorent qu'ils vont devoir bientôt rempiler d'office...
Enfin n'oublions pas cette figure qui incarne le canton quand éclate la guerre : c'est la Mère L'Amour, la fameuse vendeuse de journaux qui s'égosille sur le marché de Duclair, pourchasse les convives de l'hôtel de la Poste et fait le bonheur des cartophiles.
Voilà, le décor est planté, nos personnages sont en scène. Il ne nous reste plus qu'à attendre le tocsin...
1L'histoire de nos soldats morts pour la France, Jumièges et Le Mesnil, Martial Grain, les Gémétiques n° 2, 2004.
2 Cette commune est encore appelée Saint-Georges, du nom de son abbaye. Mais on dit aussi Boquerville, Boscherville, Saint-Martin...
3 La nouvelle Le Haï est parue dans le journal Gil Blas le 7 novembre 1892.
4 Fondé en 1887, Le Journal de Duclair a cessé de paraître en 1940.
5 Les conseils d'arrondissement furent supprimés par la loi du 12 octobre 1940.
Dans ses yeux bleus pétille tout la candeur de l'enfance. Boucles blondes, les traits fins, Andréa a deux ans en 1914. Cette fillette est la dernière des Mainberte, une famille nombreuse qui vit à Yain-ville, tout au bord de la Seine. Vit ou plutôt survit. Les Mainberte sont au nombre des indigents. Leur chaumière est assise loin du bourg, au hameau Claquevent, entre le bac et les carrières.
A Yainville, Henri Mainberte et Julia Chéron, une famille “ordinaire...”
Bel homme longiligne à la moustache en accent circonflexe, Henri, le père d'Andréa, a connu quelques déboires au temps de ses 20 ans. C'était en 1893 et la vie semblait alors lui sourire. Malgré son jeune âge, il était déjà capitaine de gribane, l'un de ces voiliers qui transportaient des pierres pour l'endiguement du fleuve. Quelle folle idée lui traversa l'esprit un dimanche après-midi ? Aux carrières d'Yainville, Henri fit bêtement main basse sur un paquet de cordages. Sans doute pour les besoins du bord. Mais le maître absolu des lieux, Émile Silvestre, ne l'entendit pas de cette oreille. Ce vol de bout de ficelle valut un mois de prison à Henri Mainberte et ses matelots. Sa carrière de marin s'arrêta là.
Tantôt journalier, tantôt terrassier chez la veuve Cauvin du Trait, Henri Mainberte vivote depuis dans de petits métiers. Peu de viande apparaît sur la table. Si ce n'est des atignoles, boulettes composées de restes de charcuterie. On mange surtout des légumes. Un temps, pour subsister, la femme d'Henri, Julia Chéron, eut l'idée d'accueillir en nourrice des orphelins de l'Assistance. Vieille tradition dans le pays. L'expérience se solda par la perte du nourrisson qui lui avait été confié6.
Le bac d'Yainville avant la Grande guerre
Dans sa maison de Claquevent, le couple tient aussi un comptoir à l'enseigne du café du Passage. Son principal client est le frère de la maîtresse de maison, Gustave Chéron, patron du bac à rame d'Yainville. Pêcheur en Seine à ses heures, Gustave est d'une dynastie de bateliers. Avant lui, son père, Delphin, a été le passeur d'Yainville. Quant à son oncle, Gustave Mauger, il pilote le grand bac à vapeur de Duclair mis en service voici déjà quarante ans7. Autant dire qu'il a de qui tenir et connaît les courants comme sa poche. De la cale d'Heurteauville, il n'hésite pas à faire hâler son embarcation par ses passagers sur plusieurs dizaines de mètres. Après quoi, tout le monde saute à bord et l'embarcation dérive pour arriver pile devant la cale d'Yainville.
Vue de la cale d'Yainville sur une photo de la fin du XIXe siècle.
Ce vieux de la Seine, comme on dit, a donc fait ses armes sous les ordres de son père mais aussi sur le fameux quatre-mâts Quevilly, un majestueux pétrolier qui remonte régulièrement le fleuve et déplace les curieux sur les berges.
A ses moments perdus, en sifflotant Sous les ponts de Paris, Gustave Chéron réalise des maquettes de son ancien navire qui font l'admiration de la famille. Sur Seine, le Quevilly dispute la vedette au Félix-Faure, passagère à aubes qui, de mai à septembre, promène ses estivants entre Le Havre et Rouen sous le regard émerveillé des enfants Mainberte.
Des enfants, les Mainberte en ont eu huit en tout : Thérèse, Marguerite, Marie-Louise, Émile, Raymond... Puis est venue la petite Hélène qui vient de mourir en cette année 1914. Méningite. Avant de s'éteindre, la blondinette de 6 ans avait écrit à sa sœur aînée qui était aussi sa marraine :
« Je vous aime de tout mon cœur et je viens vous le répéter à l'occasion du nouvel an. Je vous remercie de votre tendre bonté pour moi et vous prie d'agréer en même temps que ma reconnaissance, mes vœux et mes souhaits de bonheur et de bonne santé. Je ne sais quoi vous dire de meilleur et je vous embrasse chère Marraine bien affectueusement. Votre petite filleule. Hélène Main-berte. »
Derrière cette prose touchante, il y a la patte de M. Vimont, le maître d'école d'Yainville qui transmet ses connaissances à une quarantaine d'enfants. Le cou de travers, Vimont passe pour autoritaire auprès de ses jeunes disciples. Surtout aux yeux de la petite Germaine Acron qui, un jour, finit par refuser tout net de fréquenter l'école. Il faudra l'intervention de son oncle Deslogé, le tonitruant garde-champêtre du village, pour ramener l'instituteur à plus de douceur envers la gamine.
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Photo de la page suivante : l'école d'Yainville photographiée en 1913 par Georges Ybert, 10 rue du Docteur-Blanche, Rouen. Plusieurs d'entre eux seront orphelins de guerre.
Ont été identifiés, de gauche à droite, assis au 1er rang : Mlle Lépron (4e) ; Mlle Brosse (5e) ; Madeleine Beyer (7e) ; Joseph Grain (8e) ; Léon Grain (9e) ; Mlle Rio (dernière).2e rang : Marguerite Bénard (1ère) ; Roger Bruneau (7e) ; Fessard (9e) ; Berthe Grain (10e) ; Germaine Acron (11e) ; Hélène Mainberte (12e). 3e rang : Georgine Beyer (1ère) ; Henri Beyer (4e) ; Émile Mainberte (7e) ; Raymond Mainberte (8e) ; Louise Lefèbvre (dernière à l'écart). Debouts au dernier rang : Marie-Louise Mainberte (2e) ; Juliette Fessard (3e) ; Blanche Bénard (4e) ; Yvonne Lévêque (5e) ; M. Vimont (6e) ; Louise Grain (7e) ; Marie Deconihout (8e) ; Louise Acron (10e).
Outre la petite Hélène, le couple Mainberte a déjà perdu André, un garçonnet d'un an. Andréa, la dernière des enfants, a donc hérité de son prénom. André, c'est aussi le saint patron de la paroisse d'Yainville et sa statue trône dans l'église. Cette famille Mainberte, nous la retrouverons de loin en loin dans ce récit. Elle illustre les tragédies sourdes et ordinaires qui se trameront à l'arrière.
En ce mois de juillet 1914, les temps sont encore à l'insouciance. Le 5 ont lieu comme à l'accoutumée les grandes régates de Duclair présidées par Max de Joigny, le maire de Saint-Paër. Dans la tribune d'honneur, il est assis aux côtés d'Henri Denise, maire de Duclair et conseiller général du canton. Depuis leur création, en 1873, Denise a assumé le secrétariat de cette société nautique qui attire même des Parisiens sur nos rives. Parmi les officiels ont aussi pris place Charles Pigache, conseiller d'arrondissement, le pharmacien Bobée ou encore le Dr Chatel, médecin nouvellement installé dans la région.
Créée en 1893, la fanfare de Duclair a succédé à une société musicale fondée en 1876. Elle ne fut dissoute qu'en 1984. L'aventure aura duré plus d'un siècle...
Sous la baguette experte de Louis Pellerin, la fanfare locale revient tout juste d'un concours à Mantes-la-Jolie où ses quarante exécutants se sont couverts de lauriers. Un couronnement après des années de cours de solfège, de répétitions, d'aubades et de bals dans toutes les communes du canton. Avec celles d'Yvetot et de Caudebec-lès-Elbeuf, la clique en grand uniforme remplit le bourg de flonflons, depuis la rue des Moulins jusqu'aux quais en passant par la place Saint-Eloi et celle du marché.
Sur ce fond musical, une marée humaine continue d'affluer, coiffée de hauts de forme, de canotiers, de casquettes et de chapeaux voilés. Pour cette foule des grands jours, l'attraction sera bien sûr sur l'eau. Mais aussi dans les airs. Car dans la région se dispute ce jour-là un rallye aérostatique. Place de la mairie, L'hirondelle, un immense ballon gonflé à l'hydrogène prend son envol au son de La Marseillaise. Lecomte, le pilote, échange quelques signaux lumineux avec la voiture suiveuse et met aussitôt le cap sur Rouen. Mais il n'ira pas bien loin. Une pluie persistante s'abat et l'engin est contraint d'atterrir avec modestie dans la propriété de M. Heurteaux, conseiller municipal de Villers-Ecalles. On accueille cet extra-terrestre en allant chercher à la cave la bouteille aux araignées8.
Pendant ce temps, sur la Seine, se déroulent les compétitions nautiques : croisières parties de Rouen, épreuves de natation, courses à l'aviron, à la godille. Sur leur bachot, sur leur chaloupe de gribane, les gens du cru défendent leur réputation à la force du poignet. Comme les Lépron, les Robert, les Morlec de Duclair, Morand d'Anneville, Sauvage-Galilée de Bardouville...
Le soir venu, la maison Duchemin tire son feu d'artifice. C'est le signal du départ pour les spectateurs qui grimpent dans le dernier train supplémentaire. A la même heure, dans l'auberge Martel, route de Barentin, Mme Deperrois pose une lampe sur la table de chevet de ses deux enfants. Celle-ci chavire, explose et embrase la literie. Aux cris de la journalière, Martel et Maurice, un voisin, grimpent quatre à quatre l'escalier, sauvent les deux gamins et jettent par la fenêtre le matelas fumant. Qui s'enflamme entièrement dans sa chute. Ces grandes régates ne seront pas endeuillées.
Deux jours plus tard se tient à l'hôtel-de-ville du chef-lieu l'assemblée des fermières de la Seine-Inférieure. Denise en préside les travaux qui portent sur la manière de mieux exporter nos fruits en Angleterre. Ces femmes ignorent encore le rôle de premier plan qu'elles auront à jouer demain.
L'insouciance, elle aura encore cours les jours suivants. Le 19 juillet, Villers-Ecalles est à son tour en liesse. Dans la cour du café Lenormand, des jeux, des spectacles s'achèvent par un bal. Le même jour, c'est la Sainte-Madeleine à Yainville. Celle-ci a lieu devant le débit de boisson d'Henri Bruneau, sur la place de l'église. Employé chez Mustad, marin de métier, Bruneau est marié à la sœur d'Henri Mainberte. Venue à pied de Claquevent, notre petite Andréa est donc là, baignant avec bonheur parmi les siens.
La place d'Yainville et le café Bruneau (Coll. Jean-Claude Quevilly)
Chapeautées, les fillettes de son âge portent toutes bottines et bas noirs. Le noir, c'est la couleur dominante des vêtements, ceux des enfants, les comestumes de cérémonie. A 16 h, l'épreuve cycliste réservée aux coureurs du canton s'élance vers Le Trait. Comment imaginer une seconde le terrifiant destin qui attend tous ces hommes si beaux, si gais, ces jeunes gens en casquette qui s'apostrophent avec des accents teintés de cauchois. Ici aussi la journée se termine par un bal et quelques pièces d'artifices.
Il en sera de même au hameau de la Fontaine, une semaine plus tard, dans la cour du café Lebourgeois où l'on marque la sainte Anne.
Oui, juillet 1914 s'écoule ici douillettement. Simplement assombri par la noyade d'un garçon d'Heurteauville, Émile Gontier. On l'a vu prendre un bain de pied dans l'eau de la Seine, assis sur un seau renversé et tremblant de tous ses membres sous l'effet de la maladie qui le minait. Et puis, il a disparu. A Duclair, le même sort a bien failli frapper un jeune garçon cocher. Devant l'hôtel de la Poste, ses gestes maladroits lancent son attelage en marche-arrière.Et le tout bascule directement dans le fleuve. Mais ce domestique étourdi saute à temps sur la terre ferme. En revanche, il faudra tout l'art de deux bateliers pour ramener voiture et cheval à quai.
Un figure emblématique incarne la fantaisie qui prévaut encore dans ce pays, c'est celle de la Mère L'Amour, marchande à la sauvette, personnage folklorique un peu énigmatique.
La Mère l'Amour livrant le journal aux troglodytes de Duclair.
D'abord d'où tient-elle son surnom ? De L'amour, titre d'un journal qu'elle vend. C'est du moins ce que prétendent certains. Mais L'Amour n'apparaît pas dans la nomenclature de la presse française. Alors, d'autres pensent que ce sobriquet lui vient plutôt de sa laideur. La petite bonne femme a la peau ridée, tannée comme un vieux parchemin. Elle habite une petite maison près de l'hôtel de la Poste et traîne sa carriole à trois roues à la sortie du bac, l'arrivée des trains, dans les travées du marché. Coiffée d'un chapeau de paille, la Mère l'Amour vous propose la presse du jour, les cartes postales de l'imprimerie Pruvost.
Qui sait que son vrai nom est Marie-Louise Lévesque ? Vingt ans plus tôt, elle a épousé un veuf, Victor Jouen, dont la femme est morte à Villers-Ecalles. La Mère L'Amour a maintenant plus de 60 ans et pousse toujours sa chansonnette :
C'est moi la Mère l'Amour
La mieux de dans ma cour
Je vous respecte toujours
Je suis une bonne fille
Et dans la rue tous les jours
Je vends les journaux du jour
Journal de Rouen, Petit journal
Voilà mon gai refrain
Je suis là tout entrain
Et sans en avoir l'air
Je réveille tous les gens de Duclair
Et je crie : Allez, tous en l'air
Vive demain, bonne journée
Et vive la Mère l'Amour.
Vive demain, chante la Mère l'Amour... A Duclair, on envisage l'ouverture d'un cours gratuit de musique à partir du 1er août. Il s'agit d'étoffer les rangs de la fanfare dirigée par M. Pellerin. Là encore, qui peut imaginer que ses pupitres seront bientôt désertés. Tandis que Thys, le champion belge, remporte son second tour de France devant Pélissier, le pays se passionne pour le procès d'Henriette Caillaux, l'épouse du ministre des Finances malmené par le Figaro. Voici quelque temps, pour laver l'honneur de son mari, Mme Caillaux a vidé un revolver sur le directeur du journal. Elle sera acquittée...
La mère L'Amour sur les quais de Duclair
Et voilà qu'en fin de mois circulent des nouvelles alarmantes. L'Autriche déclare la guerre à la Serbie. Par le jeu des alliances, l'Europe s'embrase très vite. Bientôt, on parle du rappel des réservistes, de mobilisation générale et l'on se rue sur les banques pour y retirer son argent. A Rouen, un meeting pacifiste est interdit. Le 31 juillet, devant le siège des journaux, une foule anxieuse guette des informations. Il paraît que l'état de siège est proclamé en Allemagne. Mauvais présage. Et puis l'information tombe vers 10 h du soir : Jaurès est mort. Assassiné. Mais l'annonce de cette nouvelle stupéfiante est vite couverte par le tocsin...
6 Marie Bloquel, enfant abandonnée, matricule n° 1088, est décédée chez les Mainberte le 17 mars 1906, âgée de 41 jours.
7 Gustave Alfred Mauger est né en 1858 à Jumièges. Matelot sur le bac de Duclair, il succéda au patron, Adolphe Cassé, en 1903.
8 Expression locale pour désigner la bouteille de goutte.
Samedi 1er août. Une noce s'égaye dans les ruines de l'abbaye de Jumièges. Dans son voile blanc la mariée est radieuse, sublimée par ce chaos de pierres séculaires. Il fait beau. Très beau. Quand soudain, sur les coups de cinq heures, retentit le tocsin. Lugubre. Interminable. Aux cloches de l'église Saint-Valentin répondent celles du Mesnil, d'Yainville, d'Heurteauville... Tout le pays bat le rappel. C'est la mobilisation générale. Dès le matin, dira-t-on, des réservistes ont déjà pris position sur les axes de communication. Dans un meeting qui se tient alors à Rouen, même les socialistes, même les syndicalistes de la CGT se rangent derrière cette idée : il faut défendre la Patrie.
Départ de conscrits en gare de Barentin.
Le dimanche 2 août, les affiches ont fleuri aux portes de toutes les mairies. L'appel à rejoindre l'Armée est encore martelé par le tambour des garde-champêtres jusqu'au hameau le plus reculé. Chaque homme en âge de combattre a lu et relu l'ordre de route glissé dans son livret militaire. De gare en gare, par vagues successives, les trains réservés à l'usage exclusif de l'armée vont vider le canton de Duclair de ses forces vives9. « Mais la mobilisation, veut-on encore se rassurer, ce n'est pas la guerre ! » Sur les quais de gare, de Villers-Ecalles à Gauville-Le Trait, les adieux aux familles se font sur un ton faussement goguenard. Certaines communes décident déjà de soutenir financièrement les familles dont le père s'en va. La moisson reste à finir, il faudra bien remplacer la main-d'œuvre agricole...
Rouen : le bureau de la mobilisation...
Ce 2 août, Sacha Guitry est alors dans son manoir d'Yainville. Loin d'être socialiste, Guitry avait des sympathies pour Jaurès, ce pacifiste que lui avait présenté Octave Mirbeau. Hier, la nouvelle de son assassinat l'a bouleversé. Aujourd'hui, celle de la mobilisation l'agace. Il n'aime pas, prétexte-t-il, les revanchards, les va-t-en guerre... L'actrice Marguerite Moreno, son invitée, le quitte précipitamment pour regagner Paris. Guitry s'empresse de la suivre. Il écrira de cette journée : « La guerre est déclarée. Je suis à la campagne, près de Jumièges. J’apprends la nouvelle vers midi. Une heure après, je suis en auto sur la route de Paris. A Rouen, on s’arrache les journaux. Quelqu’un nous arrête à la sortie de Vernon et nous prévient que les automobilistes ne peuvent entrer dans Paris10… »
Guitry ira donc se réfugier à Rueil-Malmaison, chez son ami Ajalbert. Et de là, il parviendra à gagner la capitale. Mais on le reverra bientôt à Yainville, on le reverra car il est réformé pour rhumatismes. Les autorités militaires auront beau le convoquer, il échappera toujours à la conscription. Ses maux semblent bien réels. Avant le tocsin, il a été alité plusieurs mois. Ce qui n'est pas le cas de son personnel : maître d'hôtel, chauffeur, jardinier, valet de chambre, homme de peine, gardien... Tous seront mobilisés.