Adamo - Thierry Coljon - E-Book

Adamo E-Book

Thierry Coljon

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Beschreibung

L'Adamo gentil, lisse, et un peu désuet n'existe pas sinon dans le regard et le cœur de ceux qui se sont arrêtés à ces années 60 que le chanteur italo-belge a marquées de son empreinte. Le portrait complet et original qu’en dresse Thierry Coljon révèle une personne différente, nettement plus complexe qu’il n’y paraît. Entre drames et mystères, des années 40 à nos jours, Adamo. 50 ans de succès nous emmène de la Sicile aux quatre coins du monde. Cette biographie du chanteur nous raconte les débuts prometteurs, le succès de la seconde moitié des années 60, les périodes de doute, la traversée du désert, la lente reconquête du public et enfin la reconnaissance... Ce livre est le fruit de nombreuses rencontres – avec, notamment, Jean-Jacques Goldman, Alain Souchon, Julien Clerc, Arno... – , et d’une longue enquête réalisée en collaboration avec Salvatore Adamo et son entourage. À l’heure où le chanteur sicilien fête ses 70 ans, ce récit d’une vie et d’une carrière exceptionnelles est celui d'un homme finalement méconnu.

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Seitenzahl: 390

Veröffentlichungsjahr: 2013

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Salvatore Adamo,

50 ans de succès

Thierry Coljon

Salvatore Adamo, 50 ans de succès

Renaissance du Livre

Avenue du Château Jaco, 1 – 1410 Waterloo

www.renaissancedulivre.be

couverture: emmanuel bonaffini

mise en pages: cw design

édition : géraldine henry

imprimerie: laballery (france)

n°d’impression :39208

isbn: 978-2-507-139-6

dépôt légal: D/2013/12.763/42

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.

Toute reproduction, même partielle, de cet ouvrage est strictement interdite.

Thierry Coljon

Salvatore Adamo,

50 ans de succès

Table des matières

Avant-propos

Préface

Prologue

Entre Vittoria et Comiso

Les Heures bleues

Une guitare et une voix

Si j’osais

Avoir 20 ans à l’Ancienne Belgique

La consécration parisienne

Les tours du monde

La cassure

La traversée du désert

Le retour en grâce

Racines de Zanzibar

Royal 40-60

Le Bal des gens bien

De vous à lui

Épilogue

Bibliographie

Discographiede Salvatore Adamo

Filmographie de Salvatore Adamo

Chronologie

Index des chansons d’Adamo citées

Photos

Avant-propos

C’est en 2003, pour les 60 ans du chanteur, qu’a paru le livreSalvatore Adamo. C’est sa vie. Dix ans, déjà. Cette première biographie, réalisée avec Salvatore, sa famille, ses amis, ses musiciens et ses collaborateurs, m’a permis de tisser avec ce « jardinier de l’amour », commel’appelait affectueusement Jacques Brel, une amitié qui, au fil des ans,ne s’est jamais démentie. Dix ans ! Il s’en est passé des choses dans la viede Salvatore. Pénibles, quand sa santé lui a joué un mauvais tour, comme agréables, en se gagnant un nouveau public et en publiant cinq nouveaux albums.

La tentation était forte de rafraîchir ces souvenirs au travers d’une nouvelle édition actualisée de cette biographie qui avait su séduire les lecteurs au-delà de nos frontières.

Voici donc ce livre agrémenté de nouveaux chapitres auxquels, une fois de plus, Salvatore a apporté toute sa science et sa disponibilité. Qu’il en soit à nouveau remercié. Ainsi que son collaborateur, Daniel Gardin, La Renaissance du Livre et mon éditrice, Géraldine Henry, ainsi que Joëlle Reeners, Valérie Denis et Gilbert Lederman, d’Universal Belgique.

Préface

Par Philippe Geluck

En 1967, j’avais 13 ans et le premier disque que j’ai acheté, avec mes sous, c’était un Adamo. Un super 45 tours avec quatre titres. En 1967, mes idoles, c’étaient Adamo et Eddy Merckx. Mais Eddy Merckx ne chantait pas, alors je le regardais pédaler de Milan à San Remo en écoutant Adamo. Plus tard, mes idoles, c’est devenu les filles. Elles se fichaient pas mal d’Eddy Merckx, mais elles se laissaient embrasser sur les chansons d’Adamo. Pour cela, et pour tout le reste, merci Salvatore. Depuis ces années, tu as été le compagnon de toutes mes routes. Sans que tu le saches jamais, j’ai pleuré avec toi la disparition de ton papa, je me suis réjoui de tes succès et de tes triomphes, je me suis inquiété pour ta santé, avec toi, j’ai psalmodiéInch Allahet chanté à tue-tête, en famille, tes éternelles rengaines, sur la route des vacances. Un jour, j’ai découvert que je n’étais pas le seul dans mon cas. C’était à la RTBF, sur le plateau deL’Esprit de familleque j’animais devant six ou huit cents personnes ; tu as chanté là et, à la fin, après quelques secondes restées en suspension, la bouffée d’amour que t’a adressée le public pendant les applaudissements m’a fait monter les larmes aux yeux. Depuis, tu es devenu, sans le vouloir, un monument national. Arno le rocker a redécouvert tes chefs-d’œuvre,Chantal Lauby te rend hommage à travers le titre de son film, le Roi t’a fait chevalier et les hommages pleuvent. Nous voulons sans doute te dire merci pour le bonheur que tu nous donnes. Mais je dois t’avouer une chose, Salvatore : si j’aime tant ta façon de chanter, c’est peut-être aussi parce que tu sembles avoir un chat dans la gorge. Et j’éprouve beaucoup d’affection pour cet animal.

La gentillesse est la noblesse de l’intelligence.

Jacques Weber

Prologue

Le vent chaud de la Méditerranée souffle sur le littoral sicilien. Le soleil brûle comme chaque été les plages prises d’assaut par les vacanciers. À Marina di Ragusa, à la pointe sud de la Sicile, le sable fin attire la grande foule en quête de fraîcheur. C’est là qu’Antonino Adamo, l’ancien mineur revenu au pays, termine la construction du restaurantLa Notteoffert par son fils aîné. Antonino vient également d’acheter un terrain, à une dizaine de kilomètres de là, en bordure de plage de Punta Braccetta (la pointe du Petit bras), un endroit plus désert et plus sauvage. Une petite falaise le sépare du bord de mer. L’emplacement, à l’écart de tout, est plein d’avenir.

Ce 7 août 1966, Antonino est là en famille. Il y a Concetta, son épouse, et leurs cinq filles : Delizia, 14 ans, Eva, 10 ans, Salvina, 9 ans, Giovanna, 7 ans et la petite Titina, 6 ans. Il y a également avec eux le cousin Vittorio, 23 ans et la cousine Salvina, 26 ans (dont le mari,Fredo, accompagne partout Salvatore) et ses petites demi-sœursGiovanna, Maria, Teresa et Gina. Tous les six sont les enfants de Maria,la sœur de Concetta, décédée cinq ans plus tôt dans des circonstan­ces dramatiques. Cela en fait du monde, une vraie marmaille à l’italienne sur laquelle Antonino veille avec la bonhomie des chefs de famille nombreuse. La veille, son fils Pipo, 12 ans, les avait accompagnés à Punta Braccetta, mais les vagues de trois mètres l’avaient un peu effrayé. « C’était l’après-midi, je suis allé nager, il y avait des trous et de ces vagues… J’ai dit à papa que je trouvais la mer hyperdangereuse. On est restés une heure ou deux puis on est rentrés. Et le lendemain, voilà qu’il veut remettre ça… »

Mais cette fois, Pipo ne le sent pas et annonce à son père qu’il préfère rester seul à la maison. Antonino n’insiste pas mais décide malgré tout d’aller sur son bout de terrain. Le temps de régler, en matinée, quelques problèmes. Le chantier deLa Nottelui donne du souci. Il a toute confiance en l’architecte Dad Régné mais les coûts dépassent de loin les prévisions. Il lui a fallu appeler, récemment, son fils Salvatore, alors en tournée, pour lui signaler que l’argent envoyé ne suffisait pas, qu’il faudrait remettre la main au portefeuille. Tout cela énerve Antonino, lui ôte finalement l’envie d’aller se baigner mais quand il rentre, les filles sont prêtes, trépignent. Cela fait plus d’une heure qu’elles attendent en maillot de bain le retour de leur père et oncle. Antonino, cœur en or, cède. Cela lui fera finalement du bien de se reposer, de pique-niquer en famille à Punta Braccetta. C’est là,La Notteune fois terminée et lancée, qu’il veut créer un vrai complexe de vacances. Comme le fera plus tard, à Camarina, juste à côté, un certain Club Méditerranée.

Le temps de réunir son armée de filles et nièces, le neveu Vittorio et sa tendre Concetta, voilà le fier Adamo parti à Punta Braccetta, laissant Pipo à la maison.

Giovanna n’avait que 7 ans à l’époque mais ses souvenirs sont intacts : « On a mangé sur la plage puis mon père est allé se reposer dans une petite maison de briques, en haut de la falaise. Après sa sieste, il est redescendu. Mes cousines et mes sœurs aînées jouaient dans l’eau. Moi j’étais avec maman et papa tenait Titina sur ses épaules. On se promenait le long de l’eau. Maman faisait des dessins dans le sable avec un bâton, on courait après les vagues, papa rigolait… »

C’est à ce moment-là que retentit un cri d’enfant : «Maria se noie !» Antonino dépose Titina et bondit dans l’eau froide pour sauver la petite qui fait mine de se noyer (certains diront qu’elle s’amusait maisla famille préfère oublier ce détail afin de ne pas ajouter la culpabilité au drame). La petite parvient finalement à rejoindre lerivage mais Antonino ne réapparaît pas. Son cœur s’est arrêté. À46 ans, le père de Salvatore meurt d’hydrocution.

À Punta Braccetta, c’est la pagaille. Les filles crient et pleurent, Concetta, la maman, hurle. Vittorio, le seul homme présent de la famille, ne sait pas nager, pas plus que les femmes ni les enfants. «Où est papa ? Papa, arrête de flotter !» Les enfants ne sont pas conscients de ce qui se passe, ils ne comprennent pas. Il faudra attendre que la mer rejette le corps inanimé d’Antonino ramené finalement par Salvina. La désolation est totale, il faut remonter la falaise pour chercher du secours. Concetta pique une crise, menace de se jeter du haut de la falaise, frappe les enfants affolés. Personne ne peut apporter à Antonino les premiers secours ni tenter de le réanimer. Quand l’ambulance finit par arriver et emporter le corps sans vie à Marina di Ragusa, il est 18 heures.

Si Titina, la plus petite, n’a pas trop été marquée par le drame – il lui arrivera même plus tard de sauver un enfant de la noyade –, il n’en va pas de même pour les autres enfants, traumatisés. Giovanna a, aujourd’hui encore, peur de l’eau. Et Concetta, de ce jour fatidique, s’enfoncera dans un deuil profond, dépressif, sortant rarement de chez elle jusqu’à sa mort en 1990.

*

Le 7 août 1966, Salvatore Adamo est à Biarritz, pour un reportage destiné au magazineParis Match. Le photographe est Arnaud de Rosnay qui, plus tard, disparaîtra en mer, sur sa planche à voile. Il était alors fiancé à l’actrice Marisa Berenson. Tous les deux sont là, avec Salvatore,également entouré de son épouse Nicole et de son cousin Fredo. Quand ils rentrent à l’hôtel du Palais, la nouvelle les attend au téléphone. Au bout du fil, l’architecte Dad Régné leur annonce le drame.Marisa éclate en sanglots : deux mois plus tôt, elle perdait son père.

Étrangement, plusieurs versions divergent sur l’endroit où se trouvait Salvatore le jour du drame. Eddy Despretz, son secrétaire de 1969à 1977, soutient que Salvatore était à Cannes et pas à Biarritz. Qu’il s’y trouvait en compagnie de Charley Marouani, de Jacques Martin, de Jacques Brel et de Françoise Pourcel. Brel aurait même menacé Salvatore de lui botter les fesses s’il ne montait pas sur scène le soir même, lui disant : « Si tu ne le fais pas ce soir, tu ne le feras plus jamais. »Salvatore a demandé que ce témoignage soit coupé au montage du documentairePas à pas. Dalle stalle alle stelle (de l’étable aux étoiles), réalisé en l’an 2000, pour la télévision belge RTBF, par Philippe Luthers et Serge Bergli.

« J’aurais bien aimé, dit-il, que cela me soit arrivé, que Brel m’ait dit ça, j’aurais tout intérêt à dire que c’est vrai, que j’avais été remis en selle par Brel… mais non. »1

Un autre témoignage – celui de Pepe Callisto, bassiste d’Adamo des débuts à 1977 – soutient une troisième version : « On était à Poitiers ce soir-là et Salvatore a chanté. Je ne sais plus s’il l’a appris là ou la veille, mais le concert du jour était à Poitiers. Je me souviens de la scène et on a joué le soir même. Charley Marouani était avec nous et c’est lui qui l’a convaincu de chanter. On l’a poussé à le faire en lui disant que sinon, il risquait de s’arrêter pour longtemps. »

Le manager français d’Adamo, Charley Marouani, pourrait démêler cet imbroglio, se trouvant lui-même dans l’impossibilité d’être à deux endroits différents en même temps, mais ce dernier, interrogé par nos soins, refuse de parler : « Je ne parle jamais de mes artistes, c’est un principe que j’ai toujours respecté. » Toujours est-il que la majorité des personnes interrogées confirment que Salvatore se trouvait bien à Biarritz ce 7 août 1966.

« Il me semble que le jour de la mort de mon père est un des souvenirs les plus douloureux et les plus précis de ma mémoire. Il n’existe pas d’autres versions que la mienne. C’est ridicule. Eddy Despretz a tendance à romancer les choses. Non, je n’ai pas chanté le jour de la mort de mon père mais bien une semaine après. Et Pepe confond avec l’accident que j’ai eu à Poitiers le 4 avril 1966 et où j’ai chanté malgré tout le soir même. »

*

Le temps de remonter à Paris et de prendre l’avion pour Catane,en Sicile, Salvatore et Fredo arrivent juste à temps pour l’enterrementmais pas pour un dernier adieu à Antonino. Le cercueil est déjà refermé.Et la coutume ne prévoit plus, comme ce fut le cas pour le grand-père Salvatore, dit Turi, décédé neuf ans plus tôt, un petit carreau en verre découpé dans le bois, afin d’apercevoir une dernière fois le visage du défunt.

Avec la mort de son père qui l’a tant aidé à ses débuts, qui a forgé son succès, c’est un monde qui s’effondre autour du chanteur qui, à 22 ans, se retrouve tuteur légal de ses six frère et sœurs. Au moment où il se trouve au sommet de sa gloire, où il sillonne le monde. Comme toute sa famille, et plus encore vu son âge, il sera marqué àvie par la mort d’Antonino, qu’il ne remplacera jamais, son seul cousinFredo continuant de l’accompagner partout en tournée.

Salvatore a bien dû se reprocher son absence aux côtés de son pèrece jour-là. Il aurait peut-être pu le sauver de la noyade, ou au moins lui apporter les premiers soins. On apprendra plus tard qu’Antonino, peu de temps avant ce jour fatidique, avait été voir un cardiologue : il souffrait du cœur mais n’en avait averti personne pour ne pas inquiéter inutilement femme et enfants.

Aujourd’hui, Salvatore ne culpabilise pas :

« Je ne pense pas avoir culpabilisé dans la mesure où mon père suivait ma tournée quand il le décidait. À un moment, il s’est senti fatigué et a décidé de se reposer en Sicile et de suivre les travaux de La Notte. Quand mon père venait me retrouver, j’étais très heureux chaque fois. Je me souviens, la dernière fois qu’il est venu me voir, c’était à Dijon. Puis il est reparti en Italie. C’est lui qui décidait quand il serait avec moi ou avec la famille. Il était encore très présent dans le choix des tournées et des contrats, mais il déléguait de plus en plus à Fredo en qui il avait, comme moi, entière confiance. »

*

La cérémonie d’adieux à Antonino, en Sicile, ne se passe pas bien. Au lieu de voir en Salvatore un fils éploré, certains amis d’Antonino le considèrent comme une star fortunée et tentent de profiter de la situation, lui réclamant des dettes imaginaires ou, à l’inverse, refusant de reconnaître une créance, un autre allant jusqu’à « emprunter » un costume d’Antonino sans en parler à Concetta. Même son meilleur ami demande une somme exorbitante pour rapatrier le corps en Belgique. Tout cela écœure Salvatore qui finira par vendreLa Nottepour ne se réconcilier avec la Sicile qu’en 1983.

Le corps d’Antonino est rapatrié à Jemappes pour un enterrement attirant la grande foule. « En Sicile, se souvient Giovanna, il y avait aussi du monde, un boucan pas possible. Toute la famille et les voisins étaient là. J’étais avec mes sœurs, on pleurait comme des Madeleine, les gens nous montraient du doigt. Pour moi, c’était ça l’enterrement. J’y ai pleuré en tant que petite fille parce que mon père était mort, tandis qu’à Jemappes, le véritable enterrement était, à mes yeux, une fête. Parce qu’on était dans de grosses voitures, il y avait la foule, des photographes, des journalistes, des gens qui venaient nous demander des autographes. On était montrés comme des phénomènes de foire. Moi, petite fille, je les engueulais. J’ai retrouvé unephoto de l’enterrement, je suis la seule avec un visage souriant. Cela nesonnait pas vrai pour moi, je ne comprenais pas pourquoi on organisait un deuxième enterrement. »

*

Aujourd’hui, la plage de Punta Braccetta n’est toujours pas envahie par les promoteurs immobiliers. En haut de la falaise, le terrain d’Antonino, que Salvatore a laissé tel quel, est habité par les seules mauvaises herbes et quelques détritus. La plage est jonchée d’algues séchant au soleil parmi les immondices laissées par la mer et des campeurs en quête de solitude. Seule reste debout une pancarte, fixée à un bout de bois, qui avertit :Balneazione non sicura…

1. Les phrases mises en exergue sont les confidences faites à l’auteur par Salvatore Adamo entre 2002 et 2013 ou les déclarations parues dans le quotidien belge Le Soir, entre 1993 et 2013.

Entre Vittoria et Comiso

À la base de Trapani, en Sicile, où il est caserné dans l’armée de l’air, en cette année de guerre 1941, Rafaele Girlando s’entend bien avec son copain Antonino, un solide gaillard originaire comme lui de la province de Ragusa (Raguse). Rafaele est de Comiso, une ville séparée de sept kilomètres à peine de Vittoria d’où vient Antonino, maçon de profession. Situées à la pointe méridionale de l’île triangulaire, au sud de la ligne tracée entre Agrigente, à l’ouest et Syracuse à l’est, les deux villes sont entourées de collines rondes, aux parcelles balisées encore aujourd’hui de murets de pierres blanchies par les ans et le soleil, et de plaines vouées à la culture des fruits et légumes.

Dans la caserne, entre deux vols de reconnaissance, Antonino demande souvent à son ami Rafaele de lui montrer la photo de sasœur, la belle Concetta. «Promis, tu me la présentes lors de notre prochainepermission !» Quelques mois plus tard, le 5 novembre 1942, Antonino Adamo épouse Concetta Girlando.

À Comiso vivent les Girlando. À Vittoria se trouvent les Adamo. À Comiso, le maître des eaux, Giuseppe Girlando (1892-1959) et sa femme Nunziatina (1895-1958), mariés en novembre 1910, avant la Première Guerre mondiale qui vit l’Italie combattre aux côtés des Alliés, ont eu quatre enfants : Concetta en 1920, Rafaele, Vicenzina et Maria. Antonino, pour sa part, a un frère, Giovanni, qui préférait les courses cyclistes à la maçonnerie, ainsi qu’une sœur, Angelina. Ces années 40 débutantes sont dures pour tout le monde en ce bout d’Italie mussolinienne qui a malencontreusement choisi le campd’Adolf Hitler. La vie est faite de rationnement et de rafles des troupesallemandes. Le sort de la population n’est pas différent de celuiqu’endurent les autres Européens. Ils sont nombreux, ceux qui vivent des années de misère, restant des jours entiers sans manger.

Les bombardements des forces aériennes alliées commencent le 10 mai 1943. Quand les troupes débarquent le 10 juillet, en pleine tempête, elles sont accueillies avec joie et soulagement par la population. Cent-soixante mille soldats envahissent les plages : les Américains de la septième armée menée par George Patton, dans le golfe de Gela, et les Anglais de la huitième armée, de Montgomery, près de Syracuse. Il faudra attendre le 25 juillet pour que Mussolini soit arrêté à Rome et le 18 août pour que les Allemands mettent fin à toute résistance en Sicile. Le 8 septembre, la Sicile fête l’armistice entre les Italiens et les Alliés. Le lendemain, Angelina Adamo met au monde celle qu’on appellera dans la famille « l’enfant de la paix » : Rosetta. L’heureux père s’appelle Emmanuel Mazza, dit Nané. Ils s’étaient mariés le 30 novembre 1941, un peu moins d’un an avant Antonino et Concetta, à Comiso. L’aîné des Adamo, Giovanni, le coureur cycliste médaillé, n’aura pas cette chance, il est mort au combat.

*

Mais Concetta est, elle aussi, enceinte. Elle mettra au monde, à Comiso, Salvatore Adamo, dans la nuit du 31 octobre au 1ernovem­bre 1943, à minuit vingt. Un beau Scorpion ascendant Lion. Le préposé à l’enregistrement des naissances fera pourtant une erreur (à moins que ce dernier n’apprécie pas qu’on puisse naître le jour des morts !) et indiquera la date du 31 octobre dans ses registres. Cette date figure toujours sur les papiers d’identité italiens de Salvatore. Ce jour-là, Antonino est en mission à Rome. Le baptême a bien lieu le 15 novembre à l’église de l’Annunziata, de Comiso.

« Ma cousine m’a raconté qu’à ma naissance, mon grand-père paternel m’a mis un gros billet en main, tellement il était fier, en disant : “Il va aller loin ce bébé.” À l’époque, les billets italiens étaient aussi grands qu’un journal. »

Le petit Salvatore a donc hérité du prénom de son grand-père, le vannier Salvatore Adamo (1890-1957), dit Turi. Un sacré personnage.Une photo le montre dans les années 50 tel un géant aux cheveux blancs, entouré de ses deux petites-filles, Rosetta et Delizia, tenant fièrement en main la photo de communion de Salvatore, son petit-fils vivant en Belgique.

Atteint d’une méningite à l’âge de 11 ans, il n’a jamais recouvré l’ouïe et, comme le confirme sa petite-fille Rosetta, qui vit toujours à Jemappes, « il s’en est tiré sourd et très nerveux, le cerveau atteint. Il croyait parfois qu’on se moquait de lui et pouvait alors avoir des réactions spéciales. »

En 2001, dans son romanLe Souvenir du bonheur est encore le bonheur, Salvatore a évoqué, en l’appelant Giuliano Croce, la mémoirede son grand-père mort d’une crise cardiaque le 18 juillet 1957. Dansce livre, Salvatore tresse la fiction avec ses souvenirs d’enfance comme le vannier le faisait avec l’osier. «Je me souviens encore de sa dextérité àmanipuler les longues tiges qui ondoyaient devant lui jusqu’à ce qu’elles disparaissent pour donner naissance à un beau panier avec anse renforcée», écrit Adamo. Dans ce livre, Salvatore le dit sourd-muet alors qu’il n’était que sourd.

Ni la méningite, ni la surdité et son petit côté « spécial » n’ontempêché Turi d’épouser Delizia Vacirca (1891-1979) seizième et dernière enfant d’une famille noble mais à la bourse vide. Ni d’avoir troisenfants : Giovanni en 1917, Antonino en 1919 et Angelina en 1921. Il adore ses enfants mais en 1923, un drame bouleverse la vie de la famille. Un drame qui vaudra à Turi non pas dix-huit mois, comme son petit-fils l’a écrit, mais huit ans de prison.

« Je suis le petit-fils d’un repris de justice »,

s’amuse aujourd’hui, sans honte et avec tendresse, Salvatore. Sa cousine Rosetta, de près de deux mois son aînée, aujourd’hui mémoire de la famille, se rappelle : « Mon grand-père était sur sa charrette ilavait été cherché ses baguettes d’osier. En chemin, il croise unhomme avec qui il parle argent. Le ton monte et le grand-père, se sentant pris en dérision, sort un revolver et l’abat. Pourquoi avait-il un revolver ? Allez savoir… Ma mère avait presque dix ans quand son père est sorti de prison. Il avait perdu toutes ses dents. Et de ce jour-là, il a rejeté ses trois enfants. Il a décrété soudain ne pas les connaître alors qu’avant la prison, il les adorait. Mais à l’époque, les enfants ne pouvaient pas aller lui rendre visite à la prison. Il ne les a donc pas vus grandir. Par contre, il adorera ses petits-enfants. On était ses yeux, disait-il. »

Son épouse Delizia ne se laissera heureusement pas abattre par le mauvais sort. Pour élever Giovanni, Antonino et Angelina, ses enfants en bas âge, elle reprend la vannerie et la confection de grandes corbeilles en osier servant à la récolte des fruits et légumes. Mais commecela ne suffit pas à nourrir quatre bouches, elle travaille la nuit dans uneboulangerie, prenant avec elle Angelina qui s’en souviendra toute sa vie, et, le jour, trouve encore le temps de revendre de la lingerie achetée à crédit.

Quand Turi sort de prison, les temps ne sont pas meilleurs, le krach boursier de 1929 est passé par là. La Sicile, plus qu’ailleurs, est frappée de plein fouet par la crise économique, les structures sociales sont restées traditionnelles, pour ne pas dire archaïques. Son petit-fils, dans son livre, a très bien décrit la situation :«Les divers articles de vannerie, qui ne nourrissaient hélas pas leur homme, s’étaient amoncelés dansla grande pièce unique sans plafond, aux poutres et aux tuiles apparentes, qui servait de magasin, de réception, de salle à manger, d’atelier, de chambre à coucher et même à l’occasion d’écurie, puisque le mulet y était sporadiquement invité les rares nuits de gel en Sicile. »

En été 1955, peu de temps après sa communion solennelle, Salvatore est retourné en famille en Sicile pour voir son grand-père qui sentait son heure venir. Prématurément car ce n’est que deux ans plus tard qu’une crise cardiaque devait l’emporter.

*

Voir son grand-père agoniser n’est pas un spectacle pour un enfant,et Salvatore est envoyé dans la famille de sa mère, les Girlando de Comiso, là où il est né, la tranquille bourgade reposant, inchangée, au pied de la colline assoupie. Le grand-père, Giuseppe Girlando, est aussi un personnage haut en couleur. Il est cantonnier avant – suprêmehonneur dans un pays où la sécheresse n’est pas une mince affaire - d’être nommé maître des eaux. C’est donc lui qui avait la charge d’ouvrir et de fermer les vannes libérant l’or bleu dans le respect scrupuleux des horaires destinés à économiser l’eau.

Homme consciencieux, Giuseppe partait tôt le matin au château d’eau pour ouvrir, à deux mains, les immenses robinets de cuivre en forme de rosace et y retournait à 19 heures, pour tourner les vannes dans l’autre sens. Cette mission de la plus haute importance lui laissait le temps, la journée, de se reposer et de jouer aux cartes près de la fontaine, avec ses copains, en buvant allègrement de ces petits vins blancs frais dont la région n’est pas avare. Arriva un jour ce qui devaitarriver : Giuseppe s’endormit sous sa casquette et personne ne veilla bien sûr à le réveiller, au profit de quelques précieuses heures d’eau supplémentaires.

Le responsable des eaux et forêts ne l’entendit pas de cette oreille et le blâme fut suivi d’un licenciement pur et simple. Des amis du parti communiste, sans doute rongés par le remords, lui trouvèrent une place de gardien du parc où ce n’est pas la honte qu’il but, d’être ainsi rétrogradé et déshonoré, mais ce vin qui l’avait pourtant précipité à sa perte. Il continua donc de boire et dépérit avant de s’éteindre le 28 mai 1959.

Salvatore raconte tout cela avec saveur dans son roman. Et aujourd’hui encore, on peut retrouver intacte la fameuse fontaine, sur la place de la ville, face à la maison communale. À deux pas se trouve la via Arimonti où vivaient Giuseppe et Nunziatina Girlando. C’est dans une venelle parallèle, la via Balbo, que vivaient Antonino et Concetta avec leur fils Salvatore.

Ce dernier a racheté en 1998 la petite maison sans fenêtre ni eau courante, dont il a fait murer, depuis, la porte. Faisant le coin avec lavia Cialdini, la maison repose tel un vestige du passé dans cette ruelletout en escaliers, épousant les courbes de la colline. En demandantvotre chemin, il ne faut pas vous étonner de tomber sur un autochtonetrop content de parler de la famille Adamo et vous emmener voir cesreliques en échange d’une petite pièce. On peut toujours se recueillirsur les marches où, en 1946, le petit Salvatore de trois ans, est tombé, se blessant au menton, où il conservera toute sa vie une cicatrice.Rien de grave en comparaison de la chute à vélo de Jean-BaptisteAdamo, le frère du fameux grand-père Salvatore, qui en avala son dentier et mourut étouffé. Un épisode qui pourrait prêter à sourire mais que même Salvatore n’osa inclure dans son livre pourtant truffé de morts, de croque-morts et de drames divers.

En octobre 2001, Comiso bombardera Salvatore citoyen d’honneur, non sans lui avoir remis en 1998 les clés de la ville comptant aujourd’hui trente mille habitants. Giuseppe DiGiacomo, le maire socialiste, est devenu un ami du chanteur qui n’a pas manqué de lui présenter Elio Di Rupo, le bourgmestre de Mons (et par ailleurs, à l’époque, président de l’aile francophone du parti socialiste belge, avant de devenir Premier ministre), sa ville englobant aujourd’hui Jemappes. L’idée naît de jumeler Comiso et Mons. Elio Di Rupo, dernier d’une famille nombreuse des Abruzzes, fera à son tour le plus célèbre de ses concitoyens, citoyen d’honneur de la ville de Mons, le 23 juin 2002, devant la famille réunie au complet dans ce Théâtre royal où le chanteur fit ses débuts avecSi j’osais, dans le cadredu premier concours radiophonique qu’il remporta. Le 20 octobre 2002, Elio Di Rupo recevra son homologue de Comiso pour l’inauguration de l’expositionComiso, village d’Adamoen la salle Saint-Georges de l’Hôtel de ville de Mons. Une manifestation qui mit en valeur l’artisanat et la gastronomie de Comiso, connue pour son vin ambré, son huile d’olivemorescaet sesmostarde, délicieux biscuits au vin.

Comiso reste également célèbre pour avoir donné naissance au grand peintre Salvatore Fiume (1915-1997) et à l’écrivain Gesualdo Bufalino (1921-1996) et quand, en 1999, ambassadeur pour l’Unicef, Salvatore, de retour du camp de réfugiés kosovars de Kukès en Albanie, passa par Comiso, il ne fut pas peu fier d’apprendre que Comiso était la seule ville d’Italie à avoir accueilli de ces réfugiés. C’était dans la base militaire américaine tristement célèbre pour avoir accueilli les fusées Pershing, devenue camp de la paix.

*

En 1947, les suites de la guerre se font toujours sentir. Les colis et ravitaillements américains ne sont plus qu’un lointain souvenir. À Vittoria, Antonino Adamo songe sérieusement à chercher du travail dans le Nord. Son métier de puisatier, consistant à creuser des puits d’irrigation, ou même de maçon, ne suffit pas. Il n’y a pas assez de travail en Sicile, tout le monde songe à s’en aller. Pour 705 000 chômeurs en 1939, l’Italie en comptait 1 324 000 en 1946 et 1 742 000 en 1948.

À Comiso, Rafaele, le frère de Concetta, l’ami d’Antonino qui lui a permis de rencontrer sa sœur, part pour l’Argentine en 1949. Son autre sœur, Vicenzina, le suivait un an plus tard. Rafaele mourra en Argentine en mars 1962. Quatre ans plus tard, c’était au tour de Vicenzina de revenir et finalement de s’installer à nouveau en Sicile, à Marina di Ragusa. Mais à Comiso, comme ailleurs en Sicile et en Italie, c’est le mot Belgio qui circule sur toutes les lèvres. Dès la libération, le gouvernement belge a entrepris des négociations avec l’Italie, l’Espagne et le Maroc. Mais comme l’a rappelé Pierre Tilly, dans son livreLes Italiens de Mons-Borinage, l’Espagne et le Maroc rompent les pourparlers. Reste l’Italie qui ne demande pas mieux que d’envoyer dans les usines Boël de La Louvière, les forges deClabecq ou les mines de charbon du Borinage tous ces travailleurs quele pays ne parvient plus à nourrir. Durement touchée par la guerre,mise au ban des nations pour avoir choisi le mauvais camp, l’Italie échoue dans sa réforme agraire lancée dans le Sud où les paysans étaient censés réoccuper la terre. Comme le décrit Tilly : «Plongé dans une situation politique et sociale explosive, le pays s’empresse de saisir l’opportunité d’exporter sa main-d’œuvre surnuméraire et de s’assureren échange les importations de charbon indispensables à sa reprise économique. »

Les longues négociations commerciales et financières entre les deux pays aboutissent à l’accord italo-belge du 20 juin 1946. Celui-ci prévoit l’envoi en Belgique de cinquante mille ouvriers italiens, à raison de deux mille par semaine, en échange d’une quantité de charbon. On a parlé d’une tonne par travailleur, ce qui a fait dire aux anciens : «On a été vendus pour un sac de charbon. »

Pour la Belgique, il s’agissait de gagner ce qu’on a appelé « la guerredu charbon », ce charbon, considéré comme la source d’énergie indispensable à la reprise économique de l’après-guerre. Mais la présence de travailleurs italiens dans les mines belges remonte à lafin du dix-neuvième siècle. Il ne faut pas négliger le fait qu’il y a centcinquante ans, la Belgique occupait le rang de deuxième puissance industrielle mondiale. La présence de main-d’œuvre italienne était moins massive bien sûr mais dès les années 20, des accords sectoriels liaient la Fédération charbonnière de Belgique à l’État italien.

Car le métier de mineur devient de moins en moins populaire en Belgique. Les Belges et les Français du Nord rechignent de plus en plus à descendre au fond, en raison des risques pour la santé, parfois mortels. On parle de plus en plus d’enfer, du plus terrible des métiers.Il est loin le temps où le mineur était l’aristocrate de la classe ouvrière. Le Belge commence à préférer le secteur moins dangereux de la métallurgie. Il faut donc faire appel à des travailleurs immigrés même si ceux-ci ne sont pas formés de père en fils. Et dès mai 1947, on ne peut plus se servir des prisonniers de guerre allemands puis­qu’ils sont censés être libérés. Sans parler du fait qu’en raison de la constitution du bloc soviétique et du début de la guerre froide, la source européenne de l’Est, et en particulier polonaise, commence à se tarir. Restent donc les Italiens même si leur popularité, au départ, n’est pas des meilleures en raison du frais passé mussolinien.

Les Heures bleues

Antonino a donc pris sa décision : il ira chercher du travail en Belgique.

« Je le regardai partir, une valise de carton gonflée à craquer, au bout du bras. »

se souvient Salvatore qui n’a pas pleuré ce jour-là car papa avaitpromis à sa famille de les emmener eux aussi dans « ce pays deCocagne ». En janvier 1947, Antonino part tout seul, en éclaireur, pour revenir en mai avec cette assurance propre à apaiser les craintes de Concetta et de leur fils Salvatore âgé de 3 ans : « J’ai trouvé du travail à Ghlin, vous pouvez venir avec moi ». Il prononçait « Glinne » cette petite ville aujourd’hui englobée dans le grand Mons, non loin de la frontière française. Le voyage de Comiso à Ghlin n’est pas une mince affaire à l’époque. Il prenait trois bons jours de trains en troisième classe, en plus de la traversée en bateau du détroit de Messine.Les Adamo bourrent leurs baluchons de réserves alimentaires – tomates,pain et saucissons – et font le voyage avec la famille Zago et leurs trois enfants. Salvatore garde des souvenirs flous de son arrivée en gare de Ghlin.

« Je me souviens d’un bateau blanc qui m’avait paru très grand dans la nuit, comme dans le filmArmarcordde Fellini. Dans mon souvenir, c’est une impression de durée, de longueur, un voyage sans début ni fin, une transition, comme si je m’étais petit à petit fondu dans un autre monde. »

En Belgique, en ce jour de mai 1947, ce n’est pas un baraquement, mais un grand bâtiment en briques qui accueille les mineurs et leur famille. Les Adamo échouent dans une cité portant le nom de Petit Paris.

« Je ne sais pas s’il fallait y voir un signe »

dira longtemps plus tard Salvatore. Le bâtiment, à même de caser plusieurs familles autour d’un grand escalier, entre des cloisons construites à la hâte, ressemble à la Cantine de Morlanwelz décritepar Girolamo Santocono dans son livreRue des Italiens: «Deuxentrées,deux cages d’escaliers, et vingt-quatre familles nombreuses coincées entre l’usine et le terril (…) Si on compte une moyenne de quatre gosses par famille, les frères, les cousins, les beaux-frères et « compare » fraîchement arrivés et qui d’office habitent chez toi en attendant de trouver mieux, ça devait faire dans les deux cents personnes qui vivaient dans la Cantine. »

Les Adamo restent un peu plus de six mois dans la Cité du Petit Paris de Ghlin. Début 1948, ils déménagent pour la Cité de la Croix Verte, à Jemappes, à cinq kilomètres de là. Non loin du puits 28 où descend le mineur Antonino. La Cité, aujourd’hui disparue, tout comme celle de Ghlin d’ailleurs, est constituée de minuscules baraquements individuels, sans étage cette fois. Il s’agissait en fait d’anciens camps de prisonniers allemands. Il y avait aussi des gîtes d’accueil, à savoir des tunnels en tôle ondulée dont se servaient les troupes américaines pour protéger leurs munitions.

Pierre Tilly, dans son livre, confirme : «Ces camps, dont certains appartiennent aux pouvoirs publics comme les pavillons de Jemappes, ressemblent parfois à un dépôt militaire isolé et lointain, triste et délabré. Les parois et plafonds sont en carton pressé. Le soubassement des parois est en bois, une coulée de ciment constitue le pavement. » En fait, l’improvisation a présidé à l’accueil des travailleurs immigrés italiens. En signant l’accord du 20 juin 1946, la Belgique savait très bien qu’elle n’avait pas de quoi loger dignement les 50 000 mineurs italiens mais à peine 10 000. Finalement, 77 000 Italiens fouleront le sol belge entre 1946 et 1949. Salvatore Adamo rejoint Girolamo Santocono quand celui-ci dit que l’enfer des adultes était, pour les enfants, un paradis. Antonino et Concetta ont tout fait pour cacher à leur fils la misère tant matérielle que morale dans laquelle leur nouvelle situation les avait plongés. Salvatore leur a rendu un bel hommage dans ce qu’il a appeléLes Heures bleues (La musique du temps qui passe…):

Bleu de tes yeux, ma douce, ma reine

Qui me cachait le gris du décor

Bleu de l’espoir, vaillant capitaine

Qui te battait dans l’enfer du Nord (…)

Moi je rêvais

Entre vous deux

J’étais enfant

J’étais heureux

Le contrat entre le mineur et les Charbonnages de Belgique est de douze mois. Certains rentreront chez eux, ne supportant pas le travail de la mine ou le mal du pays. La plupart d’entre eux est restée. Comme Antonino et Concetta :

« Je ne sais pas si mon père a voulu revenir, il ne s’épanchait pas là-dessus. Je crois qu’il s’était bien adapté à la Belgique, il ne me parlait jamais de retour définitif mais quand il a pu le faire, il a voulu que je lui offre La Notte en Sicile où il est finalement mort. Le Sicilien aime bien rentrer au pays pour montrer qu’il a réussi à l’étranger. C’est une espèce de revanche, c’est une question d’honneur aussi. »

Salvatore a écritConquistador, une chanson restée inédite, parlant de ces travailleurs courageux :

Chez nous, au moins il y avait le soleil

Et même parfois je fêtais Noël.

Il y a maldonne, je ne veux pas de cette vie,

On n’est personne dans ces murs gris,

Même les voyous changent de trottoir.

Car, avant d’être bien acceptés et de s’intégrer parfaitement dans cette société belge qu’ils ont enrichie matériellement et culturellement, les Italiens étaient les Ritals, des gens considérés comme sales, sentant mauvais, buveurs, violents et fainéants. À peine meilleurs que les « Polaks »… Ces camps étaient autant de ghettos où rien n’était prévu pour l’entretien et l’hygiène des baraques. Il faudra du temps pour que la population belge tombe sous le charme de ces enfants du soleil en exil, de leur bagout, de leur sens de la fête et de leur gastronomie. La mauvaise réputation des Italiens va s’amenuisant, jusqu’à ce que les accidents mortels comme celui du Bois du Cazier à Marcinelle, qui fit 262 morts dont plus de la moitié d’Italiens, le 8 août 1956, suscitent la compassion. Cette acceptation de la présence italienne deviendra totale lors du mariage du prince Albert avec la jeune et belle Calabraise Paola Ruffo, le 9 juillet 1959.

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Satisfait d’avoir trouvé du travail, Antonino fait venir en 1948 son beau-frère, Emmanuel Mazza, dit Nané, le mari de sa sœur Angelina. Leur fille Rosetta avait presque 5 ans à l’époque, elle s’en souvient : « Je jouais près d’un étang, sur la route de Ghlin, avec Salvatore. On s’amusait beaucoup ensemble, on s’adorait. On était comme frère et sœur. Je me rappelle quand même qu’il aimait bien me faire pleurer. Il prenait mes poupées et les jetait dans l’étang. Quand ma mère un jour lui a demandé :pourquoi tu fais pleurer ma fille ?Salvatore a répondu:j’aime bien quand elle pleure». Nané est d’abord venu seul pour travailler à la mine. Ses parents étaient fermiers. Il fera venir sa femme et ses deux filles par la suite, ainsi que Carmelo, son frère aîné de deux ans.

Le premier jour, à la mine, trouvant que c’est moins dur qu’il nepensait, Carmelo demande à faire tout de suite quelques heures supplémentaires, histoire de gagner rapidement de quoi faire venir en Belgique femme et enfants. Inexpérimenté, il s’est perdu dans les couloirs mal éclairés du puits. Croyant arriver à une porte, il tombe dans la cage de l’ascenseur et se tue. C’était son premier jour. Suiteà cet accident, Nané rentre illico à Vittoria, en Sicile, avec ses deux filles.Ils y resteront neuf ans avant d’oser revenir en Belgique début 1958. Au total, Nané passera dix ans au fond de la mine.

Antonino fait également venir en Belgique Maria, la sœur de Concetta qui vient de perdre son mari Biaggio Lauretta à la guerre. Elle est seule avec deux enfants, Salvina et Vittorio.

Au milieu des années 50, Maria rencontre Giacomo Brunato qu’elle épouse en secondes noces. Elle lui donne quatre filles : Giovanna, Maria, Teresa et Gina. En 1961, la petite Gina a 3 ans et Giacomo est déjà usé par la mine. Le fameux contrat de travail délivré aux immigrés transalpins est limité à un an. Ainsi, constamment sousla menace d’une expulsion, le mineur est contraint d’accepter desconditions de travail très pénibles. Ce permis de travail, nommé permis B, est renouvelable cinq ans avant que le travailleur ne soit libéré de la mine et obtienne le permis A lui autorisant une libertéde choix de métier. Beaucoup doublent les cinq ans pour l’argent que cela rapporte mais c’est les poumons usés et sifflants qu’ils rentrent ensuite au pays ou restent en incapacité de travail en Belgique.

Giacomo Brunato, oncle par alliance de Salvatore, est de ceux-là. C’est lui qui accompagnera à la mine, pour son premier jour, Fredo Beltrame qui, en 1958, a épousé Salvina, la fille de Maria. On reviendra plus tard sur Fredo, l’inséparable cousin de Salvatore. Toujours est-il que Giacomo prend sa pension après quinze ans de sacrifices dans l’enfer du charbon qui lui ont laissé les bronches silicosées. Maisdouze mois plus tard, il doit encore, pour être en règle avec lamutuelle, redescendre un seul jour au fond, à huit cents mètres sous le sol. Le médecin et la direction des charbonnages en décident ainsi. On est en juillet 1961. Ce jour-là, un coup de grisou explose dans les veines du puitsLes Ribouxà Cuesmes. C’est Fredo qui va rechercher le corps inanimé de son beau-père. Et comme si l’horreur ne suffisait pas à accabler la famille, la veuve de Giacomo, Maria, terrassée par le chagrin, désespérée, décède quelques semaines plus tard, au moment de mettre au monde un enfant mort-né. Ce récit épouvantable, Salvatore ne manque pas non plus de l’inclure dans son roman.

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Finalement, Antonino ne restera pas longtemps à la mine. Une vieille blessure au dos le fait de plus en plus souffrir. Antonino était toujours voûté, du temps sans doute où, maçon, il portait de lourdes charges. Le travail, courbé dans les boyaux de la mine ne fait rien pour le soulager. Un accident (un bloc de charbon qu’il reçoit sur le dos) l’incite en 1948 à quitter le puits 28. Après sa convalescence, il trouvera du travail à l’usine à tubes de Jemappes, avenue du Maréchal Foch.

« Quand mon père n’a plus travaillé à la mine, son salaire a été diminué. Ma mère faisait des ménages et la lessive pour quelques ouvriers mineurs italiens vivant avec nous. Il y avait des difficultés qu’on essayait de me cacher. Je me rappelle que mon père est allé à Tournai pour obtenir un emprunt qu’on lui a refusé. C’était des petits drames en famille, je suppose que le fait qu’on ait beaucoup déménagé tenait au fait que les loyers étaient moins élevés. »

Et c’est vrai qu’à suivre aujourd’hui les Adamo à la trace de leurs demeures successives à Jemappes, on se rend mieux compte que la progression sociale fut lente et devient surtout définitive avec le succès de leur fils chanteur. Après le baraquement de la Cité de la Croix Verte, les Adamo ont emménagé dans une maison rue de la Faïencerie, numéro 16. La rue aujourd’hui a changé de nom (rue du Pont Beumier) et la maison a été entièrement rénovée. On est en 1948. Puis la famille passe au Quai des Otages 31, au bord du canal (aujourd’hui, les petites maisons ont disparu au profit de la grand-route et des bretelles de l’autoroute Paris-Bruxelles). Il y a aussi l’appartement du chemin des Préelles, dans le quartier du marais. C’est alors qu’Antonino gagne une somme fabuleuse à l’époque pour un ouvrier : 51 000 francs belges, grâce aux pronostics Prior sur les matches du championnat de football belge.

« Il a eu onze points sur onze, car un match avait été annulé. Mais ils étaient une quarantaine à avoir trouvé la bonne combinaison. »

Cette somme, équivalant aujourd’hui à environ 1 264 euros, permet aux Adamo d’emménager dans une maison un peu plus spacieuse,au 551 avenue Wilson, la grand-route menant au centre de Jemappes. L’éclaircie sera de courte durée car dès 1952, l’argent venantà manquer, ils se retrouvent dans un appartement au 8 rue Basse Bise, une petite rue en cul-de-sac donnant dans la rue du roi Albert. C’était, aux dires de Salvatore, une nette régression. La maison a été rasée en 1975 pour laisser la place à des garages mis en location par un certain Jean-Pierre Baldo qui se souvient encore aujour­d’hui que son père Constantino a taillé des costumes sur mesure pour le jeune Salvatore Adamo. Ce n’est qu’en 1955 que la famille agrandie des Adamo s’installera dans la maison (à vendre quandnous l’avons vue) du 7 rue de la Régence, derrière l’église Saint-Martin. Le 23 juin 1952, Concetta met au monde son deuxième enfant, Delizia. Une première fausse couche, en 1944 en Sicile, après la naissance de Salvatore, sera suivie par quatre enfants qu’elle perdra avant terme, en Belgique. L’exil est sans doute pour quelque chosedans ces derniers drames car après la naissance de Delizia, tout se passera pour le mieux avec la naissance de Giuseppe, dit Pipo, le 18 septembre 1953, d’Eva le 13 septembre 1955, de Salvina le 18 mars 1957, de Giovanna le 24 octobre 1958 et, enfin, de Titina le 14 février 1960. En tout, donc, c’est douze enfants que la courageuse Concetta a portés.

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Salvatore, faute de luxe, grandit néanmoins dans la plus enfantine des innocences, celle des jeux et des rêves. Mais était-il dit quelquepart que le sort s’acharnerait sur la famille Adamo ? En septembre 1950,