Amérique Latine - Marta Harnecker - E-Book

Amérique Latine E-Book

Marta Harnecker

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Beschreibung

L'auteur livre une analyse in situ et richement documentée des pratiques du socialisme en Amérique du Sud.

Serait-on aujourd’hui en train de construire en Amérique Latine cet autre monde possible ? Partant dʼune analyse critique et sans concession des expériences socialistes du passé, Marta Harnecker, chercheuse et militante active dans plusieurs pays de ce continent, décrypte les expériences actuelles et les tentatives innovantes pour faire de la politique d’une autre façon : celle qui devrait être au cœur du « socialisme du XXIe siècle ». En Bolivie, au Vénézuela, au Brésil ou en Équateur, des exemples illustrent comment on passe de la culture du « citoyen qui mendie » à celle du « citoyen qui réalise, contrôle, autogère » et se rend maître de son propre destin.
Mouvements populaires des paysans, des indigènes ou des classes moyennes qui se battent contre la privatisation de l’eau, pour la nationalisation du gaz, contre le bureaucratisme, lʼexcès de centralisation... des faits passionnants qui nous informent et nous donnent de lʼespoir. L’auteur ne cache pas les difficultés importantes rencontrées, internes comme externes, notamment en raison de la présence du « Grand Voisin » qui ne veut pas abandonner son arrière cour historique et ses bases militaires.

Un ouvrage indispensable pour comprendre de l’intérieur les bouleversements qui s’opèrent actuellement en Amérique Latine.

EXTRAIT

Il y a vingt ans, les forces de gauche vivaient des moments très difficiles en Amérique Latine comme dans le reste du monde. Après la chute du mur de Berlin, l’Union soviétique tombait dans l’abîme pour disparaître à la fi n de 1991. En février 1990, faute d’une arrière-garde bien nécessaire, la révolution sandiniste était désavouée dans les urnes et les guérillas d’Amérique centrale étaient contraintes à la démobilisation. Le seul pays qui continuait à brandir le drapeau de la révolution était Cuba, malgré les augures qui annonçaient que sa fin était proche. Dans de telles conditions, il était difficile d’imaginer que vingt ans plus tard la
plus grande partie de nos pays serait gouvernées par des dirigeants de gauche.

À PROPOS DE L'AUTEUR

D’origine chilienne, Marta Harnecker est une figure emblématique des mouvements d’émancipation et de transformation sociale d’Amérique Latine. Disciple d’Althusser lors de son séjour en France, elle fut après son retour au Chili et jusqu’au coup d’Etat militaire contre Salvador Allende la directrice du journal indépendant de l’Unité populaire Chile Hoy. Chercheuse, journaliste et sociologue, Marta Harnecker est une grande spécialiste des mouvements révolutionnaires latino-américains. Actuellement conseillère politique du gouvernement du Venezuela, elle a publié plus de soixante livres, dont « Les concepts de base du matérialisme historique », qui fut longtemps un bestseller en Amérique Latine.

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Introduction

Il y a vingt ans, les forces de gauche vivaient des moments très difficiles en Amérique latine comme dans le reste du monde. Après la chute du mur de Berlin, l’Union soviétique tombait dans l’abîme pour disparaître à la fin de 1991. En février 1990, faute d’une arrière-garde bien nécessaire, la révolution sandiniste était désavouée dans les urnes et les guérillas d’Amérique centrale étaient contraintes à la démobilisation. Le seul pays qui continuait à brandir le drapeau de la révolution était Cuba, malgré les augures qui annonçaient que sa fin était proche. Dans de telles conditions, il était difficile d’imaginer que vingt ans plus tard la plus grande partie de nos pays serait gouvernées par des dirigeants de gauche.

La débâcle du socialisme soviétique a mis dans une situation très difficile la gauche latino-américaine, en particulier la gauche marxiste-léniniste. Pendant les années quatre-vingt, cette dernière avait beaucoup appris, aussi bien des expériences dictatoriales du « Cône Sud1 » et des formes de résistance qui se sont manifestées à cette occasion que des expériences de lutte des mouvements de guérilla d’Amérique centrale et de Colombie. C’est alors qu’elle a commencé à surmonter les erreurs que l’on avait commises dans les années précédentes, déviations dues à la mise en œuvre sans discernement du modèle bolchevique de parti. Je ne puis développer ici ce point que j’ai traité en détail dans mon livre Recontruyendo la izquierda2, et me limiterai donc à une simple énumération de ces défauts : avant-gardisme ; verticalisme et autoritarisme ; théoricisme et dogmatisme conduisant au stratégisme ; subjectivisme dans l’analyse de la réalité, conduisant à définir des stratégies inadéquates ; incapacité à voir la réalité de notre sujet social révolutionnaire, conduisant à méconnaître le potentiel de lutte des mouvements ethnico-culturels et du christianisme révolutionnaire proche des pauvres ; conception de la révolution comme prise du pouvoir par une minorité agissante, capable de résoudre du haut de l’état les problèmes du peuple ; reconnaissance insuffisante de ce qu’est la démocratie, au point de faire une distinction entre les forces révolutionnaires et les forces démocratiques comme si les premières n’étaient pas démocratiques…

Je viens de dire que ces erreurs ont commencé à être précisément surmontées dans les années qui ont précédé l’effondrement du socialisme soviétique. Je voudrais simplement signaler encore deux autres facteurs qui ont favorisé ce processus de maturation de la gauche : d’abord, la vision pédagogique du Brésilien Paulo Freire, qui a donné naissance dans nos pays à un important mouvement d’éducation populaire en rupture avec les idées classiques qui étaient alors celles des partis de gauche, qui se croyaient les seuls détenteurs de la vérité ; ensuite, les idées féministes qui mettaient l’accent sur le respect des différences et le rejet de l’autoritarisme.

Les premiers qui surent assimiler ces idées ont été les mouvements politico-militaires d’Amérique centrale. Une révolution victorieuse, celle des sandinistes, a montré à quel point cette nouvelle perception des choses pouvait être fructueuse : le pluralisme politique est allé jusqu’à une victoire dans laquelle on a pu intégrer des prêtres comme ministres du nouveau gouvernement révolutionnaire. Un commandant communiste de la guérilla salvadorienne, Jorge Schafik Randal, a été le premier à insister sur le fait que le nouveau sujet révolutionnaire latino-américain ne peut pas être la seule classe ouvrière, car d’autres sont apparus, et donc que les communistes ne peuvent pas être les seuls à conduire le processus mais doivent leur accorder une place. Une guérilla guatémaltèque, el Ejército Guerrillero de los Pobres, a été la première organisation politique à intégrer des Indiens et à les considérer comme le moteur principal de la révolution.

C’est ainsi que l’on a commencé à comprendre que la nouvelle organisation politique devait être adossée à la société, plongée dans les secteurs populaires ; qu’elle devait surmonter la tendance à homogénéiser la base sociale à partir de laquelle on agissait pour cultiver l’unité dans la diversité, le respect des différences ethniques, culturelles, de genre, etc. Et que ce respect des différences impliquait un changement de langage pour que ce dernier soit adapté aux différents sujets, aussi bien dans le fond que dans la forme, puisque désormais – à l’ère de l’information et de l’image – le langage audio-visuel est primordial.

On a également compris qu’il fallait passer de l’hégémonisme, de la politique rouleau compresseur qui impose par la force les lignes et les actions, à l’hégémonie qu’il faut gagner, par exemple, en laissant des secteurs chaque jour plus importants de la société faire leurs les propositions de l’organisation politique.

La gauche est également devenue plus mûre en comprenant que le mouvement populaire ne doit pas être vu comme une simple courroie de transmission des décisions du parti, mais qu’il doit avoir une autonomie de plus en plus grande et son propre agenda de lutte – et que son rôle est d’intégrer les différents agendas au lieu d’en élaborer un depuis le sommet de la hiérarchie. Elle a compris que son rôle est d’orienter, de rendre plus facile, d’accompagner et non de prendre la place ; qu’il est nécessaire d’éliminer toute attitude verticaliste qui annule les initiatives des gens ; qu’il est nécessaire d’apprendre a écouter, à faire un diagnostic correct de leur état d’esprit, de demeurer à l’écoute des solutions que le peuple lui-même propose. Elle a également assimilé la nécessité d’aider les gens à être et à se sentir parties prenantes3, et que pour ce faire il faut passer d’une organisation verticaliste de commandement à une attitude de pédagogues populaires capables de recueillir tout le savoir dont le peuple est porteur.

Elle a conclu qu’il est nécessaire d’abandonner l’approche ouvriériste qui ne prend en compte que la classe ouvrière, et que le nouvel doit respecter la pluralité du sujet et assurer la défense de tous les secteurs sociaux discriminés (femmes, indiens, noirs, jeunes, enfants, retraités, homosexuels, handicapés et autres).

Elle s’est convaincue qu’il ne s’agit pas de recruter tout le monde pour l’incorporer à l’organisation politique. Plutôt que de contenir en elle les représentants légitimes de tous ceux qui luttent pour l’émancipation, elle devrait être plutôt une instance capable de fédérer leurs différentes pratiques dans un projet unique.

Enfin, la gauche a compris que la démocratie est un des drapeaux qui lui est le plus cher, et que la lutte pour la démocratie est inséparable de la lutte pour le socialisme, parce que c’est seulement dans ce système social que la démocratie peut se développer pleinement4.

En ayant tout cela en tête, je crois que nous pouvons mieux comprendre ce qui s’est passé en Amérique latine dans ces dernières années. C’est à ce thème que sera consacré la première partie de ce livre, qui servira d’introduction pour aborder le thème du socialisme du XXIe siècle.

1. Cono Sur, la « pointe sud » de l’Amérique [Argentine, Chili, Uruguay – certains y ajoutent la partie sud du Brésil : Parana, Rio grande del Sur et Santa Catarina]. (Les notes entre crochets sont dues à l’éditeur français.)

2. Harnecker, Reconstruyendo, II, 3. « Crisis orgánica », § 166-221. [Les références sont détaillées dans la bibliographie en fin d’ouvrage].

3. « Protagonistes », voir note 3, p. 53.

4. Ce thème a été plus largement traité dans Harnecker, Reconstruyendo, III, 1. « Características del nuevo instrumento político », § 333-420.

PREMIÈRE PARTIE

L’AMÉRIQUE LATINE

1.

Une pionnière dans le rejet du néolibéralisme

L’Amérique latine a été le premier théâtre où ont été mises en place les politiques néolibérales. Le Chili, mon pays, a servi de cobaye, avant même que le gouvernement du Premier ministre Margaret Thatcher ne les mît en œuvre au Royaume Uni. Mais cette partie du monde a aussi été la première à rejeter ces politiques qui n’ont servi qu’à y accroître la pauvreté, à y renforcer les inégalités sociales, à y détruire l’environnement, à y affaiblir les mouvements ouvriers et les mouvements populaires en général.

Après l’effondrement du socialisme en Europe de l’Est et en URSS, c’est dans notre sous-continent que les forces progressistes et de gauche ont commencé à renaître. C’est là, après plus de deux décennies de souffrance, que naît un nouvel espoir. Dans un premier temps sont venues des luttes de résistance contre les politiques néolibérales, mais après quelques années ce fut une offensive et la conquête des lieux de pouvoir.

Le triomphe des candidats de coalition des politiques de gauche et de centre gauche

Pour la première fois dans l’histoire de l’Amérique latine – et dans un contexte de crise du modèle néolibéral – des militants de gauche et de centre gauche, portant des étendards antilibéraux, obtiennent le triomphe de leurs candidats dans la plupart des pays de la région.

Rappelons-nous qu’à l’époque des élections présidentielles de 1998 (remportées par Hugo Chávez), le Vénézuela (si l’on excepte bien entendu l’honorable cas de Cuba) était sur tout le continent une île déserte au milieu d’un océan de néo-libéralisme. Mais très vite, Ricardo Lagos triomphe au Chili (2000), Luiz Inácio Lula da Silva au Brésil (2002), Néstor Kirchner en Argentine (2003), Tabaré Vázquez en Uruguay et Evo Morales en Bolivie (2005), Michelle Bachelet au Chili, Rafael Correa en Équateur et Daniel Ortega au Nicaragua (2006), Cristina Fernández en Argentine et Álvaro Colom au Guatemala (2007), Fernando Lugo au Paraguay (2008). En 2009, enfin, Mauricio Funes est élu au Salvador et Rafael Correa réélu en Équateur, José Mujica gagne au deuxième tour en Uruguay et Evo Morales est réélu à une large majorité en Bolivie.

Nous sommes d’accord avec Roberto Regalado, qu’il s’agit des dirigeants très hétérogènes. « Dans certains pays, comme le Vénézuela, la Bolivie et l’Équateur, l’effondrement ou l’affaiblissement des institutions néolibérales, ont conduit au gouvernement des dirigeants qui ont capitalisé le mécontentement des citoyens, malgré le manque au départ, de partis de gauche solides. Dans d’autres pays, comme le Brésil et l’Uruguay, c’est l’expérience organisationnelle et politique de la gauche qui a conduit ses candidats à la présidence. En outre, il existe des situations comme celle de l’Argentine et du Honduras, où l’absence de candidats à la présidence représentant des secteurs populaires a permis l’émergence des figures progressistes des partis traditionnels1. »

Mouvements populaires : les principaux protagonistes

Ils émanent de la crise de légitimité du néolibéralisme

Même dans les pays où le rôle des partis politiques de gauche a été important, nous pouvons dire que ces partis n’ont pas été à l’avant-garde de la lutte contre le néolibéralisme ; ce sont au contraire les mouvements populaires qui l’ont menée. Ces mouvements naissent de la crise de légitimité du modèle néolibéral, de ses institutions politiques, et émergent des dynamiques locales de résistance au sein de leur communauté ou de leur espace local. Il s’agit de mouvements très pluralistes où cohabitent des composantes de la théologie de la libération, du nationalisme révolutionnaire, du marxisme, de l’indigénisme et de l’anarchisme.

Les mouvements sociaux anciens et nouveaux

À côté d’anciens mouvements, en particulier ruraux et indigènes, naissent de nouveaux mouvements sociaux comme ceux qui, en Bolivie, se battent contre la privatisation de l’eau (guerre de l’eau) et pour reprendre le contrôle du gaz (guerre du gaz) ; les piqueteros en Argentine, groupes des manifestants composés de petits commerçants, travailleurs, chômeurs, professionnels, retraités, etc. ; les paysans endettés mexicains, les étudiants chiliens du secondaire, plus connus sous le nom de « pingouins » à cause de leur pantalon foncé et de leur chemise blanche, les mouvements écologistes, les mouvements contre la mondialisation néolibérale. Les classes moyennes apparaissent aussi sur la scène politique : le personnel de santé au Salvador, les caceroleros (ceux qui tapent sur des casseroles lors des manifestations) en Argentine, entre autres.

Le mouvement ouvrier traditionnel, très frappé par l’application de mesures économiques néolibérales telles que la flexibilité du travail et la sous-traitance, n’apparaît en première ligne sur la scène politique qu’à de rares exceptions.

De la simple résistance à la mise en question du pouvoir

Ces mouvements rejettent d’abord la politique et les politiciens mais, au fur et à mesure que le processus de lutte progresse, ils passent d’une simple attitude apolitique de résistance au néolibéralisme à une attitude de plus en plus politique de remise en cause du pouvoir établi et comprennent la nécessité de construire leurs propres outils politiques, comme cela a été le cas du MAS (Movimiento al Socialismo, « Mouvement vers le socialisme ») en Bolivie et du Pachakutik en Équateur.

1. Présentation du livre América latina hoy, p. IX.

2.

Rapport des forces actuelles

Depuis 1998 la carte de l’Amérique latine a radicalement changé. Un nouveau rapport de forces rend plus difficile pour les États-Unis la poursuite de leurs objectifs dans la région. Dans le même temps, les efforts de l’empire du Nord pour arrêter la percée de nos peuples s’intensifient. Nous soulignerons plusieurs éléments qui appuient nos affirmations.

Faits qui marquent les avancées des forces progressistes

Diminution de la marge de manœuvre du gouvernement américain

Le gouvernement des États-Unis ne peut plus manœuvrer en toute liberté sur notre continent comme il le faisait auparavant. Il doit faire face à des gouvernements rebelles dont le programme propre est souvent en conflit avec celui de la Maison Blanche. Voici quelques faits à cet égard :

Réunions sans la présence des États-Unis (2000-2009) : les dirigeants d’Amérique latine et des Caraïbes commencent à se réunir hors de la présence des États-Unis. Le premier sommet des présidents d’Amérique du Sud a eu lieu au Brésil en 2000 ; deux ans plus tard une nouvelle réunion s’est tenue en Équateur ; en 2004 le siège a été le Pérou. L’année suivante, c’est au Brésil que s’est tenu le premier sommet de la Communauté sud-américaine des nations dont le deuxième s’est tenu en 2006 en Bolivie : ce furent les bases de ce qui allait devenir l’Union des Nations Sud-américaines (Unasur), dont le nom a été adopté au sommet sur l’énergie tenu en 2007 au Vénézuela, et dont le traité fondateur a été approuvé l’année suivante (2008) à Brasilia en 2008.

Accroissement des relations économiques avec la Chine (2004-2009)

Les besoins croissants de la Chine en matières premières produites en abondance en Amérique latine ont amené ces deux régions à intensifier leurs rapports. La Chine est devenue un des principaux partenaires commerciaux de pays tels que le Pérou, le Chili et le Brésil et a commencé à établir des alliances stratégiques avec divers pays de la région, en particulier avec le Vénézuela.

Selon une étude menée par Diego Sánchez Ancochea, professeur d’économie à l’Université d’Oxford, la Chine a signé au cours des années 2004 et 2005 une centaine d’accords et d’engagements publics avec plusieurs pays sud-américains, y compris un accord de libre-échange avec le Chili en novembre 2005. « Dans le cas du Brésil par exemple, les exportations vers la Chine ont augmenté de 382 millions de dollars en 1990 et de 6 milliards 830 millions en 2005. L’Argentine et le Chili ont connu des augmentations similaires passant respectivement de 241 et 34 millions de dollars en 1990 à 3 milliards 100 millions et 3 milliards 200 millions en 2004. La Chine est ainsi devenue un des principaux partenaires commerciaux, non seulement des pays du Mercosur, mais aussi d’autres pays sud-américains. Elle est le deuxième plus important partenaire commercial du Pérou, le troisième du Chili et du Brésil, et le quatrième de l’Argentine et l’Uruguay1. »

Ces dernières années, la présence chinoise sur notre continent s’est affirmée. Cela a été reconnu le 27 mai 2009 par la secrétaire exécutive de la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL), Alicia Bárcena, qui a fait valoir que les investissements de la Chine dans la région « avaient considérablement augmenté », surtout dans des secteurs spécifiques comme l’exploitation minière, le secteur pétrolier et l’industrie automobile, même si les montants demeurent faibles par rapport aux investissements des États-Unis2. Prenons seulement deux exemples.

Le 19 mai 2009, la Chine et le Brésil finalisent treize accords de coopération énergétique, faisant ainsi du pays asiatique le « premier partenaire commercial du Brésil ». Quelques jours plus tôt, Lula avait souligné que les deux pays devraient opérer leurs échanges dans leurs monnaies respectives et non pas en dollars.

Les relations commerciales et de coopération économique entre la Chine et le Vénézuela ont été renforcées pendant les derniers mois de 2009. Des accords de coopération ont été signés dans le domaine agricole, industriel et énergétique. Aussi les deux pays ont-ils décidé d’augmenter le capital du Fond de développement Chine-Vénézuela en multipliant par deux le chiffre initialement prévu pour atteindre 12 milliards de dollars. Il s’agit du montant le plus important accordé par la Chine à un seul pays depuis 1949.

Sánchez Ancochea signale que cela a créé de nouvelles ressources et de nouvelles possibilités pour le Brésil, l’Argentine, le Vénézuela et d’autres pays d’Amérique latine, non sans présenter toutefois des risques et des menaces importantes : ainsi, la forte hausse du déficit commercial avec la Chine, le renforcement de la « traditionnelle insertion latino-américaine, en particulier des pays andins et du « Cône Sud3 », dans l’économie mondiale » et un coup dur pour les secteurs qui nécessitent une main-d’œuvre abondante, comme le secteur textile, où est remise en cause la survie d’un grand nombre de petites et moyennes entreprises délocalisées en Chine pour y trouver une (relative) productivité relevée et de (réels) bas salaires4.

Rejet de l’ALCA et création de l’ALBA (14 décembre 2004) : le gouvernement des États-Unis n’a pas été en mesure de concrétiser son projet de création d’une zone de libre-échange sur tout le continent américain, l’ALCA (Área de Libre Comercio de las Américas, « Zone de libre-échange des Amériques »). Cependant, le 14 décembre 2004, un accord entre le Vénézuela et Cuba fait naître une alternative à ce traité, l’ALBA (Alianza Bolivariana para los Pueblos de Nuestra América – Tratado de Comercio de los Pueblos, « Alliance Bolivarienne pour les peuples de notre Amérique – Traité de commerce des peuples5 »). Plusieurs autres pays de la région vont rejoindre progressivement l’ALBA : en 2006 la Bolivie, en 2007 le Nicaragua, en 2008 le Honduras et La Dominique, en 2009 Antigua-et-Barbuda, Saint-Vincent et les Grenadines et l’Équateur.

Face à cette situation, la Maison Blanche a choisi de conclure des accords bilatéraux avec certains pays de la région, comme le Chili, l’Uruguay, le Pérou, la Colombie, et un groupe de pays d’Amérique centrale6. L’Équateur décide de démanteler la base militaire américaine de Manta (1er novembre 2008) : le 1er novembre 2008, le président de l’Équateur, Rafael Correa, a annoncé qu’il ne renouvellerait pas le contrat qui autorisait le Comando Sur (United States Southern Command, « Commandement américain pour la zone sud ») à avoir une base militaire dans la ville équatorienne de Manta. Ce contrat, signé en 1999, a pris fin en novembre 2009, ce qui a été un coup dur pour le Pentagone puisqu’il s’agissait du plus important centre d’opérations américaines dans la région.

Plusieurs faits ont motivé cette décision, mais l’événement déclencheur a été, sans aucun doute, la violation ouverte de la souveraineté nationale de l’Équateur par un commando de l’armée colombienne, qui a attaqué le territoire frontalier équatorien de Sucumbíes où était situé un camp des FARC. L’incident avait eu lieu le 1er mars 2008 et avait entraîné la mort de vingt-cinq personnes, dont le commandant des FARC, Raúl Reyes, et plusieurs civils équatoriens et mexicains. Peu avant l’annonce du non renouvellement de ce contrat, Quito avait révélé un rapport officiel7 sur l’infiltration des forces armées de l’Équateur par la CIA, dans lequel on apprenait que l’attaque colombienne contre la guérilla en territoire équatorien avait été soutenue par un avion américain qui se trouvait à la base de Manta. Cette mesure avait été précédée par deux autres manifestations d’indépendance et de souveraineté : l’expulsion, le 7 février, d’Armando Astorga, attaché d’ambassade des États-Unis, suite au refus du gouvernement de renouveler l’autorisation pour cette ambassade de nommer les responsables de l’unité de renseignement de la police équatorienne, jusqu’à son commandant, comme cela avait le cas jusqu’alors. Dix jours après, Max Sullivan, premier secrétaire à l’ambassade des États-Unis8, a été expulsé pour « ingérence inacceptable dans les affaires intérieures ». La solution trouvée par le Pentagone a été de déplacer vers ses bases colombiennes les navires, les armes et les services de renseignement de haute technologie.

Cuba intègre le Groupe de Rio (16 décembre 2008) : lors du Sommet de l’Amérique latine et des Caraïbes qui s’est tenu dans la ville brésilienne de Salvador (de Bahia) le 16 décembre 2008, en présence de trente-trois chefs d’États et de gouvernements, a été annoncé l’entrée officielle de Cuba au Groupe de Rio9, consolidant ainsi la présence de l’île dans la région.

Consensus à l’OEA pour la levée des sanctions contre Cuba (3 juin 2009) : réunis au Honduras le 3 juin 2009, les ministres des Affaires étrangères de l’Organisation des États américains (OEA) ont convenu d’abroger les sanctions adoptées en 1962 contre Cuba. Le ministre des Affaires étrangères de l’Équateur, Fader Falconi, a annoncé que la décision « a été approuvé à l’unanimité et que cet accord reflète le changement d’époque que connaît l’Amérique latine10. »

Le Brésil achète du matériel militaire français plutôt qu’américain (7 septembre 2009) : le 7 septembre 2009, Lula a signé un accord avec Nicolas Sarkozy pour permettre au Brésil de se procurer des équipements militaires d’une importance stratégique : cinq sous-marins et cinquante hélicoptères de transport militaire pour une valeur de douze millions de dollars, ce à quoi il faudrait ajouter trente-six avions de chasse précédemment acquis11.

Cet accord semble achever le virage de la réorientation stratégique accompli en Amérique Latine, avec le déclin de l’hégémonie américaine et l’accession du Brésil au rang de puissance mondiale. Selon Aram Aharonian, c’est ainsi qu’un complexe militaro-industriel autonome a vu le jour dans ce qui fut qui fut jadis l’arrière cour de l’empire, et qui tente par ailleurs de protéger l’Amazonie et les réserves d’hydrocarbures de la côte brésilienne [50 milliards de barils de pétrole découverts dans la mer du Brésil en 2008]. Cette mesure a été approuvée par le Parlement brésilien dans le temps record de moins de 48 heures, avec le soutien de l’opposition. Il ne s’agit pas, comme le dit le journaliste uruguayen, de la mesure d’un gouvernement mais du choix d’un État. Le secteur le plus concerné par cette affaire est le secteur militaire qui était très préoccupé par le retard technologique face à l’éventualité d’une intervention des puissances occidentales, qui, depuis 1990, cherchent à imposer au Brésil une souveraineté partagée en Amazonie. À cela s’ajoute la nouvelle que ce pays est capable de fabriquer des armes nucléaires12.

Refus du président paraguayen de la présence du Comando Sur dans son pays (17 septembre 2009) : dans un autre geste de souveraineté, et dans le contexte d’un rejet croissant de la présence militaire américaine dans le sous-continent, le président du Paraguay, Fernando Lugo, a décidé, le 17 septembre 2009, de ne pas accepter l’entrée des troupes américaines dans son pays, bien qu’elles fussent accompagnées par du personnel censé effectuer des missions humanitaires. Le programme du Comando Sur des États-Unis impliquait la présence sur le sol paraguayen de cinq cents soldats et civils américains.

Deuxième Sommet de l’Amérique latine et de l’Afrique (26 et 27 septembre 2009) : non seulement les pays d’Amérique latine s’associent de plus en plus en l’absence des représentants des États-Unis, mais ils accroissent aussi les rapports de nos pays avec les pays africains. Les 26 et 27 septembre 2009 s’est tenu sur l’île de Margarita, au Vénézuela, le deuxième Sommet Amérique du Sud-Afrique (ASA, América del Sur-África). Il a réuni vingt-sept présidents et chefs de gouvernement. Un appel au retour à la démocratie et au gouvernement constitutionnel au Honduras y a été lancé et on y proposa d’élaborer un Plan stratégique 2010-2020 pour marquer la collaboration entre les deux régions.

La mise en route de la Banque du Sud (Banco del Sur