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Plongez dans l'univers fascinant de l'illustre écrivain Alphonse Daudet avec "Alphonse Daudet par Léon Daudet", une biographie in et détaillée rédigée par son propre fils. Cette oeuvre littéraire captivante offre un portrait riche et nuancé de la vie et de la carrière prolifique de l'auteur légendaire. Léon Daudet, écrivain et journaliste de renom, lève le voile sur les coulisses de l'existence d'Alphonse Daudet, depuis son enfance idyllique dans la ville ensoleillée de Nîmes jusqu'à ses premiers pas littéraires dans la capitale française. Explorez les méandres de sa vie personnelle, de ses amitiés influentes à ses défis familiaux, tout en découvrant l'évolution fulgurante de sa carrière d'écrivain. Replongez dans l'atmosphère vibrante du XIXe siècle parisien et suivez les d'Alphonse Daudet au fil de ses succès retentissants, notamment avec ses chefs-d'oeuvre incontables : "Lettres mon moulin", recueil de nouvelles bucoliques, et "Tartarin de Tarascon", roman humoristique devenu un classique de la littérature française, ou encore la chèvre de Monsieur Seguin. Que vous soyez un fervent admirateur d'Alphonse Daudet simplement un passionné de biographies littéraires, cette oeuvre magistrale de Léon Daudet vous plongera au coeur la vie riche et mouvementée d'un des plus grands écrivains français. Une lecture indispensable pour tous les amoureux de la littérature !
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Seitenzahl: 315
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Je dédie ce livre à Madame Alphonse Daudet, ma mère bien-aimée, qui aida et encouragea son mari dans les bonnes comme les mauvaises heures, créa autour de lui cette atmosphère de tendre recueillement où il put vivre, travailler, mourir, à l’abri d'une âme pure, rêveuse et tranquille.
LÉON DAUDET.
1er mai 1898.
CHAPITRE PREMIER
Hier et aujourd'hui. Derniers moments
CHAPITRE II
Vie et littérature
CHAPITRE III
Le marchand de bonheur
CHAPITRE IV
Nord et Midi
CHAPITRE V
L'exemple familier
DE L'IMAGINATION
De l'imagination
Je dédie ce livre à Madame Alphonse Daudet, ma mère bien-aimée, qui aida et encouragea son mari dans les bonnes comme les mauvaises heures, créa autour de lui cette atmosphère de tendre recueillement où il put vivre, travailler, mourir, à l’abri d'une âme pure, rêveuse et tranquille.
LÉON DAUDET.
1er mai 1898.
Sa tombe est à peine fermée et je me mets à écrire ceci. Je le fais d’un cœur vaillant, brisé par une douleur atroce, car celui dont je parlerai ne fut pas seulement un père et un mari exemplaire. Il fut aussi mon éducateur, mon conseiller et mon grand ami. Il n’est pas une ligne de moi que je ne lui aie lue aussitôt écrite, il n’est pas une de mes pensées dont je ne lui aie demandé la valeur, il n’est pas un de mes sentiments dont je lui aie caché la force ou la naissance.
Cette vie que je tenais de lui et dont il me faisait chaque jour comprendre la dignité et l’importance, cette vie ardente d’amour pour sa beauté intellectuelle et morale, cette vie qu’il guidait scrupuleusement, jalousement, et qu’il enorgueillissait par son exemple, je la lui présentais à mesure pour qu’il la jugeât et la fortifiât. Maintenant même qu’il n’est plus, mon chéri, et par cette nuit doublement noire où je marche vers sa lumière, c’est d’après le son de sa voix, d’après le feu tendre de ses regards que je persévère en ma tâche.
Mon cœur déborde ; je l’ouvrirai. Tant de choses belles et nobles, qu’il m’a dites, frémissent en moi cherchant une issue ; je les laisserai s’éparpiller vers ses admirateurs innombrables. Ceux-ci n’ont rien à craindre. Leur doux consolateur fut sans tache. Si je me retourne en arrière sur la route âpre déjà, quoique brève de mon existence, je le vois calme et souriant, malgré ses tortures, d’une indulgence qui, à certaines heures graves, m’a jeté tremblant d’admiration à ses pieds.
Et ce n’est pas seulement par ce qu’il fut pour moi, pour mon frère, ma sœur, ou ma mère que je l’aime, c’est aussi et surtout pour son humanité si profonde qu’il en brillait d’une splendeur sereine, pour sa large et pitoyable compréhension de toutes choses et de toutes gens, telle que rarement certes elle parut ici bas, jamais dans un plus beau modèle.
C’est pour vous que j’écris, jeunes gens, pour vous aussi vieillards, hommes faits ou femmes, pour vous, de préférence, déshérités que le monde rebute, vagabonds, malheureux ou incompris. La merveille de cet écrivain fut qu’à tous autres il préféra les humbles. C’est de leurs pâles fleurs qu’il fit sa grande couronne. C’est en soulageant leur détresse par le verbe et l’action discrète qu’il ferma le circuit des cœurs et créa, pour sa dure époque, comme une compréhension nouvelle.
Circuit du sang le plus généreux ! Je n’ai vu mon père irrité que lorsqu’on faussait la justice. Or, il n’abandonnait celle-ci que par l’entraînement de la pitié. Et son école enfin venait de la douleur qu’il supporta héroïquement pour l’amour des siens et l’honneur de la vie humaine.
Ne rien gâcher, ne rien détruire, c’était son habituelle devise. Je m’en inspire auprès de son tombeau. Je ne dois point être le seul à bénéficier de son expérience. Je ne dois point être le seul à me diriger d’après son exemple. Je crois l’imiter aujourd’hui en écartant ces voiles obscurs qui s’étendent après l’agonie, laissant l’œuvre seule lumineuse. D’ailleurs son œuvre venait de lui, comme son souffle ou son geste. Et pour que vous le connaissiez mieux, pour que vous l’aimiez davantage, vous tous, petits ou grands dont il enchanta la misère, j’abandonne en partie mon privilège filial, je vais laisser parler ces voix dont l’hérédité et l’affection paternelle ont empli mon âme respectueuse.
Il y avait certes de longues années que mon père était malade. Mais il supportait si vaillamment ses souffrances, il acceptait avec une si souriante résignation la vie réduite, que nous avions fini, ma mère, mon frère et moi-même, par nous délier un peu de l'extrême inquiétude d’autrefois, alors qu’il débutait dans la douleur.
Tel quel, marchant au bras de l’un de nous, appuyé sur sa canne à bec d’argent, au sujet de laquelle il conta à notre sœur et à son petit-fils tant d’histoires merveilleuses, tel quel, la tête droite, l’œil vif, la main tendue vers l’ami qui entrait, il faisait la joie, la vie de la maison. Il la tenait serrée autour de lui cette famille qu’il chérissait et illuminait des plus doux regards, il l’abritait de sa force morale immense, toujours intacte, même grandissante. Il créait une atmosphère de bonté et de confiance à laquelle les plus froids, les plus fermés n’échappaient point.
J’en appelle au témoignage des innombrables amis, camarades de lettres, inconnus qui venaient rendre visite à l’écrivain. Ils le trouvèrent immanquablement prêt au conseil, au service, prêt à la précieuse parole qui entr’ouvre la confidence, apaise et guérit.
Nul ne sut comme lui le chemin des cœurs. Il avait eu des débuts difficiles et son extrême sensibilité, dont j’essaierai bientôt l’analyse, lui représentait avec un relief et une vigueur de détail inouïs, toutes les difficultés, toutes les rebuffades, toutes les hontes. Lorsqu’un homme était devant lui, le visage en pleine lumière, il le devinait, le jugeait avec une précision magique, mais il s’abstenait de paroles, ne se servait que de ses yeux doux, voilés, si pénétrants. « Son regard réchauffait », telle est l’expression qu’en ces jours de deuil j’ai retrouvée sur tant de lèvres, et j’en admirais la justesse. Aussi l’aveu, ce baume des âmes qu’a closes l’indignation ou le mépris, consolation des affligés, des abandonnés, des révoltés, l’aveu sortait sincère des poitrines les plus rudes, et les oreilles de mon bien-aimé ont entendu d’étranges confessions.
Je crois aussi qu’on devinait en lui une véritable ferveur d’indulgence. Il devait à son sang catholique l’amour du pardon et du sacrifice. Il croyait que toute faute se rachète, que rien n’est absolument irréparable en face d’un repentir sincère. Tant de malheureux sont prisonniers du mal qu’il ont causé et ne recommencent que par détresse ! Mon père avait un suprême argument : il se montrait lui-même, frappé en pleine gloire, se maintenant par la volonté. Il s’offrait en exemple et sa force était telle que bien peu résistaient.
Aussi, quelle éloquence intime ! Ses paroles et ses intonations demeurent intactes dans ma mémoire. Son timbre n’était pas le même lorsqu’il contait quelque histoire, en termes déliés, splendides et précis, ou lorsqu’il s’adressait à une souffrance. Il se servait, en ce dernier cas, de mots d’abord assez vagues, plutôt chuchotés que parlés, accompagnés de gestes d’une persuasion discrète. Peu à peu, avec des précautions et une délicatesse infinies, cela s’accentuait, se rapprochait, enserrait l’être de mille petits liens sensibles et insensibles, réseau ténu et minutieux du cœur, où le cœur bientôt battait plus vite. Ainsi faisait-il le stratège. Et ce que je ne puis exprimer, c’est la spontanéité, la grâce irrésistible de ces manœuvres demi-méthodiques, demi-instinctives et dont le dernier résultat était de soulager une misère.
Il attendait beaucoup du silence. En ce silence vibraient ses dernières paroles qui gagnaient ainsi de la grandeur. J’en vois certains debout devant sa table, les yeux humides, les mains tremblantes. J’en vois d’assis, mais tournés vers lui dans un mouvement de reconnaissance, étonnés d’une pareille sagesse. J’en vois d’intimidés, de bégayants qu’il savait rassurer d’un sourire. Ou bien, attendant l’effet de son discours, il feint de chercher une feuille de papier, sa plume, sa pipe, son monocle sur sa table toujours encombrée.
Dépositaire de tant de secrets, mon père les garda pour lui seul. Il les a emportés dans la tombe. Souvent je devinais certaines choses, mais lorsque je le questionnais, il m’échappait tendrement et raillait ma curiosité.
Tout au loin, tout au fond de ma petite enfance, j’aperçois la bonté de mon père. Elle se manifeste par des caresses. Il me serre contre lui ! Il me conte de si belles histoires ! Nous nous promenons dans les rues de Paris et tout a un aspect de fête. Je sens la tiédeur du soleil, puis une autre tiédeur plus douce et proche de moi, qui m’est transmise par la chère main robuste. Je sens dans ma poitrine étroite quelque chose de matériel et d’exquis par quoi ma respiration est plus vive et que j’appelle déjà le bonheur. Et je me répète en marchant que je suis très heureux aujourd'hui. Mon père me parle. Il n’a pour moi ni traits, ni visage, il n’a pas de nom ; il n’est pas glorieux. Il est tout simplement mon père. Je l’appelle souvent papa, papa, pour la simple joie de ce mot auquel se rattachent pour moi tous rudiments d’idées brillantes et sensibles. Je l’interroge sur tout ce qui passe pour entendre le son de sa voix qui me paraît la plus belle musique, en accord avec l’allégresse, la lumière et tous mes désirs.
Nous passons par des places pleines de monde, nous entrons dans de grandes maisons. Ceux qui nous accueillent sont gais et toujours papa les fait rire. Je comprends à merveille qu’il y a en lui quelque chose de plus que dans les autres. C’est vers lui qu’on se tourne, c’est à lui qu’on s’adresse.
Nous sommes, lui, ma mère et moi, dans le cabinet de travail. Nous habitons alors, 24, rue Pavée-aux-Marais, l’ancien hôtel Lamoignon. Il y a encore du soleil, cette fois sous forme d’un grand filet jaune qui prolonge les dessins du tapis et que je m’obstine à faire reluire en le frottant avec ma main. Ma mère est assise et écrit. Mon père écrit aussi, mais debout, sur une planchette fixée au mur. Parfois il s’interrompt, se retourne, interroge ma mère. À la façon dont ils se regardent, je devine leur mutuelle confiance. Parfois il quitte son poste, marche de long en large, à grands pas, répétant à mi-voix des phrases que je sais être son travail. Ils font partie de mon atmosphère enfantine ces colloques de mon père avec lui-même lorsqu’il « se plonge dans son travail ». Cette expression me fait souvent rêver. Mais le labeur le plus acharné ne l’empêche pas, lorsqu’il passe près de moi, de me soulever dans ses bras, de m’embrasser, de me poser debout sur un fauteuil ou sur la table, exercice dangereux et charmant où j’ai pleine confiance en sa force.
Parmi tous mes camarades, il est celui qui sait le mieux jouer. Nous avons, dans un coin, un grand tas de boulettes de papier pour faire la bataille de neige. Nous avons un angle du salon où deux fauteuils juxtaposés forment notre réelle cabane, où nous ne redoutons point les sauvages, où croissent en abondance les fruits des îles fortunées.
Lorsque l’hiver nous groupe autour du feu, l’abri de Robinson se trouve entre les genoux mêmes de mon père. Le toit de la cabane, c’est son éternelle couverture qui prend les formes les plus étranges, les destinations les plus imprévues. L’état de mon esprit est double. Je sais que mon père imagine, qu’il tient les fils de l’intrigue, cependant je crois en mon rôle, j’habite avec lui une contrée solitaire qu’éclaire un terrifiant incendie.
Chose douloureuse, plus tard, bien plus tard, il y a un an et demi, alors que j’avais la fièvre typhoïde, que mon père me veillait chaque nuit, ma pauvre tête vague et flottante ranimait ces souvenirs lointain ; telle qu’une convalescente infirme, ma mémoire s’en allait cueillir ces fleurs de mon extrême jeunesse. Je refaisais la route des années et je considérais avec une inexprimable tendresse le beau visage tourné vers moi sous la lueur de la lampe. Il ne me semblait point changé.
Souvent il m’a rappelé depuis nos promenades dans les champs à mi-côte qui forment la vallée de Champrosay. Pieux chemins, chemins de mon cœur ! J’avais quatre ans à peine. Mon père me tenait par la main. Je me figurais le guider et je lui répétais sans cesse : « Prenez garde, papa, aux petites pierres. » Depuis, ô destinée, il eut besoin de mon bras d’homme ! L’on passait par les mêmes sentiers, devenus doucement mélancoliques. Par les prés, les plaines de l’automne, dont il célébrait la noblesse en quelques phrases intimes et courtes, par les ruelles de genêts et d’herbes familières, nous nous remémorions ces heures fragiles. Le passé joignait le présent. Notre silence était chargé de regrets, car nous avions formé les plus beaux rêves : voyages à deux, voyages à pied, toutes les émotions, toutes les surprises que mon ami tirait des moindres épisodes. La maladie rendait ces choses impossibles :
« Sais-tu, Léon, sous quel aspect je vois les routes ? comme des issues à ma douleur. Fuir, m’évader à un tournant. Comme elles sont belles, ces longues routes roses de France que j’aurais tant aimé parcourir avec toi et ton frère ! » Il levait ses yeux noirs avec un gros soupir et je sentais mon amour pour lui s’augmenter d’une pitié immense.
Au sortir de l’enfance, mon père est toujours devant moi, fier et vaillant et paré par la gloire naissante. Je sais qu’il écrit de beaux livres, et ses amis le félicitent, ses grands amis que j’appelle les géants, qui viennent dîner à la maison, monsieur Flaubert, monsieur de Concourt, monsieur Tourguenef. Je l’aime beaucoup, monsieur Flaubert. Il m’embrasse avec un gros rire. Il s’exprime très fort et très haut, en frappant des coups de poing sur la table.
Lorsqu’ils sont partis, on parle d’eux avec admiration.
Puis mon éducation commence. Mon père et ma mère la font tout entière. Voici seulement deux souvenirs :
Nous sommes à la campagne en Provence, chez nos amis les Parrocel. Par une matinée admirable, vibrante d’abeilles et de parfums, mon compagnon a pris son Virgile, sa couverture et sa courte pipe. On s’installe au bord d’un ruisseau. L’horizon d’une clarté divine, où tremblent des lignes dorées et roses, se rehausse de fins cyprès noirs. Mon père m’explique les Géorgiques. Voici que la poésie m’apparaît. Et la beauté des vers, et le rythme de la voix chantante et l’harmonie du paysage pénètrent mon cœur d’un seul coup. Une immense béatitude m’envahit, je me sens tout gonflé de larmes. Comme il sait avant moi ce qui se passe en moi, il me serre dans ses bras, il augmente le prodige et prend part à mon enthousiasme ; je suis ivre de beauté.
Maintenant, c’est le soir. Je rentre du lycée après plusieurs classes de philosophie. Notre maître Burdeau vient de nous analyser Schopenhauer avec une incomparable puissance. Les images noires m’ont labouré l’âme. Positivement, j’ai mordu là au fruit de la mort et de la détresse. Par quelle disproportion les mois du sombre penseur ont-ils, dans ma cervelle impressionnable, acquis subitement cette valeur réelle ? Mon père a compris mes terreurs. Je ne lui ai presque rien dit, mais il a vu naître en mes regards quelque chose de trop dur pour un adolescent. Alors, il me prend comme autrefois. Il m’approche lentement ; et lui, déjà rempli de sombres présages, me célèbre la vie en termes inoubliables. Il me parle du travail qui ennoblit tout, de la bonté rayonnante, de la pitié où l'on trouve un refuge, de l’amour enfin, seul consolateur de la mort, que je ne connais que de nom, qui va bientôt m’être révélé et m’éblouira d’allégresse. Que ses paroles sont fortes et pressantes ! De cette vie, où je m’aventure, il fait un radieux tableau. Les arguments du philosophe tombent un à un devant son éloquence ; cette première et décisive attaque de la métaphysique allemande, il la repousse victorieusement.
Depuis cette inoubliable soirée, je me suis gorgé de métaphysique, et je sais qu’un subtil poison s’est glissé par là dans mes veines et dans celles de mes contemporains. Ce n’est point par le pessimisme que cette philosophie est redoutable, mais bien parce qu’elle nous écarte de la vie et submerge en nous l’humanité. Je regrette amèrement de n’avoir point fixé le discours de mon père. Il serait, pour beaucoup, un réconfort.
J’atteins ainsi les dernières années, ne m’arrêtant qu’aux stades lumineux de cette vie filiale, d’où dépend mon être tout entier. Si je parle de moi, c’est encore de lui qu’il s’agit, car je fus son champ d’expérience, hélas ! parfois revèche et sans moissons.
Mon père eût souhaité pour moi la carrière des lettres sous la forme de l’enseignement. Élever de jeunes esprits jusqu’aux idées, les suivre pas à pas, former en eux la morale et développer la puissance sensible, lui semblait le plus beau des devoirs. Il admirait tous ceux qui, à notre époque, ont pris, comme il le disait, « charge d’âmes », et il témoignait à mes maîtres de Louis-le-Grand, MM. Boudhors, Chabrier, Jacob, etc., une sympathie et un respect dont la plupart, sans doute, se souviennent. Comment et pourquoi la destinée m’entraîna-t-elle d’abord vers la médecine, voilà ce que j’examinerai autre part. Ses maladies à lui et les visites aux grands docteurs y furent sans doute pour quelque chose, tant la jeunesse est impressionnable.
Mais le jour où cette carrière me rebuta, où je me dégoûtai du charnier, des examens et des concours, il respecta mon évolution. Mes premiers essais littéraires, que je lui lus aux eaux de Lamalou, furent résolument encouragés par lui et, dès ce moment, entrant dans une allée où il avait planté et fait croître de si beaux arbres, je profitai chaque jour de ses conseils et de son expérience.
Dans son curieux exemplaire de Montaigne qui ne le quittait jamais, qui superpose sur ses pages jaunes et vertes les empreintes de maintes stations thermales, dans ce livre où il puisait tout. enseignement et tout réconfort, je trouve, marqué et annoté avec un soin spécial, le fameux chapitre : De la Ressemblance des Enfants aux Pères. Sans doute, depuis plusieurs années, il sentait s’éveiller en moi et presque à mon insu cet étrange « démon littéraire » auquel il n’est point permis d’échapper. Quand je me confessai à lui de ce zèle nouveau qui m’envahissait, il me tint un bien beau discours que je me rappelle parfaitement. Cela se passait dans une chambre d’hôtel banale et nue. Ma mère avait dû rester à Paris, par une circonstance exceptionnelle ; auprès de mon frère Lucien et de ma toute jeune sœur Edmée. Il me parla près de mon cœur, près de mon esprit, comme il savait le faire, avec une gravité émue. Il me représenta les charges de cette profession d’homme de lettres, où l’on n’a pas le droit d’être un artiste pur, où l’on est encore responsable de ceux qui vous lisent et que l’on trouble. Il ne me cacha pas les difficultés nombreuses et variées que je rencontrerais sur ma route, en admettant même que le succès me favorisât, « ce qui est rare ». Il joignit à cela quelques préceptes très simples, mais si vrais, sur la sincérité et l’effort du style, la part de l’observation et de l’imagination, l’architecture d’une œuvre, la méthode et le relief des personnages et des tempéraments.
Je l’écoutais avec religion. Je comprenais qu’il me livrait là le long résultat de sa patience et le meilleur de son esprit. Vers cette époque, le soir, de chambre à chambre et de lit à lit, nous lisions à haute voix du Pascal. Il m’offrait ce maître sublime, à côté de son cher Montaigne, non comme un exemple trop haut, mais comme un excitant perpétuel. Il m’entretint aussi de sa souffrance, d’une façon presque philosophique, afin de ne point m’attrister, et il m’insinua que la littérature était un soulagement pour une multitude d’âmes inexprimées qui trouvent en elle un miroir et un guide. Il me cita les modèles plus proches de Flaubert, des frères de Goncourt. Il conclut par un éloge de la vie sous toutes ses formes, même douloureuses.
La lampe baissait, mais éclairait encore son fier et délicat visage. Je suivais ses paroles jusqu’à leur source et aux motifs profonds qu’il me taisait, avec une sorte de confiance sacrée. Il y avait entre nous deux un peu de joie et beaucoup de crainte. Je ranime, en les évoquant, ces heures décisives.
Depuis ce jour jusqu’à sa fin, il ne cessa de me conseiller, de m’éclairer, de me guider. Nous avions une telle habitude de la causerie que j’interprétais ses silences, et qu’un seul mot de lui me valait de longues phrases. Il me fut désormais sans trêve un critique impartial et tendre.
Dans ces dernières années, la crainte de le perdre m’envahissait, mais me rendait, par un triste privilège, attentif à ses moindres paroles. C’est ce qui me permet d’écrire ce livre. J’ai vécu comme dans un sanctuaire où brillait une flamme perpétuelle. Notre jardin de Champrosay et son cabinet de travail sont peuplés de conversations où je me bornais à l’interroger sur les grands problèmes humains. J’essaierai de donner l’idée de son langage bref, elliptique et pittoresque, se rapprochant beaucoup du regard par l’intensité, la rapidité, l’accumulation des images. Certes, le romancier fut puissant, et l’avenir le montrera davantage, mais l’homme n’avait pas son pareil pour le trésor d’expérience et de vérité qu’il monnayait de l’aube à la nuit.
Ses amis connaissaient sa divination. Il analysait les événements les plus lointains, les plus divers, avec une perspicacité presque infaillible. Ses rares erreurs devenaient pour lui autant de motifs d’observations nouvelles. Sa pitié et sa charité se rehaussaient de grâces ironiques, mêlaient les larmes au sourire. À notre table de famille, entre ma grand’mère qu’il adorait, sa femme qu’il admirait plus que tout, sa petite fille et ses deux fils, à notre chère table que sa disparition laisse vide et silencieuse, il se mettait autant en frais que pour une réunion d’amis.
C’est là que la mort est venue le prendre le 16 décembre 1897, pendant le dîner. J’étais arrivé un peu en retard ; je trouvai notre petit monde réuni comme à l’ordinaire dans le cabinet de travail. Je lui donne le bras jusqu’à la salle à manger et je l’asseois dans son grand fauteuil. Il commence à causer en prenant le potage. Rien dans ses mouvements ni dans sa façon d’être n’annonçait une telle catastrophe, quand tout à coup, dans un bref et terrible silence, j’entends ce bruit affreux, que l’on n’oublie pas, un râle voilé suivi d’un autre râle. Au cri de ma mère, on s’élance. Il a rejeté la tête en arrière, sa belle tête déjà couverte d’une sueur glacée, les bras défaillent le long du corps.
Avec des précautions infinies nous le soulevons, mon frère et moi. Nous l’étendons sur le tapis. En une seconde, voici l’horreur funèbre pour notre malheureuse maison, voici les gémissements et les plaintes et les supplications vaines à celui qui sut nous donner tout, sauf un petit peu plus de lui-même. Les médecins arrivent en hâte. Le docteur Potain, qui l’aimait, tente le possible et l’impossible. Affreux et déchirant spectacle d’un corps qui nous prêta la vie, de qui la vie s’est enfuie en éclair ; tant de beauté, de douceur, de bonté, de pitié, tant de généreux enthousiasme ne sont plus pour nous qu’un souvenir...
Une heure plus tard il repose sur son lit, beau comme son image en nos cœurs, parmi les sanglots étouffés, à la lueur immobile des flambeaux. Les liens qui nous attachent à lui ne se rompront que par notre mort, mais il se perdent maintenant dans les ténèbres. Nos mémoires deviennent des tombeaux où sont ses gestes et ses paroles et ses regards et sa tendresse. L’amour ici-bas ne retient personne. La vertu ne retient personne. Le génie ne retient personne. Mais comme, brisé de désespoir, je me penchais vers son front si pur, il me parut entendre ceci : Console-toi. L'exemple demeure.
Mon père n’a jamais séparé la vie de la littérature. C’est le secret de son influence. L’art, pour lui, c’était l’achèvement. Créer des types et libérer des cœurs, voilà ce qu’il souhaitait avant tout.
Il m’a conté maintes fois que l’amour de la vie dévora sa jeunesse et qu’il dut à ma mère « son collaborateur dévoué, discret et infatigable », de ne point dissiper follement les dons reçus de la nature qu’il employa plus tard d’une manière si noble. Il ne pensait guère à la gloire et laissait réservée cette grave question de l’avenir qui attend les œuvres des morts.
Je lui lus un jour une phrase de Lamartine, dans le Cours de littérature, qui le frappa, qu’il me fit répéter, comme lorsqu’il ensemençait sa mémoire. Le poète y signale : « ce merveilleux frisson de sensibilité, présage du génie, s’il ne sombre dans la passion. » Ce frisson de sensibilité, mon père l’estimait la source de toute œuvre durable. Dans certains articles nécrologiques, par ailleurs bien intentionnés, j’ai lu cette phrase qui m’a fait sourire qu’« Alphonse Daudet n’était point un penseur ». Penseur à la façon pédante, faiseur d’abstractions et jongleur du vague ; cela, certes, il ne le fut jamais. Mais j’ai là, sur ma table, ses cahiers de notes, où journellement, infatigablement, avec un scrupule et une patience incroyables, il inscrivait l’incessant travail de son cerveau. On trouve de tout dans ces petits livres, recouverts de moleskine noire, griffonnés en tous sens, raturés sur la page, lorsque cette page avait servi. C’est d’abord un tumulte, un bourdonnement, un frémissement singulier et j’imagine que cette belle âme s’est révélée là tout entière, avec ses soubresauts, ses tourbillons, départs et retours, ses flammes brèves ou ses nappes de feu. Puis, avec beaucoup d’attention, on distingue une sorte de rythme, un mouvement harmonieux de l’esprit qui part de la sensation simple, s’inspire de tableaux pittoresques, visions de voyages, rêves ou souvenirs, traverse ces régions colorées et sonores où s’accomplit le miracle de l’art, où une impression vive devient, par le mystère de la genèse, l’origine d’un livre ou d’une pièce. Ensuite le ton s’élève. Cela reste vivant et clair, mais devient plus serré, plus précis. Les mots, gonflés d’expérience, juxtaposés sans lien apparent, néanmoins selon une attraction profonde, telle que les couleurs ou les traits dans une ébauche de Velasquez ou de Rembrandt, les mots d’un réalisme parfois cruel, tremblants d’angoisse et de sincérité, paraissent, ainsi que des visages, modelés par le cœur et les sens, éveillent des réflexions innombrables. Et de cette manière abrégée, de cette cohésion qui vibre, de ce tissu de chair et de nerfs sortent d’étonnantes formules, de fulgurants témoignages sur soi-même, d’une généralité plus grande que ces idées détachées de l’homme où se perd la métaphysique.
En résumé, ce travail d’analyse perpétuelle, d’une bonne foi qui va jusqu’au cri, montre dans la pensée de l’écrivain une ascension, une épuration continues, un zèle de porter la lumière par tout le ténébreux réseau de l’être, et comme une idéale patience.
Il y a plus que de la patience. Il y a de l’esprit de sacrifice. Je disais parfois en riant à mon père : « Comme tu es de sang catholique ! » Ces cahiers nous dévoilent, en dernier examen, l’état de sensibilité complexe d’une âme où le dogme s’est sans doute obscurci, mais où la religion a laissé son empreinte en ce qu’elle offre de touchant et d’implacable. Il est dur de se scruter sans relâche, il est dur d’inscrire sans réserve tout ce que l’on éprouve, tout ce que l’on subit. Les jeux de la vie et de la mort, la lente attaque de nos tissus, le déroulement de nos espoirs, de nos désillusions, sont un effroi pour la plupart des hommes. L’ultime terreur est de nous-mêmes. C’est cette terreur, ce sourd besoin de s’évader de la conscience qui nous rend somnambules, hésitants devant la confession que notre cœur fait à notre cœur par le silence des nuits et des jours, comme nous menons notre vie obscure. Les plus forts demeurent des enfants dans le berceau d’une ignorance qu’ils engourdissent volontairement, qu’ils maintiennent muette et ténébreuse.
Montaigne, Pascal et Rousseau, trois admirations forcenées de mon père. Il était de cette grande famille. Son Montaigne ne le quittait pas, il annotait Pascal, il défendait Rousseau contre les reproches honorables de ceux qui ont honte de la honte, qui se détournent du charnier. Sans trêve il descendait en ces puissants modèles, se perdait dans leurs cryptes, consultait les silences redoutables qui s’étendent entre leurs aveux. Il prenait une de leurs pensées et vivait avec elle comme avec une amie, comme avec une sœur oubliée dont il examinait les ressemblances, les dissemblances, d’après le grave scrupule qu’il portait aux choses sensibles. Il interrogeait son entourage, ceux qui passaient et jusqu’aux faits du jour. De ces trois génies si mûrs et si vastes il chérissait la sincérité. Il se les proposait en exemples. À force de converser avec eux, il s’était imprégné de leur substance. N’est-ce point là besogne de penseur ?
Or, de tous les livres grand ouverts, celui qu’il feuilleta davantage, ce fut le livre de la vie. Impressionnable comme nous le connaissions, ses années de jeunesse avaient dû être pour lui un accumulat inouï de sensations, d’énervements de tout genre qu’il sut classer dans son âge mûr. Mais la maturité, et c’est là une de ses caractéristiques les plus surprenantes, ne fut pour lui ni un dessèchement ni un arrêt. Il conserva intacte jusqu’au bout, élargie seulement par la souffrance, la faculté de s’émouvoir. Cette faculté précieuse et si rare, dans nos entretiens nous la comparions à une plaie par où la force circule, s’épanchant de l’être vers la nature, montant de la nature à l’être. Je me rappelle qu’il l’assimilait à la blessure de la Sainte Lance.
« — Voici, me disait-il, une de mes visions. Notre-Seigneur est sur la croix. C’est l’aube, une aube froide et poignante. Vers le martyre amoureux de la vie jusqu’au point de la perdre afin qu’elle se répande sur tous en charité et en rédemption, vers le Maître montent les bruits de la ville qui s’éveille, des sons, et des odeurs de grillades, de foules, puis, plus près, les gémissements, les longues plaintes au pied de la croix. Il boit cela par tous les pores et le goût du fiel s’assoupit, tandis que s’apaise la torture des clous, de l’exposition et de la lance. »
Il n’allait pas plus loin, mais pesait sur les derniers mots pour que je suive les prolongements. Et il n’insistait point sur ces beaux rêves, laissant à l’auditeur le soin de les compléter, sachant qu’il comprend mieux, celui qui ajoute un peu de de lui-même.
Cette sensibilité, aiguë souvent jusqu’à l’inexprimable, restait cependant directe et n’attaquait jamais la règle de vie. Celle-ci, toute simple et limpide, demeurait en lui intransigeante. Mon père détestait la perversité, les jeux malsains de la conscience où se complurent certains hommes remarquables.
Cette sensibilité était toujours en éveil. Dans ses petits cahiers, il parle des heures sans grâce, où le prêtre voit s’éloigner la foi, où l’amoureux épouvanté se consulte sur son amour. C’est une de ses préoccupations de ne point s’endurcir dans la douleur, de rester accessible à toutes les émotions. Je ne lui ai point connu d’heures sans grâce.
Il avait une façon de raconter qui n’appartenait qu’à lui, que n’oublieront jamais ses amis ni ceux qui une fois l’ont entretenu. Son récit suivait le souvenir, s’y adaptait comme un vêtement mouillé. Il reproduisait dans leur ordre les faits et les sensations, supprimant les intermédiaires, ne laissant comme il disait que « les dominantes ».
« Les dominantes », ce terme revenait souvent sur ses lèvres. Il entendait par là les parties essentielles, indispensables, les sommets du livre ou de la nouvelle : « c’est là, ajoutait-il, qu’il faut faire porter la lumière ».
Il répétait aussi : « Les choses ont un sens, un endroit par où on peut les prendre. » Et dans ce vague terme de choses, il enfermait l’animé comme l’inanimé, ce qui se meut et s’exprime, comme ce qui s’agite ou se pèse.
Nous pénétrons ainsi le secret de sa méthode, moins simple qu’elle ne le semble d’abord.
Amant du réel et du vrai, il n’interrompit jamais sa quête. Tant qu’il put sortir, il fréquenta les milieux les plus divers, ne négligeant aucune occasion, surtout ne méprisant personne. Il détestait singulièrement le mépris comme une des formes de l’ignorance. Qu’il s’agît d’un homme de cercle, dans un salon, ou d’un artiste ou d’un malade, qu’il s’agît d’un indigent sur la route, d’un garde forestier, d’un passant, d’un ouvrier rencontré par hasard, mon père se servait de sa sociabilité prodigieuse ou de son exquise bonté pour dépasser la région banale où ne s’échangent qu’hypocrisies, et pénétrer au cœur de l’être. Il inspirait cette confiance étrange qui vient de la joie d’être compris, qui se double par la compassion. Et cette compassion n’était pas jouée. J’ai vu les gens les plus divers se livrer à lui avec béatitude. Combien souffrent de leur secret ! Combien se sentent seuls sur la terre, ne rencontrant partout qu’égoïsme !
J’ai prononcé le mot de « méthode ». Il sonne faux pour une action si humaine. Mon père, avant tout, suivait son penchant, qui était d’aimer son semblable, de se plaindre ou de se réjouir avec lui. Ma mère, mon frère et moi lui faisions des plaisanteries tendres sur la colère où le mettait le récit de telle injustice, sur la part personnelle qu’il prenait aux phénomènes les plus éloignés de lui.
Lorsqu’une cruelle maladie restreignit son existence, dans des proportions moindres d’ailleurs qu’on ne l’a affirmé, il ouvrit sa porte grande. Il accueillait toutes les misères. Il écoutait patiemment le récit de toutes les détresses. Jamais on ne l’entendit se plaindre d’avoir interrompu son travail pour soulager une douleur vraie. Très peu le dupèrent et abusèrent de lui, car il savait dépister le mensonge par une extraordinaire sagacité. Mais cela même ne l’irritait point : « Le pauvre diable, nous disait-il ensuite avec son délicieux sourire, le pauvre diable a cru me tromper. Je lisais la fausseté sur son visage, je la devinais au tressaillement d’un petit muscle que je connais bien, là, à l’angle des lèvre ; elle m’apparaissait par l’ambiguïté de ses yeux. À un moment, j’ai failli me trahir. Bah ! Il est malheureux tout de même ! »
L’homme parti, il notait de la conversation ce qui lui avait paru singulier et digne de mémoire. Et sa mémoire même était infinie, car, malgré sa myopie, à plusieurs années de distance il se rappelait un nom, une figure, un geste, un tic, une parole. À un de ses anciens condisciples du lycée de Lyon, qu’il n’avait pas vu depuis trente ans, il demanda tout à coup : « Vous avez bien encore sur l’ongle d’un pouce, je crois, cette petite marque sanglante qui m’étonnait quand vous écriviez ? »
Ses souvenirs les plus vifs étaient ceux de ses émotions qu’il nous restituait avec une fidélité intégrale. J’ai dans les oreilles le récit d’un incendie, où les flammes crépitaient encore, où se poursuivaient en désordre des silhouettes de femmes demi-nues et de pompiers. Il se montrait, aspergeant, aspergé, une lance à la main. Il avait dix ans. « Reste-là, petit » lui avait dit un des sauveteurs. Il y resta jusqu’à ce que les flammes vinssent griller ses sourcils et lui lécher les mains. Il n’avait oublié ni les cris, ni le craquement des poutres, ni les lueurs, ni l’effroi sur les figures, ni son propre émoi mêlé d’allégresse. Et comme il rendait tout cela ! En quels traits justes et saisissants !
Une autre fois, c’est une inondation, la brusque crue du Rhône, les « coups de bélier » de l’eau par les caves qu’il évoque, ajoutant le détail au détail, les regards tournés vers le passé. « Des barques, la barque où je suis, mon ivresse du danger, les inondés par grappes sur les toits des maisons, les gouffres grondants, les tourbillons, l'irrésistible des eaux furieuses ».
Le propre d’un esprit pareil, c’est de faire une tapisserie avec tant d’images disparates, de tout grouper, de tout classer, à son insu, par le lent travail de la réflexion, par l’agglomérat des images, par cette descente des impressions vives, qui les mettent de contact les unes avec les autres et forment le faisceau. Le propre d’un esprit pareil, c’est d’utiliser les moindres traits pour son incessant labeur, de comparer, de déduire, d’amplifier sans déformations, comme le cœur bat ou le poumon respire.
Prenez les œuvres des grands écrivains. Notez avec soin les « dominantes ». Il serait bien surprenant que vous ne remarquiez point, à travers les descriptions les plus riches et les plus nombreuses, deux ou trois tableaux fixes qui reviennent périodiquement, chargés de nouvelles couleurs. Parmi tant de caractères qu’ont créés Balzac, Gœthe ou Dickens ou Tolstoï, il est quelques tournures primordiales, quelques éléments de nature foncière qui sont des centres et des repères. La vie les donna au génie. Le génie les rend à la vie en les ornant de son prestige.
Ainsi en fut-il pour mon père. Je me rappelle son étonnement quand, ayant prié son ami Gustave Toudouze de faire un « selectœ » de ses œuvres, où ne se trouveraient que des exemples d’amour maternel, il constata, le long de ses romans et de ses drames, le retour perpétuel de ce motif de « la mère », laquelle est le summum de la tendresse