Stromae - Thierry Coljon - E-Book

Stromae E-Book

Thierry Coljon

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Beschreibung

Ce qu’a accompli Stromae depuis 2010 est historique : aucun artiste chantant en français n’a rassemblé autant de fans à travers le monde depuis plus de vingt ans. Quelles sont les clés de cet incroyable succès ? Comment ce Bruxellois est-il devenu la star internationale que nous connaissons aujourd’hui ? Comment s’est-il démarqué de ses contemporains pour créer le style Stromae ?

Ceci n’est pas une biographie ! Thierry Coljon, journaliste musical spécialiste de l’artiste, analyse le phénomène Stromae et replace ce personnage discret dans son contexte. Plongeant dans ses textes et dans nombre de témoignages, anecdotes et interviews, il retrace l’incroyable parcours de Stromae, de la Belgique aux Etats-Unis. Se penchant sur ce qui fait de Paul Van Haver un artiste unique et novateur, l’auteur met en lumière les rouages d’un succès hallucinant. 

Plongez dans l’univers du maestro et laissez-vous guider dans les coulisses de son succès !


À PROPOS DE L'AUTEUR

Thierry Coljon est LE spécialiste de Stromae. Journaliste depuis une quarantaine d’années pour le quotidien belge Le Soir, il y est responsable de la rubrique « musiques non classiques ». Il a également publié une vingtaine d’ouvrages : des romans, mais aussi des biographies d’artistes tels qu’Adamo, Pierre Rapsat, Sttellla, Maurane ou Carla Bruni, ainsi que des anthologies de musique belge.

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Seitenzahl: 217

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Stromae

Thierry Coljon

Stromae

Les dessous d’un phénomène

Ce livre est dédié à mon ami Gilbert Lederman (1959-2022), qui a tant fait pour les artistes, dont Stromae.

AVANT-PROPOS

Ceci n’est pas une biographie. Pour différentes raisons. Même si en 2014, quatre livres biographiques sur Stromae ont paru en France sans l’assentiment ni l’aide de l’intéressé, il m’a toujours paru impensable de rédiger un tel ouvrage sans son autorisation ni sa collaboration. Et ce, malgré les demandes alléchantes de plusieurs éditeurs français et belges.

Le premier d’entre eux fut Laurence Housiaux, qui, dès le printemps 2011, m’a parlé de son intérêt pour un livre sur Stromae. À ce moment-là, pour les éditions Luc Pire (à qui elle avait succédé avant de rejoindre La Renaissance du Livre qu’elle allait diriger), nous avions déjà deux ouvrages en cours : la biographie de Pierre Rapsat (Ses rêves sont en nous) et Playlist : 30ans de musique en Belgique et ailleurs, ouvrage tiré d’une série d’été dans le journal LeSoir, qui paraîtront tous deux en 2012.

L’idée d’une biographie sur Paul Van Haver, dit Stromae, me plaisait car j’aimais autant l’homme que l’artiste, qui, depuis le succès de son titre « Alors on danse », en 2010, m’inspirait beaucoup. Je n’étais pas le seul, bien sûr. Son succès immédiat et exponentiel excitait tous les médias, et en particulier LeSoir qui donnait régulièrement des nouvelles de l’artiste bruxellois.

À l’automne 2010, j’eus l’idée de passer une journée avec Stromae. Ma première rencontre (dans les locaux de RTL, à Bruxelles) avec lui, en juin de cette même année, quelques semaines avant la sortie de son premier album Cheese, m’avait donné envie de mieux le connaître, de lui faire parler de son enfance et de son succès, en sillonnant avec lui son quartier de Laeken et en l’accompagnant à Vilvorde, où il devait participer ce jour-là à l’enregistrement de l’émission « Peter Live Show » de la VRT, en prévision des MIA’s, l’équivalent flamand des Victoires de la musique françaises, qui allaient le consacrer.

En 2011, donc, j’évoquai avec Paul la possibilité de rédiger ensemble cette biographie. Je lui parlai de mon intérêt et de celui de Laurence Housiaux. Fort poliment, par l’intermédiaire de Gilbert Lederman, directeur artistique d’Universal Music Belgique, il déclina la proposition, estimant – à raison – qu’il était trop jeune, qu’il n’avait encore rien vécu, et surtout que cela pourrait passer pour un coup commercial. Ce qu’il ne voulait surtout pas, lui qui avait encore peur d’être considéré comme un « one hit artist » à la suite du succès international de « Alors on danse », son seul véritable tube. Pourtant, à mon avis, un tel livre aurait pu prouver le contraire, affirmer la richesse de sa personnalité et de son propos. Mais, comme je comprenais sa position et la respectais, nous n’avons plus abordé le sujet…

… avant que le succès phénoménal de Racine carrée, en 2013, ne change la donne. Cette fois, plusieurs éditeurs m’appelèrent, insistèrent pour tenter de me convaincre d’écrire sur Stromae. Le 28 novembre, Paul était à l’étape rémoise de la tournée de Racine carrée, commencée le 9 novembre à Nîmes. Je le retrouvai donc dans les coulisses de La Cartonnerie, où il devait se produire le soir même. Je lui parlai à nouveau de cette idée de biographie. Il me réitéra ses arguments donnés deux ans plus tôt, puis ajouta que finalement il avait changé d’avis : il était d’accord pour que je rédige cette biographie, à condition qu’elle soit posthume. Sans rire ! Je lui rétorquai que ce n’était pas sérieux, que j’avais le double de son âge… Mais il resta sur sa position : il était convaincu que j’étais le mieux à même d’écrire ce livre, mais il ne voulait pas en entendre parler de son vivant.

C’est ainsi qu’est née, avec mon esprit obtus, l’idée farfelue d’un roman dans lequel je tuais Stromae. Afin de me motiver pour aller au bout de ce projet fou, j’en parlai à la dernière de l’émission culturelle d’Éric Russon, « 50 degrés nord », qui demandait à ses invités quel serait leur avenir. Éric Lamiroy, un ami et un éditeur bruxellois en pleine ascension, qui était dans les coulisses, m’avait déjà confié son intérêt pour Stromae et cette idée l’enthousiasma. Tope là ! Je prévins Paul via son manager Dimitri Borrey et, tout au long de l’année 2015, je les tins au courant de l’avancée du projet. Je finis par leur envoyer le manuscrit ainsi que le projet de couverture, tout en précisant qu’il s’agissait d’une fiction et non d’une biographie, que je ne me servirais pas d’une photo de Paul afin d’éviter toute confusion et enfin qu’un avertissement en début d’ouvrage rappellerait que tout y est fictif, sinon le nom des personnages. Je ne reçus pas de réponse :Paul et Dimitri étaient en tournée, notamment aux États-Unis…

Je les invitai au lancement du livre, qui eut lieu dans la nouvelle libraire-galerie tenue par Lamiroy, à Bruxelles, le 1er octo­bre 2016 – jour du premier anniversaire du concert au Madison Square Garden de Stromae. Six ans après cette publication, je ne sais toujours pas si Paul a véritablement apprécié mon sens de l’humour. Selon un journaliste français, qui lui a posé la question en 2017, il n’aurait pas lu l’ouvrage, de peur de se voir face à sa propre mort, même imaginaire. Il est vrai que, dans le roman,Stromae dialogue avec la Faucheuse, comme il le faitavec Jacques Brel, Cesaria Evora, Ibrahim Ferrer et David Bowie, de façon tout aussi fictive.

Le 17 octobre 2015, son concert à Kigali, au Rwanda, concluait la tournéeRacine carrée. Puis Paul a disparu dès le lendemain. Deux ans et près de deux cents concerts : il était sur les genoux, malade physiquement et mentalement. Comme dans le livre, il décida de faire le mort. Il ne réapparaîtra qu’occasionnel­lement dans les médias pour parler des capsules de sa collection de vêtements et de design Mosaert, dirigée avec son épouse Coralie Barbier et son petit frère Luc Junior Tam.

Même si je connais son vœu de discrétion médiatique, je n’ai parfois pas su dire non et accepté plus que de raison les nombreuses sollicitations d’interviews, de témoignages, pour les médias. Au point que certains, à tort, dirent que nous étions proches. Rien n’était plus faux : on ne s’était plus parlé depuis cette interview à Reims de novembre 2013.

Dès 2015, Paul ne voulait plus parler de musique dans la presse. Même quand il réalisa les clips de Yael Naim, Billie Eilish ou Dua Lipa, il tenait à rester dans l’ombre. Idem quand il collabora avec ses amis artistes, comme Orelsan. Il ne fera son grand retour qu’en 2021, en annonçant une nouvelle tournée pour 2022-2023. Je le croisai sans lui parler à la conférence de presse bruxelloise précédant la sortie de son album Multitude – comme cela avait été le cas à Montréal, New York et Kigali en 2015. Je continuai toutefois de parler de lui et de ses projets dans LeSoir, car c’est mon métier et que j’aime ça.

Une fois que le disque est sorti, je comptais en rester là. Trop is te veel! (« Trop, c’est trop ! ») Le lecteur aussi a le droit de se reposer de Stromae dont je ne comptais plus parler avant les festivals d’été (Werchter Boutique et Ardentes) et les concerts au Palais 12 de mars 2023. Et puis voilà qu’un éditeur – et non des moindres puisqu’il s’agit de l’excellent Mardaga, maison fondée à Bruxelles en 1966 – me proposa d’intégrer la prestigieuse collection « Smart Leader » qu’occupent jusqu’ici des personnalités aussi historiques que Martin Luther King, Anouar El-Sadate ou Barack Obama. D’emblée, je leur ai précisé que je refusais de rédiger une biographie de Paul, tant qu’il ne me la demandait pas (on peut toujours rêver !) ou tant qu’il serait vivant !

Mais Mardaga souhaitait un livre-portrait qui explique et analyse le phénomène Stromae, le resitue dans un contexte historique, une culture, un art, un pays… Bien plus qu’une biographie, donc ! Je me suis alors lancé dans la rédaction de l’ouvrage que vous tenez maintenant entre les mains. Vous découvrirez ici pourquoi et comment Paul Van Haver est devenu un artiste complet, rassembleur, aimé dans le monde entier et par toutes les générations. Phénomène musical devenu une véritable icône artistique, Stromae a déjà marqué son époque et, nous le verrons, continue à la faire depuis son grand retour avec Multitude.

Bonne lecture !

INTRODUCTION Personnification de la belgitude

L’héritier belge

Quand Stromae débarque en 2009 avec son titre « Alors on danse » sur les ondes de NRJ Belgique où il est en stage, il est déjà un ovni. Seul le petit milieu du rap bruxellois se souvient de ce qu’il a pu livrer auparavant, sous le nom d’Opsmaestro, ausein du duo Suspicion. Seul le milieu de l’édition française a une vague idée de qui est ce Belge Paul Van Haver qui commence à placer quelques morceaux pour des vedettes de la place parisienne. Stromae vient de nulle part, sinon de Laeken.

Et pourtant, il s’inscrit en digne héritier d’une tradition, d’une longue et belle histoire qui a marqué la chanson et la musique issues de Belgique. En somme, Stromae a inventé un style propre mariant la chanson française, le rap et l’électro. Trois styles de musique populaire du xxe siècle qui n’ont pas été inventés en Belgique mais auxquels ce pays a été étroitement associé en livrant au fil des décennies des représentants marquants, pour ne pas dire des leaders. Ajoutez à cela un zeste de musique du monde et le cocktail est servi !

Qui dit chanson française dit Jacques Brel, bien évidemment, un de ses représentants qui fait la fierté de tous en ce Plat Pays ne se réduisant pas à la Flandre. Jacques Brel (1929-1978), artiste bruxellois, comme Stromae, après avoir bien ramé et traîné sa moustache et sa guitare dans les ruelles de Bruxelles, de Knokke et d’ailleurs, débarque en juin 1953 à Paris pour trois années de vache maigre avant son premier succès de 1956, « Quand on n’a que l’amour ». Dix ans plus tard, à 37 ans, il fait ses adieux aux tours de chant, à l’Olympia. Il vit ses rêves au cinéma (devant et derrière la caméra), à l’opéra (avec L’Homme de la Mancha), en mer et dans les airs, que ce soit à la barre de l’Askoy ou aux commandes de petits avions à hélices. Avant de s’installer en 1974 aux îles Marquises et de disparaître des radars médiatiques.

Jacques Brel n’a pas attendu sa mort pour devenir un héraut, un modèle, l’égal de Brassens, de Barbara ou de Ferré… Il inspira de nombreux Belges (mais pas seulement !), à la fois fiers et envieux, fantasmant sur cette liberté extrême consistant à vivre ses rêves, à les réaliser coûte que coûte. Même si, initialement, « Jacky » ne fait pas partie de l’univers musical de Paul Van Haver, ce dernier ne peut qu’être impressionné. Stromae ne s’intéresse véritablement à Brel qu’à l’âge adulte, parce qu’on commence à le comparer au maître. Ce qui met le jeune Paul dans l’embarras. Chaque fois qu’un journaliste français ou belge lui parle de Brel, il refuse l’association, dit qu’il n’est rien à côté du grand Jacques, qu’il a encore tout à prouver. Que peut-il répondre à celles et ceux qui lui confessent que, sur scène, avec sa gestuelle expressive et son corps fin, il fait inévitablement penser à Brel ? Sinon avouer en toute modestie que l’air de famille entre « L’ivrogne » millésimé en 1961, où Brel simule l’ivresse, et le« Formidable »de 2013 est accidentel. Il ne connaissait pas cette chanson. C’est son frère qui lui a montré la vidéo brélienne en noir et blanc.

Pour clore le sujet face à la presse, plus d’une fois Paul dira : « Je chanterai Brel le jour où vous cesserez de me comparer à lui ! » Oui, il ne peut qu’être impressionné par son illustre aîné, l’apprécier même car ils ont tant en commun : pas seulement un lieu de naissance ou une nationalité, mais surtout ce goût exceptionnel pour la chanson réaliste, cette façon unique que l’un et l’autre – chacun à sa façon, originale – ont de faire vivre une histoire mettant en scène des petites gens ou soi-même. Et de parler de belgitude, d’exporter dans le monde entier, fiers ambassadeurs, ce petit bout de territoire qui les a vus naître.

Chanson française mais aussi électro. Dès ses premières « Leçons » postées sur Internet, où, dans sa chambre, il se filme pianotant derrière son ordinateur, démystifiant l’art de la composition, Stromae impose un son. Comme les groupes Telex ou Front 242, il utilise le synthétiseur pour seul instrument. Dès 1978, en Belgique, Marc Moulin, Dan Lacksman et Michel Moers (de Telex) installeront la Belgique sur la carte mondiale de la musique électronique, jusqu’au concours Eurovision (« Belgium… one point ! ») en 1980. Telex, c’est Kraftwerk revisité en français par Tintin, le surréalisme et l’autodérision en sus. En 1981, c’est Front 242 qui prend le relais avec son electronic body music qui en inspirera beaucoup, comme Depeche Mode qui leur empruntera à tout jamais leur responsable des visuels, le photographe et cinéaste hollandais Anton Corbijn. Avant d’accueillir Tomorrowland, le plus grand festival d’electronic dance music au monde, à Boom, dans la province d’Anvers, la Belgique des années 1990 créera la newbeat, un mouvement électro binaire qui attire dans de vastes entrepôts des dizaines de milliers de clubbers venus d’Europe. C’était le temps des Confetti’s et autres Technotronic1. Voilà le mouvement qui berce l’adolescence de celui qui ne s’appelle pas encore Stromae. Mais, dans le monde entier, au moment de reprendre « Alors on danse », sur la tournée Racine carrée, il en donnera une version new beat en précisant qu’il s’agit de la Belgique des années « nonante » (et non quatre-vingt-dix) !

Chanson et électro donc, mais aussi rap, sa vraie culture, celle qu’il a d’abord embrassée et avec laquelle il s’est fait remarquer avant de devenir Stromae. Le rap, une histoire belge ? En français, oui, puisque Benny B décroche en 1989 la première place du hit-parade des meilleures ventes en France, avec« Vous êtes fous ! » ; IAM à Marseille et Suprême NTM à Paris débarqueront plus durablement dans leur sillage.

Les « p’tits » Belges sont là avant les autres puis disparaissent ? On peut en dire autant avec le mouvement punk français et Plastic Bertrand qui, en 1978, place « Ça plane pour moi » en tête des hit-parades du monde entier, trente-deux ans avant que Stromae n’en fasse autant avec « Alors on danse ».

La langue française de Belgique au sommet des charts ? On n’avait plus vu ça depuis Sœur Sourire et son « Dominique » en 1963.« Alors on danse »rejoint en terre anglophone« Jet’aime moi non plus » (Serge Gainsbourg) et « Joe le Taxi » (Vanessa Paradis). Stromae est convaincu que la langue française n’est pas un frein au succès international.

Il est même parvenu à replacer la chanson en français en tête des hit-parades de Flandre. « Alors on danse » y sera le single le plus vendu en 2010 et l’artiste décrochera le record inédit de huit nominations aux MIA’s en 2013. Stromae est un symbole d’union qui fait la force et la presse flamande n’est pas en reste pour louer le jeune Bruxellois.

En France, où Racine carrée est l’album le plus vendu en 2013 et 2014, on n’avait jamais vu un tel doublé. Précédemment, Jacques Brel, Maurane ou Arno ont connu dans l’Hexagone un succès plus qualitatif que quantitatif, commercial. Stromae allie les deux. Ce que fera Angèle avec « Brol », en 2019. Damso, Roméo Elvis et tous les autres suivront…

La Belgique à la mode française ? Cela n’a pas toujours été le cas. À l’ancestral complexe du « petit Belge » vis-à-vis du majestueux voisin français s’ajoute l’habitude chez ce dernier de se moquer des Belges, ces « bouffeurs de frites » gentiment brocardés par Coluche et consorts. La fierté d’être belge ne renaîtra que dans les années 2000 grâce à deux joueuses de tennis exceptionnelles, la Wallonne Justine Henin et la Flamande Kim Clijsters, hissées au sommet du monde. Plusieurs réalisateurs, actrices, comédiens et couturiers, en plus du dessinateur amuseur Philippe Geluck, apporteront également leur contribution à cette reconnaissance.

Dans les années 1990, le contexte n’est pas heureux. Les Belges ont le moral dans les chaussettes. Après la mort du roi Baudouin en 1993, le chagrin ne s’exprime plus, à l’unisson, qu’autour d’une tombe. À la suite des affaires Agusta et Dassault (et l’inculpation des principaux dirigeants des partis socialistes flamand et francophone), les affaires Dutroux et Derochette (enlèvements et d’assassinats d’enfants) suscitent un électrochoc dans la population, qui descendra dans la rue pour la Marche blanche du 20 octobre 1996. Et puis, la crise de la dioxine a ruiné momentanément la bonne réputation des produits dérivés des poulets et bovidés belges. S’ajoutent à cela d’interminables crises politiques dans un pays tiraillé au nord par le succès de ses flamingants nationalistes et indépendantistes (précédemment insultés par Jacques Brel, la rage au ventre, dans sa « chanson comique » « Les F… »). Les années 1990 se terminent dans un climat morose avec notamment les piètres performances des Diables Rouges, dont la génération dorée du football n’apparaîtra pas avant 2012. Le football, dit-on, est le ciment d’un peuple, le baromètre de son état.

Quand Stromae apparaît en 2010, il est donc l’homme providentiel, le symbole victorieux d’une nouvelle Belgique euphorique. À ce moment, même le fameux Grand Jojo (1936-2021) revient avec son drapeau tricolore, un emblème noir-jaune-rouge qui a toute sa place dans les stades et sur scène plutôt qu’au balcon des crises gouvernementales de 2007-2008 et 2010-2011.

Les éditorialistes et commentateurs socio-politiques, au nord et au sud du pays, n’hésiteront pas à mettre dans le même panier Diables Rouges et Stromae, qui collaboreront à l’occasion de la campagne promotionnelle pour la Coupe du monde de 2014, au Brésil, le titre« Ta fête »devenant même l’hymne officiel de la Belgique footballistique. Les Diables sont les emblèmes d’une nouvelle belgitude et représentent une génération bâtarde multiculturelle, à l’image de la France « black-blanc-beur »de 1998.Le journaliste duSoirPhilippe Vande Weyerexplique que, parmi les raisons de cet engouement, il y a la quête d’identité d’un public qui souhaite depuis longtemps se raccrocher à des éléments positifs, avec l’envie de faire la fête, avec un engouement que l’on n’espérait plus. Pour Béatrice Delvaux, ces deux« construc­teurs de ponts » ne feront pas les élections mais sont en campagne contre l’incitation à la division. Enfin, selon l’éditorialiste en chef du Soir, Stromae – qui lance le soir du 27 septembre, à la fête de la Fédération Wallonie-Bruxelles : « Spreken jullie vlaams?In Brussel, we spreken frans en vlaams, OK ? (« Parlez-vous flamand ? À Bruxelles, on parle français et flamand, OK ? ») –, fait la leçon aux francophones sur la nécessité du bilinguisme dans la capitale belge.

Alors, Stromae, artiste de la crise ? Réponse à un besoind’euphorie en ces temps de morosité et d’austérité ?Sans doute,mais on aurait tort de réduire un tel talent à un phénomène momentané de masse. Car, comme l’a écrit le quotidien anglaisThe Guardian, « Alors on danse », par son texte plus que par son rythme enjoué, « est le titre le plus déprimant de l’histoire de ladance music2. »

La belgitude incarnée

Paul a trouvé le ton, en phase avec son époque, pour proposer quelque chose de neuf… foncièrement belge. Stromae ne peut qu’être belge dans sa façon de créer en toute liberté, hors des sentiers battus, en osant aborder des sujets graves dans ses textes et avec sa façon improbable de s’habiller. Personne, avant lui, même parmi les ados, n’avait osé le nœud papillon, le bermuda et les longues chaussettes montant jusque sous le genou. Ses traits fins, hérités de sa mère, sa minceur comme ses yeux brun-vert, sa beauté intrigante presque féminine, son sens de l’interprétation… en font un véritable extraterrestre restant zen face à l’agitation extérieure. Sa volonté de discrétion quant à sa vie privée et son train de vie renvoient l’image d’un être simple, proche des gens et de ses fans, plus qu’une star.

Cette belgitude, Paul la défend depuis le début. Dans le livret de son premier album,Cheese, se trouve une photo de lui détournant le timbre belge de 2 francs, son visage remplaçant celui du roi Baudouin, encadré par les mots « Belgique » et « België ». Photo et graphisme sont de son frère photographe Dati Bendo et de Guillaume Mortier. Pour autant, Paul n’est pas à l’aise quand il s’agit de commenter la situation politique belge : « Je n’ai pas d’avis là-dessus. Moi, je fais ma musique, je ne vais pas débattre sur ce sujet. Si tu te mêles de ça, t’arrives plus à en sortir3. »

Paul le métis a sympathisé avec Vincent Kompany, le capitaine des Diables Rouges, lui aussi métis (belgo-congolais). Tous deux sont perçus comme les porte-drapeaux de cette nouvelle Belgique en gestation. L’humoriste François Pirette transforme même son « Formidable » en « Formi-Diables ». Si Stromae refuse de tomber dans le panneau politique, Kompany s’est jeté dans la mêlée à coups de tweets, au lendemain de la victoire du leader flamand nationaliste et indépendantiste Bart De Wever, aux élections communales du 14 octobre 2012. Paul est quant à lui pour l’union des Belges. Plus d’une fois, il aura l’occasion de le rappeler.

Stromae est très apprécié en Flandre, comme l’a prouvé la cérémonie des MIA’s du 8 février 2013, où il a raflé pas moins de huit récompenses à lui tout seul. Il ne parle pas néerlandais mais s’efforce d’aligner quelques mots quand il se trouve face à un journaliste ou un public néerlandophone. Lors d’une interview, il m’avoue :

Ma mère flamande a déconné. Je lui en veux de ne pas nous avoir appris le néerlandais. Mais la réalité, c’est que je suis un imbécile car il n’est jamais trop tard pour l’apprendre. J’ai envie de faire un effort car on sait la complexité de la Belgique, l’histoire et le malaise4…

Le 27 septembre 2013, jour de fête de la Fédération Wallonie-Bruxelles, Stromae – invité à chanter sur la Grand-Place de Bruxelles après Suarez, Saule et Puggy, en direct dans l’émission « Rendez-vous Grand-Place » de la RTBF – profite de l’occasion pour ne s’exprimer qu’en néerlandais. Au-delà de la petite provocation, il y a surtout chez Paul cette politesse atavique à l’égard de son public flamand et son goût pour le respect des règles dans une ville administrativement bilingue.

Le 15 octobre, Stromae se fait une nouvelle fois remarquer en se produisant au stade Roi-Baudouin, à la mi-temps du match Belgique-Pays de Galles des Diables Rouges. Il est habillé en noir (nœud papillon), jaune (chemise) et rouge (chaussures, bas, short et gilet). Seul sur la pelouse, il apparaît comme Superman à la finale d’un Superbowl à la belge. Sa prestation grimaçante sera d’autant plus commentée sur le Net qu’elle a été balayée par la publicité télévisée de RTL et accompagnée d’un commentaire maladroit, jugé raciste du chroniqueur.

Plus élégant, Le Monde, sous la signature de l’excellente Véronique Mortaigne, parle de « melting-pot belge » :

Paul Van Haver […] est un grand type dégingandé et longiligne, un métis belgo-rwandais portant costard et nœud papillon assorti […]. Ses collages musicaux sont à la mesure de ce corps incongru5.

Sa vraie bâtardise est de rester à la fois drôle et sérieux, décontracté et perfectionniste, maniaque et détendu, exigeant et cool, rigoureux et déconnant, élégant et adolescent dans l’âme, grave et léger. Tout cela exprime la complexité et la richesse d’un artiste qui ne pouvait qu’être belge !

Pour sa première tournée, Paul décide de s’entourer de deux musiciens : le DJ Simon Le Saint (par ailleurs fils de la chanteuse Dani Klein du groupe Vaya Con Dios) et Yoshi, révélé aux côtés de Diam’s. Tous deux portent un chapeau melon, en référence au Belge Magritte et à ce surréalisme qu’apprécie Stromae, mais également aux couvre-chefs des Dupont et Dupond de Tintin d’Hergé.

À plusieurs reprises – à la création de son premier spectacle à Rennes en décembre 2010, sur scène à Bruxelles et aux Victoires de la musique en 2012 –, Stromae invite Arno pour la reprise en duo de « Putain, Putain » (c’est vachement bien, nous sommes quand même tous des Européens), créé en 1983 avec son groupe TC Matic. Paul aime les trois : Arno, sa chanson et le sentiment européen. Véronique Mortaigne, toujours dans Le Monde, écrit :

Le rocker ostendais partage avec son jeune confrère cette « belgitude », que cerne parfaitement, selon lui, L’Entrée du Christ dans Bruxelles en 1889, du peintre James Ensor.« Je suis fier de Paul », assène le chanteur rocailleux, empreint de surréalisme, précisant :« Nous sommes tous des enfants de Magritte. Paul aussi. »6

La belgitude de Stromae transpire par tous ses pores, dans ses propos comme sur scène. Et dans ses textes, bien sûr. À l’instar d’un Jacques Brel fier de chanter « Le Plat Pays », « Les Flamandes » et « Bruxelles ». Mais cette belgitude qu’il défend est actuelle. C’est celle d’une Belgique multiculturelle et multicolore. Lui, le métis, fils d’une mère flamande et d’un père rwandais qui ne se sont jamais mariés. Le prestigieuxNew York Timesse fend d’ailleurs, en 2013, d’un élogieux portrait de notre homme « de son temps » superbement photographié par Stephan Vanfleteren. « Il pourrait être arabe ou touareg ou d’un autre métissage7», écrit ScottSayare.

1. Deuxième au Billboard américain, avec « Pump Up The Jam », en 1989.

2. Beaumont-Thomas (B.), Is This the Most Depressing Europop Anthem of All Time ?, The Guardian, 6 mai 2010. En ligne : http://www.theguardian.com/music/musicblog/2010/may/06/most-depressing-euro-pop-anthem

3. Coljon (T.), Stromae : « Le danger est de croire que tu peux tout faire », Le Soir, 31 décembre 2013. En ligne : https://www.lesoir.be/art/391717/article/culture/musiques/2013-12-31/stromae-danger-est-croire-que-demain-tu-peux-tout-faire

4. Coljon (T.), Ma journée avec Stromae, de Laeken à Vilvorde, Le Soir, 24 décembre 2010. En ligne : https://www.lesoir.be/art/ma-journee-avec-stromae-de-laeken-a-vilvorde_t-20101224-016DQ1.html

5. Mortaigne (V.), Stromae : melting-pot belge, Le Monde, 28 août 2013. En ligne : https://www.lemonde.fr/a-la-une/article/2013/08/28/stromae-melting-pot-belge_3467830_3208.html

6. Ibid.

7. Sayare (S.), Stromae : Disillusion, With a Dance Beat, The New York Times, 14 octobre 2013. En ligne : https://www.nytimes.com/2013/10/15/arts/15iht-stromae15.html