Bad trip à Lorient - Martine Le Pensec - E-Book

Bad trip à Lorient E-Book

Martine Le Pensec

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Beschreibung

Qu’est-ce qui relie le crime sordide d’une jeune prostituée à Amsterdam à celui, impuni, d’un notable lorientais, quelques années auparavant ?

C’est ce dénominateur commun que Justine, témoin du meurtre d’Anna et en cavale pour échapper à son mari, et Kate, une Américaine à la recherche de son compagnon disparu, vont s’efforcer de découvrir à Lorient. Elles y rencontrent plusieurs personnages qui, chacun, détiennent une part de vérité et de mystérieux crânes de cristal. Parallèlement, Justine risque sa vie à tout instant, pour récupérer son passeport et ainsi sa liberté.
Léa Mattei, qui se remet d’un drame personnel, va croiser leur chemin et, avec l’aide de Marc Guillerm, tenter de les sortir de ce Bad trip à Lorient.

Retrouvez Léa Mattei, gendarme et détective, dans le 4e tome de ses enquêtes teintées de mystère en Bretagne !

EXTRAIT

Elle ne savait plus où elle en était. Il lui était arrivé de retrouver dans sa chambre un rouge à lèvres, une fois, ou un string. Pas à elle, bien sûr. Lorsqu’elle s’était hasardée à poser la question sur le sujet, une avalanche de coups lui étaient tombés dessus. Suivis de caresses et de demandes de pardon, à genoux, de Serge. « Tu comprends », lui avait-il dit, « c’est de ta faute tout ça. Tu me fais sortir de mes gonds en n’ayant pas confiance en moi ! »
L’essentiel était dit : « C’est de ta faute. »
Les objets, il les avait balayés d’un : « Ils doivent venir d’une saisie, dans une enquête. J’ai dû les mettre machinalement dans ma poche et ils seront tombés ici. »
Elle n’avait rien répliqué. Petit à petit, l’alternance du chaud et du froid avait fait son effet. Elle ne répliquait plus pour ne pas attirer la foudre. Un réflexe de survie.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Editions Bargain, le succès du polar breton. – Ouest France

À PROPOS DE L'AUTEUR

Née à Cherbourg, Martine Le Pensec vit à Toulon où elle travaille dans le secteur public. Mère de quatre filles, d’origine bretonne et normande, elle puise son inspiration dans l’Ouest et le domaine médical dans lequel elle a travaillé plusieurs années. Elle signe, avec Bad trip à Lorient, son dixième roman policier.

À PROPOS DE L'ÉDITEUR

"Depuis sa création en 1996, pas moins de 3 millions d'exemplaires des 420 titres de la collection « Enquêtes et suspense » ont été vendus. [...] À chaque fois, la géographie est détaillée à l'extrême, et les lecteurs, qu'ils soient résidents ou de passage, peuvent voir évoluer les personnages dans les criques qu'ils fréquentent." - Clémentine Goldszal, M le Mag, août 2023

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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

« Chut ! L’amour est un cristalqui se brise en silence. »

Serge Gainsbourg

« On peut comparer le monde à un blocde cristal aux facettes innombrables.Selon sa structure et sa position,chacun de nous voit certaines facettes. »

Alberto Giacometti

À Figaro, parti au cœur de l’hiver, avec tendresse.

I

Amsterdam

Justine Duval flânait dans le centre d’Amsterdam en humant l’air doux. Un ciel bleu pâle coiffait la ville et elle se disait que, décidément, il y faisait bon vivre. Sa réputation n’était pas usurpée. Elle venait de visiter la maison de Rembrandt, à deux pas de Waterloo Plein. La place bruissait d’activité et ses terrasses étaient noires de monde. Elle s’était rafraîchie d’un Perrier-citron en observant la foule cosmopolite et le ballet des vélos. Ah, ceux-là, ils étaient les rois de la ville et il ne fallait pas s’aventurer à leur couper la route ! C’était très différent de la Bretagne où elle vivait. Elle reprit le cours de sa promenade et remonta vers le nord. Ses pas la portèrent vers l’Oudekerk et elle reconnut le bâtiment du centre d’information sur la prostitution. Justine pinça les lèvres en reconnaissant l’endroit où elle se trouvait. Le Quartier Rouge. Le fameux quartier où les filles se mettent en vitrine pour attirer le client. Tandis qu’elle avançait dans les petites rues, l’incident de la veille lui revint en mémoire. Serge avait voulu l’attirer dans ce coin et son intérêt n’avait rien eu de touristique. Une onde de chaleur lui monta aux joues tandis qu’elle se remémorait la jeune femme devant laquelle son mari s’était arrêté. Une gamine de vingt et un ou vingt-deux ans, pas plus. Fortement dénudée. Malgré la gêne de Justine, il s’était arrêté au signe que lui avait fait la prostituée. Face à la vitrine, il avait mimé l’acte sexuel tandis qu’elle entrait dans son jeu. Des minutes de pur supplice pour Justine. Elle s’était éloignée, les joues en feu et les larmes aux yeux. Morte de honte. Mortifiée. Serge l’avait rejointe en riant et en la traitant de vierge effarouchée. Justine n’avait rien dit pour ne pas envenimer la situation. Elle frissonna en réalisant où elle se trouvait. Exactement au même endroit que la veille. Une ruelle sordide, bordée de vitrines. Des tentures écarlates pour diviser les lieux en boxes garnis de chaises de plastique. Dérisoires accessoires de vies paumées. Elle reconnut la vitrine située à côté d’un irish pub. Sa lumière rouge était allumée signalant que l’endroit était en service. Il y avait deux femmes en présentoir. Mais pas celle d’hier. Elle avait gravé son visage dans sa mémoire. Celles-ci étaient nettement plus âgées. Comme aurait dit Serge, avec fort peu de délicatesse, elles avaient pas mal d’heures de vol.

Serge. Elle perçut une crispation intérieure en songeant à lui. Le conte de fées n’était pas à la hauteur des promesses du début. Un an de mariage, le moral en berne et pas mal de désillusions. Pourtant, Justine y avait cru en rencontrant Serge Duval au commissariat de Lorient. Elle y était venue porter plainte pour des dégradations sur sa voiture. Une jeune policière l’avait reçue. Un homme avait passé la tête par la porte pour parler à la jeune femme. Leurs regards s’étaient croisés. À sa sortie, il l’attendait. Ils avaient échangé quelques mots. Puis il s’était retrouvé (par hasard ?) sur sa route. Le reste avait suivi. Serge Duval était commissaire. Quarante ans. Célibataire, sans enfant. Elle, Justine Mahé, trente-deux ans, était seule et il tombait à pic dans sa vie. Ses parents, retraités, venaient de rejoindre sa sœur, mariée en Australie, pour s’occuper de leurs petits-enfants. Ils dépérissaient de savoir les deux petits grandir loin d’eux. Cruelle décision qui les séparait d’une de leurs filles. Ils s’étaient installés à Perth. Justine, professeur d’histoire, ne pouvait prendre la même décision, à moins de renoncer à sa carrière. Sa dernière histoire sentimentale, avec un collègue, venait de s’arrêter au même moment et Serge Duval s’était engouffré dans le vide affectif de Justine. L’homme était empressé, drôle et brillant. Il avait mené l’affaire tambour battant. Deux mois après, ils étaient mariés. Une cérémonie toute simple. Juste quelques collègues de part et d’autre. Pas de famille de son côté. Les parents de Serge étaient morts, enfin, c’était ce qu’il lui avait dit et ceux de Justine venaient de partir. Il avait l’entraînée dans un tourbillon. Mais petit à petit, les choses étaient apparues sous un autre jour. L’amoureux qui la couvrait de fleurs s’était révélé cassant. Les mots durs, les reproches, les petites phrases culpabilisantes avaient commencé à pleuvoir. Alternance de douceur et de dureté. Chaud-froid permanent qui l’avait déstabilisée. Serge pouvait la surprendre avec un repas dans le meilleur restaurant, ou avec un bijou, et la minute d’après, la frapper pour une broutille. Cela avait commencé par une gifle, puis plusieurs. Des coups de pieds aussi. Justine cachait ses bleus sous de grands pulls et ne mettait plus de jupe pour dissimuler les hématomes de ses jambes. Le trouble s’était installé dans son esprit. Elle ne savait plus où elle en était. Il lui était arrivé de retrouver dans sa chambre un rouge à lèvres, une fois, ou un string. Pas à elle, bien sûr. Lorsqu’elle s’était hasardée à poser la question sur le sujet, une avalanche de coups lui étaient tombés dessus. Suivis de caresses et de demandes de pardon, à genoux, de Serge. « Tu comprends », lui avait-il dit, « c’est de ta faute tout ça. Tu me fais sortir de mes gonds en n’ayant pas confiance en moi ! »

L’essentiel était dit : « C’est de ta faute. »

Les objets, il les avait balayés d’un : « Ils doivent venir d’une saisie, dans une enquête. J’ai dû les mettre machinalement dans ma poche et ils seront tombés ici. »

Elle n’avait rien répliqué. Petit à petit, l’alternance du chaud et du froid avait fait son effet. Elle ne répliquait plus pour ne pas attirer la foudre. Un réflexe de survie. Mais là, hier, il avait dépassé les bornes devant elle. Malgré sa soumission, Justine n’était pas dupe. Serge voyait d’autres femmes lorsqu’elle était au travail, et sûrement chez eux. Mais cette mascarade devant elle, hier, était insupportable. Petit à petit, Justine se disait que son conte de fées touchait à sa fin. Il fallait juste qu’elle trouve le bon moment et les mots pour le lui dire. Mais ça, c’était autre chose…

À cette idée, elle rentra instinctivement le cou dans les épaules, pour parer les coups qu’elle pressentait. Un dernier coup d’œil aux vitrines qui la révulsaient et elle se dirigea vers Muntplein, le marché aux fleurs.

C’était Serge qui avait voulu ces vacances à Amsterdam. Quinze jours tous les deux à flâner dans la ville. Il s’était occupé de tout. « Pas d’hôtel », avait-il décrété. Un appartement. Ils avaient loué un troispièces sur Noorderstraat, près de Prinsengracht, un des principaux canaux. C’était bourgeois et confortable.

Au café, il avait prétexté être fatigué et vouloir se reposer cet après-midi. Il lui avait suggéré, ou plutôt ordonné, de partir seule visiter la capitale. Serge lui avait même fait une liste de ce qu’elle devait voir. Justine avait hésité entre la déception et le soulagement. Partir en couple à Amsterdam pour la visiter seule, ce n’était pas très fun. Mais aussi, quelques heures sans pression ni stress, sans risquer une gifle, c’était appréciable.

Mais là, elle était fatiguée. Elle venait d’arpenter les échoppes de Muntplein et s’était arrêtée à la fameuse boutique de Noël, bondée de touristes. Une merveille de rêve et de scintillement. Elle avait acheté des souvenirs un peu partout et le poids des sacs commençait à se faire sentir. Même s’il était encore tôt, elle décida de rentrer. Sa montre lui confirma son impression. Seize heures, c’était encore tôt, mais elle se ferait toute petite s’il dormait.

Cinq minutes lui suffirent pour rejoindre l’immeuble. L’appartement bourgeois se trouvait au premier étage. L’escalier était raide et pentu comme tous ceux de Hollande. Elle glissa la clef dans la serrure et ouvrit la lourde porte de bois. Les gonds tournèrent sans bruit. Elle posa les clefs et son sac sur le meuble de l’entrée. Ses yeux glissèrent sur un détail insolite. Les plafonds étaient très hauts et le sol recouvert d’une épaisse moquette qui étouffait les bruits. Le salon était vide. Elle laissa tomber ses paquets sur un fauteuil. Elle aperçut deux verres sur la table basse et fronça les sourcils. Elle revint dans l’entrée qui s’étendait sur toute la longueur de l’appartement et sur laquelle donnaient quatre portes. Une à droite pour la salle de bains et les toilettes, une pour une chambre à gauche et, au milieu, deux portes pour le salon et une deuxième chambre.

La porte de la première chambre s’ouvrit sur une pièce vide. C’était celle où ils dormaient habituellement. Curieux. Où se trouvait donc Serge ? Elle tourna des yeux indécis vers la porte de la salle de bains, puis revint vers la porte de la deuxième chambre. Il lui semblait percevoir un bruit de voix. Elle tourna la clenche et poussa la porte. Son cœur s’arrêta soudain. Une femme aux yeux exorbités se reflétait dans le grand miroir devant le lit. Serge, entièrement nu, à genoux sur le lit, derrière la femme, serrait le cou de la malheureuse à l’étrangler. Elle bavait en roulant des yeux. Justine poussa un cri étouffé en reconnaissant le deux-pièces rouge de la prostituée de la veille. Celle sur laquelle Serge s’était longuement arrêté. Ses bras battaient l’air en vain et son visage violacé était affreusement déformé. Son mari leva les yeux et croisa son regard dans le miroir. Justine sentit un fluide glacial se répandre en elle. Elle le vit donner un dernier effort et les yeux de la fille se fermer. Il relâcha le pantin de chiffon qui s’effondra sur le côté et se tourna vers elle.

Une explosion de terreur l’envahit. Justine tourna les talons et attrapa au passage le sac posé sur la desserte. Ses pieds volaient dans l’escalier. Elle déboucha hors d’haleine dans la rue et piqua un sprint vers Muntplein pour se fondre dans la foule.

II

Lorient

Abigail ramassa son barda et tassa les quelques affaires dans un sac en plastique siglé d’une grande enseigne du coin. Elle s’assura que rien ne débordait. Elle appuya sur sa chemise de nuit et le gilet en laine parme, puis attrapa son sac à main. Allons, ce n’était pas encore pour cette fois-ci, se dit-elle. L’infirmière lui fit un signe de la main tandis qu’elle quittait le service en trottinant. En habituée.

Abigail paraissait bien plus que ses soixante-cinq ans. Ses cheveux gris et blancs, un peu trop longs, pendaient en mèches tristes dans son cou. Ses yeux gris pâle étaient comme délavés et semblaient voir au travers des choses. Un fin réseau de rides plissait son visage. Le taxi l’attendait comme prévu devant la sortie du centre hospitalier. Elle y monta en silence et donna son adresse rue Poissonnière. Le chauffeur était aussi silencieux qu’elle. Tant mieux. Abigail n’attendait qu’une chose, rejoindre ses pénates. Sa vie routinière avait été interrompue quatre jours plus tôt par un malaise. Ce n’était pas le premier. La boulangère l’avait trouvée évanouie au bas de l’immeuble, à côté de sa porte. Les pompiers l’avaient transportée au centre hospitalier. Elle se souvenait de la sirène deuxtons et des éclats bleus fantomatiques du gyrophare, perçus dans l’état de demi-conscience où elle se trouvait. Un des pompiers n’avait cessé de lui parler et ses paroles, en boucle, s’étaient imprimées dans son esprit : « Madame, Madame, réveillez-vous ! Vous m’entendez ? Alors serrez-moi la main. Fort. Plus fort ! »

Quatre jours d’examens et une nouvelle ordonnance pour son insuffisance cardiaque. On lui avait donné aussi un rendez-vous de contrôle avec le cardiologue, le mois prochain.

Les bâtiments blancs de l’hôpital s’étaient effacés dans le rétroviseur et le taxi remontait le boulevard Cosmao-Dumanoir. Elle reconnut, au passage, l’enseigne spécialisée dans les fins de séries puis, sur la droite, le collège de La Retraite. La voiture l’étourdissait, habituée qu’elle était à se déplacer à pied. Enfin, ils attrapèrent le cours de Chazelles et la rue Maréchal Foch, bordée de commerces, puis le cours de la Bove. Le haut de la rue Poissonnière apparut. Pas trop tôt, elle n’en pouvait plus !

Abigail régla son chauffeur et se redressa. Sa porte était à dix mètres. Elle inséra la grosse clef dans la serrure et huma l’odeur habituelle de l’entrée. Mélange de vieille bâtisse et d’effluves de la boulangerie mitoyenne. Une porte dans le couloir, généralement verrouillée, donnait directement dans le magasin. Elle se prépara pour la montée. Trois étages sans ascenseur. Son cardiologue lui avait fait la leçon et demandé de trouver un appartement plus accessible. Il en avait de bonnes, celui-là ! Elle habitait l’étage mansardé. Abby montait chaque marche laborieusement, en écoutant le rythme de son cœur fatigué. Au second, elle posa ses sacs et regarda son escalier qui s’ouvrait devant elle. Une lucarne déversait de la lumière sur l’étage qu’elle habitait seule ; des plantes, dans des cache-pots de cuivre, ornaient une marche sur trois. Ses petites chéries ! Au passage, elle ôta quelques feuilles mortes, puis elle fourragea dans son sac pour trouver la clef de la porte bleue. Celle de son logement. Elle s’ouvrit en grinçant. Abigail posa ses sacs à l’intérieur et reprit son souffle. Soudain, son visage austère s’éclaira. Elle se pencha et sourit. Ses mains couraient, ses doigts caressaient.

— Mes chéris, vous êtes là ! Maman est de retour. Venez manger…

Volubile, elle s’affairait, tout en parlant à voix haute. Elle écoutait aussi. Abigail était de retour à la maison.

III

Amsterdam

Justine ralentit sa course dans le Marché aux fleurs, protégée par la foule compacte qui l’entourait de tous les côtés. Une chape de désespoir lui tomba dessus. Elle claquait des dents malgré la douceur du temps, sous l’effet du choc et de la peur. Son dos, aussi raide qu’une barre d’acier, lui semblait minéral. Elle fendait la foule sans se retourner, terrorisée à l’idée de découvrir Serge sur ses talons. Son cœur galopait tant qu’elle dut appuyer fortement sa main sur sa poitrine pour le contenir. Elle ne voyait pas les étalages multicolores ni la multitude des variétés de fleurs qui constituaient ce marché célèbre. Les barges des fleuristes, amarrées au bord du quai, se raréfiaient et Justine rentra instinctivement la tête dans les épaules. Elle redoutait de sentir, d’une seconde à l’autre, s’abattre la poigne de fer de son mari. En abordant le pont de Muntplein, en terrain dégagé, elle risqua un regard rapide en arrière. Il n’était pas en vue. Cela ne suffit pas à la rassurer car Serge était commissaire mais aussi homme de terrain. Il ne la laisserait pas filer comme cela, elle en était sûre. Elle pressa le pas pour traverser l’espace découvert. Devant elle s’ouvrait le Rokin et le Dam, les deux avenues les plus touristiques d’Amsterdam. Mais elle choisit de se jeter dans Kalverstraat et la foule compacte des clients qui allaient d’une boutique à l’autre. Son cerveau saturé d’adrénaline tournait à plein régime. Serge était nu lorsqu’elle l’avait surpris en train d’étrangler la prostituée. Songer à ces images d’horreur lui fit remonter une bile acide dans la gorge. La brûlure manqua de l’étouffer et les larmes lui montèrent aux yeux. Elle se dit qu’il avait dû perdre quelques précieuses secondes à s’habiller avant de se jeter à sa poursuite. Des secondes vitales pour elle. Le regard qu’il lui avait jeté la brûlait encore au fer rouge. Justine comprenait instinctivement que si elle lui tombait entre les mains, son sort serait scellé, comme celui de la fille. Un voile se déchirait et toute la violence de son mari venait de la percuter de plein fouet.

« Pas pleurer, pas pleurer », se dit-elle en ravalant ses larmes.

Ne pas attirer l’attention.

Elle était seule dans la ville à la merci d’un assassin. Le mot semblait rebondir contre les parois de son crâne comme une balle de ping-pong.

Déconnectée par la terreur, elle ne sentait pas la brûlure infligée par ses sandales et remontait la rue presque en courant. Devant le Beginhof, havre de paix enclavé au milieu du secteur touristique, elle eut la tentation d’emprunter le petit passage pour y faire halte. Mais la raison reprit le dessus. Justine était persuadée que Serge songerait à explorer le lieu et il n’y avait qu’une issue. Elle s’obligea à continuer. Ses pieds volaient sur l’asphalte.

« Pas vomir, pas vomir », s’exhorta-t-elle.

Rien qui puisse la faire remarquer.

Il fallait qu’elle se fonde, qu’elle disparaisse dans la ville. Elle réprima un hoquet de terreur. Que pouvait-elle faire ? Où aller ? Où se dissimuler ? La longue rue s’achevait et elle aperçut le bâtiment baroque d’Amsterdam Centraal, la gare principale de la capitale.

Un regain de forces lui fit traverser rapidement les carrefours complexes du lieu. Elle évita, par miracle, de nombreux vélos et ne s’attarda pas sur les réflexions qui pleuvaient. Justine se jeta dans l’ombre bienfaisante de la gare. Un Intercity vert et jaune arrivait. Sans réfléchir, elle s’y engouffra. Le train n’était pas bondé et elle eut une banquette pour elle. Elle reposa sa tête contre la vitre en attendant le départ. Son cœur galopait comme une locomotive lancée à pleine allure. Elle scruta le quai durant les deux minutes qui précédèrent le départ, sans apercevoir la silhouette familière de Serge. Toutefois, elle évita de trop montrer son visage. Le signal du départ la soulagea momentanément. Elle restait aux aguets, s’attendant à le voir surgir à tout moment. Et s’il était monté dans la même rame ?

Justine était tellement crispée que c’en était douloureux. Ses épaules la faisaient souffrir. Au bout de quelques minutes, elle s’obligea à fermer les yeux et respirer profondément afin de relâcher une partie de la pression. Le train avait pris de la vitesse et elle dépassa Sloterdijk. Direction Haarlem. Le trajet lui parut familier car Serge l’avait emmenée trois jours plus tôt, sur la mer du Nord, par ce même train. Une pensée soudaine vint troubler son fragile soulagement. Elle était montée sans billet dans l’Intercity et elle craignait de devoir s’expliquer avec un contrôleur. Elle attrapa le sac qu’elle avait jeté à côté d’elle sur la banquette. Sa main plongea à l’intérieur à la recherche de son portefeuille. Ses doigts hésitèrent. Ils ne reconnaissaient pas les lieux. Elle en retira une bourse dorée, inconnue, et retint une exclamation de surprise. Ses yeux détaillèrent le sac qu’elle tenait sur ses genoux et la lumière se fit brusquement dans son esprit. Ce n’était pas le sien ! Le modèle en était très proche mais surtout la couleur en était identique. Un joli orangé clair, très à la mode cet été. Le sien n’était qu’un simple fourre-tout avec une seule poche intérieure pour le téléphone portable. Celui-ci, extérieurement ressemblant, possédait plusieurs compartiments intérieurs. Le trouble lui fit venir le sang au visage. Comment était-ce possible ? Elle se remémora la dernière heure et se revit entrant dans l’appartement de vacances. Un déclic. C’était ça qui l’avait troublée sans qu’elle le réalise sur l’instant. Sur la desserte de l’entrée, il y avait déjà un sac posé. Semblable au sien. En repartant, dans sa panique, elle avait attrapé le premier qui lui était tombé sous la main. Celui-là. Ce sac qui ne pouvait être qu’à…

Une envie de vomir l’envahit tandis qu’elle repassait dans sa tête les images du meurtre. Elle retira sa main comme si l’objet l’avait brûlé !

Sans son sac, ses papiers, ses objets familiers, Justine se sentait encore plus désemparée. L’affaire prenait une tournure différente. Plus rien de solide dans l’existence de la jeune femme. Seulement une immense lassitude et un sentiment complet d’abandon. Au fond du wagon, une silhouette avançait de siège en siège. Une bouffée d’appréhension la saisit à la gorge en reconnaissant l’allure d’un contrôleur. Surmontant sa répulsion, elle fouilla frénétiquement le sac. La bourse dorée contenait des espèces. En aurait-elle assez pour payer le billet et son amende ? Dans sa panique, elle était incapable d’en chiffrer le montant. Elle dénicha un portefeuille, doré lui aussi, et l’ouvrit précipitamment. Le contrôleur arrivait à sa hauteur. Ses doigts rencontrèrent plusieurs tickets rectangulaires. Elle en sortit un. Ses yeux incrédules reconnurent des tickets de train ! Il arrivait. Elle leva la tête et tendit un rectangle en s’excusant, dans un anglais approximatif, d’avoir oublié de le composter en gare.

— Excuse me. Too late…

L’homme pinça les lèvres et hocha la tête, tout en validant le ticket. Justine se rencogna dans son siège, la sueur au front. Elle vit passer la gare de Haarlem et attendit, anxieuse, que le train reparte. L’Intercity avala marais et landes. On se rapprochait de la côte car le terrain devenait de plus en plus sablonneux. Épuisée, Justine se laissa bercer par le tortillard et ferma les yeux quelques instants. Puis ce fut la dernière ligne droite et le train stoppa au terminus. Étourdie, elle descendit sur le quai, le sac autour des doigts. Indécise. Désorientée. Elle reconnut Zandvoort où elle était venue avec Serge. L’odeur forte de la mer du Nord s’infiltrait partout. Elle sortit de la gare et se dirigea vers le bord de mer. Le vent soufflait. Les mouettes tournoyaient autour d’un Visservice, guettant l’occasion. Elle s’avança sur le belvédère bordé de grilles galbées et observa la plage en contrebas. La mer roulait au loin. Sur le haut de la plage, des terrasses abritées accueillaient les clients. Un camion de fritures de poissons se trouvait à proximité d’elle et deux autres sur le sable, en bas. Ils se déplaçaient avec les marées et les oiseaux de mer n’étaient jamais loin, pour récupérer les restes ou même pour voler dans les assiettes en plastique des clients. Leurs cris aigres emplissaient l’espace. Justine se détourna et reprit sa marche. Elle dépassa le château d’eau, rue Marisstraat, et continua en longeant le littoral. Elle était vidée, exténuée. Elle se laissa tomber sur un banc, en haut de la plage, à la sortie de la ville. Le monde, pour elle, avait cessé de tourner dans le sens habituel. Les yeux vides, elle contemplait, sans la voir, la mer du Nord qui remontait en grondant. En boucle, repassaient sans relâche les dernières images d’une femme en train de mourir.

IV

North Weymouth (banlieue de Boston)

Katherine Kolb poussa la porte de sa maison située 73 Sunrise drive, à North Weymouth, dans la banlieue de Boston, en soupirant. Elle essuya son front, humide de transpiration. Juillet s’annonçait chaud cette année. On était le premier du mois et déjà la canicule plombait l’atmosphère. Elle passa dans la salle de bains pour se passer un peu d’eau sur le visage et en profita pour s’observer quelques instants dans le miroir. Trente-sept ans, une belle masse de cheveux blonds qui retombaient lourdement sur ses épaules, quelques rides nouvelles qui griffaient le coin de ses yeux, mais un ensemble somme toute acceptable, songea-t-elle.

Rafraîchie, elle redescendit au salon. L’école venait de se terminer et elle avait les congés d’été devant elle. Kate poussa un soupir de contentement. Elle allait pouvoir se consacrer à son fils. L’image du petit garçon de trois ans amena un sourire sur ses lèvres. Billy ressemblait beaucoup à son père. Elle jeta un coup d’œil à sa montre. Ils n’allaient pas tarder à rentrer. C’était Jérôme qui devait récupérer Billy à la garderie aujourd’hui. Elle en profita pour faire un peu de rangement, lancer une machine de linge et attaquer la préparation de cookies pour fêter les vacances. Elle découpa soigneusement la pâte à l’emporte-pièce pour fabriquer des silhouettes d’animaux, anticipant le plaisir du petit garçon.

Elle venait juste de les sortir du four lorsque le téléphone sonna. La maison embaumait la pâtisserie. Elle posa son torchon et courut répondre :

— Hello, Kate Kolb à l’appareil !

— Madame Kolb, fit une voix surprise, vous êtes chez vous ?

— Oui, bien sûr. Mais qui…

— Madame Wade de la garderie ! Je suis étonnée de vous trouver chez vous ! Nous avons toujours Billy au centre et il est…

Kate leva les yeux vers la pendule. Dix-neuf heures ! Bon sang, elle n’avait pas vu le temps passer tandis qu’elle s’affairait. Jérôme devait reprendre Billy à dix-huit heures.

— Oh, je suis vraiment désolée, madame Wade. Jérôme devait récupérer Billy. Il a dû avoir un empêchement. J’arrive tout de suite.

Elle raccrocha précipitamment et courut à sa voiture. Le centre se trouvait à quelques kilomètres de là. Tout en conduisant, Kate était traversée par un mélange d’émotions. Inquiétude et colère tenaient la vedette. Ce n’était pas habituel chez Jérôme d’oublier ainsi son fils. Elle vivait avec lui depuis cinq ans. Jérôme Bertier, un Français de son âge, était arrivé avec un permis de séjour touristique. Elle avait craqué pour ses cheveux bruns et ses yeux bleus. Son accent délicieux aussi. Jérôme était réservé. Elle avait dû faire le forcing et mettre tout son charme dans la balance pour qu’il s’intéresse à elle. Kate l’avait aidé à obtenir un permis de travail et, depuis quatre ans, il enseignait le français à l’Alliance Française. Un trois quarts temps, qui, couplé à son salaire d’institutrice, leur permettait de vivre convenablement.

Jérôme Bertier parlait peu du passé. Une famille désunie, une rupture sentimentale avant de venir aux États-Unis. C’était tout ce que Kate avait pu tirer de lui. Jérôme était resté évasif. Elle s’y était habituée. Il avait l’habitude de plaisanter en disant qu’il était un « taiseux », une expression française pour qualifier les natifs de certaines régions. Lui venait de Bretagne. Il ajoutait aussi, régulièrement :

— Billy et toi, vous êtes toute ma famille et cela me suffit !

Quelque part, cela la rassurait qu’il ne montre pas de nostalgie de la France et que personne de là-bas ne lui manque. L’arrivée de Billy avait été un coup de tonnerre inattendu dans leurs vies. Kate se croyait stérile après une opération ovarienne à dix-sept ans. Lorsque Jérôme avait appris la grossesse de la jeune femme, elle avait vu passer différentes émotions dans ses yeux. Panique ? Peut-être. De la contrariété, c’était certain. Mais cela avait été fugace. Il s’était repris rapidement et son attitude avec le petit garçon était parfaite. Kate avait mis sa réaction sur le compte de la surprise de sa future paternité.

Enfin, elle avait freiné devant la porte de la garderie. Madame Wade n’était pas loin et Billy avait sauté dans les bras de sa mère. Kate avait supporté sans broncher le sermon de la directrice et promis que cela ne se reproduirait plus, en espérant qu’elle aurait oublié l’incident d’ici la rentrée.

L’enfant n’avait pas protesté pour le retard, mais son regard profond l’avait mise mal à l’aise. En retournant à son domicile, Kate avait senti une crispation à l’estomac. Les prémices d’une sourde angoisse ?

V

Zandvoort

Un frisson réveilla Justine. Le froid du banc de pierre où elle était allongée se propageait dans ses muscles endoloris. Elle se redressa, l’esprit embrumé, tout étonnée de se trouver là. Où ça ? Un bref tour d’horizon la ramena à la réalité. La fuite, le train, Zandvoort. En peu de temps, le soleil s’était caché et un orage d’été menaçait sur la mer. Le ciel d’un noir d’encre était zébré d’éclairs rapprochés et un vent mauvais se levait. Elle n’allait pas pouvoir rester là. Le sac, posé à ses pieds, lui sembla lourd de menaces. La tentation de l’abandonner était forte, elle se domina. Elle n’avait rien d’autre, mais il lui avait déjà permis de se sortir d’une situation délicate dans l’Intercity. Et puis il représentait une pièce à conviction. La preuve qu’elle n’avait pas rêvé cette scène de cauchemar.

De grosses gouttes commençaient à marquer l’asphalte et elle courut se mettre à l’abri. Elle revint vers le centre-ville et descendit la rue piétonne bordée de commerces. La tentation de s’y jeter, à l’abri de la tempête, était forte mais elle ignorait de quelle somme d’argent elle disposait. Impossible de fouiller le sac sous la pluie battante qui giflait la station balnéaire. Elle aperçut la friterie « Dédé d’Anvers » dans un angle de la place du bas de la rue et s’y engouffra. Ses doigts venaient de rencontrer un billet dans la poche de sa veste et elle se souvint y avoir rentré à la va-vite la monnaie de son dernier achat à Amsterdam. Elle avait tendu un billet de cinquante euros à la caisse de la boutique de Noël et l’objet n’en coûtait que treize. Elle avait donc au moins trente-sept euros en poche, plus la monnaie se trouvant dans la bourse de la victime de Serge. Une bonne nouvelle ! Elle écarta les mèches dégoulinantes de pluie. Le vendeur la regardait, attendant sa commande. Elle opta pour une portion moyenne de frites avec du ketchup. Elle aurait au moins cela dans l’estomac. Les frites brûlantes la réconfortèrent.

Tout en secouant une nouvelle fournée dans l’huile bouillante, l’homme échangea quelques mots avec elle. Tant bien que mal, car Justine ne comprenait pas le néerlandais. Elle attendit encore un peu que l’orage se calme avant de se glisser au dehors. Elle se posa à l’intérieur d’un café et commanda une boisson chaude. Le moment d’explorer le sac était venu. Pourtant, lorsque le chocolat fumant fut posé devant elle, Justine dut se faire violence. Une odeur inconnue s’en échappa, différente du sien. Elle retrouva la bourse dorée et compta une quinzaine d’euros en pièces. Puis elle examina le portefeuille assorti d’où elle avait extrait le ticket de train. Il contenait huit billets de cinquante euros. Quatre cents euros ! Puis elle découvrit un permis de séjour et un permis de travail. Des cartes publicitaires au nom du Dany’s. Elle reconnut l’enseigne où elle avait vu la fille la veille. Une des vitrines du Quartier Rouge. Son employeur ? La prostitution était légale et réglementée en Hollande, songea-t-elle. Au fond du sac, il y avait une pochette de préservatifs et Justine étouffa un rire nerveux.

Quelques photos tombèrent du portefeuille. La jeune femme posait en compagnie de deux femmes. Souriante. Justine croisa son regard pour la première fois. Elle avait assisté à son meurtre et la voir heureuse et détendue sur les photos était surréaliste. « Pauvre fille », se dit-elle. Une dernière photo l’intrigua. C’était celle d’un homme dans la quarantaine, au regard sérieux, qui tenait la jeune femme par la taille. Qui était-il pour elle ?

Puis elle mit la main sur son passeport, soigneusement rangé dans une poche intérieure. Elle découvrit que celle-ci était française. Anna Sublier avait vingt-deux ans. Comment avait-elle atterri dans la prostitution en Hollande ? Quels chemins l’avaient portée à Amsterdam pour y finir ses jours entre les mains d’un meurtrier ?

Justine sortit aussi un châle rouge, très fin, en mailles glissantes, hyperlégères. Il tenait roulé en boule dans la main. Soyeux, léger. Elle reconnut les notes de J’adore de Dior. Dans une autre poche, des bijoux de pacotille étaient rangés. Des bijoux voyants. « Tenues de combat », pensa Justine. Un petit vaporisateur de parfum confirma son idée. C’était bien Dior. Deux trousseaux de clefs se côtoyaient au fond du sac, à côté d’un petit téléphone portable. « Appartement et voiture », se dit-elle. L’un d’eux contenait un bip. Ouverture centralisée. Marque française. Justine songea soudain que la voiture se trouvait peut-être à proximité de l’appartement où Anna était morte.

Explorer son sac la rendait réelle, lui donnait une nouvelle dimension. Elle n’était plus « la fille » ou « la prostituée » mais Anna. Un être humain qui avait vécu et dont le fil de la vie venait d’être coupé brutalement.

Il restait juste une poche extérieure. Elle y passa les doigts et sentit quelque chose de raide qui ne venait pas. Elle dut s’y reprendre à plusieurs fois pour défaire l’épingle qui retenait le sachet en tissu. Il ne contenait qu’une liasse de petits papiers. Étonnée, Justine déchiffra le premier. Siglé d’Amsterdam Centraal, elle comprit que c’était un ticket de consigne de la gare principale. Il comportait un code. Elle avait déjà vu ce système ailleurs. Le code servait à ouvrir la consigne. C’était étrange cette façon de dissimuler ces tickets, ce luxe de précautions. Elle aurait pu le ranger tout simplement à côté de sa carte bleue dans le portefeuille. Justine était intriguée. Que contenait cette consigne ? Elle décida d’en savoir plus. S’intéresser à ce détail lui permettait de refouler la terreur qui l’habitait. C’était comme une ombre qui croissait en elle. Plus les heures passaient et moins elle voyait de solutions à son problème. Dénoncer Serge était le plus évident, ce qu’elle aurait dû faire immédiatement. Mais elle était terrorisée. Il fallait se rendre à la police hollandaise, tenter d’expliquer le meurtre sauvage, avec la barrière de la langue. Cela lui paraissait si difficile… Et puis elle craignait que Serge n’use de son pouvoir, de sa qualité de policier, qu’il la fasse passer pour folle. Elle le connaissait et, en quelques heures, ce qui restait d’illusions sur son mari avait volé en éclats. Elle se doutait que la police d’Amsterdam la confronterait à Serge, à ses accusations. Elle ne pouvait pas l’envisager. Pas tout de suite.

Le corps avait-il seulement été retrouvé ? Justine pressentait que Serge s’en était occupé sans tarder. La disparition d’une prostituée étrangère serait-elle déclarée par ses proches ? Si oui, dans quel délai ?

Il fallait qu’elle en apprenne plus. Justine questionna le barman pour trouver un cybercafé. L’homme lui indiqua celui du haut de la rue. Elle paya, referma le sac d’Anna, son sac désormais, et sortit, emplie d’une nouvelle résolution.

VI

Amsterdam

Glacé. Il s’était senti glacé par l’irruption de cette conne au plus mauvais moment. Elle lui avait saccagé son plaisir et il avait dû précipiter les choses. La mort de la fille. Une bonne petite, cette Anna. Prometteuse. Il avait accroché tout de suite en la voyant la veille dans sa vitrine. C’était génial de la rencontrer avec Justine à ses côtés. Il n’avait pas choisi Amsterdam au hasard pour leurs congés. C’était, bien décidé à profiter de ses vacances, qu’il était venu ici. Dans cette ville où il était inconnu. Pas comme chez lui. Ici, il pouvait s’octroyer plus de fantaisies… Anna et sa jeunesse l’avaient émoustillé. Cela n’avait pas été difficile d’éloigner cette gourde de Justine. Il suffisait de la fixer et de lui donner un ordre pour qu’elle tremble devant lui. Un coup de téléphone, directement sur le portable d’Anna, pour lui fixer un rendez-vous, et le tour avait été joué. Celle-ci, en se tortillant derrière la vitrine, la veille, lui avait montré son numéro de téléphone, inscrit au fond de sa main. Si elle avait su… Où avait-elle bien pu passer ? Le commissaire Duval serrait les dents spasmodiquement pour contenir la tension nerveuse qui l’envahissait. Il se souvenait de l’air effaré de Justine, réfléchi par le miroir de la chambre. Celui-là même où il se délectait, quelques instants plus tôt, du spectacle d’Anna, poupée de chiffon entre ses doigts. Il frappa du poing sur le mur. Combien de temps avait-il perdu à enfiler un pantalon, trouver un tee-shirt, les clefs de l’appartement, avant de s’élancer à sa poursuite ? On aurait dit qu’elle s’était dissoute dans la foule. Absorbée. Digérée. Il avait pourtant fait vite et remonté le canal. Disparue. Évanouie, comme si elle n’avait jamais existé. Dans quel coin se terrait-elle comme un animal effrayé ? Serge Duval sentait une aigreur lui étreindre l’estomac. Il détestait cela, être soumis à une femme. En plus celle-là. La sienne. Sa chose.

Il se mordait nerveusement la lèvre inférieure. Il devait réfléchir, s’organiser. Cela faisait deux heures qu’elle avait disparu. Personne encore n’était venu ici poser des questions. La connaissant, timorée comme elle était, elle devait pleurnicher dans un coin. Il fallait seulement qu’elle n’attire pas l’attention de qui que ce soit en attendant. Il respira à fond et songea à ce qu’il devait faire. Le corps ramolli d’Anna était avachi au pied du lit, en travers du matelas. Elle reposait sur l’épaule gauche, le visage figé dans un rictus affreux.

Il consulta sa montre et calcula à quelle heure il ferait nuit. Il lui fallait aussi compter avec les noctambules qui parcouraient Amsterdam le soir. Anna avait-elle averti qu’elle partait faire une passe ? Possible. Probable. Heureusement qu’ils s’étaient rejoints dans une autre rue. Prévoyant, Serge avait donné à Anna une adresse le long du canal. Il l’attendait devant un numéro, mais l’avait ensuite entraînée jusqu’à son appartement. Ainsi elle n’avait pu donner à qui que ce soit, en partant, l’adresse exacte de son client. Combien de temps avant qu’on s’inquiète de son absence ? Pas avant demain vraisemblablement, car il l’avait retenue pour l’après-midi et la nuit. Il regarda attentivement l’appartement. Il y avait un peu de rangement à faire. Il soupira et se leva. Il travailla méthodiquement chaque pièce. D’abord nettoyer les deux verres, les sécher et les ranger dans le placard. Il redressa les coussins du canapé, puis il s’attaqua à la chambre et fit la grimace. Il y avait un fauteuil dans un coin et il y déposa Anna, assise. Le corps s’avachit, la tête pendante. Il s’occupa de défaire la literie, refit le lit avec des draps propres et rangea les autres dans un sac en plastique. Ceux-ci feraient un tour au pressing dès que possible. Il passa soigneusement l’aspirateur dans tout le logement. Puis il contempla son travail en s’essuyant le front. Tout était OK. Soudain, son regard accrocha le sac orange dans l’entrée. « À ne pas oublier », se dit-il. Il le jeta sur le lit. Puis il alla se servir un verre d’eau. Pas d’alcool ce soir. Garder les idées claires était impératif. Il revint vers la chambre et le cadavre. Le sac l’attirait comme un aimant. Il songea à récupérer l’argent qu’il avait remis à la fille au début de leur relation. Un rictus souleva les coins de sa bouche, d’un côté. Il n’avait jamais eu l’intention de payer autant pour une fille… Dans sa tête, c’était clair dès le début qu’elle ne ressortirait pas vivante de là. Quelle incroyable malchance que Justine soit arrivée à cet instant ! Il l’avait pourtant prévenue ! Une colère froide palpitait en lui. Elle devait rester tout l’après-midi dehors ! C’était convenu. Sa désobéissance le rendait fou de rage. Il s’assit à côté du sac et commença à le fouiller. Soudain, ses yeux découvrirent un objet et sa bouche se crispa. Le portefeuille de Justine ! Bon sang, c’était quoi ce merdier ? Il renversa le contenu du sac sur le lit. Effaré, il éparpillait les objets qu’il reconnaissait, les uns après les autres. L’incroyable vérité se frayait un chemin dans son esprit. Le sac sur le lit était celui de Justine alors… celui qu’elle avait dû attraper en sortant était celui de la prostituée ! Une évidence qui lui faisait voir les choses sous un jour nouveau. Justine détenait, sans le vouloir, une preuve qu’il avait rencontré Anna. Un objet qui pourrait étayer ses dires s’il lui prenait l’envie d’aller à la police néerlandaise. Une autre pensée le cingla et il s’empressa de fouiller le cadavre avachi sur le fauteuil. À la recherche du téléphone portable d’Anna. Il ne le trouva pas et une fine sueur mouilla son front. Le téléphone se trouvait dans le sac de la fille et maintenant entre les mains de sa femme. Elle détenait la preuve qu’il avait appelé la prostituée. Son malaise s’aggrava. Le commissaire Duval n’allait pas tomber pour un banal échange de sacs ! Une envie de meurtre le tenaillait en songeant à Justine. Il rongea son frein en attendant la tombée de la nuit.

VII

North Weymouth (Boston)

Kate, la tête lourde, les yeux cernés, se sentait épuisée par ces cinq jours d’absence inexpliquée de Jérôme. À son retour à la maison avec son fils, elle avait appelé son compagnon sans tarder. En vain. Son téléphone était sur messagerie. Elle avait laissé plusieurs messages, passant progressivement de l’énervement à la colère puis à l’inquiétude et l’angoisse. Après une nuit blanche, elle s’était rendue au BDP (Boston Police Department). Un lieutenant avait pris sa déposition, il était même venu jeter un coup d’œil à la maison. Jérôme était français, ils n’étaient pas mariés. Son compagnon était majeur. Que dire de plus ? Il aurait eu le mal du pays et pas le courage de rompre… Kate ne parvenait pas à croire cela, même si, au fond, elle devait s’avouer que Jérôme était un homme secret. Peu d’informations sur son passé n’avaient filtré au cours des cinq années passées avec lui. Elle s’en rendait compte désormais. Le policier avait pris sa déclaration et promis que la police du comté serait attentive à toute information concernant le disparu. Mais Kate avait bien compris qu’il ne ferait pas partie de leurs priorités. À moins qu’elle ne leur amène des preuves inquiétantes de son absence. Le lendemain de sa disparition, elle s’était rendue à l’Alliance Française. Pas plus d’informations, là non plus. Il avait assuré ses cours jusqu’à la veille de son absence. Savait-il en lui disant au revoir le matin qu’il n’irait pas travailler ? Était-ce prémédité ou s’était-il passé un événement ce matin-là qui avait influé sur son destin ? Kate était rongée par l’incertitude. En quelques jours, elle avait maigri. Billy la regardait silencieusement tout en jouant. Elle retrouvait une part de Jérôme dans son regard sérieux.

Après avoir appelé toutes leurs connaissances sans résultat, elle avait songé aux compagnies aériennes. Pas sûr que la police du comté songe à vérifier s’il y avait eu une réservation à son nom pour un vol national ou international.

Kate n’en dormait plus. Les vacances d’été commençaient bien mal. Malgré toutes ses recherches, un vide désespérant habitait ses jours. Pour s’occuper, elle décida de passer au peigne fin toutes les affaires de Jérôme. En fait, il n’y avait rien de sa vie passée ici. Jérôme était venu aux USA avec un seul sac. Qu’était-il devenu d’ailleurs ? Elle s’attaqua à ses vêtements et plus particulièrement ses poches. Rien. Soudain, elle songea au panier de linge sale. Dans son désarroi, depuis le départ de Jérôme, elle n’avait pas lancé de lave-linge. Elle renversa le panier abondamment rempli sur le sol de la buanderie. Il y avait surtout des affaires de Billy et d’elle, qui s’étaient accumulées depuis cinq jours. Mais au fond, elle aperçut un pantalon et un tee-shirt de Jérôme. Elle les porta à son visage. L’odeur de son compagnon l’envahit et Kate craqua, à genoux sur le carrelage. Elle pleura jusqu’à ce que la voix de Billy transperce le silence de la maison. Il la cherchait. Elle se releva à la hâte et sécha ses larmes avant d’aller au-devant de son fils, les vêtements toujours serrés contre elle. Il pointa du doigt le pantalon dont une jambe pendait.

— C’est à papa ?

— Oui, mon chéri.

— Dis, il revient bientôt ?

La question lui troua le cœur.

— Oui, bientôt, mon bébé…

Elle s’affaira à lui préparer un goûter. Pendant qu’il mangeait, elle fouilla les vêtements. Rien sur le tee-shirt. Pas de poche, pas de taches particulières. Elle le délaissa pour le pantalon et passa ses mains dans les poches. La première était vide, mais la deuxième lui rapporta un bout de papier. Un angle de feuille visiblement déchiré à la hâte. Dessus, un numéro de téléphone. Inconnu. Elle attrapa le combiné et composa le numéro.

— KLM bonjour ! entendit-elle

La compagnie aérienne néerlandaise.

Choc. Elle raccrocha précipitamment, le cœur battant.

VIII

Lorient